Le Boy de Marius Bouillabès/VI

La bibliothèque libre.
H. Laurens (p. 45-58).



CHAPITRE VI


BOTTES SECRÈTES. — AU TEMPLE DE LA DÉESSE DURGA


« J’étais depuis quelque temps dans Allah-Abad, lorsque je fus, par suite de circonstances diverses, envoyé en mission quasi diplomatique. Quelle était-elle ? cela importe peu à mon récit ; le devoir professionnel m’empêche de vous donner à cet égard des détails d’ailleurs oiseux ; qu’il vous suffise d’apprendre que j’étais chargé de remettre à qui il importait des documents de la plus haute valeur et qui devaient parvenir à leur destinataire dans le plus grand secret. Il est utile de dire qu’une faction d’intérêts opposés devait faire son possible pour que je ne puisse arriver à bon port.

« Des ruses d’apaches devaient être employées de part et d’autre ; il fallait que mon départ fût secret. Je quittai donc, pour égarer toute piste, la bonne et confortable chambre no 47 que j’occupais au Great Eastern Hôtel ; je disparus pendant quelques jours dans un taudis, en faisant tous mes préparatifs.

« La question la plus difficile était de placer en lieu sûr les précieux documents. Je pouvais m’attendre à toutes les trahisons, à toutes les perfidies. Mes bagages ne pouvaient pas être assez garantis, non plus même que ma personne. Je me décidai à faire placer ces papiers dans les semelles de mes bottes.


« Ah ! mon ami, combien ces bottes étaient dignes de contenir, de protéger, de cacher pareil dépôt. Faites, quant à la claque, de fin poulain, elles avaient des tiges en peau de crocodile que j’avais moi-même tué sur les bords du Gange, et ces tiges se reliaient à la claque en de délicieuses arabesques du meilleur goût. Un cordonnier anglais d’une honnêteté scrupuleuse et dans lequel ma confiance était sans borne, fut chargé de placer entre la double semelle l’important document.



« Le matin du jour où il devait me rendre ce curieux portefeuille, je reçus, à ma grande surprise, je dirai plus, à ma profonde terreur, la visite du pauvre ouvrier navré de m’avouer qu’au moment même où il allait envelopper les bottes qu’il devait me rapporter, elles avaient subitement disparu de l’étagère sur laquelle il les avait placées.

« Ce fut pour moi un effondrement.



« Je bondis dans la rue pour aller narrer cet événement néfaste à mes commettants, quand, tout à coup, sur une place publique, je vis ma botte gauche pénétrer rapidement dans un fiacre chargé de bagages ; je me précipitai dans un



cab, je promis au cocher les mines de Golconde, les trésors du Schah de Perse, le Koh-i-Noor, le Grand Mogol… et


quelque chose de plus encore, s’il parvenait à rattraper la

voiture qui détalait devant nous.

« Qui jette de la poudre aux yeux n’aveugle pas toujours son monde.

« Le cocher me regarda d’un air ahuri, dodelina de la tête, et, par une mimique expressive, me fit comprendre qu’il me croyait fou.

« Alors, je lui promis deux shillings de pourboire et il partit à fond de train.

« Cet incident m’avait fait perdre un temps précieux ; mais les bagages dont l’autre voiture était chargée nous avait permis de ne pas la quitter des yeux.



« Nous arrivâmes à la gare quelques instants après elle ; je sautai de mon cab, je gravis en deux bonds les degrés de la salle des pas perdus, je glisse sur une peau de banane, je tombe sur le nez, me relève et prends ma course furibonde.



« Pendant ce temps, le cocher, que je n’avais pas payé, appelait la garde ; les employés, me voyant couvert de sang dont mon nez ruisselait, criaient à l’assassin ; les femmes, les enfants, les chiens s’apeuraient, et moi, toujours courant comme un possédé, je m’embarrassai dans les valises et j’arrivai sur le quai de la gare pour voir ma botte droite monter dans un sleeping-car. Le train, à cet instant, s’ébranlait dans un tintamarre de ferraille et un nuage de vapeur. Je tombai mourant sur un banc…, des gens se précipitèrent sur moi en m’inondant d’eau de Cologne, on me fit respirer des sels anglais, on me tamponna les narines d’ouate. C’était à qui m’entourerait de plus de prévenances, d’attentions, de soins délicats et obséquieux. Je fus touché jusqu’aux larmes. Celles-ci, pourtant se séchèrent bien vite lorsque je vis cette multitude de gens se presser, s’entasser de plus en plus sur moi, et que je sentis l’air me manquer à nouveau. Chacun me tendait la main pour me demander


une rémunération. Celui-ci prétendait avoir ramassé mon chapeau, celui-là ma canne, cet autre mon cigare… enfin n’en vint-il pas un me dire qu’il avait enlevé la peau de banane et nettoyé la place où je m’étais si lamentablement aplati. Au comble de la fatigue et de l’exaspération, énervé par ce populo exotique dont je ne parvenais pas à me dégager et qui me soufflait sous le nez, je vidai rapidement un de mes goussets et lançant en l’air au-dessus de leurs têtes une poignée de menue monnaie ils me lâchèrent aussitôt pour se précipiter dessus. Pendant que pêle-mêle ils se vautraient les uns sur les autres, se déchirant, s’égratignant pour s’arracher ces quelques pièces, moi, Marius Bouillabès, qui ne perds jamais la tête, je me relevai soudain et rapidement m’enquis de la direction qu’avait pris ce train de malheur. Ce me fut une bien douce satisfaction d’apprendre, de la bouche même du chef de gare, qu’il s’en allait d’une seule traite à Bénarès, son point terminus. Ça limitait le champ de mes recherches.



« Vous comprenez bien, mon cher ami, que ce n’était pas toutes seules, et dirai-je « proprio motu », que mes bottes prenaient des cabs et se payaient des sleeping-cars, il y avait un gentilhomme dedans, c’était une chose certaine et il s’agissait de le retrouver…

« Je rongeai mon frein pendant les deux heures qu’il me fallut passer en gare pour attendre le départ du train suivant.



« Par égard pour vos oreilles, je ne vous répéterai pas tous les jurons dont je fis retentir le hall. Il y en avait d’arabes, de brésiliens, de scandinaves, de javanais…, les plus nombreux et non les moins puissants furent les provençaux ; je continuai ce soliloque jusqu’en gare de Bénarès, où j’arrivai, enfin !

« Dès le lendemain, je me mis à parcourir la ville, comptant sur ma bonne étoile pour me faire retrouver mes précieuses bottes.



« Plusieurs jours se passèrent sans résultat.

« L’espérance avait fait place au découragement.

« Mes démarches avaient été d’abord mathématiques, stratégiques, si j’ose dire ; mon cerveau fatigué alors n’avait plus la force de raisonner ; j’allais devant moi musant dans les rues, perdant peu à peu l’espoir, pris du plus vif découragement.

« Un jour, j’entendis parler du temple de Durga, un des plus beaux édifices de la ville sacrée.



« Construit en pierres, il est peint, de la base au sommet, d’ocre rouge, rappelant ainsi la couleur du sang, vision particulièrement agréable à la farouche déesse. Ce temple est plus connu des Européens sous le nom de temple des Singes ; on me raconta à ce sujet les choses les plus curieuses.



« Au milieu de jardins charmants, aux arbres séculaires, il a été bâti au ixe siècle, à ces extraordinaires dieux : messieurs les singes ; mais, loin de l’habiter, ceux-ci vagabondent dans les bosquets d’alentour, se nourrissant comme il convient des offrandes de leurs adorateurs. Ce ne sont point des cierges, ni des « ex-voto » qu’on leur offre, mais bien des bananes, des mangues, des noisettes, du maïs et autres babioles dont ils se montrent très friands.

« Je vous ai dit qu’ils gambadaient en liberté ?

« Vous êtes habitués en Europe à voir les singes en cage ? Ce sont les hommes, et plus souvent des femmes, qu’on voit dans ce singulier lieu, à travers des grillages et des barreaux. Les marchands de denrées à singes, qui pullulent autour du temple, sont obligés, pour garantir leurs marchandises, de s’enfermer dans des cages, afin de se préserver de ces gourmandes divinités. »



────