Le Boute-charge(Zevaco)/6
VI
MARC
Lorsqu'il arriva au régiment, il commença, comme tout le monde, par s'abandonner à une tristesse inquiète.
Ce qu'il laissait derrière lui n’était pourtant pas bien gai.
Il arrivait de Lyon, la cité des brouillards, qu’enlacent comme deux énormes tentacules de poulpe la Saône endormie dans ses eaux verdâtres, le Rhône échevelé, déjà fangeux et fougueux. Là, il avait souffert jusqu’au moment du départ; aussi loin qu'il pouvait regarder dans son passé, il ne voyait que travail obscur. C’était un ouvrier, fils d’ouvrier. À l’âge où l’enfant a besoin d’air pur et d’espace, il était entré à l’usine. Depuis, l’existence avait toujours été la même, dure, brutale, sans un rayon.
Il se rappelait : on partait dés le matin ; l’été, par les fraîcheurs qui laissent le regret des champs entrevus le dimanche ; l’hiver, par les rues noires encore, tandis que de pales étoiles persistaient à se montrer entre les toits. On arrivait à l’usine, un grand bâtiment solide aux immenses fenêtres badigeonnées de suie. Sous la porte cochère, aux battements de la cloche qui frappait l’heure à coups secs et impérieux, le flot des ouvriers s’engouffrait. Alors, tout ronflait et bourdonnait ; les salles se remplissaient d’une buée vibrante ; et on travaillait dur sous le regard froid des contremaîtres, sous les coups indifférents des visiteurs qui examinaient curieusement cette lutte de l’homme se colletant avec les machines grouillantes : pieuvres d’acier qui happent au passage un bras ou une jambe, engloutissent parfois leur proie tout entière dans leurs rouages goulus.
Marc se rappelait tout cela… Puis, le soir venu, on regagnait la maison ; avec des lourdeurs appesanties aux jambes, on montait les interminables étages de bois ; on mangeait lentement ; il fallait subir les scènes de famille, la mère se lamentant, le père laissant éclater en menaces contre les enfants ses colères sourdes contre la société. On dormait. Et le sommeil leur paraissait à tous la seule preuve de la prévoyance et de la bonté divines pour les misérables. On dormait ; et on oubliait la fatigue écrasante augmentée encore par cette fatigue attendue pour le lendemain, pour les jours suivants, pour toujours… On dormait ; et on oubliait les âpres fureurs contre les heureux du monde, les colères impuissantes, les tentations mauvaises ; on s’écrasait dans l’oubli absolu ; on mourait pour quelques heures, à moins que le rêve ne vint encore poursuivre la nuit ceux que la réalité persécutait le jour.
Malgré tout, Marc se sentit horriblement triste en arrivant au régiment. Il songeait qu’il allait passer de longues années inutiles, que sa paie allait faire défaut à la maison ; qu’en rentrant, il aurait perdu toute son habileté : qu’on ne voudrait peut-être plus de lui à la grande fabrique d’acier de MM. Jonsthon, Nerval et Cie.
Mais comme c’était un honnête cœur, il n’essaya pas de bouder, se mit bravement à l’œuvre. Au bout de quelques semaines, il n’avait pas son pareil pour astiquer une bride, fourbir un fourreau de sabre. À la manœuvre, il montrait une bonne volonté que rien ne décourageait, dédaignant de se faire porter malade, comme tant d’autres conscrits, pour une écorchure au genou, causée par le trot du cheval, se raidissant contre la fatigue et surtout contre la tristesse.
Esprit large, intelligence ouverte aux plus nobles conceptions, il n’avait pas tardé à deviner ce qu’il y a de grand, de passionnant dans ces hautes études de la défense organisées par le pays. Bientôt, il se laissa bercer par un enthousiasme viril qui mettait une flamme dans son œil noir quand il parlait du régiment.
Dans la chambrée, on le respectait, on l’aimait et on le craignait. Il avait subi avec sa bonne humeur toute française ces mille taquineries agaçantes qui tendent à disparaître de jour en jour — heureusement, soit dit en passant.
Mais, une fois, il avait eu occasion d’user de sa force, non pour lui-même, — comme il arrive toujours avec ces grands enfants, les facéties s’étaient arrêtées net des qu’on avait vu qu’il en riait le premier, — mais pour un autre : un de ces conscrits à caractère indéfini laissant s’amasser dans leur âme une désespérance ou une haine qui peu à peu, fatalement les conduisent à l’hôpital, quelquefois à des tentations de suicide, ou pis encore à la désertion et à l’assassinat. Ces hommes mal trempés, peu faits pour la vie en commun, sautant sur leur sabre à la première baliverne ou pleurant à chaudes larmes parce qu’on a mis leur lit en bascule, sont rares, très-rares. Mais, malheureusement, ils existent.
Un de ces conscrits était devenu la bête noire d’un nommé Brouillot, un chenapan brutal. Un soir, ce Brouillot exécutait pour la centième fois, depuis l’arrivée des bleus, la mauvaise farce de jeter tout à coup à terre le lit du conscrit en question ; celui-ci désespéré, ne savait plus à quel saint se vouer : Marc se leva d’un bond et renversa d’un tour de main le lit du tyran. Celui-ci stupéfait d’abord d’une pareille audace, s’avança ensuite pour administrer une correction à son adversaire imprévu : il arriva que ce fut lui qui reçut la danse. Comme l’affaire s’était passée en l’absence du brigadier, elle n’eut pas de suite : mais Marc fut dés lors considéré par les recrues comme un sauveur et par les anciens comme un homme à respecter.
Ce qui devait arriver, arriva : Marc, bien fait, vigoureux, élégant sous l’uniforme malgré des déhanchements ouvriers dont il se débarrassa vite, au reste, merveilleusement propre, toujours exact, donnant l’exemple de cette obéissance sans murmure qui est la grande force de l’armée, fut remarqué de son officier de peloton qui lui dit un jour :
— Mais pourquoi ne suivez-vous pas le cours des élèves-brigadiers ? Vous êtes un bon soldat : vous seriez un bon brigadier.
Marc répondit en rougissant.
— Mon lieutenant, je sais à peine lire ; et je ne sais pas écrire.
Mais à partir de ce jour, son esprit fut hanté de ce rêve ; devenir brigadier. Dans son imagination encore enveloppée des langes de l’ignorance, c’était là comme un nec plus ultrà imposé à son ambition. Marc ne disait rien à ses camarades, de crainte de se faire blaguer. Mais il commença à suivre assidûment les cours du 1er degré qui, dans l’éducation admirablement prévoyante du service militaire, sont destinés à donner une première base d’instruction à ceux qui arrivent sans savoir lire et écrire.
Ainsi, au besoin, le régiment se fait instituteur. Et quel instituteur ! Ce n’est plus à des enfants qu’il s’adresse ; ce n’est plus à des bambins dont il est facile d’ouvrir et de diriger l’intelligence : c’est à des jeunes gens formés dont le cerveau a reçu le pli profond et souvent ineffaçable de l’ignorance, qui viennent à l’école fatigués déjà par le cheval, les exercices et les théories. Et c’est un spectacle touchant que de voir ces grands gaillards à moustaches, au teint basané, la pipe à la bouche, rassemblés autour de la table, penchés sur les alphabets, avec de grosses gouttes de sueur au front et balbutiant Ba… Be… Bi… Bo… Bu… de leur voix enrouée.
Marc s’appliquait éperdument ; le soir il emportait son cahier, et à la lueur d’une chandelle plantée sur son quart renversé, allongeait bâtons et jambages, épelait le Règlement sur le service intérieur.
C’était une grosse besogne. Si son corps avait la souplesse et l’élégance d’un beau gars solidement planté, si son âme s’ouvrait volontiers à ces fortes émotions qui sont la vie des hommes de bonne trempe, si son intelligence suppléait au défaut d’éducation, son esprit était resté inculte. Sur ce terrain qu’il essayait de défricher pour la première fois, il rencontrait des résistances qui le fatiguaient plus que des journées de manœuvre. Il ne se rebuta point, poursuivit courageusement l’œuvre entreprise. Le sous-officier chargé de l’école, l’aida, ayant reconnu en lui une volonté. Au bout de l’année, Marc lisait couramment, écrivait lisiblement et, sur une grammaire prêtée, commençait à étudier l’orthographe.
Le capitaine le proposa pour le grade de brigadier. Marc tressaillit d’un bonheur inconnu. Le lendemain du renvoi de la classe, ont lieu les nominations. Voilà l’escadron, au moment du pansage, en cercle autour du chef qui lit la décision.
Elle semble interminable, cette décision ; et le chef met une lenteur dans sa lecture !…
Enfin !… Ordre !… conformément aux pouvoirs qui lui sont dévolus par les articles tant et tant du règlement, le colonel nomme brigadiers les dragons Royer… — Marc sent ses tempes qui battent, il écoute ardemment ; — les dragons Royer… Duquet… — Eh bien, et lui ! — Lacourt… Debreuil… etc.
La décision est lue. Le chef ferme son cahier… « A vos chevaux ! »
Tumultueusement, les cavaliers se rendent au pansage et commentent les nominations. Marc entend autour de lui les félicitations qui s’adressent à celui-ci, à celui-là, à Royer, a Lecourt ; et lui… lui ! Il n’est pas passé !
Ce fut une heure cruelle pour le pauvre garçon. Il y avait tant de choses pour lui dans ce fait si simple et si minime : être brigadier ! Il voyait là une consécration de son travail, un couronnement à ses efforts, une récompense qui lui paraissait due. La mauvaise chance allait-elle donc l’empoigner de ses doigts crochus ? Est-ce qu’il allait souffrir, comme là-bas, à l’usine ? Adieu donc les rêves dorés ; adieu sa belle foi dans le régiment ; adieu cette croyance vague à une résurrection de lui-même ou plutôt à une deuxième naissance pour une vie nouvelle pleine de force et de confiance. Il en serait quitte pour déchirer la lettre déjà écrite pour annoncer le premier pas.
Marc songeait tristement, en brossant le poil de son cheval, et comme il se sentait seul, comme il n’avait personne à qui confier ce chagrin, brusquement, il embrassa le museau rose de son cheval, et pleura.
— Il faut absolument que vous suiviez le cours des élèves-brigadiers… Comprenez-vous ?… Vous êtes un très bon soldat… mais il faut encore savoir vos théories… Allons ! ne vous découragez pas… continuez comme vous avez commencé, et vous arriverez.
C’est le capitaine qui, de sa voix bienveillante, console le dragon, — gardant malgré tout la raide dignité de l’officier qui parle au soldat, mais laissant percer sa sympathie dans la douceur involontaire de ses paroles.
— Je suivrai le cours des élèves-brigadiers, se dit Marc.
À l’arrivée des recrues, le voici qui recommence ses classes avec les conscrits, qui passe une deuxième fois par toutes les phases de l’instruction à pied et à cheval. Mais tout cela n’est rien pour lui. Ce qui lui semble inabordable, c’est la théorie. Pour le service en campagne, il s’en tire merveilleusement : il ne s’agit que de lire, de comprendre et de répéter à sa guise ce qu’il a compris. Mais sa mémoire est rebelle et refuse d’emmagasiner les mouvements méticuleux, le maniement du sabre et de la carabine qu’il faut réciter mot à mot parce que le règlement donne le meilleur mode d’instruction, le plus concis, le plus correct. Pourtant, peu à peu, elle s’éveille, se dégourdit ; il y a des jours où Marc est tout stupéfait d’apprendre des pages entières, lui qui, au début, éprouvait tant de mal à retenir une seule ligne.
Au premier examen trimestriel, il n’a pas brillé. Mais, maintenant, il est lancé dans la lutte qu’il soutient avec ses facultés mentales, avec son esprit, sa mémoire, il veut être vainqueur. Pourquoi ne réussirait-il pas où tant d’autres ont réussi ? Ne sent-il pas que les obstacles s’aplanissent et qu’il retient en une heure ce qu’il entassait autrefois dans sa tête au prix de plusieurs jours de bataille acharnée ?
À l’examen de fin d’année, Marc sera peut-être un des premiers ; il étonne le commandant par ses réponses précises, ses vues nettes sur le service en campagne. C’est dit : il est décidément premier. C’est une immense satisfaction pour lui que d’avoir pu égaler, puis dépasser des jeunes gens qui passent pour instruits. Aux nominations, il a ses galons de brigadier. Alors, il est pris d’une fierté nouvelle. Il n’est plus le dernier venu. Il commande à des hommes ; il donne des ordres. Il se sent quelqu’un… — quelqu’un de bien infime encore, perdu tout au fond de l’entonnoir social, à peine grimpé sur le premier échelon. Combien sont au-dessus de lui, mais combien d’autres au-dessous !
Brigadier, Marc se fait respecter des hommes de sa chambrée en leur donnant l’exemple de toutes les honnêtetés militaires : l’ordre, la propreté, l’obéissance, l’exactitude. Il a maintenant un prêt de 27 sous tous les cinq jours ; mais il continue à dépenser juste ce qu’il dépensait étant dragon ; avec le reste de son prêt accumulé pendant des mois, il a acheté une géographie, une arithmétique, une histoire de France.
Tous les soirs, il s’installe à la table, fume une pipe en causant avec ses hommes des choses du métier qu’il aime ardemment, puis il se plonge dans ses lectures. Il étudie, avec des inexpériences de travail qui doublent les difficultés. Les complications de la syntaxe et du calcul lui semblent effrayantes. Mais il ne peut plus s’arrêter.
Marc est nommé maréchal des logis. Alors, il a une chambre à lui, et peut travailler tout à son aise ; il sort peu, se renferme en lui-même, bon camarade, serviable pour tous, mais passant aux yeux des indifférents pour taciturne et d’humeur sombre.
Un jour, Marc va trouver un professeur du collège, un vieux qu’on dit très bourru : il sent qu’il ne doit plus marcher seul, qu’il a besoin d’un guide, de quelqu’un qui le dirige à travers les obstacles qui grandissent. Il prendra deux leçons par semaine.
Lentement, avec des rougeurs au front, des hésitations dans sa voix, il explique au professeur qu’il n’est pas riche, qu’il ne peut donner que son prêt, qu’on veuille bien lui faire le meilleur marché possible. Longtemps il parle, disant ses espérances futures, racontant son arrivée au régiment, comment il a appris à lire, et qu’il a eu bien du mal. Enfin, il serait bien heureux de pouvoir prendre quelques leçons, parce que le peu qu’il sait lui a appris qu’il a encore tant… tant à savoir… qu’il ne voudrait pas être trop inférieur à ses camarades, que le colonel l’a nommé sous-officier par bienveillance… mais que noblesse oblige… Longtemps le vieux bourru le considère attentivement de ses lunettes noires, et l’écoute en tapotant la table de son coupe-papier, d’un air d’impatience ; puis, tout à coup, il l’interrompt :
— Monsieur, vous viendrez chez moi quatre fois par semaine, le soir. Vous me paierez quand vous serez officier.
Officier !
Marc bondit de se voir deviné, de se deviner lui-même. Voilà donc ce qui le tourmentait si fort !
Officier ! Marc saisit la main du brave homme et le remercie en balbutiant ; et du fond de son âme, il le remercie encore plus de ce « quand vous serez officier » que de tout le reste.
À partir de ce moment, Marc travaille avec acharnement et prend conscience de lui-même. Au terrain de manœuvre, dans les commandements, sa belle voix mâle est assurée, comme triomphante. Il parle aux hommes avec un ton d’autorité qui les étonne : on devine que sa force ne vient pas seulement du galon, mais surtout de sa foi dans le régiment, de sa reconnaissance pour cette vie militaire où il avait cru d’abord perdre des années inutiles, et par-dessus tout cela, de quelque chose de plus grand encore, un sentiment qu’il porte en lui, profond, indéracinable, sa passion pour le pays.
Les cavaliers aiment à l’écouter, se sentent bouleversés lorsqu’à la théorie, à propos d’un incident, à propos d’une question sur les devoirs des vedettes, Marc leur raconte un fait des guerres passées en paroles chaudes et vibrantes.
Après six mois de surmenage intellectuel, Marc est porté sur le tableau des sous-officiers admis à concourir pour l’École de Saumur.
Deux ans se passent. Marc peut enfin se présenter ; il n’est pas admis. Mais cet échec ne l’effraie pas : et comme son temps est terminé, il signe un rengagement de cinq ans. L’année suivante, il entre à Saumur avec le numéro 15.
À l’École, il a encore cherché à dépasser ses camarades, sûr de lui, maintenant, fort de son passé, fort de son présent, fort de son avenir.
Marc est sorti de Saumur avec le numéro 3. Il est actuellement lieutenant dans un régiment de chasseurs d’Afrique.
Qui peut dire jusqu’où arrivera l’ouvrier venu au quartier, sachant à peine lire ?