Le Boute-charge(Zevaco)/1

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La Librairie Illustrée (p. 1-14).



I

ARRIVÉE AU QUARTIER



À M. Paul Ginisty.


Ce fut par une jolie matinée d’avril que je signai mon engagement, — une de ces claires et coquettes matinées comme le printemps sait en trouver pour Paris.

Après avoir appris dans les bureaux du capitaine-trésorier que j’étais « incorporé sous le numéro matricule 1442 et que je compterais au 5e escadron », j’allai présenter mes respects au colonel, mon nouveau chef, qui voulut bien m’accueillir avec quelques paroles de bienveillance ; et, tout de suite, remettant à plus tard quelques visites d’adieu à des amis, je me dirigeai vers le quartier Dupleix, au diable, en plein Grenelle, plus loin que les Invalides, plus loin que le Champ-de-Mars, — un vrai voyage.

Il faisait doux. Les marronniers des boulevards se couvraient de cette première verdure si tendre, si délicieuse à l’œil. Il y avait du soleil, de la clarté, du bruit, de la gaîté : j’étais triste, inquiet.

Le gros Théodore m’avait soufflé à l’oreille : « Engagé volontaire ? Cinq ans de fichus, mon cher ! » Et tant de personnes graves et sérieuses m’avaient dit : « Vous voulez vous engager ? Ne faites pas cette bêtise-là ! » Tant de connaisseurs m’avaient dépeint la vie du quartier comme un long cauchemar ! Tant de camarades m’avaient parlé de la brutalité des brigadiers, de l’incurable ineptie des marchis-logis, de la tyrannie des officiers.

Pour tout dire, je n’étais nullement rassuré lorsque je me présentai à la grille, au fond de la petite place plantée d’acacias rabougris.

— Passez au poste ! me cria le factionnaire.

Le sous-officier, un tout jeune homme, fumait une cigarette et lisait. Comme il fermait son livre, pour me parler, — par un sentiment de politesse que je ne m’attendais guère à trouver dans un corps-de-garde, — je pus apercevoir le titre :

HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION
MICHELET

— Que désirez-vous, monsieur ? fit-il en retirant son képi.

— Je suis engagé au 29e et je voudrais que vous me fassiez conduire au bureau du 5e escadron.

— Ah ! ah ! vous êtes des nôtres ?

Et sa figure se modifiant aussitôt prit un air de cordial encouragement que j’ai encore présent à la mémoire. Au reste, il se couvrit dès que je lui eus appris qu’il avait devant lui un dragon.

— « Tiens ! murmura Théodore qui m’avait accompagné, il se croit dispensé de politesse, maintenant. Tu as ton chapeau à la main, il pourrait bien retirer le sien. »

J’avoue, au contraire, que je trouvai son mouvement si spontané, si naturel que je compris dès ce moment la force immense du galon, ce résumé de toute la discipline militaire.

— Lefèvre, conduisez ce jeune homme au chef du 5e.

Je partis, accompagné du dragon Lefèvre, après une dernière poignée de main à Théodore qui crut devoir mettre un tremblement dans sa voix… « Allons, bon courage… maintenant que c’est fait… Ne te désole pas trop… Nous viendrons te voir… »

La cour du quartier, vaste rectangle de terre battue, sans un arbre, sans un accident, aveuglante de blancheur poussiéreuse, sous la lumière crue de midi, me parut d’abord d’une saisissante tristesse. Au premier coup d’œil, il me sembla qu’il régnait là une paix lourde, un silence écrasant d’où se dégageaient des bouffées d’ennui. Et malgré moi, je songeais à la décourageante prédiction : « Cinq ans de fichus, mon cher ! »

Mais tout au fond, à droite, des hommes en bourgeron blanc exécutaient de vigoureux exercices de boxe française. Dans un coin, à l’ombre, des cavaliers brossaient, peignaient des chevaux, avec une sorte de caresse dans leurs gestes. Un peloton à pied manœuvrait sous les commandements brefs d’un officier :…… Peloton à droite…… à gauche…… demi-tour…… suivis des « En avant » prolongés. Sur la gauche, j’entendais des cris, des coups de marteau, le retentissement argentin de plusieurs enclumes : la forge. Des dragons passaient, alertes, affairés. Un groupe de sous-lieutenants commentaient la décision du matin. Un cheval échappé de l’écurie, le nez au vent, le rein souple, l’œil narquois et triomphant, galopait, exécutait des changements de pied réguliers comme un pas de danse, tandis que deux gardes d’écurie, armés de bridons, couraient à perdre haleine après le fugitif.

Un bourdonnement sourd, confus, indescriptible, composé des mille rumeurs s’exhalant par les fenêtres, d’un va-et-vient continu, me faisait deviner un travail latent dont je ne pouvais soupçonner encore la portée infinie. Tout de suite, j’eus le secret pressentiment qu’il se préparait dans cette sorte d’usine aux dehors ternes et froids quelque œuvre à laquelle des milliers d’ouvriers s’employaient sans relâche, vers laquelle officiers, cavaliers et chevaux tendaient leurs efforts les plus puissants. Et je me sentis saisi d’une fierté nouvelle en songeant que moi aussi, dans l’infimité de ma force, j’allais être le collaborateur de cette œuvre qui se dévoilait à peine à mes yeux étonnés, mais dont je commençais à entrevoir le but grandiose et inéluctable.

Le tableau gris et uniforme de la cour s’enferme dans le cadre blanc des écuries avec leurs nombreuses portes ouvertes d’où sortent de chaudes haleines, leurs fenêtres en demi-lune, la longue série des anneaux d’attache plantés au mur, la ceinture de pavés polis par le sabot des hommes et des chevaux. Au-dessus, les chambres laissent bâiller leurs fenêtres au rebord desquelles des vêtements sèchent au soleil.

À gauche, se dresse le manège, l’antre également redouté des recrues et des jeunes chevaux, la vaste salle d’études où l’homme apprend à la bête les principes de la discipline, l’art d’endiguer ses forces, de les réserver pour les faire couler à un but utile, où le jeune cavalier apprend, lui, à se familiariser avec cet être aux yeux expressifs qui deviendra son compagnon de souffrance ou de plaisir, de fatigue ou de gloire.

Que de fois, depuis, j’ai contemplé avec un respect involontaire ce sombre laboratoire que je considérais alors d’un œil indifférent !

À droite, voici les cantines autour desquelles rôdent toujours les malins en quête du conscrit qui va leur payer le traditionnel mêlé ; sur le pas de la porte, la cantinière, puissante, ventrue, épluchant ses haricots ; le cantinier, l’air noceur et finaud, flairant de loin la bonne et la mauvaise pratique.


Au premier, derrière la porte sur laquelle est clouée une pancarte avec des écritures moulées, — les noms des officiers de l’escadron ornés de merveilleuses fioritures, — j’entre dans une chambre encombrée de casiers, de paperasses, de registres : c’est le bureau. Autour d’une vaste table travaillent les fourriers en bras de chemise, le col déboutonné.

— Vous serez placé au 2e peloton, me dit le chef, un grand maigre, au visage balafré par une interminable moustache, l’œil gris très froid, la parole brusque.

Et comme je me retirais, accompagné du brigadier-fourrier, il se mit à feuilleter furieusement un registre en murmurant :

— Pas moyen de retrouver cette satanée erreur de trois centimes !

Quelques instants après, j’entrais dans la chambrée où j’étais présenté à mon brigadier.

Une indéfinissable inquiétude m’envahissait peu à peu. J’aurais voulu avoir quelqu’un près de moi, une figure aimée, ou simplement connue :

Je me sentis seul.

L’aspect sévère de la longue chambre avec ses lits à couvertures grises, ses paquets de vêtements sur les planches clouées au mur, l’alignement des carabines au râtelier du fond n’était pas fait pour me consoler.

Dans ce moment de solitude et de désespérance, j’eusse voulu reprendre ma liberté, me retrouver sur le boulevard, humant les bouffées enivrantes du printemps, admirant les toilettes claires des fines parisiennes, me grisant de tout cet adorable frou-frou de la rue qui renaît aux belles journées.

Mais j’étais prisonnier. Déjà, je n’étais plus moi : j’étais un homme du 2e peloton. Je me voyais perdu dans ce grouillement de choses et d’hommes inconnus, comme la goutte d’eau doit se voir perdue à travers les vagues puissantes de la pleine mer. Je devenais un rouage minuscule dans je ne savais quelle gigantesque machine.

Assis sur le bord du lit que le brigadier venait de me désigner en me disant simplement : « Vous prendrez la place de Reynaud qui est parti ce matin à l’hôpital », je luttais contre de mystérieuses alarmes ; et je crois que j’allais m’abandonner à ces pleurnicheries de la pensée qui sont l’écueil du jeune soldat, lorsqu’une voix chaude et franche vint me réveiller :

— Eh bien, que fais-tu là ? Viens donc fumer une pipe.

Oh ! ce tutoiement soudain, cette parole insignifiante au fond de laquelle je devinais tant de fraternel encouragement, quelle révolution ils opérèrent en moi !

Ce « viens donc fumer une pipe » voulait exprimer mille pensées qui restaient confuses dans le cerveau de mon camarade de lit.

— Voici mon paquet de tabac — un horrible tabac délicieux.

— Veux-tu mon Jacob ? — une vieille pipe affreusement culottée qui me parut si douce.

C’était le résumé, la quintessence d’une foule d’idées pleine de bonté, d’affection réelle. Cette modeste offrande, ces paroles de naïve bienvenue éveillaient dans ma pensée de longs échos, et semblaient me dire :

— Tu regrettes ta liberté, ta famille, tes amis. Tu es triste : je comprends cela, va ! je l’ai été comme toi. Mais, vois-tu, ici, tu seras plus libre que partout ailleurs, car si tu fais ton devoir, si tu te conduis en bon soldat, tu pourras agir comme bon te semblera, en dehors des heures de travail. Nul ne viendra fouiller dans ta conscience, et tu n’auras à t’incliner devant personne que devant une abstraction qui courbe toutes les têtes, depuis les plumes blanches du général, jusqu’à la calotte du garde d’écurie : la Discipline. — Point de bassesses écœurantes ; aucune faveur à quémander ; aucun protecteur à importuner humblement : c’est ton mérite seul qui comptera. Tu seras donc un homme libre dans toute l’acception du mot, libre de cette liberté qui s’acquiert seulement par la stricte exécution du devoir.

Ta famille ? Regarde autour de toi. Tu n’as ici que des frères, de bons et loyaux camarades qui ne demandent pas mieux que de devenir tes amis, qui te plaisanteront un peu sur tes premières gaucheries, mais qui te seront dévoués, qui seront prêts à tout partager avec toi, pourvu que, de ton côté, tu abandonnes les idées sombres et acceptes la fraternité qu’ils t’offrent sans phrases, dans une poignée de main.

Quant à toutes les fiertés que tu peux avoir au cœur, si ombrageux que tu sois, tu es l’égal de tes égaux ; toutes les positions sociales, toutes les intelligences se coudoient, sans qu’il y ait promiscuité, et sont ici au même niveau. — Tu peux être l’égal de tes supérieurs ; rien ne t’empêchera, avec du travail, de la conduite et de la volonté, de t’élever de grade en grade aussi haut que ton ambition voudra te porter. — Et plus tard, tu seras encore l’égal de tes inférieurs ; à leur tour, ils auront le droit absolu de t’atteindre ou de te dépasser ; c’est de leurs rangs que tu seras sorti ; ce ne sera pas à toi qu’ils obéiront, mais à l’idée de Patrie qui donne au galon sa vraie force, sa seule autorité.

Ainsi, tu trouves réunis ici, appliqués avec une franchise que tu as peut-être cherchée en vain partout où tu as passé, les trois principes : « les trois signes indélébiles dont le sceau de la Révolution a marqué le front du peuple français. »


Oui, toutes ces pensées tourbillonnaient en moi, uniquement parce que cet inconnu avait employé, pour me parler, ce simple petit mot qu’on accorde à son frère, à sa femme ou à un ami choisi… « Tu » ; parce que j’étais sûr qu’elles vagissaient obscurément dans l’esprit et le cœur de celui qui venait de me dire :

— Veux-tu fumer ? Voici mon tabac.

Bientôt, j’étais entouré, pressé de questions.

— Comment vas-tu ?…

Question d’une admirable simplicité d’accueil, comme si celui qui me l’adressait m’eût connu depuis de longues années.

— Pourquoi t’engages-tu ?

— Que fais-tu ?

— Il ne faut pas t’ennuyer, tu sais !…

L’un quittait le casque qu’il polissait au moyen d’une baguette de fusil, assis en tailleur sur son lit, l’autre abandonnait la bride qu’il frottait, celui-ci laissait inachevée la lettre qu’il écrivait sur la table grossière de bois blanc équarri, celui-là fermait le traité d’hippologie qu’il lisait consciencieusement.

Et les poignées de main commençaient, à droite, à gauche.

Ému d’une des plus belles émotions que j’aie jamais éprouvées, je demeurais émerveillé de cette explosion d’inconsciente fraternité.

Déjà les craintes et les regrets s’envolaient à tire d’aile, et l’espoir me réchauffait l’âme.