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Le Brésil et la Société brésilienne/01

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Le Brésil et la Société brésilienne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 554-579).
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LE BRESIL
ET LA SOCIETE BRESILIENNE
MOEURS ET PAYSAGES

I.
LE RANCHO.

Près de quatre siècles se sont écoulés depuis que Pedro Alvarez Cabrai prit possession pour la couronne portugaise de la péninsule australe du Nouveau-Monde, et cependant, sauf quelques aspects généraux de son histoire politique et morale[1], le Brésil, si l’on en excepte les ports de la côte visités journellement par le commerce européen, n’est que très imparfaitement connu. On ne saurait en être surpris. Le colon s’est toujours arrêté volontiers sur le bord de la mer ou à l’embouchure des fleuves. L’exploitation des richesses minérales a seule attiré de rares groupes de population sur quelques points de l’intérieur. Quant aux voyageurs que des missions scientifiques amènent, à de longs intervalles, sur cet immense continent, leurs observations, presque toujours enfouies dans des recueils spéciaux, sont perdues pour la plupart des lecteurs. Il reste à tracer un tableau fidèle de la vie sociale dans l’intérieur du Brésil, à montrer où en est dans les diverses parties de cet empire le travail de la civilisation. Peut-être un séjour de plusieurs années dans ce pays nous donne-t-il quelque droit à essayer cette tâche. Il y aurait à embrasser dans le même cadre l’ensemble de la société créole depuis le riche planteur jusqu’à l’humble feitor (surveillant des noirs), et surtout à reproduire l’exacte physionomie de chacun des types qui la représentent ; mais cette société, fille de la conquête, est fondée sur l’esclavage : le blanc a refoulé l’Indien et tient sous le fouet le nègre courbé vers la terre. Avant donc d’étudier dans la fazenda (grande exploitation rurale) et dans la cidade (la ville) les forces industrielles et politiques de la nation, il faut connaître les races déshéritées, l’Indien, le noir, l’homme de couleur, et c’est surtout dans le rancho qu’on peut les observer. Le rancho, c’est la hutte de feuillage qui abrite l’Indien dans la forêt, c’est aussi le hangar plus solidement construit, mais ouvert de même à tous les vents, où s’arrêtent avec leurs bêtes les caravanes d’hommes de couleur et de noirs qui transportent les marchandises de la côte à l’intérieur ; c’est en un mot l’asile des populations errantes ou esclaves, qui sont l’objet de cette première étude.


I

L’Indien de la côte orientale est entièrement réfractaire à la civilisation. Comme le jaguar, il recule dans le désert à mesure que la hache européenne pénètre dans ses forêts. Les créoles, malheureusement trop intéressés dans la question pour qu’on les croie sur parole, mettent sur le compte d’une certaine impuissance native, inhérente, d’après eux, à toutes les races américaines, cette sorte d’antipathie pour toute espèce de progrès. Il serait peut-être plus juste d’en rechercher la cause dans la haine séculaire que l’indigène a vouée aux conquérans depuis leur apparition sur ses rivages. L’histoire du Hollandais Hans Stade en est un frappant exemple. Prisonnier des Botocudos, qui n’attendaient que le moment où il serait assez gras pour le mettre à la broche, il ne pouvait convaincre ses terribles gardiens qu’il n’appartenait pas à la race de leurs bourreaux. « J’ai déjà mangé cinq blancs, lui dit un jour le chef qui venait le tâter, et tous les cinq prétendaient, comme toi, qu’ils n’étaient pas Portugais. » À bout d’argumens, le prisonnier imagina enfin d’invoquer la couleur de ses cheveux, qui étaient d’un roux ardent, comme ceux, disait-il, de tous ses compatriotes. Cette réflexion le sauva. Les Botocudos, se rappelant que les prisonniers rôtis étaient bruns, lui rendirent la liberté.

Cette haine de bête féroce que le peau-rouge a vouée aux blancs à cheveux noirs s’explique sans peine, si l’on se rappelle le sans-façon avec lequel Espagnols et Portugais prenaient possession de ses forêts. Colomb s’était emparé de San-Salvador au nom de la double couronne de Castille-Aragon en débarquant l’épée à la main et en bâtissant un fort. Cabrai, en arrivant au Brésil, au lieu de construire un fort, fit dresser côte à côte une croix et une potence sur le rivage. À la nouvelle de sa découverte, tous les aventuriers du Portugal se ruèrent sur ces plages, qu’on leur avait dépeintes si fertiles et si riantes. Venus pour faire une fortune rapide, ils ne pouvaient se résoudre à défricher eux-mêmes le sol, quelle qu’en fût la richesse. Il fallut donc des esclaves. Le pays des nègres se trouvait par-delà les mers à travers un océan encore inconnu, et les Indiens étaient là, sans défiance, apportant chaque jour des provisions et ne doutant pas de la gratitude des blancs. Ceux-ci n’hésitèrent pas. Ils traquèrent les indigènes comme des bêtes féroces, et surpassèrent même en atrocités leurs émules de Castille. En vain les papes, qui se piquaient alors de marcher à la tête de l’humanité, déclarèrent-ils à plusieurs reprises l’Indien fils d’Adam, et digne de jouir à ce titre de tous les droits appartenant à la famille humaine : la chasse aux esclaves continua en dépit des bulles pontificales, et l’Indien dut reculer devant l’envahissement européen. Cette retraite d’ailleurs fut vaillamment disputée. Ce n’étaient pas au Brésil, comme au Mexique, comme au Pérou, de timides populations qu’une décharge, d’artillerie mettait en fuite ; c’étaient de vigoureux guerriers défendant leur sol avec un acharnement qui étonnait les Portugais eux-mêmes, à cette époque les premiers soldats du monde. L’avantage leur resta enfin, et l’Indien disparut du littoral atlantique. Il faut aujourd’hui s’enfoncer dans les forêts reculées qui bordent les grands fleuves pour rencontrer les derniers restes des Guaranis, et cette exploration n’est pas toujours sans danger. Se souvenant encore de l’acharnement avec lequel les Portugais poursuivaient leurs ancêtres, ils portent instinctivement la main à leurs flèches à la vue du blanc qui s’aventure sur leurs rives et qui leur rappelle l’ennemi de leur race. Du reste, la civilisation n’a aucune prise sur ces caractères farouches. Il y a quelques années, deux jeunes enfans indiens trouvés dans les bois furent amenés dans la maison de l’empereur du Brésil. La sœur, il est vrai, accepta assez facilement les soins qu’on lui prodiguait : elle apprit la langue portugaise, se laissa baptiser, fut mariée plus tard à un blanc, et vivait encore lors de mon passage à Rio-Janeiro ; mais le jeune homme ne voulut jamais se laisser approcher ; il mordait comme une bête féroce toutes les personnes qui se trouvaient à sa portée. Il est mort étouffant de rage et de désespoir.

Ce caractère indomptable a fait donner aux Indiens des forêts le nom d’Indios bravos (Indiens méchans), par opposition aux Indiens des frontières qu’on appelle Indios mansos (Indiens doux, apprivoisés). Comme leurs ancêtres, les bravos vivent de fruits, de chasse et de pêche ; chaque tribu obéit à un chef dont il est difficile d’analyser l’autorité. Supérieurs en force physique aux autres indigènes américains, ils paraissent inférieurs en intelligence, car on n’a trouvé chez eux aucune tradition historique, aucun monument qui rappelât quelques traces de civilisation. Quant à leur religion, elle est sans doute la même que celle de leurs aïeux[2].

La transition entre les tribus sauvages et les populations civilisées des-côtes brésiliennes est marquée par les Indiens mansos. Ce sont eux qui cueillent le caoutchouc, l’ipécacuana, la vanille, la salsepareille, en un mot tous les produits qu’on ne trouve que dans les forêts lointaines. La récolte faite, ils s’avancent dans les cantonnemens des blancs pour la livrer et recevoir en échange des produits de l’industrie européenne, couteaux, indiennes, eau-de-vie, etc. Le reste de l’année est occupé à la chasse et surtout à la pêche, leur passion favorite. Nés dans un pays coupé de nombreuses rivières qui débordent chaque année au solstice et couvrent quelquefois des étendues immenses de forêts, ils acquièrent dès l’enfance une telle habitude de la natation que l’eau paraît être leur élément naturel ; on peut dire hardiment qu’ils sont les premiers nageurs du monde. J’ai vu plusieurs fois de petits Indiens, à peine sevrés, se précipiter dans l’eau et y folâtrer des journées entières, sans s’inquiéter des caïmans qui fourmillent dans les fleuves du Brésil. Les adultes sont à peine vêtus, et quant aux enfans, ils vont, comme les négrillons, entièrement nus. La plupart portent cependant un chapelet passé autour du cou. Ce chapelet, que les sorciers vendent et que les Indiens considèrent comme un puissant talisman contre les morsures de serpens, est ordinairement fait de petites graines rouges qui croissent en grande abondance dans les bois. Ceux qui fréquentent les Européens remplacent quelquefois ces chapelets par une médaille. Curieux un jour de connaître le nom de la madone chargée de veiller aux destinées d’un affreux petit peau-rouge qui se démenait comme un diablotin dans un ruisseau que nous traversions, je priai mon guide, mi-nègre, mi-Indien, d’aller parlementer avec le drôle, afin qu’il me permît de l’approcher. L’affaire ne réussit pas sans difficulté, à cause surtout de mon costume étranger, qu’il voyait probablement pour la première fois. Je parvins cependant, grâce à mon compagnon, qui lui tenait les bras et la tête pour l’empêcher de mordre, à saisir la médaille, et quel fût mon étonnement lorsque je reconnus une pièce de monnaie française de 50 centimes à l’effigie de la république de 1848 !

Comme le nègre, l’Indien ne connaît guère de la religion que le baptême ; il y a toutefois entre eux une différence. Le nègre, qui est esclave, porte ses enfans au padre de la plantation avec une parfaite insouciance, ni plus ni moins que s’il portait une arrobe de café au marché. L’Indien au contraire aime à se faire tirer l’oreille ; il a pour principe de ne faire rien pour rien, et ne consent à recevoir l’ablution évangélique qu’après la promesse d’un verre de cachaça (eau-de-vie), d’un morceau d’indienne, ou de toute autre compensation matérielle. Il ferait même volontiers un excellent chrétien, si les missionnaires pouvaient puiser dans une cave qui ne tarît jamais. Apprend-il qu’on prêche dans les environs, il se met aussitôt en marche, va pieusement s’accroupir autour de celui qui apporte la bonne nouvelle, et attend avec impatience la fin du sermon pour demander sa part de douceurs. Les provisions épuisées, il reprend le chemin de sa hutte, jusqu’au jour où les fidèles de la propagation de la foi auront de nouveau rempli les caisses de leurs mandataires. Si jamais les missionnaires sont en mesure de faire précéder chaque exercice religieux d’une distribution d’eau-de-vie ou de foulards rouges, hommes et femmes se précipiteront en foule pour entendre « la parole de Dieu. » Il n’est pas rare, au dire des gens du pays, de rencontrer des Indiens faisant métier de leur conversion et se présentant devant chaque padre qui arrive pour demander une nouvelle ablution et percevoir la prime qui y est attachée. Dans les premiers temps de la conquête, lorsque l’étendue des déserts et l’absence des chemins rendaient toute communication impossible entre les diverses parties de l’empire, quelques tribus pratiquaient sur une grande échelle cette sorte d’escompte du baptême. Dès qu’un capitaine-général arrivait dans une province, il s’empressait, suivant son humeur, de donner la chasse aux peaux-rouges et d’en faire des esclaves, ou de les convertir pour fonder une colonie. Ceux-ci se laissaient volontiers approcher quand il ne s’agissait que d’être catéchisés, car ils savaient que l’Évangile était toujours accompagné d’une foule de petits avantages fort de leur goût, tels que vêtemens, couteaux, et surtout une nourriture moins précaire que ne l’offre la vie des bois. Tout allant pour le mieux au début, les missionnaires étaient émerveillés de la ferveur de leurs ouailles, et en auguraient bien pour l’avenir ; mais lorsque les provisions touchaient à leur fin et qu’on annonçait aux nouveaux convertis qu’il fallait planter du maïs et du manioc, sous peine de voir ; bientôt supprimer la ration, leur zèle de néophytes commençait à s’attiédir. Il arrivait enfin un moment où l’inertie des catéchumènes et l’impossibilité de fournir plus longtemps à leur entretien lassaient la patience des convertisseurs. Exaspérés d’avoir été joués par des peaux-rouges, les Portugais remplaçaient alors le padre par le feitor, et déclaraient les Indiens esclaves, pour les punir d’avoir été rebelles au christianisme. Ceux-ci ne s’inquiétaient pas trop de leur nouvel état, rassurés par la proximité de la forêt, où ils se réfugiaient à la première occasion ; mais ces premiers rapports avec les blancs avaient perverti leurs goûts et leurs habitudes : la vie des bois leur paraissait trop rude, et, comme les Hébreux du désert, ils regrettaient les viandes et les oignons de la fertile Égypte. Ils se mettaient donc en quête d’un nouveau baptême, et un jour on voyait arriver à une centaine de lieues de la province où elle avait résidé jusqu’alors une tribu indienne offrant de se convertir. On écrivait à l’évêque et au capitaine-général, qui, ravis de cette offre, envoyaient moines, vêtemens, outils et provisions, avec ordre d’évangéliser ces nouveau-venus et de fonder une colonie chrétienne. Inutile de dire que cette colonie finissait comme la première, après avoir passé par les mêmes phases, et qu’elle allait demander un troisième baptême plus loin.

Si la religion inquiète peu l’Indien, la politique ne l’émeut guère davantage. Chaque peuplade obéit à un capitao choisi parmi les moins déguenillés de la tribu. Que de fois un mulâtre fuyant l’esclavage ou désertant le service militaire a été proclamé capitão par une tribu indienne chez laquelle il s’était réfugié ! Ce choix s’explique : l’Indien a le sentiment de son infériorité, même devant la couleur foncée du mulâtre, qui d’ailleurs lui est presque toujours supérieur en force physique. Ajoutez à ce sentiment le prestige des habits et quelquefois des armes sur des gens presque entièrement nus et ne connaissant que la flèche, enfin le besoin d’avoir un chef qui connaisse la langue et les habitudes des blancs pour se faire entendre d’eux lorsque le hasard ou les besoins l’exigent.

Les efforts tentés jusqu’ici pour employer l’Indien du Brésil comme domestique ont été presque sans résultat. Plusieurs fazendaires qui en avaient pris à l’essai, et que j’ai interrogés sur leur compte, m’ont unanimement répondu qu’ils avaient été obligés d’y renoncer à cause de l’incroyable sans-façon que ces sauvages apportaient dans leur service. Venaient-il à regretter leurs forêts, ils quittaient la maison sans mot dire à personne, retournaient dans les bois, se construisaient une hutte avec quelques pieux fichés en terre et quelques feuilles de palmier, et là se reposaient de leurs prétendues fatigues, n’interrompant leur far niente que pour cueillir quelques fruits ou pêcher quelques poissons. Puis un jour, après deux, trois, six mois d’absence, saturés de vie sauvage, ils venaient reprendre leur travail comme s’ils l’avaient quitté la veille, et ne comprenaient pas que le maître parût étonné de les apercevoir et leur demandât des explications. Ils continuaient ainsi leur besogne pendant quelque temps ; mais, bientôt fatigués une seconde fois de la vie civilisée, ils s’échappaient sans bruit de la plantation pour aller se refaire dans les forêts et reparaître l’année suivante. Ces escapades avaient surtout lieu le jour où ils recevaient leur solde. Il va sans dire que tout cet argent passait à acheter de la cachaça, et que ce n’était qu’après en avoir cuvé les dernières fumées que l’ancien maître leur revenait en mémoire.

Une population d’humeur si indolente est peu propre aux travaux de l’agriculture, plus pénibles partout que le service de l’intérieur d’une maison. Aussi ne pourra-t-on jamais compter sur cet élément pour la colonisation du pays. Il y a cependant de ces demi-sauvages qui se donnent le titre de cultivateurs, parce qu’ils ont abandonné l’arc de leurs ancêtres, et qu’ils consentent à semer un peu de manioc et de maïs pour nourrir leur famille. Dès que ce travail, qui ne dure que quelques jours, est achevé, ils rentrent dans leurs huttes de bois et d’argile, se couchent sur leurs nattes de jonc et passent le reste de l’année dans une immobilité absolue, pinçant de temps en temps pour se distraire une mauvaise guitare qu’ils ont toujours à côté d’eux, car la musique est une de leurs passions favorites. Bien que les forêts qu’ils habitent soient les demeures séculaires de leurs aïeux, ils n’y sont guère en sûreté, quand ils se trouvent dans le voisinage d’une ferme. Alors il arrive souvent que le colon vient mettre le feu aux arbres pour préparer ainsi un nouveau champ de caféiers qui doit remplacer les plantations épuisées. Notre peau-rouge prend alors sa guitare, qui constitue tout son mobilier, et va construire une autre cabane dans les montagnes voisines. Les choses toutefois ne se passent pas toujours aussi paisiblement. Il n’y a pas longtemps que dans la province de Minas une de ces expropriations forcées faillit tourner au tragique et coûta assez cher au fazendaire.

Ce fazendaire, un des plus riches propriétaires de la contrée, avait d’immenses étendues de forêts vierges qu’ils n’avait jamais visitées que pour chasser le tapir ou le bœuf sauvage. Un de ses voisins, désirant faire une plantation de café, vint un jour le prier de lui vendre les deux revers d’une colline, dont la situation semblait promettre de magnifiques récoltes. C’était une excellente affaire pour le propriétaire, qui, faute de bras suffisans, n’espérait pas retirer une obole de cette partie de son domaine. La vente fut donc bientôt conclue au prix de 10 contos de reis (25,000 francs). Comme cette montagne, très vaste d’ailleurs, n’avait jamais été explorée, grande fut la surprise de l’acquéreur lorsque ses nègres, envoyés pour le défrichement, vinrent lui raconter qu’ils avaient trouvé au milieu des bois des hommes sauvages (gente do matto) établis dans des huttes, et qui paraissaient les regarder de très mauvais œil. Notre homme alla aussitôt se plaindre à l’ancien propriétaire, disant qu’il avait cru acheter une forêt vierge et non une colonie d’Indiens, et que, ne pouvant en prendre possession, il renonçait à l’achat. Le fazendaire promit de faire déguerpir ses anciens locataires. Il envoya en conséquence son garde champêtre intimer l’ordre aux peaux-rouges d’aller planter leurs cases ailleurs. Ceux-ci, ayant eu vent de l’affaire, s’étaient concertés ; ils répondirent qu’étant de père en fils et de temps immémorial les enfans de la forêt, ils se croyaient les véritables possesseurs du sol. Comme cette réponse était accompagnée de menaces et de gestes peu rassurans, le messager, jugeant qu’il serait inutile d’insister, vint raconter à son maître le résultat de sa mission. Il fut alors résolu qu’on ferait une battue dans la montagne avec tous les nègres de la plantation, afin de mettre le feu aux huttes des Indiens, de dévaster leurs champs de manioc et de les forcer ainsi à déloger ; mais ces derniers étaient sur leurs gardes depuis la sommation, et lorsque les nègres arrivèrent, ils furent arrêtés par des retranchemens formidables d’où partaient des traits invisibles qui les forcèrent bientôt de s’enfuir. L’affaire devenait grave. Le fazendaire s’était engagé à déblayer la place, et d’ailleurs son amour-propre était en jeu. Il eut donc recours aux grands moyens et s’adressa au juge de la comarca (canton) pour obtenir, à l’aide des autorités de la province, l’expulsion de la sauvage colonie. Après une instruction régulière de l’affaire, un bataillon d’infanterie fut envoyé pour enlever de vive force la citadelle improvisée. Il s’était écoulé près d’un an depuis le premier assaut, et les Indiens, se croyant débarrassés pour toujours de leurs adversaires, avaient fini par ne plus veiller aux barricades. Ils reposaient donc tranquillement dans leurs cabanes lorsqu’une décharge de mousqueterie vint les avertir qu’on ne les avait pas oubliés. Au même moment, une nuée de soldats s’abattit sur leurs frêles demeures et se mit en devoir de les renverser. Toute résistance était impossible, et d’ailleurs l’Indien perd tout courage devant une arme à feu. Ils prirent la fuite, et se décidèrent enfin à porter leurs pénates plus loin. Le plaisant de l’affaire, c’est que quelques jours après on présentait au fazendaire une note de 20 contos de reis (50,000 francs), qui devaient couvrir les frais du procès et de l’expédition. Il avait reçu 10 contos pour le prix de vente ; il lui restait donc à payer 25,000 francs pour avoir le droit de se dessaisir de sa propriété. Ceci n’est qu’un léger spécimen des agrémens de toute sorte qu’on rencontre à chaque pas dans Ce pays privilégié dès qu’il s’agit de résoudre le grand problème de la colonisação.

Ces expropriations d’Indiens sont une des suites naturelles de la conquête telle que la comprenaient les fidèles sujets de sa majesté le roi de Portugal, des Algarves et de l’Océan. Un voyageur français, M. Auguste de Saint-Hilaire, qui visitait la province de Rio-Janeiro en 1816, raconte qu’il trouva un jour à quelques lieues de la capitale une députation d’Indiens qui allait demander au roi dom João VI l’autorisation de conserver dans les vieilles forêts de leurs aïeux une lieue carrée de terrain où ils pussent bâtir un village et se mettre à l’abri de l’envahissement des colons. Cette tribu, qui appartenait aux Indios coroados (Indiens couronnés), dont on retrouve encore quelques débris sur le Haut-Parahyba, occupait alors presque toute la vallée du fleuve. Avant de se résoudre à affronter la majesté royale, ils étaient allés trouver le chef de la province, le baron d’Uba, et l’un d’eux lui avait tenu ce discours : « Cette terre est à nous, et ce sont les blancs qui l’occupent. Depuis la mort de notre gran capitão[3], on nous chasse de tous côtés, et nous n’avons pas même assez de place pour pouvoir reposer notre tête. Dites au roi que les blancs nous traitent comme des chiens, et priez-le de nous faire donner du terrain pour que nous puissions y bâtir un village. »

De toutes les tribus indiennes qui se sont rendues célèbres par leur résistance à l’envahissement des conquistadores, celle des Botocudos tient le premier rang, et a marqué de sanglantes pages les annales de la conquête. Il faut le dire à la honte des hommes de notre race, les fils du désert furent vaincus en férocité par les disciples du Christ. Ceux-ci, trouvant la poudre trop lente, empruntèrent à la nature le secours de l’un des plus cruels fléaux qu’elle ait déchaînés contre le genre humain : des étoffes destinées à propager la petite vérole étaient envoyées en présent aux sauvages, qui bientôt périssaient par milliers, frappés d’un mal invisible dont ils ne pouvaient soupçonner la cause. Quelques rares débris de ces infortunés errent encore aujourd’hui dans les forêts de leurs ancêtres, attendant avec effroi le jour où la hache portugaise viendra abattre leur dernier refuge. Leurs redoutables flèches, de six pieds de long, ne répondent nullement, quand on les examine de près, à l’idée qu’on en a conçue. Presque toutes celles que j’ai vues étaient des roseaux, et semblaient plutôt des jouets inoffensifs que des instrumens de mort. Ces armes ultra-primitives, dans un pays où le fer se trouve presque à l’état natif et à la surface du sol, donnent une triste opinion de ces peuplades, entièrement rebelles à toute civilisation.

Tel est l’attrait irrésistible du désert que ceux qui en sont sortis ne peuvent vivre dans un autre milieu. Les annales portugaises font mention d’un Botocudo qui, trouvé dans les bois encore enfant, fut amené à Bahia et élevé dans un couvent. Ses progrès, son intelligence, ses aptitudes, ayant été remarqués, on redoubla de soins. C’était une précieuse acquisition : on voyait en lui le missionnaire futur de sa peuplade. Comme il témoignait du goût pour les ordres, il fut sacré prêtre. Devenu enfin libre, il sortit du couvent sous prétexte de promenade, entra dans les bois qui entouraient la ville, et ne reparut plus. On sut plus tard qu’au lieu de catéchiser ses compatriotes, il avait repris leur costume primitif et leurs sauvages coutumes.

Le mot de Buffon : « le style, c’est l’homme, » ne s’est peut-être jamais appliqué avec autant d’effrayante justesse qu’à l’informe idiome des Botocudos. Le disque en bois qui orne leur lèvre inférieure, la forçant à tomber le long du menton, met leurs dents à découvert, et les empêche d’articuler les labiales. Se présente-t-il un b ou un p dans leurs syllabes, ils sont obligés de rapprocher leurs lèvres avec leurs mains pour produire le son voulu. L’analyse de leurs mots révèle de la manière la plus claire l’enfance de leur état social. Leur montrez-vous un bâton, ils vous répondent tchoon (arbre). Pour eux, un bâton n’est qu’un arbre débarrassé de ses branches. Leur demandez-vous ensuite le nom d’une poutre, ils vous répondent encore tchoon ; d’une branche, d’un morceau de bois, d’un pieu, etc., toujours tchoon. Le mot po doit à lui seul représenter, suivant l’occasion, la main, le pied, les doigts, les phalanges, les ongles, les talons et les orteils. La bestialité, qui semble être leur code unique, ressort surtout des mots composés. Veulent-ils parler d’un homme sobre, ils l’appelleront couang-é-mah (ventre vide) ; de la nuit, ils diront tarou-té-tou (temps de la faim), parce que, aussi gloutons qu’imprévoyans, ils ne savent garder aucune provision, et sont obligés, la nuit, d’attendre avec impatience le retour de la lumière pour donner satisfaction aux exigences d’un estomac toujours inassouvi. Chez la plupart des peuples, du moins chez les nations de l’Occident, la notion du juste a précédé celle de l’injuste, comme l’indique la composition de ce dernier mot dans les diverses langues, in-juste, un-gerecht, in-iquus, a-dikos, etc. Chez les Botocudos, c’est tout le contraire : l’état normal, c’est le voleur, nyin-kêck. Un honnête homme sera par conséquent un non-voleur (nyin-kêck-amnoup). De même le mensonge (iapaouin) étant l’habitude, la règle, la vérité deviendra iapaouin-amnoup (un non-mensonge).

Quelle peut être l’origine du disque de bois enchâssé dans la lèvre inférieure et qui leur a valu le nom de Botocudos[4] ? Je l’attribuais à une pratique sacerdotale dont la raison s’était facilement perdue chez une peuplade sans traditions, lorsqu’un infatigable voyageur, M. Biard, est venu nous apprendre qu’il avait vu ce disque leur servir de table. Ce n’était là probablement qu’une gracieuseté de quelque jeune Botocudo qui voulait mériter un verre de cachaça. Cette mise en scène ne serait plus possible chez un individu d’un certain âge, car alors la lèvre, obéissant au poids du disque, se replie sur le menton. J’ai vu un chef de ces sauvages, nommé capitão par l’empereur du Brésil, qui avait consenti à accepter un pantalon et à quitter ces affreux bijoux. Les chairs de la lèvre s’étaient assez rapprochées pour fermer la plaie, et ne laissaient plus voir qu’une énorme cicatrice ; mais les lobes des oreilles, moins charnus que la lèvre et moins accessibles au mouvement vital, n’avaient pu reprendre leur ancienne forme. Ils arrivaient presque aux épaules, formant deux anneaux dont l’ouverture mesurait environ deux pouces de diamètre.

Chez les peaux-rouges comme chez toutes les peuplades primitives, ce sont les femmes qui font tous les travaux de la tribu. Elles bâtissent les huttes, portent les bagages et les enfans dans les marches, tissent des étoffes de joncs, et fabriquent les vases d’argile dont elles se servent dans le ménage. L’unique industrie réservée aux hommes est la fabrication des flèches, leur seule occupation la chasse ; tout autre travail serait indigne d’eux. On comprend sans peine qu’à la suite d’un esclavage si dégradant et si pénible, l’Indienne, ne connaissant rien de ce qui développe les qualités de la femme, soit restée ce qu’elle était au sortir du moule de la nature ; déformée parle travail, défigurée par les mauvais traitemens, n’appartenant à la vie que par le côté matériel, elle ne peut qu’inspirer du dégoût à celui qui la voit pour la première fois. Observez ses yeux, vous y surprendrez le regard oblique et craintif de la bête fauve, et rien de ce magique rayon qui révèle l’intelligence. Le sentiment de son infériorité la porte à fuir l’étranger et à se cacher devant lui. Dans la vieillesse, les rides qui sillonnent en tous sens sa peau tannée, noircie, couturée par l’âge, les coups, le soleil, les fatigues, lui donnent l’aspect d’une vieille tête d’orang-outang, hideuse et grimaçante sous une longue perruque noire.

Tels sont les aborigènes du Brésil. Sera-ce nous élever vers la civilisation ou nous en éloigner que de passer des sauvages aux noirs ? On va en juger.



II

Rien de plus simple, ce semble, que de tracer la physionomie du nègre ; rien de plus complexe pourtant, si, en dehors de toute idée préconçue, on tient à être vrai.

Après de longues chevauchées, je venais d’arriver dans une fazenda où je reposais tranquillement, lorsque vers trois heures du matin je crus entendre un clairon sonnant la diane. — Ce n’est rien, senhor, me dit mon guide, qui couchait dans ma chambre, c’est le feitor qui appelle les nègres pour les conduire aux champs. Ce, son guerrier annonçait en effet à l’esclave que le sommeil était fini, et que son labeur allait recommencer. Du reste, il n’est pas donné à tous les noirs de s’éveiller au bruit du clairon. Le plus souvent je n’ai entendu qu’un méchant tambour que je ne puis comparer qu’à la caisse avec laquelle les montreurs d’ours courent les foires dans les montagnes des Alpes et des Pyrénées. J’avais refermé les yeux, lorsqu’une explosion soudaine de voix humaines vint m’éveiller de nouveau.

— Ne vous effrayez pas, senhor, reprit mon guide, ce sont les nègres qui, avant de partir pour les champs, viennent demander la benção (la bénédiction). — La benção joue un grand rôle dans la vie du noir. C’est le salut invariable par lequel il vous aborde. Pour formuler une benção suivant les règles, l’esclave doit ôter son bonnet de laine de la main gauche et allonger la droite dans la posture la plus humble. Beaucoup d’entre eux y ajoutent une légère flexion des genoux. Cette attitude rappelle tellement celle du mendiant, que dans les premiers temps de mon arrivée je portais instinctivement la main à la poche de mon gilet. Comme pour se venger de cette vexation du blanc, le noir exige la benção des négrillons, et ceux-ci, de leur côté, se la font demander par les macacos (singes), qu’ils dressent à cet effet.

Je me rendormis de nouveau. Une heure après, je fus encore éveillé par un vacarme effrayant : on eût dit une meute de tigres et de chats sauvages se déchirant avec des miaulemens affreux. Le bruit se rapprochait sensiblement. Cette fois, je me précipitai vers la fenêtre. Le jour commençait à poindre, je ne vis qu’une charrette débouchant de la forêt et remorquée par trois paires de bœufs. Deux noirs, armés de longs aiguillons, conduisaient l’attelage. L’un dirigeait la première couple par les cornes et indiquait le chemin ; l’autre, penché sur l’avant du char, piquait les bêtes retardataires. C’étaient les sifflemens gutturaux des nègres, les mugissemens des bœufs récalcitrans, les grincemens aigus des roues massives qui causaient tout ce bruit, et pourtant il ne s’agissait que de traîner quelques tiges de canne à sucre ; mais les routes sont inconnues dans l’Amérique du Sud. A-t-on besoin de s’ouvrir un passage à travers la forêt pour transporter la récolte, on envoie la veille une cinquantaine d’esclaves qui mettent le feu à quelques arbres, coupent les branches gênantes et portent un peu de terre dans les creux trop profonds. Cette besogne achevée, ils se retirent, croyant avoir fait une chaussée ; puis survient pendant la nuit un orage qui, en quelques heures, précipite sur la terre des avalanches d’eau. Ces pluies diluviennes tombent par torrens, ravinent le chemin s’il est en pente, entraînent toute la terre meuble et creusent des ornières infranchissables ; si le chemin traverse un bas-fond, les eaux y convergent de tous les coins de la forêt, s’y accumulent et le changent en lac. De là toutes les difficultés qui rendent si pénibles les voyages dans l’intérieur du Nouveau-Monde, et qu’on ne peut surmonter qu’à grand renfort d’hommes et de mules[5].

Si les nègres ignorent les avantages du macadam, en revanche ils savent improviser d’héroïques expédiens pour stimuler la nonchalance de leurs bêtes, quand le chemin présente trop de difficultés. Ont-ils épuisé leur répertoire de caresses, de cris et de coups, ils laissent là l’attelage, ramassent quelques branches desséchées sous le ventre de leurs quadrupèdes, et y mettent le feu. C’est un remède irrésistible que j’ai vu aussi employé par les muletiers catalans.

Comme il était trop tard pour me recoucher, je résolus d’aller visiter la plantation et de surprendre les esclaves au travail. Au bout d’une demi-heure de marche à travers d’anciennes cultures abandonnées, j’arrivai sur un petit plateau couvert de cannes à sucre ; une centaine de noirs étaient occupés à couper les cannes et à les porter en fagots sur des charrettes qui devaient les amener à la fabrique. Un feitor veillait aux chargemens, un autre à la coupe. Ce dernier, qui présidait d’ordinaire aux exécutions disciplinaires, avait un aspect menaçant. C’était un grand mulâtre aux bras musculeux, à la physionomie bestiale, au teint brûlé par le soleil. Un vieux chapeau de paille, un pantalon de toile et une chemise rayée composaient son accoutrement. À sa ceinture était suspendu un énorme palmatorium (espèce de large férule destinée à réprimer les fautes légères). Debout, en arrière du groupe, la main droite appuyée sur un long fouet, l’œil fixé sur son escouade, il gourmandait sans cesse, faisant avancer ou reculer sa ligne, comme un sergent-instructeur qui dirige la manœuvre d’un peloton d’infanterie. À quelque distance, sur la lisière de la forêt, trois ou quatre négresses, portant sur le dos leurs nourrissons cousus dans un sac, préparaient le repas des travailleurs. Deux énormes marmites d’angu (bouillie de maïs) et une autre de feijão (haricots) cuisaient à petit feu sur trois cailloux, tenant lieu de chenets. Les négrillons trop jeunes pour travailler la terre attisaient et entretenaient le feu. Chaque négresse veillait sur la marmite qui lui était confiée, remuant de temps en temps le contenu avec une énorme écuelle, afin de rendre la cuisson uniforme. Dans ses momens perdus, elle détachait son nourrisson pour lui donner à téter. Des calebasses entassées à côté des marmites représentaient la vaisselle. Le nègre, comme l’Indien, ne connaît d’autre fourchette que ses doigts.

J’étais désireux d’assister à un repas d’esclaves, et j’attendis assis sous un rancho que l’heure sonnât. Je contemplais les lignes des travailleurs harcelés par les cris incessans et le long fouet du feitor ; malheur aux retardataires qui, se laissant devancer, se trouvaient hors du rang ! Malgré cette hâte apparente, il était aisé de voir au jeu de leurs muscles et à l’expression de leur physionomie qu’ils en faisaient tout juste assez pour échapper aux coups du tocador (toucheur) et pour attendre le plus patiemment possible l’heure du déjeuner. Armés d’une faux recourbée clouée à un long manche de bois, ils coupaient leurs cannes par un mouvement automatique dont le ressort était visiblement placé dans l’axe du fouet que tenait le feitor. Le moment du déjeuner arriva enfin. Vers neuf heures, à un signe du surveillant, le travail cessa comme par enchantement sur toute la ligne, et tous s’approchèrent des marmites. Les rations étaient prêtes, et deux rangées de calebasses disposées sur le sol. Chacun prit une calebasse d’angu et une autre plus petite de feijão, alla s’asseoir sur une pierre et se mit à dévorer sa pâture sans mot dire, avec ce même flegme et cette même froide résignation qu’il avait naguère sous le fouet du garde-chiourme, et qui, acquise dès l’enfance, semble former le fond du caractère de l’esclave noir. Le soir, on leur distribue une seconde ration de bouillie de maïs et de haricots, et à la nuit close ils reprennent le chemin de leurs cases.

J’ai revu depuis bien des fois les nègres aux champs, et je me suis assuré que le programme d’un jour est pour eux le programme de toute l’année, de toute leur vie. Quand ils ne cueillent pas, ils sèment, et, les semailles faites, ils sarclent sans discontinuer jusqu’à la récolte, car les herbes poussent vite dans ces pays chauds et humides. Le dimanche, le travail est suspendu. Le Portugais est trop bon catholique pour faire travailler ses nègres le jour du repos ; mais il leur permet ce jour-là de travailler pour leur compte, il leur donne même à chacun un coin de terre où ils cultivent du maïs qu’ils vendent aux marchands de mules. Le prix de la récolte est destiné à renouveler leur vestiaire ; mais le nègre des champs, peu fashionable de sa nature, préfère volontiers une bouteille de cachaça ou une pipe de tabac à une chemise neuve. Il s’en va donc le plus souvent déguenillé, au grand désespoir du senhor.

Le dimanche apporte néanmoins quelque agrément à l’esclave. N’ayant pas de souci ce jour-là pour l’heure de son lever, il en profite la veille en dansant une partie de la nuit. L’orchestre est formé par les négrillons, qui frappent de leurs mains une espèce de tambour placé entre leurs jambes et formé d’un tronc d’arbre creux dont l’ouverture est recouverte d’une peau de chien ou de mouton ; le plus souvent ils s’accompagnent en chantant afin d’augmenter le vacarme. On ne voit d’ordinaire qu’un danseur au milieu du groupe ; il saute, gambade, gesticule ; puis, quand il sent ses forces l’abandonner, il se précipite sur un des assistans qu’il désigne pour lui succéder : le choix tombe ordinairement sur une femme. Celle-ci entre à son tour dans le cercle, se livre à toute sorte d’improvisations chorégraphiques, puis, fatiguée, va choisir un homme pour la remplacer. La scène se prolonge ainsi, et la complète lassitude des acteurs y met seule un terme.

Si le nègre est chasseur, il achète un fusil de 10 milréis (25 fr.), et va tuer un agouti (lièvre d’Amérique), un tatou, un macaco (singe) ou un lézard. L’anniversaire de la naissance du maître est pour l’esclave un jour de réjouissance et de grand festin : on lui prépare de la carne seca (viande sèche), et quelquefois on lui distribue une ration de cachaça. Tout alors s’élève au paroxysme, les contorsions des danseurs, le bruit du tamtam et les chants des négrillons. Les cris de viva o senhor (vive le maître) ! viva a senhora ! interrompent seuls les fantaisies inouïes de l’orchestre et le tumulte exorbitant de la danse.

Telle est d’ordinaire la vie des noirs dans les plantations. Quelques-uns ont un sort plus doux : ce sont ceux que le maître a attachés à son service personnel. Leur condition est alors à peu près la même que celle des domestiques européens. S’ils commettent une faute qui mérite une correction corporelle, ils s’esquivent avant d’être saisis, courent à toutes jambes dans une fazenda voisine où ils connaissent un ami ou un parent de leur maître, et le prient de les apadrinhar (obtenir leur pardon). Ces grâces-là ne se refusent jamais, quels que soient d’ailleurs les antécédens du solliciteur. Le fazendaire lui fait d’abord une morale proportionnée à la gravité de la faute, et, après l’avoir averti qu’il ne devra plus désormais s’adresser à lui, il finit par lui donner une lettre de présentation pour son maître. Muni de ce talisman, le coupable se présente sans crainte, car une demande de pardon, même émanant d’un inférieur, est chose sacrée pour le Brésilien. Malheureusement, comme il y a toujours moyen d’éluder une difficulté, il arrive souvent que le maître, après avoir pris lecture de la lettre, dit au noir : « Je te fais grâce, à la prière du senhor, des cent coups de chicote (fouet) que tu as si bien mérités ; mais, comme tu es un incorrigible, je ne te veux plus dans ma maison, et tu vas rejoindre tes camarades de la plantation. » C’est la punition la plus terrible pour un esclave, car la vie des champs a toutes les horreurs de la servitude, sans offrir aucune de ses compensations.

Les corrections peuvent se diviser en trois classes : les fautes légères sont expiées par quelques coups de palmatorium sur la paume de la main ; une douzaine de coups est le minimum. Ce genre de punition est surtout appliqué aux femmes et aux enfans. On se sert du chicote (fouet) pour les fautes graves et les hommes robustes. Le patient est solidement attaché à un poteau et entouré de ses camarades, qui assistent à l’exécution afin d’ajouter à la solennité du supplice et de recevoir eux-mêmes des impressions salutaires pour l’avenir. Un grand nègre ou mulâtre remplit les fonctions de bourreau. À chaque coup, il s’arrête pour reprendre haleine et laisser pousser au patient un cri aigu suivi d’un gémissement prolongé. On ne donne guère plus de cent coups à la fois ; si la punition est plus forte, on remet l’excédant au lendemain ou aux jours suivans. Quand le nombre de coups a été considérable et la main de l’exécuteur vigoureuse, on est obligé de porter le pauvre diable à l’infirmerie et d’y panser ses plaies.

Vient enfin le carcere duro pour les malfaiteurs émérites. C’est ordinairement une cellule (tronco) où le patient est immobile, ses pieds et ses mains étant solidement fixés à des poteaux. On n’abuse pas trop de cette punition, surtout pendant le jour, car il importe de ne pas empêcher le travail du noir. On l’enferme donc seulement la nuit, et on remplace la prison diurne par une ration de coups de chicote administrée le soir ou le matin, soit avant, soit après l’incarcération.

On n’a pas trop souvent recours, il faut le reconnaître, aux bons offices du tocador, surtout chez les petits propriétaires, qui peuvent à un moment donné être obligés de vendre leurs esclaves. La bastonnade laisse des stigmates aux épaules et aux reins, et c’est sur cette partie du corps que l’acheteur va lire le degré de moralité du nègre. Un fait assez curieux prouvera d’ailleurs combien certains maîtres savent ménager au besoin la peau des esclaves. On a pendu, il y a quelques années, à Rio-Janeiro, un noir qui en était à son septième assassinat. Six fois il avait tué son senhor, et six fois il avait changé de main, vendu par les héritiers du mort comme un excellent travailleur. Plutôt que de le livrer à la justice et de venger la mort de leur père, ils avaient préféré rendre le bien pour le mal et lui laisser la vie sauve et les reins intacts. D’un caractère moins évangélique, les parens de la septième victime dénoncèrent le meurtrier, qui fut condamné au gibet. Il marcha au supplice d’un air calme, et, avant de livrer sa tête à l’exécuteur, cria d’une voix forte aux nombreux noirs qui l’entouraient : « Si chacun de vous avait suivi mon exemple, il y a longtemps que notre sang serait vengé. » Ces paroles n’eurent aucun écho et n’en auront jamais au Brésil, bien que le nombre des esclaves l’emporte de beaucoup sur celui des blancs, à cause des jalousies de races que les Européens ont soin d’entretenir parmi les diverses tribus. Ces exemples de maîtres succombant sous le poignard ou le poison des vengeances africaines ne sont pas rares dans les plantations. Ils étaient encore plus fréquens autrefois, lorsque la traite amenait chaque jour des cargaisons de noirs qui avaient connu la liberté. Ceux-là sont morts ou s’éteignent graduellement, et ceux qui sont nés dans le pays, abrutis par l’esclavage, ont oublié la terre libre des aïeux.

Le nègre des villes a un sort plus doux que ses frères des champs. À Bahia, à Pernambuco et à Rio-Janeiro, les trois grandes métropoles de la servitude, on voit les rues, les marchés et le port inondés de ces ilotes au noir et luisant épiderme, qui font la grosse besogne de ces cités populeuses. La surveillance des feitors étant impossible dans un pareil travail, les propriétaires laissent leurs esclaves libres moyennant une redevance quotidienne d’un milréis (2 fr. 50 cent.), que ceux-ci apportent religieusement à la fin de la journée. Cette condition est loin d’être dure pour l’Africain : sobre et robuste, il se place aux abords du port, de la douane ou des grands magasins, partout où il faut décharger et transporter les marchandises, et gagne quelquefois jusqu’à 10 milréis par jour (25 francs). Quand il a réalisé des économies suffisantes, il vient trouver son senhor, lui présente un portefeuille contenant le prix de sa rançon et lui demande au nom de la loi sa liberté.

Quelque douce que soit l’existence des nègres des villes auprès de celle que mène le nègre des plantations, il en est parmi eux qui tentent de ce soustraire à l’esclavage par la fuite. Le plus souvent ces pauvres diables sont ramenés à domicile ; on les envoie d’abord à la maison de correction, où on leur administre une bastonnade proportionnée à la durée de la fugue, à moins que le maître, désirant les vendre, ne veuille conserver leur dos intact. Quelquefois, poussés par la faim, ils viennent se livrer eux-mêmes après avoir obtenu une lettre de présentation d’un ami de la maison ; nous avons dit que cette faveur ne se refusait jamais. Les plus aventureux s’expatrient afin d’échapper aux poursuites, passent en Europe, s’ils rencontrent un capitaine qui les accepte à son bord, ou s’enfoncent dans l’intérieur jusqu’aux territoires indiens que le fouet du feitor n’a jamais pu atteindre.

La race noire se partage au Brésil, comme ailleurs, en diverses souches. Les nègres de la côte de Minas reproduisent, sauf la couleur, le type caucasique : front élevé, nez droit, bouche régulière, figure ovale, formes athlétiques, tout révèle en eux une nature forte et intelligente ; l’œil et la lèvre trahissent seuls la sensualité que la constitution anatomique semble imposer atout le groupe éthiopien. Les individus de cette race qui jouissent de la liberté donnent chaque jour des preuves non équivoques de leur aptitude supérieure. J’ai vu des ouvriers, des négocians, des prêtres, des médecins, des avocats nègres qui, de l’aveu même des gens du pays, pouvaient hardiment rivaliser dans leur œuvre avec les blancs. C’est à cette vigoureuse race qu’appartenaient ces rois du Soudan qui pendant de longues années ont eu la haute main sur les empires de cette immense contrée. Au Brésil, n’a-t-on pas vu le noir Henriquez Diaz, si célèbre dans les annales portugaises, forcer par sa bravoure et ses talens militaires le roi dom João IV à le nommer colonel et chevalier de l’ordre du Christ ? Les Hollandais se souviennent encore des terribles coups qu’il leur porta dans la guerre dite de l’indépendance, à la tête de son régiment d’Africains[6]. Malheureusement, à’ côté de ces races privilégiées se trouvent certaines tribus déshéritées, qui semblent autant se rapprocher de la brute que de l’homme, et conduire par degrés insensibles à l’homme-singe de l’Océanie. L’esclavage d’ailleurs, s’emparant du nègre dès son enfance pour en faire une machine à sucre ou à café, atrophie non-seulement l’intelligence, mais encore tous les nobles instincts de la nature humaine, et ne laisse place qu’aux mauvais penchans. C’est là en grande partie le secret de l’infériorité des prétendus « fils de Cham. »


III

On augurerait mal de l’avenir du Brésil, si l’on ne voyait à l’œuvre que l’Indien et le nègre. Celui qui veut connaître tous les élémens de vitalité que renferme la population brésilienne doit observer les hommes de couleur, qui semblent avoir puisé dans le mélange des races la vigueur que réclame, pour être fécondée, cette âpre et torride nature des tropiques. Le nombre toujours croissant des hommes de couleur s’explique par les conditions de l’émigration européenne. Il n’y a guère de femmes qui s’expatrient, surtout au-delà de l’Océan ; vingt-cinq mille Européens au contraire abordent tous les ans au Brésil, et vont se répandre les uns dans les villes, les autres dans les terres, suivant les goûts, les aptitudes ou l’ambition. Faute de femmes blanches, ils s’allient aux négresses ou aux Indiennes, et donnent ainsi naissance à ces générations de métis qui, se croisant à leur tour, fournissent toutes les nuances de l’espèce humaine. Ces croisemens si divers peuvent se ramener à trois souches primitives : le mameluco, le mulâtre et le cabocle.

De ces trois types, c’est le mameluco qui offre la physionomie la plus étrange. On appelle ainsi les descendans des anciens conquistadores qui prirent les Indiennes pour épouses après avoir exterminé les guerriers du désert. Ils occupent une zone immense sur les deux rives du Rio-de-la-Plata (fleuve de l’argent), depuis la côte de l’Atlantique jusqu’aux forêts les plus reculées de l’intérieur. Les provinces méridionales en sont presque exclusivement peuplées. Habitués à manier le cheval dès leur enfance, les mamelucos ne mettent presque jamais pied à terre. C’est à cheval qu’ils vaquent à leurs occupations, qu’ils chassent, qu’ils pêchent, qu’ils causent de leurs affaires. Armés du laço, ils forment ces redoutables centaures si connus dans l’Amérique du Sud sous le nom de gauchos, et qu’on peut considérer comme les premiers cavaliers de l’univers. ils forcent en se jouant les animaux les plus agiles, tels que le nandu (autruche d’Amérique), et les atteignent de leurs terribles bolas[7]. C’est parmi eux qu’on rencontre aujourd’hui les plus intrépides soldats et les meilleurs colons du Brésil et de la République Argentine. Accoutumés à lutter contre les difficultés de la vie du désert, à respirer l’air des grandes plaines, à courir dans les immenses campos du sud de toute la vitesse de leurs coursiers sauvages, ils diffèrent notablement de leurs congénères abâtardis des opulentes fazendas de la côte ou des voluptueuses cités voisines de l’Atlantique. Une seule chose leur est commune à tous : c’est un sentiment loyal et profond des devoirs de l’hospitalité. Il faudrait remonter aux légendes homériques pour rencontrer en Europe l’accueil que la plus petite plantation offre au voyageur dans les forêts du Nouveau-Monde.

Comme tous les hommes de couleur, le mameluco s’inquiète peu de son logement. Le rancho lui suffit. C’est un hangar qui, suivant les lieux, doit servir d’abri aux provisions, aux habitans, aux mules, aux voyageurs, et souvent à tout cela à la fois. Aussi rien de plus simple et en même temps de plus varié que l’architecture de cet abri. Le rancho de la venda (auberge) ne saurait être le même que celui de la forêt, qui diffère bien plus encore du rancho de la plantation. Le rancho primitif n’est autre chose que la hutte du nègre et de l’Indien : il consiste en quatre pieux fichés en terre et supportant une toiture de chaume ou de feuilles de palmier ; c’est celui que l’on rencontre dans les champs en culture ou sur la lisière des forêts : il suffit de quelques heures pour l’élever et d’un ouragan pour le détruire. Le rancho prend d’ailleurs les formes les plus variées. Il y a par exemple le rancho des tropeiros (conducteurs de caravanes). On ne le rencontre guère que sur les bords des chemins fréquentés. C’est la hutte primitive élargie, agrandie, appropriée, non plus à une famille de sauvages, mais à une caravane entière. Des piliers de maçonnerie sont placés aux quatre angles ; le toit, recouvert de briques, est soutenu par une charpente solide. De nombreux poteaux, distribués dans l’intérieur, sur plusieurs lignes symétriques, servent de supports à la charpente, et permettent en même temps aux tropeiros d’y attacher les mules, afin de charger et de décharger les sacs de café, les boucauts de sucre ou les balles de coton. C’est là qu’ils font cuire leurs alimens et qu’ils reposent la nuit sur les harnais de leurs bêtes, pendant que celles-ci paissent dans le pasto du voisinage. L’entrée est gratuite, mais le propriétaire se dédommage amplement sur la consommation que l’on fait dans sa venda et sur le mil qu’il donne aux mules. Il y a aussi le rancho de la fazenda ; c’est la hutte devenue maison, ou plutôt maison-écurie, où logent bêtes et gens.

Outre les chevaux qu’il va vendre dans les grandes foires ou qu’il conduit dans les provinces du nord, le gaucho élève encore d’innombrables troupeaux de bœufs. Dans les premiers temps, il n’en retirait que le cuir et abandonnait la chair aux urubus (vautours). Peu à peu il s’habitua à boucaner la viande et confectionner cette carne seca (viande sèche) dont on fait aujourd’hui un si grand usage dans toute l’Amérique du Sud. Plus tard il se servit du suif pour la fabrication du savon, et enfin j’ai entendu parler, pendant mon séjour au Brésil, de projets de fabriques de noir animal qui devaient utiliser les os. Le gaucho a aussi des troupeaux de brebis, mais, en véritable hidalgo, il les fait garder par des chiens qu’il dresse à ce rôle de berger. Le chien part le matin avec son troupeau, portant sa pitance dans un panier suspendu à son cou, et le ramène à la nuit tombante.

Quand le gaucho n’a pas de patrimoine, il se fait péon (dompteur de mules) dans les fazendas du voisinage. Le péon est généralement un homme d’une nature sèche, mais musculeuse et solidement charpentée ; son teint et sa peau fortement bistrés annoncent que sa vie se passe au grand air. Une chemise de couleur, un pantalon de toile rayée et un énorme coutelas suspendu à sa ceinture composent tout son costume. Ses yeux s’abritent sous un chapeau de paille tordu et roussi par les feux et les pluies des tropiques. À ses pieds nus et calleux sont attachés des éperons gigantesques, comme ceux que portaient nos paladins du moyen âge. Un éperon européen serait sans action sur le derme de la mule américaine.

C’est un sujet d’étonnement et d’admiration pour les voyageurs comme pour les Brésiliens eux-mêmes que la vigueur déployée par cet homme quand il veut dompter une bête rétive et sauvage. Il se place alors à quelque distance d’un mur ou d’une haie, tenant d’une main le bout du laço, tandis que l’autre retient le nœud coulant et le reste de la corde, disposé en cercles concentriques. Pendant que des noirs armés de longues perches poussent avec de grands cris ces animaux vers le passage, le péon fait tournoyer les nœuds de son laço au-dessus de sa tête, afin de leur donner la force de projection nécessaire, les lance tout à coup au moment où la victime choisie passe devant lui, et, s’inclinant aussitôt dans la direction opposée, raidit ses membres de toutes ses forces et donne à son corps une direction de plus en plus oblique. On dirait alors une énorme cheville de fer fixée au sol suivant le prolongement de la corde. Le quadrupède, se sentant le cou saisi, regimbe d’abord en s’enfuyant de toute sa vitesse, mais, après quelques soubresauts, il s’arrête suffoqué par le lien. Le dompteur s’approche, lui passe une bride, l’enfourche, et, après l’avoir dégagé du laço, commence son éducation. Les premières leçons sont des plus laborieuses : l’animal se cabre, se renverse, cherchant à se débarrasser à la fois de l’écuyer, du mors et de l’éperon : peines perdues, la victoire reste à l’homme. Ce dur métier, condamnant les muscles à une forte tension et à des efforts continuels, use le péon avant l’âge, et, quelle que soit l’habileté de ces centaures, ils n’échappent pas toujours aux dangers inséparables de leur rude carrière. Un jour, j’aperçus un cheval fuyant à toute bride, tandis que le cavalier, retenu par le laço, tournoyait sur lui-même derrière sa monture, sans pouvoir s’accrocher au sol des pieds ni des mains. Confiant dans sa force et son adresse, il avait eu l’imprudence de fixer le laço à sa ceinture, et, ayant perdu l’équilibre, il suivait à travers l’espace les soubresauts de sa bête. Heureusement, celle-ci s’étant réfugiée dans le rancho voisin, il en fut quitte pour quelques écorchures.

Le mulâtre a pour père un Européen et pour mère une fille d’Afrique. Celle-ci n’étant guère transplantée que dans les exploitations agricoles ou dans les centres de commerce, c’est-à-dire près de la côte ou d’un fleuve, il en résulte que le mulâtre est plutôt un produit des villes et des fermes du littoral que de l’intérieur. Ordinairement libre, on l’applique à toutes les fonctions qu’on suppose trop pénibles pour l’indolence de l’Indien, trop élevées pour l’intelligence atrophiée du nègre esclave, et trop serviles pour la dignité du blanc, Il devient donc, suivant ses aptitudes et suivant le besoin, charpentier, forgeron, tailleur, maçon, bouvier, soldat, etc. S’il descend d’un homme riche et qu’il ait reçu de l’éducation, il entre dans le commerce, dans le clergé, dans le corps médical, dans la magistrature, et siège même au congrès. Il perd alors sa physionomie propre, et vous ne voyez plus en lui qu’un gentleman plus ou moins irréprochable, car, il ne faut pas se le dissimuler, il y a toujours une forte dose d’astuce dans ces natures mélangées.

Comme son voisin le mameluco, le mulâtre abandonné à lui-même se sent une vocation irrésistible pour les mules et les chevaux. C’est lui qui tient les vendas du chemin, qui sert de guide dans les voyages, que l’on rencontre dans tous les métiers interlopes. Dans les plantations, il devient garde-chiourme des nègres, dresseur de mules ou arréador. On appelle ainsi le chef de la caravane qui porte périodiquement les produits de l’intérieur, coton, sucre, café, à travers les montagnes jusqu’au port le plus voisin. Je ne puis mieux faire, pour en donner une idée exacte, que de laisser la parole à un compatriote que j’ai déjà cité au sujet des croyances religieuses des Indiens, et qui visita diverses régions du Brésil avec moi.

« Avant de quitter l’auberge d’Iguassu[8], où grouille toute une génération de petits mulâtres, il nous fut donné de voir passer un de ces longs convois de mules chargées qu’on appelle des troupes. La mule-guide, qui ouvrait la marche et tenait la tête, portait panache, clochette et riches harnais : elle avait pour frontal une large plaque d’argent où brillait le nom de la maison ; mais la belle bête, grâce aux arrobes sans doute, n’ondulait pas trop sous la charge, et j’ai vu maints généraux et tambours-majors qui ne savaient pas garder sous le pompon cette fierté calme, cette dignité tranquille de notre mule-reine. Les autres suivaient en ligne ou par petits pelotons, selon les ornières, mais toujours d’un pas ferme et réglé. C’était l’ordre en discipline libre, sans brutalité, sans coups de fouet, et presque sans commandement. Les mules partent des fazendas chargées et divisées en huit, dix ou douze sections, qui forment ce que l’on appelle une troupe. Chaque section compte sept mules sous la surveillance d’un noir qui leur donne ses soins, et qu’on nomme tocador (toucheur). Le chef de la troupe est l’arréador, un homme libre, ayant la confiance du maître et la responsabilité du voyage. Il est à la fois le trésorier, le capitaine et le vétérinaire. Quelquefois il a, comme état-major, deux ou trois chiens qui surveillent la nuit dans les haltes ; le plus souvent il est seul.

« Les premières heures après le départ sont pénibles et difficiles : il faut équilibrer les charges mal faites, arrêter les trots fantasques, assouplir ou relever les bâts qui blessent. C’est un petit monde qui se met en marche, et ce monde des mules a, comme bien d’autres, ses caprices et ses fantaisies ; mais quand on arrive à la première halte, au rancho, tout est dans l’ordre. Les sept mules de la première section s’avancent vers l’arréador. On les décharge sans leur ôter les harnais ; puis vient le second groupe, et toute la troupe défile ainsi tour à tour, laissant à terre, sous le hangar, ses ballots de café, qu’on aligne et pose avec soin comme des lingots. Pendant une demi-heure, les mules, déchargées et libres, vont brouter un peu d’herbe fraîche pour se faire la dent, et les noirs tocadores se reposent. Un seul, qui est de corvée, ramasse le bois vert ou mort, et fait cuire les feijão.

« Après cette courte sieste au grand soleil ou sous le hangar, on ramène les mules, on enlève les harnais sous l’inspection scrupuleuse de l’arréador, qui suit de l’œil chaque bête, marque la cangalha (bât) de celles qui sont blessées, et les renvoie toutes au pasto (pacage). C’est l’heure alors de radouber les bâts et de surveiller le repas des tocadores ; puis, vers quatre heures du soir, l’arréador envoie de nouveau chercher les mules, qui sont échelonnées devant lui pour un examen minutieux des fers, des harnais, des plaies : on panse, on brûle, on éponge, on ferre, on donne le mil enfin, et les mules reprennent le chemin du pasto. Mais qu’il n’y ait point de sultanes, de bêtes privilégiées pour cette prébende de mil, qu’on ne distribue pas à l’une avant de distribuer à toutes, car il y aurait au rancho révolution, ruades, morsures, un vrai vacarme de caserne en révolte.

« Les mules parties et les feux de nuit allumés, l’arréador dîne à part, tout seul ; puis il s’étend sur un cuir entre deux murailles de ballots qui lui font alcôve. Quant aux noirs, ils se couchent çà et là sous le rancho, ou bien au hasard des bruyères, et le grand silence gagne le camp. »


Arrivée à l’entrepôt, la caravane décharge ses marchandises, prend en échange les denrées nécessaires à la fazenda, sel, huile, farine, vin, carne seca, bacalhão (morue sèche), etc., et se remet en marche. C’est alors que l’arréador doit redoubler de vigilance pour empêcher les nègres de percer les caisses et de faire main basse sur les provisions ; le vin et la carne seca sont principalement l’objet de leur convoitise : aussi est-il rare, malgré toute l’adresse de l’arréador, qu’un de ces convois arrive intact à destination.

Tous ces petits larcins ne sont que des bagatelles auprès des soucis que causent les mules dans la saison des orages, lorsque de longues pluies ont détrempé le sol, creusé des ornières et rendu les chemins impraticables. Au bout d’une heure de marche, la caravane offre l’aspect le plus piteux ; les bêtes ne vont plus que clopin-clopant, haletant à la peine, enfonçant à chaque instant leurs pieds à demi déferrés dans des trous profonds et remplis d’une argile tenace, jusqu’au moment où l’une d’elles tombe pour ne plus se relever. Aux cris du tocador, la troupe fait halte, et l’arréador arrive pour donner ses ordres. On décharge la bête, on lui passe un laço au cou, et tous les nègres, saisissant la corde, tirent à eux tandis que le chef stimule l’animal à grands coups de fouet. Après une demi-heure d’efforts, et de cris inutiles, l’arréador abandonne enfin sa mule près d’expirer, et continue sa route. Pour ne pas perdre les 8 arrobes (256 livres) de café que portait l’animal, et qui représentent une valeur de 40 milréis (100 francs), il ordonne à ses noirs de les distribuer sur la charge des bêtes valides. Celles-ci, sentant d’instinct qu’un surcroît de fardeau est un mauvais moyen pour avancer plus facilement, rassemblent toute leur énergie et lancent force ruades aux nègres avant de céder. Cependant on se remet en marche. De nouvelles ornières ne tardent pas à se présenter. Bientôt une autre mule tombe à son tour : nouveaux essais infructueux pour la retirer et nouvelles surcharges imposées aux bêtes survivantes ; mais cette fois, comprenant que c’est pour elles une question de vie ou de mort, elles opposent une si vive résistance qu’elles forcent leurs tocadores à se tenir au large et à garder pour un moment plus favorable l’application de leurs étranges principes de mécanique. On se décide alors à laisser sur place les sacs de café, bientôt envahis par ces myriades de petits rongeurs qui fourmillent dans les forêts brésiliennes, et qui viendront percer les sacoches pendant que les urubus (vautours) dépèceront la mule.

Je me rappelle avoir été témoin d’une de ces descentes de caravane dans la Serra do mar, cordillère maritime qui sépare les eaux du Parahyba des côtes de l’Océan. Ce lieu est très fréquenté par les troupes de mules qui portent à la capitale les produits de l’intérieur. C’était après les grandes pluies de l’été. La route était indiquée sur les deux revers de la montagne par une suite non interrompue de débris de toute sorte, et notamment par une quantité si prodigieuse de fers à cheval qu’on aurait pu s’en servir pour remonter des régimens entiers de cavalerie ; de distance en distance, nous trouvions un bœuf abandonné sur place ou une carcasse de mule répandant une odeur insupportable et couverte d’urubus qui ne semblaient nullement s’inquiéter de notre approche, tant ils avaient conscience de l’utilité de leur fonction. Arrivé au sommet de la serra, je rencontrai un tropeiro qui paraissais fort triste et qui me conta ses infortunes. Il était parti avec une centaine de bœufs pour aller chercher quatre chaudières à sucre ; l’orage l’avait surpris en route, il n’avait pu gravir la montagne qu’en sacrifiant la moitié de ses bêtes, et il était obligé d’attendre que ses tocadores, qu’il avait envoyés en avant, lui en amenassent encore cinquante pour continuer son chemin. Ces détails permettent de deviner quelle effrayante consommation de bêtes de somme se fait annuellement dans les fazendas du Brésil. Aussi chaque ferme a-t-elle une pépinière de jeunes mules que des peones sont chargés de dresser. Ces animaux viennent ordinairement des provinces du sud.

Les cabocles, le troisième groupe des gens de couleur, sont peu nombreux dans les villes de la côte. Ils proviennent du mélange des deux races vaincues et proscrites, le nègre et l’Indien. On les rencontre surtout dans l’intérieur, à la limite des forêts, qui leur servent à la fois de refuge contre leurs persécuteurs et d’asile pour leur fainéantise. C’est ordinairement le père qui représente l’élément africain. L’Indien est trop fier de sa supériorité de peau-rouge pour s’approcher d’une négresse ; en revanche, les Indiennes quittent volontiers leurs maris cuivrés pour suivre les nègres. Les occupations des cabocles sont à peu près les mêmes que celles des Indiens demi-civilisés avec lesquels ils sont mêlés. Ils cueillent la salsepareille, le caoutchouc, la vanille, et fabriquent des poteries qui ne manquent pas d’une certaine élégance, bien qu’elles rappellent un peu trop celles des peuples primitifs. Les cabocles du Para ont même acquis un certain renom dans ce genre d’industrie. Ils obtiennent quelquefois des effets d’un grotesque inimitable avec leur argile noire entrecoupée de bandelettes rouges. J’ai remarqué que ces artistes métis s’appliquaient de préférence à reproduire les formes du caïman, l’animal le plus redouté du pays.

Les cabocles qui vivent dans les villes ou dans le voisinage des plantations se font ouvriers ou domestiques ; mais ces lazzaroni du Nouveau-Monde ne travaillent que sous l’aiguillon de la faim. C’est là malheureusement un reproche qui doit s’étendre à tous les gens de couleur, et quiconque sort d’un rancho après avoir vu le mulâtre à côté du nègre et de l’Indien ne cherche pas sans une tristesse inquiète lequel de ces trois types peut utilement concourir à l’exploitation de ce sol vierge du Brésil.

Notre réponse à cette question a pu être facilement pressentie. L’Indien, on l’a vu, s’enfonce de plus en plus dans ses forêts séculaires en haine de la civilisation, qui ne lui a apporté que des maux. Le noir succombe à la peine, existence broyée sous les engrenages de cette impitoyable machine qu’on appelle la production. Le cabocle, produit hybride de tribus sauvages, n’a hérité que de l’indolence des deux races et de leur inaptitude au travail actif et fécondant. Restent donc le mameluco et le mulâtre, qui ont puisé dans le sang portugais quelques germes de cette activité fiévreuse qui a rendu leurs aïeux si célèbres dans les annales de la navigation. Malheureusement ils sont loin de suffire seuls à l’œuvre. Le dogme du far niente, importé par leurs pères, s’allie trop bien à la douceur du climat, à la richesse du sol, et leur nature indolente et sensuelle s’en accommode trop pour qu’ils n’en fassent pas leur unique loi. D’ailleurs à quoi leur servirait le travail sans débouchés, sans routes, sans industries ? Les plus courageux, c’est-à-dire ceux qui habitent les environs du Rio-de-la-Plata, ne connaissent que les chevaux et le bétail. Un rancho et quelques pâturages leur suffisent. Leurs frères du Para, énervés par la chaude atmosphère qui les enveloppe, ne se distinguent guère de l’Indien. Ils passent le temps à dormir ou à se baigner. Ce n’est donc que par une infusion incessante de sang européen, par la réhabilitation du travail s’accomplissant dans les idées et les mœurs, enfin par l’action vivifiante que les chemins de fer exercent partout sur leur passage, que la civilisation poursuivra ses conquêtes et prendra possession de ces espaces immenses encore livrés aux seules forces de la nature. Dans ces conditions nouvelles seulement, l’homme de couleur pourra jouer un rôle utile et faciliter les progrès de la colonisation.


ADOLPHE D'ASSIER.

  1. Indiqués à diverses époques dans la Revue, notamment dans les livraisons du 1er et du 15 juillet 1844, du 15 juin et du 15 juillet 1862.
  2. Un Français que nos dernières agitations politiques avaient éloigné de son pays et conduit au Brésil avait observé avec une attention particulière ces tribus sauvages et recherché quelle était leur religion. « Parmi les cent tribus éparses entre l’embouchure de l’Amazone et le Rio-de-la-Plata (dit M. Ribeyrolles dans son ouvrage sur le Brésil), le plus grand nombre vivait sans dieux, et nul culte n’était pratiqué sous les voûtes éternellement vertes de la forêt vierge. Le grand temple n’avait d’autre encens que celui des fleurs. Les historiens de la conquête et ceux des missions prêtent cependant une mythologie très savante à l’une des tribus mères, à la race tupique. Ils disent que ces Indiens reconnaissaient un dieu, véritable Jéhovah, qu’ils appelaient Tupan (tonnerre). Comme dans toutes les théogonies légendaires, qu’elles viennent de l’Inde, de la Perse ou du Sinaï, ce dieu Tupan avait un contradicteur, un adversaire, un diable qu’ils appelaient Anhanga. Au-dessous des deux majestés du ciel venaient deux séries de génies, les bons et les méchans, et plus bas, comme simples interprètes ou sacrificateurs, étaient les prêtres, les devins, qui vendaient au peuple les secrets des dieux. »
  3. Ce grand capitaine, oncle du baron d’Uba, était un Portugais, José Rodrigues da Cruz, qui avait fondé une colonie d’Indiens sur les bords du Parahyba.
  4. Botoque signifie en portugais tampon de barrique, d’où le nom de Botocudos, — les hommes à la botoque.
  5. J’ai vu quelquefois jusqu’à vingt paires de bœufs haletant à la peine pour traîner une poutre que quatre ouvriers européens auraient fait aisément mouvoir avec leurs leviers.
  6. Si l’on en croit les annales portugaises, les nègres de la province de Pernambuco se sont rendus célèbres au XVIIe siècle par leurs énergiques efforts pour s’élever à l’indépendance. Quelques-uns d’entre eux, fuyant la servitude, s’étaient retirés à une trentaine de lieues de la ville au milieu des forêts vierges, dans un endroit qu’ils appelèrent Sertão dos Palmarès (Désert des Palmiers). Plus de vingt mille de leurs frères répondirent à leur appel, et bientôt Palmarès fut une république avec des lois et une capitale fortifiée. Un chef choisi parmi les guerriers les plus renommés rendait la justice, veillait à la défense et commandait les expéditions. Cette colonie était peu redoutable aux villes de la côte, car elle manquait d’armes et de munitions ; mais les voisins avaient beaucoup à en souffrir. Il fallait des femmes, du fer, des outils, du sel, des provisions, pour fonder et faire prospérer la nouvelle cité, et des expéditions de toute nature venaient quelquefois épouvanter et ruiner les planteurs des environs, qui réclamaient vainement la protection du gouvernement, alors en guerre avec les Hollandais. Cependant la Hollande capitula, et dès lors la destruction de Palmarès fut résolue. Il fallut encore des années pour réparer les désastres de la guerre de l’indépendance et organiser l’expédition. Enfin sept mille hommes parurent un jour devant les remparts de bois. N’ayant pas amené du canon, ils furent d’abord repoussés, et le siège tourna en blocus. Bientôt la famine commença à décimer les noirs. L’artillerie étant arrivée, on força les retranchemens. Le zambé (chef) et les défenseurs qui survivaient, se voyant perdus, préférèrent la mort à la servitude, et se précipitèrent du haut d’une roche qui leur servait de citadelle. Le reste des habitans fut réduit en esclavage. La république noire de Palmarès avait duré plus d’un demi-siècle.
  7. Les bolas sont des boules de plomb qui terminent le laço.
  8. Iguassu se trouve sur la route de Rio-Janeiro à la province de Minas-Geraës.