Le Bourreau de Berne/Chapitre 30

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 361-373).

CHAPITRE XXX.


Nous dormons…, un rêve a le pouvoir d’empoisonner notre sommeil. Nous nous éveillons, une pensée pénible attriste la journée. Nous sentons, nous raisonnons, nous pleurons, nous rions, nous nous attachons à notre malheur, et nous secouons loin de nous nos regrets.
Shelley.



La narration de Balthazar fut simple, mais éloquente. Son union avec Marguerite, en dépit de l’injustice du monde, avait été bénie par l’être miséricordieux qui mesure le vent à la toison de l’agneau.

— Nous savions que nous étions tout l’un pour l’autre, ajouta-t-il après avoir fait allusion à leur naissance et à leur amour, et nous sentions la nécessité de vivre pour nous-mêmes. Vous qui êtes nés dans les honneurs, qui ne voyez autour de vous que des sourires et du respect, vous connaissez peu les liens qui unissant les infortunés. Lorsque Dieu nous envoya notre premier né, tandis qu’il souriait sur nos genoux avec une innocence qui fait presque ressembler l’homme aux anges, Marguerite répandait des larmes amères à la pensée qu’une aussi charmante créature était destinée par les lois à répandre le sang de ses semblables, et qu’il était à jamais banni de la société. Nous avons fait des offres considérables au canton pour être délivrés de cette charge : — vous devez vous rappeler, herr Melchior, avec quelle ardeur nous avons prié le conseil de nous permettre de rejeter loin de nous cette fonction maudite ; — mais on ne le voulut pas. On nous dit que cet usage était ancien, que les innovations étaient dangereuses, et qu’il fallait se soumettre à la volonté de Dieu. Nous ne pouvions supporter la pensée que notre malheur s’étendît jusque sur nos descendants. Seigneur doge, ajouta Balthazar en levant la tête avec une noble fierté, que ceux qui possèdent des honneurs soient fiers de leurs privilèges, mais lorsqu’on ne peut laisser qu’un héritage de mépris, mais lorsque les regards de nos semblables se fixent sur nous avec horreur, le cœur se révolte. Tels furent nos sentiments lorsque nos yeux contemplèrent pour la première fois notre premier né. Le désir de lui faire éviter notre honte l’emporta, et nous en cherchâmes les moyens.

— Ah ! interrompit Marguerite avec tristesse, je me séparai de mon fils, et je maîtrisai ce chagrin, fiers seigneurs, afin qu’il ne devînt pas l’instrument de vos lois injustes ; je me privai du bonheur que goûte une mère à nourrir ses enfants, afin que le pauvre petit innocent pût vivre parmi ses semblables, comme Dieu l’avait créé, leur égal, et non pas leur victime.

Balhazar s’arrêta comme il avait coutume de le faire, lorsque sa femme manifestait avec énergie les mouvements de son âme forte ; elle cessa de parler, et il reprit :

— Nous ne manquions pas de fortune ; tout ce que nous demandions, c’était d’être délivrés du mépris. Avec de l’argent, et dans un autre canton, il nous fut facile de trouver à placer notre petit Sigismond : une mort supposée fit le reste. Cette supercherie ne fut point découverte, car qui s’inquiète du chagrin ou de la joie d’un bourreau ! — L’enfant avait atteint le terme de sa première année, lorsque je fus chargé de l’exécution d’un étranger. Le criminel avait commis un assassinat pendant une querelle, dans une des villes du canton ; on supposait que cet homme avait oublié ce qu’il devait à son rang, et qu’il était d’une condition élevée. Je partis avec douleur, car jamais je ne frappai sans demander a Dieu que ce fût le dernier coup ; mais ma douleur fut bien plus grande encore, lorsque j’atteignis la ville où le coupable attendait son sort. J’appris la mort de mon pauvre fils en mettant le pied sur le seuil de la prison, et je m’en retournai pleurer sur mon propre malheur avant de voir ma victime. Le condamné se désespérait de mourir ; il m’avait envoyé chercher longtemps avant le moment fatal, pour faire connaissance, disait-il, avec la main qui devait l’envoyer devant son souverain juge.

Balthazar s’arrêta : il paraissait méditer sur une scène qui avait probablement laissé dans son esprit un souvenir ineffaçable. Il frémit involontairement et leva les yeux qu’il tenait fixés sur la terre, puis il continua son récit avec l’air calme et paisible qui lui était habituel.

— J’ai été l’instrument involontaire de plus d’une mort violente ; j’ai vu les plus grands pêcheurs dans l’agonie d’un repentir subit, mais je n’ai jamais été témoin d’un combat aussi terrible entre la terre et le ciel, le monde et le tombeau, que celui que soutint ce malheureux à ses dernières heures. Il y avait des moments, il est vrai, où la douceur de l’Évangile pénétrait dans son esprit ; mais en général ses passions étaient si violentes, que les puissances de l’enfer seules pouvaient leur donner naissance dans un cœur humain. Il avait près de lui un enfant qui venait d’être sevré ; cette innocente créature paraissait élever de nouveaux remords dans son âme ; il le surveillait avec les soins d’un père, et cependant détestait sa vue, mais la haine paraissait prévaloir.

— C’est horrible ! murmura le doge.

— C’était plus horrible encore de la part d’un homme qui était condamné à mort. Il rejetait l’assistance des prêtres ; j’essayai de le consoler, moi qui n’inspirais jamais d’intérêt ; mais il eût été cruel d’abandonner un homme sur le point de mourir. Enfin, il me remit l’enfant avec une somme assez considérable pour l’élever jusqu’à l’âge mûr, et me laissa d’autres objets précieux, que j’ai gardés comme des preuves qui pourraient quelque jour m’être utiles. Tout ce que je pus apprendre de l’origine de l’enfant fut simplement ceci : Il était né en Italie, et de parents italiens ; sa mère mourut peu de temps après sa naissance ; son père vivait encore, et était l’objet de la haine implacable du condamné, comme sa mère l’avait été de son ardent amour ; sa naissance était noble, et il avait été baptisé dans le sein de l’Église, sous le nom de Gaëtano.

— Ce doit être lui, c’est lui c’est mon fils bien-aimé ! s’écria le doge, incapable de se contenir davantage. Il étendit les bras, et Sigismond se précipita sur son sein, bien qu’ils craignissent encore que tout ce qu’ils entendaient ne fût un rêve. Continue, continue, ajouta le signor Grimaldi en s’essuyant les yeux, et faisant tous ses efforts pour paraître calme ; — je n’aurai point de repos que tu n’aies révélé toute cette bienheureuse histoire.

— Il me reste peu de choses à vous apprendre, signor doge ; l’heure fatale arriva, et le criminel fut transporté sur la place où il devait perdre la vie. Lorsqu’il fut sur le siége dans lequel il devait recevoir le coup fatal, son âme souffrit des tourments infernaux. J’ai raison de croire qu’il y eut des moments où il eût voulu faire sa paix avec Dieu ; mais le démon l’emporta, et il mourut impénitent. Depuis le moment où il remit le petit Gaëtano à mes soins, je le suppliai de me confier le secret de la naissance de l’enfant ; mais la seule réponse que je reçus fut de faire usage de l’or pour mes propres besoins et d’adopter l’enfant. La hache était dans ma main, le signal était donné lorsque, pour la dernière fois, je lui demandai le nom de la famille de l’enfant et celui de sa ville natale. — Il est à toi, il est à toi, me répondit-il. Balthazar, ajouta-t-il, on ma dit que ta charge était héréditaire ? — Je fus obligé de dire la vérité. — Alors adopte cet enfant, et qu’il s’engraisse du sang de ses semblables. — Il était inutile de lui en demander davantage ; et lorsque sa tête tomba, ses traits conservaient l’impression de l’infâme triomphe qu’il croyait avoir remporté !

— Ce monstre fut justement sacrifié par les lois du canton, s’écria le bailli. Vous voyez, herr Melchior, que nous faisons bien d’armer la main de l’exécuteur en dépit de la sensibilité des faibles. Un tel misérable était indigne de vivre.

On fit peu d’attention à cette interruption de Peterchen, qui ne négligeait aucune occasion de mettre sous un jour favorable l’ordre de choses existant, comme la plupart de ceux qui préfèrent leur propre avantage à la chance des innovations. Tous ceux qui étaient présents étaient trop absorbés dans le récit de Balthazar pour en détourner leur esprit.

— Que devint l’enfant ? demanda le digne frère Xavier, qui avait pris le plus grand intérêt à cette narration.

— Je ne pouvais pas l’abandonner, mon père, et je ne le désirais pas non plus. Il m’arriva dans un moment où Dieu, pour nous punir de nos murmures sur l’état qu’il nous a choisi, avait repris notre propre enfant, que je remplaçai par celui qui venait de m’être confié ; je lui donnai le nom de mon fils, et je puis dire avec sincérité que je transportai sur lui l’amour que je portais à mon enfant ; le temps, l’habitude, et peut-être la connaissance du caractère de Sigismond, produisirent une partie de cette affection. Marguerite ne connut jamais cette supercherie, quoique l’instinct maternel élevât souvent des soupçons dans son cœur ; nous n’avons jamais parlé franchement sur ce sujet, et, comme vous, elle entend aujourd’hui la vérité pour la première fois de sa vie.

— Ce fut un terrible mystère entre Dieu et mon cœur, murmura Marguerite. Sigismond méritait mes affections, et j’essayais d’être satisfaite. Ce jeune homme m’est cher, et me le sera toujours, quand vous le placeriez sur un trône ! Mais Christine, la pauvre Christine, est réellement l’enfant de mon cœur !

Sigismond alla s’agenouiller devant celle que jusqu’alors il avait crue sa mère, et lui demanda sa bénédiction, ainsi que la continuation de son amour. Les larmes s’échappèrent des yeux de Marguerite ; elle le bénit, et lui promit de l’aimer toujours.

— Quelques bijoux ou quelques vêtements vous furent-ils remis avec l’enfant ? Où pourrait-on les trouver ? demanda le doge, dont l’esprit était trop profondément occupé du soin d’apaiser ses doutes pour pouvoir écouter autre chose.

— Oui ; j’ai des preuves dans ce couvent même. L’or fut employé à son équipement comme soldat. Cet enfant reçut son éducation d’un savant prêtre jusqu’à ce qu’il fût en âge d’entrer au service ; puis il porta les armes en Italie. Je savais que c’était le pays de sa naissance, quoique j’ignorasse à quel prince il devait la vie. Le temps était venu où je pensais qu’il était de mon devoir d’instruire le jeune homme de son origine ; mais je redoutais le chagrin qu’éprouverait Marguerite, celui que j’éprouverais moi-même, et je pensais aussi que Sigismond préférerait nous appartenir, tout humbles et tout méprisés que nous étions, que de se trouver sans nom, sans pays, sans famille. Cependant il était nécessaire de parler, et j’avais formé le projet de lui révéler ici la vérité en présence de Christine. Pour cette raison, et pour faciliter à Sigismond les moyens d’être reconnu de sa famille, j’avais placé secrètement parmi les bagages les effets qui m’ont été donnés par le criminel. Ils sont maintenant dans le couvent.

Le vénérable prince fut saisi d’une violente agitation ; il éprouvait en même temps la crainte que ses plus chères espérances ne fussent anéanties, et le plus grand désir de consulter ces témoins muets, mais sincères.

— Qu’on me les montre ! qu’on me les montre, et que je les examine ! dit-il vivement, et d’une voix étouffée, à tous ceux qui l’entouraient. Puis, s’adressant à l’immuable Maso, il lui demanda : Et toi, homme de sang et de mensonge, qu’as-tu à répondre à la vérité ?

Il Maledetto sourit, comme s’il était supérieur à la faiblesse qui avait aveuglé tous les assistants. Son expression était remplie de ce calme que donne la certitude opposée au doute.

— J’ai à vous dire, signor et honoré père, répondit-il froidement, que Balthazar a fort bien arrangé une fort ingénieuse histoire. Doge de Gènes, je suis Bartolo Contini.

— Il dit la vérité, répondit le prince en courbant la tête. Oh Melchior, je n’ai en que trop de preuves de ce que j’avance ! Je suis certain depuis longtemps que ce misérable Bartolo est mon fils, quoique jamais jusqu’ici je n’eusse été affligé de sa présence ; et je le trouve encore plus coupable que mes craintes ne me l’avaient dépeint !

— N’est-ce pas quelque mensonge ? N’avez-vous pas été dupe de quelque conspiration qui avait l’argent pour but ?

Le doge secoua la tête, comme pour assurer qu’il ne pouvait pas se flatter de cette espérance.

— Non, toutes mes offres d’argent ont été refusées.

— Pourquoi prendrais-je l’or de mon père ? ajouta Il Maledetto ; mon courage et mon adresse sont plus que suffisants pour mes besoins.

La nature de cette réponse et le maintien assuré de Maso produisirent un moment de silence embarrassant.

— Qu’ils s’avancent tous deux, et qu’ils soient confrontés, dit le frère quêteur : la nature révèle souvent la vérité lorsque la science des hommes est en défaut ; nous trouverons peut-être dans les traits du fils véritable quelque ressemblance avec ceux de son père.

Cet expédient, quoique douteux fut adopté avec ardeur, tant le mystère excite d’intérêt parmi les hommes. Le désir de percer ces ténèbres était général, et les plus faibles moyens de parvenir à ce but acquéraient une importance proportionnée à la difficulté.

Sigfsmond et Maso furent placés sous la lampe, et tous les regards se tournèrent vers eux, afin de découvrir ou de s’imaginer découvrir quelques-uns des signes mystérieux de la nature. Jamais examen ne fut plus minutieux. Tous les deux offraient des preuves convaincantes de ce qu’ils annonçaient, par la forme et L’expression de leurs traits. Le teint olivâtre, l’œil noir et brillant, la taille de Maso avaient l’avantage ; son profil et l’expression pénétrante de son regard offraient aussi avec le doge une ressemblance plus frappante qu’on n’aurait pu le désirer.

Les habitudes du marin avaient probablement détruit une partie de cette ressemblance, mais elle était encore trop parfaite pour échapper à l’observation. Son teint hâlé, ses traits altérés par une existence vouée aux fatigues de tout genre qui empêchaient de prononcer sur son âge à dix ans près, contribuaient un peu à cacher ce qu’on pourrait appeler le caractère primitif de sa physionomie ; mais ses traits eux-mêmes étaient sans contredit une copie grossière de ceux du prince.

L’avantage d’une jeunesse vigoureuse rendait cette ressemblance moins parfaite à l’égard de Sigismond ; c’était comme un de ces portraits de vieillard peints dans leur jeunesse et dans des jours heureux. Les nobles traits du jeune homme étaient bien ceux du vénérable prince, mais ni les yeux, ni le teint, ni les cheveux, n’étaient ceux de l’Italie.

— Vous le voyez, dit Maso avec ironie lorsque le frère quêteur résumait ces différentes particularités, c’est une imposture manifeste. Je vous jure, par tout ce qu’il y a de plus sacré pour l’homme et le chrétien mourant, qu’autant qu’on peut connaître son père, je suis le fils de Gaëtano Grimaldi, le présent doge de Gênes. Que les saints m’abandonnent, que la mère de Dieu soit sourde à mes prières ! que tous les hommes me poursuivent de leurs malédictions, si je ne dis pas la sainte vérité !

L’effrayante énergie avec laquelle Maso prononça ces paroles solennelles, la sincérité de ses manières et peut-être pourrions-nous ajouter en dépit de ses principes, son caractère, servirent grandement à affaiblir l’opinion qui s’était élevée en faveur de son adversaire.

— Et ce noble jeune homme, demanda le doge avec effroi ; lui dont l’esprit est si généreux, si élevé, lui que j’avais déjà pressé sur mon cœur avec la joie d’un père, qui est-il ?

— Signore, je ne veux rien dire contre le jeune Sigismond ; c’est un excellent nageur, et un homme utile dans les cas de danger ; mais il est juste de prendre ses propres intérêts avant ceux d’un autre. Il serait beaucoup plus agréable de demeurer dans le palais Grimaldi, sur notre golfe brillant et chaud, honoré comme l’héritier d’une noble maison que de couper des têtes à Berne ; et je conçois que l’honnête Balthazar suive son premier plan et cherche de l’avancement pour son fils !

Tous les yeux se tournèrent vers le bourreau, qui resta impassible comme un homme qui n’a rien à se reprocher.

— Je n’ai pas dit que je connaissais le père de Sigismond, répondit-il toujours avec le même calme qui avait gagné la confiance de ses auditeurs. J’ai seulement dit qu’il ne m’appartenait pas. Un père ne pourrait pas désirer un meilleur fils et le ciel sait que je cède mes droits avec une douleur qu’il me serait difficile de supporter, si je n’espérais pour lui, en effet, une meilleure fortune. La ressemblance de Maso, ressemblance qui manque à Sigismond, prouve peu de chose, nobles gentilshommes et révérends moines, car tous ceux qui ont un peu d’expérience savent que ces ressemblances se trouvent souvent entre les branches éloignées de la même famille comme entre celles qui sont plus rapprochées. Sigismond n’est point notre fils et l’on ne peut voir dans ses traits aucune affinité avec ceux de ma famille ou avec celle de Marguerite.

Balthazar s’arrêta, afin qu’on pût examiner ce fait, et réellement l’imagination la plus ingénieuse n’aurait pu découvrir la moindre ressemblance entre le jeune soldat et ceux qu’il avait si longtemps crus ses parents.

— Que le doge de Gènes interroge ses souvenirs, dit Balthazar, ne peut-il trouver quelques rapports entre ce jeune homme et ceux qu’il a autrefois connus et aimés ?

Le prince tourna ses regards avec anxiété sur Sigismond, et un rayon de joie éclaira son visage ; il étudia les traits du jeune soldat pendant un moment, et s’écria :

— Par saint François, Melchior ! l’honnête Balthazar a raison.

— La mère de mon père était Vénitienne ; elle avait les cheveux blonds et les yeux bleus de ce jeune homme, etc. (Le doge voila ses yeux avec sa main.) Je trouve le regard mélancolique de la douce et malheureuse Angiolina lorsque ses parents l’eurent forcée à me donner sa main ! Misérable, tu n’es pas Bartolo, tu es un imposteur qui cherche à éviter le châtiment de son crime !

— Admettez que je ne sois pas Bartolo, Excellence ; le signor Sigismond prétend-il l’être ? Ne vous êtes-vous pas assuré qu’un certain Bartolo Contini, un homme en hostilité ouverte avec les lois est votre fils ? N’avez-vous pas employé votre confident et votre secrétaire pour vous informer de ces faits ? N’apprit-il pas de la bouche d’un saint prêtre, qui connaissait toutes ces circonstances, que Bartolo Contini était le fils de Gaëtano Grimaldi, l’allié de votre implacable ennemi Cristoforo Serrani ? Ne vous le jura-t-il pas aussi ? N’avez-vous pas vu des papiers qui furent pris avec votre enfant, et n’avez-vous pas envoyé ce seing comme un témoignage que Bartolo pourrait réclamer votre assistance dans les circonstances qui pourraient naître de la carrière qu’il avait embrassée, lorsque vous apprîtes qu’il préférait ses habitudes aux honneurs de votre palais sur la strade de Balbi ?

Le doge fut de nouveau anéanti, car tous ces faits étaient irrécusables.

— Il y a ici quelque triste méprise, dit-il avec un amer regret. Sigismond appartenait à d’autres parents infortunés Balthazar ; mais, quoique je ne puisse prouver que Sigismond est mon fils, il trouvera cependant un père en moi. S’il ne me doit pas la vie, je lui dois la mienne, cette dette formera entre nous un lien aussi tendre que ceux que la nature peut former.

— Seigneur doge, reprit le bourreau, ne nous pressons pas de décider : s’il y a des faits évidents en faveur de Maso, il y a aussi bien des circonstances en faveur de Sigismond. Relativement à moi, l’histoire de ce dernier est probablement plus claire qu’elle ne peut être pour tout autre. L’époque, le pays, l’âge de l’enfant, et les terribles révélations du criminel sont pour moi de fortes preuves. Voici les effets qui me furent remis avec l’enfant, il est possible qu’ils nous éclairent.

Balthazar avait trouvé les moyens de se procurer le paquet qu’il avait placé dans le bagage de Sigismond, et il exposait son contenu tandis que le silence des auditeurs trahissait l’intérêt avec lequel ils attendaient le résultat. Il répandit sur le pavé de la chapelle une collection d’effets d’enfant. Ils étaient élégants et riches suivant la mode du temps, mais ils n’offraient aucune preuve positive sur l’origine de celui qui les avait portés ; ils annonçaient seulement qu’il était né dans une classe élevée. Comme ces différents objets étaient étalés sur le pavé, Adelheid et Christine s’agenouillèrent auprès, trop absorbées l’une et l’autre pour se conformer dans ce moment, aux habitudes réservées de leur sexe. La dernière paraissait oublier ses propres chagrins dans un nouvel intérêt pour la fortune de celui qu’elle chérissait toujours comme un frère, tandis que la seconde écoutait avec une anxiété que l’amour seul pouvait produire.

— Voici une cassette contenant des objets précieux, ajouta Balthazar. Le condamné m’assura qu’ils avaient été pris par inadvertance ; et il les abandonnait à l’enfant pour lui servir de jouets dans sa prison.

— Voici les premiers dons que je fis à ma femme lorsqu’elle m’eut rendu père d’un garçon ! dit le doge d’une voix étouffée, en examinant ces bijoux avec le respect qu’on porte aux objets qui ont appartenu aux personnes qui ont cessé d’exister. Chère Angiolina ! ces bijoux me rappellent ton pâle et heureux visage, lorsque dans le moment sacré tu ressentis la joie d’une mère, et que tu pus sourire même à ton coupable époux !

— Voici un talisman en saphir ; on y voit gravés des caractères orientaux. On m’a dit qu’il appartenait à chaque fils aîné de la famille de l’enfant, et qu’il était mis à son col, à sa naissance, par les mains de son père.

— Je n’en veux pas davantage, je n’en veux pas davantage. Voilà la meilleure preuve que Dieu puisse nous envoyer ! s’écria le prince en joignant les mains avec ferveur. J’ai porté moi-même ce bijou dans mon enfance, et je l’ai placé, de mes mains, autour du cou de l’enfant, comme vous venez de le dire. Je n’en veux pas davantage !

— Et Bartoto Continti ! murmura Il Maledetto.

— Maso ! s’écria une voix qui jusqu’alors avait été muette. C’était celle d’Adelheid. Les cheveux de la jeune fille s’étaient détachés, et tombaient en désordre sur ses épaules, et ses mains étaient jointes avec ferveur, comme si elle eût conjuré cet esprit de ténèbres qui était venu si souvent arracher la coupe de l’espérance à leurs lèvres, lorsqu’ils allaient céder au désir de croire Sigismond le fils d’un prince de Gènes.

— Tu es d’un sexe trop faible et trop tendre pour ne pas augmenter la liste de ces esprits confiants qui se laissent abuser par la fausseté des hommes, répondit le marin avec ironie. Va, va, jeune fille, fais-toi religieuse ; ton Sigismond est un imposteur.

Adelheid, par un mouvement prompt comme la pensée, retint l’impétuosité du jeune soldat, qui aurait renversé son audacieux rival à ses pieds. Toujours à genoux, elle parla avec la modestie, mais en même temps avec la fermeté qu’un sentiment généreux peut donner aux femmes lorsque les circonstances extraordinaires exigent le sacrifice de cette réserve derrière laquelle se retranche habituellement leur faiblesse.

— Je ne sais pas de quelle manière vous avez connu le lien qui m’attache à Sigismond, dit-elle ; mais je ne prétends pas le cacher plus longtemps. Qu’il soit le fils de Balthazar ou celui d’un prince, il a reçu ma foi avec l’approbation de mon père, et nos destinées vont bientôt être unies. Il y a peut-être de la hardiesse dans une jeune fille à avouer sa préférence en public ; mais opprimé par de longs malheurs, incertain de sa naissance, il a des droits au moins à toute mon affection. N’importe quel soit son père, je parle ici avec l’autorisation du mien ; dès ce moment il appartient à notre famille.

— Melchior, est-ce vrai ? s’écria le doge.

— Les paroles de ma fille sont l’écho de mon cœur, répondit le baron regardant fièrement autour de lui, comme s’il voulait défier ceux qui auraient pu penser que ce mariage était une mésalliance.

— Je n’ai pas perdu de vue l’expression, de ta physionomie, Maso, reprit Adelheid, car je suis intéressée à connaître la vérité ; et maintenant je te demande, au nom de ce que tu connais de plus sacré, de nous parler avec franchise. Tu peux avoir été sincère sur quelques points ; mais l’amour clairvoyant d’une femme m’a révélé que tu avais fait quelque réticence. Parle donc, et soulage l’esprit de ce vénérable prince de la torture que tu lui fais subir.

— Et que je condamne mon propre corps à la roue, n’est-ce pas ! Cela peut paraître tout naturel à l’imagination d’une fille amoureuse ; mais nous autres contrebandiers, nous connaissons trop bien les hommes pour abandonner ainsi un avantage.

— Tu peux avoir confiance en nous, Maso. Je t’ai beaucoup observé depuis peu de jours, et je ne te crois pas capable d’avoir commis un crime épouvantable, quoique je craigne que tu n’aies que trop de fautes à te reprocher ; non, je ne veux pas croire que le héros du Léman soit l’assassin du Saint-Bernard.

— Lorsque vos jeunes rêves seront passés, belle fille, et que vous verrez le monde sous ses véritables couleurs, vous saurez que le cœur de l’homme tient autant de l’enfer que du ciel.

Maso se mit à rire démesurément après avoir prononcé cette sentence.

— Il est inutile de vouloir nous cacher que vous êtes sensible, continua la jeune fille d’un air calme. Vous avez en secret plus de bonheur à rendre service à vos semblables qu’à leur faire du mal. Vous ne pouvez pas avoir vécu quelque temps dans la société du signor Sigismond sans avoir pris quelque chose de sa générosité. Vous avez réuni vos efforts communs pour notre bien vous venez du même Dieu ; vous avez le même courage ; votre cœur est également rempli de force, et vous êtes prêts tous les deux à rendre service aux autres. Un homme comme vous est assez noble et assez humain pour être juste. Parlez alors, et je vous jure que vous obtiendrez plus par votre candeur que par votre mensonge. Pensez, Maso, que le bonheur d’un vieillard, celui de Sigismond, et, je ne rougis pas de le dire, le mien, sont en votre pouvoir. Dites-nous la sainte vérité, la vérité sacrée, et nous pardonnons le passé.

Il Maledetto fut ému par les supplications de la belle Adelheid. La solennité de ses paroles, la franchise avec laquelle elle avouait son amour, ébranlèrent sa résolution.

— Vous ne savez pas ce que vous demandez, Madame ; vous demandez ma vie, répondit-il après avoir réfléchi d’une manière à donner une nouvelle impulsion aux espérances presque anéanties du doge.

— Quoiqu’il n’y ait rien de plus sacré que la justice, interrompit le châtelain, qui, dans une semblable cause, avait seul de l’autorité dans le Valais, nous avons le pouvoir de pardonner un crime lorsque nous pouvons tirer un bien de ce sacrifice. Si tu peux faire une révélation d’une grande importance aux intérêts du doge, ta grâce sera la récompense d’un tel service.

Maso écouta d’abord froidement cette proposition ; il éprouvait la répugnance d’un homme qui connaît assez le monde pour savoir qu’on trouve mille expédients pour ne pas exécuter une promesse. Il questionna le châtelain sur ce qu’il voulait dire, et ce ne fut qu’au dernier moment, et après de longues et fatigantes explications de chaque côté, que les parties entrèrent en arrangement. De la part de ceux qui étaient les représentants de ce haut attribut de la Divinité, que parmi les hommes on appelle justice, il était clair qu’ils entendaient l’exercer avec de certaines réserves qui pouvaient être faites dans leurs propres intérêts. Maso de son côté ne cherchait point à cacher qu’il pourrait se repentir d’avoir, par des révélations, affaibli les preuves de sa parenté avec le prince de Gènes.

Comme il arrive ordinairement lorsqu’il y a un mutuel désir d’éviter d’en venir aux extrémités, et que les intérêts divers sont ménagés avec une égale adresse, la négociation se termina par un compromis. Comme le résultat en sera connu dans le cours de cette histoire, nous renvoyons le lecteur au chapitre suivant.