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Le Brésil et la Société brésilienne/03

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Le Brésil et la Société brésilienne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 65-98).
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LE BRESIL
ET LA SOCIETE BRESILIENNE
MOEURS ET PAYSAGES

III.
LA CIDADE.

La cidade ne nous montre pas aussi nettement que la fazenda et le rancho la société brésilienne dans son passé, dans cette sorte de lutte entre la civilisation et la sauvagerie dont l’intérieur de l’empire est resté le principal théâtre. Ici les contrastes se multiplient ; mais c’est l’activité européenne qu’on entrevoit presque toujours, tantôt subissant, tantôt dominant les influences locales. Le monde où nous avons à conduire le lecteur ne lui est pas entièrement inconnu. Dans la cidade du Brésil, des besoins nouveaux ont fait surgir des mœurs qui ne nous éloignent pas trop de l’ancien continent. On retrouve ici les passions politiques, qui se traduisent parfois en pronunciamientos. Aux distractions rustiques de la ferme succèdent les affaires, les fêtes patriotiques, les processions des irmandades (confréries), aux miasmes empestés des défrichemens les terribles visites de la fièvre jaune. C’est surtout dans les trois vastes métropoles de l’Atlantique, Pernambuco, Bahia et Rio-Janeiro, qui forment comme les trois grandes étapes de l’Océan, que l’on peut étudier les secrets de cette civilisation portugaise implantée violemment sur une terre vierge, et qui va se modifiant de plus en plus sous l’irrésistible courant du progrès.


I

Si l’on veut se faire une idée du contraste qui existe dans les régions équatoriales entre l’intérieur des villes et l’aspect pittoresque qui les signale de loin à l’attention du voyageur, c’est à Pernambuco qu’il faut aller. En débarquant près de cette ville, j’étais sous le charme d’un splendide paysage. À peine la vigie avait-elle crié terre, que nous avions aperçu à l’horizon une ligne noire et encore indécise. Peu à peu les côtes s’étaient dessinées ; aux masses sombres avaient succédé des teintes bleuâtres, et bientôt de ravissantes villas, encadrées dans des bouquets de palmiers le long de terrasses verdoyantes bordant la mer, nous avaient révélé les approches, d’une grande ville. Des noirs aux formes athlétiques, portant un caleçon pour tout vêtement, venaient chercher les arrivans dans de petits canots chargés d’oranges, de bananes et d’ananas pour les passagers qui restaient à bord. La mer est souvent houleuse dans ces parages, et celui qui veut descendre à terre n’est pas très rassuré en voyant le sans-façon avec lequel les bateliers jettent les voyageurs dans leurs pirogues et affrontent les vagues, qui, à chaque instant, menacent de les lancer contre les rochers qui bordent l’entrée de la rade. On commence par faire descendre le passager dans un fauteuil, à l’aide de cordages et de poulies, au niveau des embarcations ; il reste là, suspendu quelques instans sur l’abîme, jusqu’à ce qu’un canot lancé par la lame vienne l’accoster. Un vigoureux nègre le saisit aussitôt de ses bras robustes, le dépose dans sa barque et fait force de rames vers la muraille granitique contre laquelle viennent se briser les flots de l’Océan. Il se joue des vagues avec une adresse merveilleuse, glisse tout à coup dans une ouverture pratiquée comme par miracle au milieu de cette chaussée gigantesque qui protège la cidade et entre dans la baie. Il faut se résigner à affronter le fauteuil, les noirs, l’esquif, la mer et les écueils, et au bout d’une demi-heure on arrive sain et sauf devant l’inévitable douane.

À peine débarqué, vous vous élancez dans la cidade avec la hâte fiévreuse d’un homme qui ne veut rien perdre du spectacle qu’il a longtemps rêvé. Ici commencent les déceptions : le cadre d’éternelle verdure que vous admiriez avant d’atteindre la ville disparaît tout à coup pour faire place à un soleil de feu. Des rues pleines de nègres et d’effluves ammoniacaux saisissent l’œil et l’odorat. Vous vous souvenez alors que vous foulez aux pieds une terre où le travail libre est proscrit comme déshonorant. Les habitans ont-ils gagné ou perdu au change ? Cette longue file d’esclaves qui vous coudoient portant chacun un ballot sur la tête est la réponse la plus éloquente qu’on puisse faire. Ces malheureux sont une vingtaine pour faire la besogne qu’un ouvrier européen accomplirait avec sa voiture et son cheval ; mais à quoi bon de si simples moyens de transport quand on a des noirs à sa disposition ?

Le nègre n’est pas seul à exciter votre étonnement : si vous vous promenez sur le port, vous rencontrerez bientôt un autre personnage qui n’est pas sans quelque analogie de mœurs et de couleur avec l’ilote africain, et qui ne frappera pas moins votre attention : c’est l’urubu. Le pays vénère dans cet oiseau l’instrument visible de saint Antoine, patron responsable de l’hygiène publique, et beaucoup de gens placent même le lieutenant au-dessus du chef. Dans cette terre de Dieu, comme l’appellent les Brésiliens, l’homme, j’entends le blanc, n’a qu’à se croiser les bras ; tout lui vient du ciel. À quoi bon dès lors créer des corps de cantonniers et de fossoyeurs ? L’urubu en tient lieu et ne nécessite aucun frais : c’est tout profit. Qu’est-ce donc que l’urubu ? C’est un bipède ailé de la famille des vautours (coragyps urubu), plus gros qu’un corbeau, assez mal empenné, noir, puant, vermineux. Ses fonctions municipales le rendent aussi sacré aux Brésiliens que l’ibis ou l’ichneumon l’était jadis chez les riverains du Nil. Ce qui se passe à Pernambuco ou à Rio-Janeiro explique parfaitement ce qui avait lieu à Thèbes et à Memphis. Tout animal qui détruisait les sauterelles ou les œufs de crocodile, les deux fléaux de l’Égypte, se voyait choyé, caressé, soigneusement entretenu : c’était un sauveur, un dieu. Pareille fortune est arrivée à l’urubu.

Dès qu’on traverse une rue ou un chemin du Brésil, on ne tarde pas à être suffoqué par des émanations pestilentielles. Bientôt l’on aperçoit un noir escadron ailé, tourbillonnant autour d’une mule en putréfaction. Ce sont les agens de la salubrité publique en besogne. lis ont tellement conscience de remplir un devoir, qu’ils ne semblent pas s’apercevoir de l’approche de l’homme et se laissent tranquillement examiner d’assez près. Vous les voyez s’abattre tour à tour sur la carcasse, s’y cramponner de leurs serres et de leurs mandibules, en retirer des lambeaux sans nom, et s’écarter un peu pour les dépecer tout à l’aise, pendant que d’autres prennent leur place. Ce mouvement de va-et-vient continue jusqu’à ce que les os aient été entièrement dénudés. Pas de cris, pas de disputes ; tout se passe en ordre, comme il convient dans une troupe disciplinée ; la curée faite, pour secouer l’atmosphère de vermine et de putréfaction qui les enveloppe, le soleil et quelques coups d’aile suffisent, et ils vont faire la sieste ou continuer leur repas ailleurs, si le premier leur paraît insuffisant.

Malgré les privilèges dont il jouit, cet oiseau-chacal ne suffit pas toujours aux besoins du service. Si nous en croyons la première page des journaux, chaque jour les habitans des villes sont obligés de gourmander l’inspecteur de la police, qui n’en peut mais, n’ayant encore à sa disposition aucun appareil électrique qui lui permette de transmettre ses ordres à ses agens ailés. Ce n’est pas que ceux-ci reculent devant la besogne ; loin de là, leur gloutonnerie est insatiable[1] ; mais ils sont souvent en nombre insuffisant. Maintes fois il m’est arrivé, au détour d’une route, de trouver le cadavre, d’un burro (mulet) abandonné au milieu d’une atmosphère infecte. J’inclinerais à croire que cet oiseau a des ennemis secrets qui détruisent ses œufs. Peut-être sa gloutonnerie lui fait-elle négliger le soin de sa progéniture.

Ce n’est pas toutefois dans le noir et l’urubu que je placerai la véritable originalité de la cidade brésilienne, c’est plutôt dans l’absence complète de femmes, du moins de femmes blanches : celles-ci ne sortent jamais de leurs maisons, où les retient une jalousie impitoyable. La physionomie que cette coutume imprime à la cidade frappe surtout le voyageur habitué aux mœurs castillanes, et qui arrive des Andes ou de la Bande orientale. Au Brésil, grâce à une longue paix et au flot de colons que chaque année les alizés jettent sur ses parages, le nombre des hommes l’emporte de beaucoup sur celui des femmes, et la séquestration des senhoras rend le contraste encore plus étrange. Dans l’Amérique espagnole, où les femmes circulent librement, l’immigration est plus rare, et les guerres continuelles qui n’ont cessé d’ensanglanter ces malheureuses républiques depuis un demi-siècle y font sensiblement prédominer le sexe féminin. Sous l’influence d’une vie indépendante, les senhoras hispano-américaines sont plus gracieuses, plus vives et plus séduisantes que les créoles d’origine portugaise. Celles-ci vivent prisonnières, nous l’avons dit, et cependant, quelque vigilante que se montre la jalousie des habitans, elle est journellement mise en défaut par les ruses féminines. Bien que les portes des gynécées brésiliens aient été constamment fermées pour moi, j’ai pu me convaincre, par une étude attentive et grâce à quelques indiscrétions de mes compagnons, qu’un tel esclavage n’est pas toujours accepté, et que les belles captives savent se ménager des intelligences au dehors. Un de leurs principaux moyens consiste dans le langage symbolique des fleurs. Un jeune homme veut interroger une senhora qu’il a aperçue sur un balcon : il passe sous ses fenêtres, dans un moment où il la croit seule, avec certaine fleur portée d’une certaine manière. Un signe imperceptible lui fait connaître si ses hommages sont agréés ou s’il arrive trop tard. Lui a-t-on répondu qu’il peut espérer, il continue son manège, et le dialogue se poursuit les jours suivans avec de nouvelles fleurs. On a voulu me mettre plusieurs fois au courant de cette télégraphie indigène ; mais, n’ayant jamais eu l’occasion d’en faire usage, j’ai oublié jusqu’à la première lettre de ce gracieux alphabet.

Cette méthode si simple a un puissant auxiliaire dans les processions. La procession, dans l’Amérique hispano-portugaise, est le complément indispensable de toute fête ; les hommes libres y sont seuls admis. Enrégimentés et encapuchonnés dans un grand nombre d’irmandades (confréries), ces révérends suivent dévotement, un cierge à la main, la madone ou le saint qu’on promène en triomphe dans toutes les rues. Si le patron du jour est un homme de guerre, on le fait figurer à cheval, visière baissée et lance au poing. Je me trouvais à Rio-Janeiro lors de la procession de saint George, patron de la ville. Le saint, solidement fixé à la selle par une cheville, montait un superbe coursier tiré des écuries de l’empereur. Son costume, étincelant d’or et de pierreries, rappelait assez les rois batailleurs du moyen âge. Un piqueur à pied conduisait son palefroi. Une vingtaine d’écuyers également à pied lui faisaient escorte, chacun tenant par la bride un cheval richement caparaçonné. Un chœur de musiciens indigènes, où dominaient toute sorte d’instrumens primitifs, envoyait par intervalles au-dessus de la fête des fanfares où les sifflemens aigus du fifre luttaient avec plus d’ardeur que d’harmonie contre la voix éclatante des cuivres. Les deux côtés de la rue étaient bordés par les confréries ; les blancs marchaient les premiers ; venaient ensuite les mulâtres, puis enfin les parias, les ilotes, les noirs. Le lent et grave défilé de la procession donne aux senhoras, placées sur les balcons, tout le temps nécessaire pour échanger une œillade ou un dialogue symbolique avec ceux qu’elles ont su promptement reconnaître sous la robe des confréries[2].

En dehors de ces cérémonies publiques, les habitans des cidades se réunissent peu, et vis-à-vis de l’étranger cette humeur farouche prend le caractère d’une véritable méfiance. L’intérieur d’une maison brésilienne ne s’ouvre que difficilement devant l’Européen. Cependant, lorsqu’on a fréquenté quelque temps les créoles, il n’est pas impossible de se faire une idée des occupations du senhor. Le temps qui n’est pas pris par les affaires, les irmandades, les visites, la politique, est consacré à la sieste ou au jeu. Les gens riches ont des chacaras (villas) en dehors de la cidade, sur le bord de la mer, qui forment terrasse, comme celles qu’on voit sur la route de Pernambuco à Olinda, et où l’air est plus pur que dans l’intérieur de la ville. Le mobilier est généralement aussi simple que l’habitation, et l’on est souvent frappé du peu de luxe extérieur de certaines demeures qui abritent des senhores plusieurs fois millionnaires. Rien de plus facile cependant à expliquer, quand on se reporte aux mœurs créoles et aux origines de la société brésilienne. Les premiers colons portugais n’étaient venus sur cette terre de l’Eldorado que pour faire une fortune rapide. Retourner au plus tôt chez eux et jouir en paix de leurs richesses, telle était leur unique ambition. À quoi bon dès lors bâtir de somptueuses demeures qu’ils ne devaient pas habiter ? Mais le petit nombre seulement put réaliser ce rêve. Par des causes diverses, la plupart d’entre eux ne revirent plus l’Europe, et leurs descendans, n’ayant pour points de comparaison que la hutte de l’Indien ou le rancho du noir, regardèrent leurs vieilles habitations portugaises comme le dernier mot de l’architecture. On sent néanmoins que ces bâtimens, lourds et fermés de tous côtés, sont en désaccord avec la nature qui les environne. L’air ne pénètre pas assez dans ces massifs de murailles nues. Au lieu de ces forteresses du moyen âge, on voudrait voir s’élever ces pavillons légers et spacieux que réclament les besoins d’une contrée tropicale ; mais la tradition ibérique, la nonchalance créole et la jalousie brésilienne y trouvent leur compte, et c’est assez.

Puisqu’il nous est interdit de pénétrer dans l’intérieur des maisons particulières, visitons les magasins ; nous y trouverons des types qu’on chercherait vainement ailleurs. Ce jeune adolescent, pâle et imberbe, qui vous aborde dans ce magasin après avoir posé son charuto (cigare), et la plume derrière l’oreille, est arrivé un jour des Açores ayant pour tout bien la chemise, la veste et le pantalon qui parvenaient à grand’peine à dissimuler sa nudité. Sa famille, ne pouvant le nourrir, l’avait confié à un navire faisant voile pour Rio-Janeiro. Le patron du magasin est allé le chercher au port, et, après avoir payé le prix du passage, l’a emmené comme apprenti. Le voilà aujourd’hui l’homme de confiance du senhor'. Modèle de sobriété et de ténacité portugaise, il s’est refusé toutes les distractions, tous les plaisirs de son âge ; on peut dire que sa vie n’est qu’une suite non interrompue de travaux et de privations ; mais il se console par la perspective que lui offre l’avenir. Il sait que, si la febre amarella (fièvre jaune) ou la consomption ne l’arrête en chemin, il sera un jour fazendeiro et peut-être commendador.

Pendant que vous êtes en pourparlers près du comptoir, vous voyez un cavalier s’arrêter à la porte. Après avoir mis pied à terre, il confie la bride de son cheval à un noir qui l’accompagne, s’avance sur le seuil, et appelle d’un pshiou ou d’un battement de mains un commis de la maison. Vous le prenez pour un client qui vient faire quelque commande. Le patron, qui l’a reconnu, tire quelques vintens de sa poche et. les donne à un de ses employés, qui, sachant ce que cela veut dire, les porte aussitôt au senhor cavalier. Ce client n’est qu’un mendiant, du moins c’est ainsi qu’on l’appellerait chez nous ; mais chaque peuple a ses idées sur la mendicité. Peut-on en effet voir un vagabond dans un homme vêtu d’une manière irréprochable, et ayant un nègre et un cheval à sa disposition. D’ailleurs l’aumône ne déshonore pas dans ce pays, où la terre se montre si prodigue et où l’hospitalité devient si aisée. Aussi la mendicité est-elle considérée par les gens qui s’y livrent comme une véritable profession. Chaque mendiant a sa clientèle, et il sait jusqu’où il faut aller sans se rendre importun. Ses visites sont généralement hebdomadaires : chez les bonnes âmes ou chez les riches pratiques, il risque jusqu’à deux visites par semaine, mais jamais plus. Quand on le rencontre après sa tournée, on voit un gentleman plein de savoir-vivre et habile à se procurer les douceurs du comfort. S’il est modéré dans ses dépenses, il achète des esclaves avec ses revenus, les envoie au ganho (gain), et, devenu enfin rentier, traite à son tour ceux qui l’ont aidé à vivre ; mais c’est là le petit nombre. Cette profession est surtout exercée par de soi-disant étudians à qui il ne manque que quelques milreis pour entrer dans les ordres. On cite à ce sujet les anecdotes les plus singulières, et l’un d’eux, le senhor Maranheuse, a élevé ce métier à la hauteur d’une véritable science.

Êtes-vous artiste, ou désirez-vous faire quelque excursion scientifique, vous devez avant tout organiser une caravane. Vous priez vos amis de la cidade de vous indiquer un bon muletier ; ils vous. conduisent dans un faubourg de la cidade où les urubus semblent avoir fait élection de domicile, et où la catinga (odeur du nègre) saisit fortement l’odorat. Bientôt vous voyez arriver un mulâtre aux allures décidées, drapé dans son poncho (manteau-sac assez court). Cet homme, à l’entendre, connaît tout le Brésil. Sa figure bonasse et son aplomb inspirent la confiance, et vous êtes sur le point de traiter avec lui, lorsqu’un concurrent vient vous avertir que ce prétendu guide est un tropeiro assez mal famé, et qui a l’habitude de déserter son senhor au milieu du chemin avec la plus belle mule de l’équipage. Quand enfin vous avez trouvé votre cicérone, et que vous arrêtez le jour où il devra préparer les bêtes pour le départ, il vous répond gravement qu’il est guide et non tocador, que ce n’est pas à un homme libre d’avoir soin des burros (mulets), et que sa seigneurie doit lui donner un aide. Vous vous mettez de nouveau en quête, et si vous n’êtes pas sur vos gardes, vous tombez le plus souvent sur un esclave fugitif que la police vient vous réclamer au moment du départ.

Vous partez ; mais si vous n’avez pas eu la précaution d’acheter » des malles du pays, c’est-à-dire des canastras (coffres en bois recouverts d’une peau de bœuf), votre voyage devient encore impossible. La première fois que je chevauchai dans les serras du Brésil, je voyais le guide descendre tout à coup de sa monture, et, sous prétexte de rétablir l’économie de la charge détruite à chaque instant par les inégalités de la route et les faux pas des bêtes, serrer les courroies ; comme ces besoins d’équilibre se reproduisaient assez souvent, je commençai à craindre pour les flancs des mules, et je me hasardai à en faire l’observation. — Ne craignez rien, senhor, me répondit le tropeiro ; plus un burro est serré, plus il a le pied sûr. — A la première halte, je crus apercevoir comme des spires d’hélice dessinées sur le cuir de mes malles ; le lendemain, l’enveloppe avait cédé, et sans l’assistance d’un fazendeiro qui mit ses canastras à ma disposition, j’étais obligé de revenir sur mes pas après avoir laissé mes bagages en route.

Comme dans toutes les cités éloignées de leur centre politique, les habitans de Pernambuco ont été longtemps dominés par une idée fixe : se séparer de la métropole. Cette ville est en effet presque aussi distante de Rio-Janeiro que de Lisbonne. Avant que la vapeur eût permis d’établir des services réguliers, il s’écoulait quelquefois plusieurs mois sans qu’on eût des nouvelles de la capitale. Le pouvoir central ne se faisait guère sentir que pour prélever sa part des douanes, et les Pernamboucains faisaient à ce sujet les réflexions les plus amères. D’un autre côté, leur caractère aventureux les poussait aux entreprises hardies. Soit que les Hollandais, qui ont longtemps guerroyé dans ces parages, y aient laissé quelques germes de leur génie indépendant, soit que le voisinage du continent ait ravivé le vieux sang portugais, toujours est-il que c’est dans cette ville que l’on rencontre les aspirations les plus libérales. Aussi, depuis près d’un demi-siècle, les habitans de Pernambuco ont-ils essayé, à diverses reprises, de secouer le joug de la métropole et de réaliser leur double rêve, la république et l’indépendance. Bien que plusieurs de ces insurrections aient été sérieuses, je ne crois pas que le désir d’émancipation dont elles étaient le témoignage puisse jamais se satisfaire. La province de Rio-Grande-do-Sul, située à l’autre extrémité de l’empire, et qui, par des raisons analogues, a essayé de se constituer en état séparé, a dû également succomber, et cependant le gouvernement brésilien avait là devant lui des hommes connaissant le prix de la liberté, endurcis à la fatigue et réputés les premiers cavaliers de l’Amérique du Sud. Ajoutons que ces tendances séparatistes vont chaque jour en diminuant. Le gouvernement constitutionnel de l’empereur ne donne plus prise aux récriminations politiques. Les steamers qui sillonnent continuellement l’Atlantique font mieux sentir la main du pouvoir, détruisent de plus en plus les velléités d’isolement en facilitant les communications, et font voir à Pernambuco qu’elle est à la fois trop faible et trop fortement imprégnée d’esprit portugais pour avoir droit, comme Montevideo, à former un état indépendant.

Nous venons de voir à Pernambuco une ville où l’influence de la capitale est balancée par bien des influences contraires. Veut-on connaître une cidade qui représente plus exactement la civilisation portugaise au Brésil, c’est à Bahia qu’il faut aller. De toutes les villes de la côte, il n’en est pas de plus charmante. Sans doute la partie basse qui longe la mer sent encore le nègre et la fièvre ; mais rien de ravissant comme l’esplanade qui domine la rade et où la brise apporte continuellement l’air pur et frais de l’Océan. Ces collines que j’avais déjà saluées à Pernambuco comme une apparition de la terre promise, je les retrouvai à Bahia et plus tard à Rio-Janeiro, toujours inondées de lumière et de parfums. C’est une guirlande de fleurs de plus de mille lieues qui longe le rivage, s’abaissant de temps à autre devant le cours impétueux d’un fleuve et se relevant aussitôt plus brillante encore, comme pour fasciner les yeux du navigateur. Rien en effet de plus majestueux que cet amphithéâtre de montagnes éternellement vertes qui dominent les rives de l’Atlantique. Aux premières lueurs de l’aurore, la forêt se réveille, secoue sa chevelure humide, et dessine à l’horizon ses lignes ondoyantes, qui semblent autant de nuages flottant sur un lac d’or fluide. De merveilleuses harmonies s’échangent entre le ciel, la terre et la mer. La mer renvoie à la colline des reflets bleuâtres, les ondes reproduisent dans leur paisible miroir la verdure des massifs profonds, tandis que l’azur de l’immense voûte adoucit de ses teintes légères la sauvage vigueur des nuances végétales et des miroitemens océaniques. Lorsque le soleil s’est élevé et qu’il embrase l’espace, on voit se détacher des touffes tour à tour sombres et éclatantes des feuilles de hautes tiges grisâtres qui rappellent au voyageur les sapins de ses brumeuses montagnes boréales. Les bruits de la forêt cessent, tout semble se recueillir ; seule, la sève circule avec un redoublement d’activité, et se résout en pluie désordonnée de lianes, de fleurs et de verdure. Le soir, quand le crépuscule a couvert de ses ombres eaux, montagnes et forêts, de douces brises s’élèvent, chargées des plus suaves senteurs. Bientôt un spectacle féerique commence : des milliers de petits coléoptères lumineux se montrent tout à coup à travers le feuillage des arbres qu’ils éclairent de lueurs phosphorescentes. À voir ces lumières mouvantes, qui apparaissent, se croisent, vont se perdre, puis brillent de nouveau dans mille courbes capricieuses, on dirait une course folle d’étoiles qui viennent se jouer sur l’onde pour célébrer les voluptueuses tiédeurs de la nuit et ajouter les riantes merveilles de la nature aux sévères splendeurs des cieux.

Je me trouvais à Bahia le 2 juillet, anniversaire de l’indépendance. C’est à pareil jour qu’en 1823 les derniers débris de l’armée portugaise, sous la conduite de Madeira, se décidèrent enfin à quitter la terre du Brésil. La fête commença la veille au soir. On vit des troupes de jeunes gens et de nègres se répandre dans les rues, drapeaux, torches et musique en tête. Les chants ou plutôt les cris patriotiques, le bruit des pétards, des fifres et des tambours, les fusées qui sillonnaient le ciel, tout ce vacarme se prolongea fort avant dans la nuit. Le lendemain, dès la pointe du jour, on s’occupa de pavoiser les maisons et d’élever des arcs-de-triomphe sur les principales places. Ces préparatifs achevés, tous les hommes libres revêtirent leur uniforme de gardes nationaux, et de longues colonnes armées défilèrent tout le reste de la journée dans les rues et les promenades, ornées de drapeaux et de verdure. Des pièces de canon couvertes de fleurs et de banderoles étaient tramées à bras par les jeunes gens à qui l’âge ne permettait pas encore le mousquet. Un large ruban passé en écharpe sur la poitrine et portant en grosses lettres caixeros nacionaes (commis nationaux) distinguait les jeunes créoles employés dans les maisons de commerce et représentant l’aristocratie de la ville. Les nègres, qui formaient l’immense majorité de la garde nationale, portaient le costume portugais et marquaient le pas avec la dignité d’hommes libres qui sentent le prix de leur indépendance. De temps à autre, une colonne s’arrêtait pour donner aux pièces d’artillerie remorquées par les enfans le temps de gravir les pentes raides de la cité haute. Les deux côtés de chaque rue étaient encombrés de négresses coiffées du turban et faisant des signes d’intelligence aux soldats qu’elles reconnaissaient sous l’uniforme. Le soir, le vacarme de la veille recommença avec plus de frénésie encore. Des groupes de noirs parcouraient les rues précédés d’une torche, criant, gambadant et gesticulant. Par intervalles, une fusée partie d’une fenêtre tombait sur la foule, et la joie redoublait. Les femmes surtout, atteintes par les étincelles, se démenaient avec force cris et force contorsions pour préserver leurs énormes turbans et leurs robes flottantes. De temps à autre, l’artillerie, les pétards et les fusées de la rade répondaient aux canons, aux pétards et aux fusées de la ville, et le spectacle tenait alors du prodige.- On eût dit que l’Océan secouait des étincelles et embrasait la cité, tandis que celle-ci lançait des éclairs pour illuminer le ciel. La fête se serait prolongée probablement jusqu’au lendemain, si un orage survenu tout à coup n’eût fait rentrer chacun chez soi. J’ai vu bien des fêtes nationales dans la vieille Europe, nulle part je n’ai remarqué une joie aussi bruyante, une gaîté aussi franche.

Les nègres sont en très grand nombre à Bahia, et plusieurs fois dans les troubles politiques ils ont donné aux Portugais des craintes sérieuses[3]. Les rivalités de tribus, que ceux-ci entretiennent soigneusement, ont empêché le renouvellement des massacres de Saint-Domingue. Un voyageur qui ne connaîtrait pas les habitudes casanières des créoles croirait, en parcourant Bahia, se trouver dans une ville de noirs. On y rencontre des échantillons de toutes les races africaines que les conquistadores ont jetées sur les rivages du Brésil. L’athlétique mina semble y dominer et conserver toute sa sève et sa verdeur primitives. L’esclavage a introduit des coutumes bizarres qui frappent l’étranger. Parfois vous voyez circuler dans les rues deux noirs marchant d’un pas lourd et cadencé et faisant résonner sur les dalles une grosse chaîne rivée à leurs jambes. Ce lugubre appareil indique deux fugitifs dont on se méfie et qu’on attache l’un à l’autre, afin de rendre impossible toute évasion ultérieure. Plus loin vous apercevez un esclave la figure cachée par un masque de fer solidement cadenassé, assez semblable à ceux que portaient jadis les paladins du moyen âge. Votre guide vous apprend que c’est un pauvre diable qui mangeait de la terre, et qu’on empêche ainsi de se livrer à ses goûts déréglés. Ce sont surtout les gigantesques négresses minas qui excitent l’attention. On dirait parfois des déesses antiques taillées dans un bloc de marbre noir. Il n’est pas rare de rencontrer de ces femmes, hautes de six pieds, portant gravement une banane ou une orange sur leur tête. L’horreur du travail est tellement enracinée dans ces natures indolentes et sensuelles qu’elles se croiraient déshonorées, si elles tenaient à la main le plus petit objet.

C’est ordinairement vers le soir que les jeunes gens de la ville sortent pour se rendre leurs visites ou pour aller à un rendez-vous ; mais leur dignité de blancs et leur nonchalance de créoles leur défendent de marcher à pied dans les rues : ils montent de petits chevaux d’une agilité surprenante, qu’ils lancent à toute vitesse, quelque rapide que soit la pente qu’ils ont à monter ou à descendre. Les hommes mûrs et les senhoras ne sortent qu’en palanquin. Celles-ci ne quittent guère leurs maisons que les jours de fête, pour se rendre à la messe. Cette vie énervante les étiole peu à peu, et il est rare qu’elles puissent lutter avec les opulentes formes des femmes de couleur, qui ont puisé dans le sang africain une richesse de sève incomparable.

Bahia est la ville portugaise par excellence[4], moins l’âpre activité et la mâle énergie de ses fondateurs. Le moine y domine encore plus qu’en tout autre endroit du Brésil, et avec lui règnent toutes les superstitions d’une autre époque. Chaque individu a un saint de prédilection qu’il rend responsable de tout ce qui arrive en bien ou en mal dans sa maison. Le plus puissant de tous ces patrons est saint Antoine ; du moins c’est celui que l’on rencontre le plus souvent dans les oratoires. On lui promet des cierges, de l’argent et des fleurs pour orner sa niche, s’il parvient à faire obtenir le succès désiré ou à éloigner la mauvaise fortune ; mais s’il fait la sourde oreille, adieu cierges, fleurs et caresses. Étant responsable, il faut qu’il se résigne à subir son châtiment. Un nègre par exemple vient-il à s’enfuir, le maître s’empresse aussitôt de courir au bureau du journal donner le signalement du fugitif, et promettre 50 ou 100 milreis de récompense, suivant la valeur de la pièce (peça) ; puis il revient en toute hâte dans sa chambre, tire brusquement son patron de sa niche, prend un chicote (fouet) proportionné à sa taille, et lui en sangle les reins en accompagnant cette correction du monologue suivant : « Ah ! filho da… (fils de…), c’est ainsi que tu prends souci de mes esclaves ! C’est de cette manière que tu me paies des soins que j’ai pour toi et des cierges que je t’achète ! Je vais t’apprendre à vivre ! » Après cette correction, il le jette dans le réduit le plus obscur de sa maison, parmi les ordures qui emplissent la plupart des demeures portugaises, et lui déclare qu’il est condamné à vivre dans ce chenil jusqu’à ce que l’esclave soit retrouvé. Si le retour du fugitif se fait attendre, le maître perd patience, brise son idole d’un coup de pied, et se choisit immédiatement un autre patron plus puissant et plus actif ; mais si le noir reparaît, il la replace aussitôt dans sa niche, lui demandant pardon d’avoir été un peu emporté, et lui achète force cierges pour lui faire oublier le passé et pour continuer de mériter sa protection.

Les nègres prennent ordinairement pour patron un saint de leur couleur, saint Bénédict, sur lequel ils racontent des histoires merveilleuses. Ce Bénédict était de son vivant chef de cuisine dans un couvent. Naturellement porté, comme tous ses compatriotes, vers la vie contemplative, il assistait en cachette à tous les offices des moines, et se laissait quelquefois tellement absorber dans ses oraisons mentales qu’il en oubliait ses fourneaux. Les anges, touchés de sa piété, faisaient sa besogne, afin que la communauté n’eût pas à souffrir de ses extases. La première fois que j’aperçus ce saint patron des nègres dans un oratoire, je crus voir un diable, tant la grimace que l’artiste lui avait prêtée, sans doute par un scrupule exagéré d’exactitude, était effroyable. Quand un homme est trop pauvre pour construire un oratoire dans sa hutte, il prend mentalement le patron de son voisin, et lui vote des cierges dans les momens pressans, afin d’obtenir son intercession. Dans une fazenda des environs de Bahia, je vis un pauvre mulâtre apporter dans le sacrarium de son maître 10 milreis (25 francs), qui représentaient toutes ses économies, pour remercier le saint de lui avoir fait retrouver ses cochons, qu’il avait perdus la veille. Je le priai de me conter son aventure.

« — Senhor, me répondit-il aussitôt, c’est un saint bien puissant et bien bon pour les pauvres gens que saint Antoine. Figurez-vous qu’hier, quand j’allai voir mes pauvres bêtes, elles avaient disparu. Ce ne pouvait être que par suite d’un maléfice, car elles ne s’écartent jamais de leur étable. Je fis vœu d’offrir à mon protecteur tout l’argent que je possédais, s’il me les faisait retrouver, et, plein d’espoir, je me dirigeai au hasard vers le premier chemin que je rencontrai, appelant mes animaux de tous côtés. Voyant que mes recherches étaient inutiles, je pensai que ce n’était pas la bonne direction, et je revins sur mes pas pour en prendre une meilleure ; mais mon patron, lui, ne s’était pas trompé : pendant que je m’épuisais en vaines poursuites, il avait fait rentrer le troupeau dans l’étable, et dès qu’elles me revirent, les pauvres bêtes accoururent vers moi. Vous comprenez, senhor, que quand on a un aussi bon saint, on doit tenir sa promesse, au lieu de faire comme certains que je connais, qui ont l’habitude d’oublier leur vœu quand le danger est passé.

Telle est la crédulité qui règne encore parmi les noirs de Bahia. Cette naïveté, qui n’exclut pas toujours une violence farouche, est un héritage des premiers temps de la société formée par les conquistadores. Cette antique physionomie brésilienne, si vivement empreinte à Bahia, s’accentue davantage encore à mesure qu’on s’éloigne de la côte. Avant de quitter cette vieille civilisation du Brésil pour observer à Rio-Janeiro les premières manifestations d’une vie nouvelle, peut-être voudra-t-on contempler la cidade brésilienne dans un état moins avancé encore qu’à Pernambuco ou à Bahia, sous l’aspect qu’elle offre dans l’intérieur du pays, et surtout dans les provinces jadis exploitées par les mineiros. C’est là, c’est à Ouro-Preto, Goyaz, Cuyaba, etc., que les traces du passé subsistent plus profondes et plus vivaces. Là plus de bourse, plus de théâtres, plus de musées. Des masures de terre suffisent aux habitans, des couvens en ruine remplacent les écoles ; une population restée à demi sauvage par le croisement des races et l’isolement où elle vit grouille dans ces murs lézardés, sans industrie, sans aucune notion de bien-être. Les sites les plus dévastés des Abruzzes ou des Calabres peuvent seuls donner une idée de l’aspect de ces lieux jadis si florissans. Les créoles n’y luttent plus que d’ignorance et de fainéantise. Les églises même, élevées par la piété des anciens fondateurs, sont aujourd’hui pour la plupart aussi délabrées que les habitations des plus simples particuliers. On se croirait quelquefois dans un de ces grands villages des Cordillères périodiquement visités par les tremblemens de terre. Certaines villes où le passage des caravanes entretient quelque activité, comme São-João-del-Rey, sont quelquefois celles qui attristent le plus les Européens. Il est vrai que la grossièreté des habitans s’explique par leur origine. Les premiers colons de ces provinces étaient des paysans venus des montagnes du Portugal. Enrichis par le commerce, ils n’ont su tirer aucun parti de leur changement de fortune, et sont restés ignorans, avec la morgue de plus. Les muletiers, qui forment presque toute leur clientèle, sont peu faits pour leur inspirer des notions de bien-être et de progrès. Quand parfois ces Portugais de la vieille roche essaient, pour célébrer une fête, d’improviser un drame, on ne peut s’empêcher de sourire à ce spectacle où se mêlent si étrangement le sérieux et le grotesque. Il n’est pas rare de voir une tragédie grecque représentée par des mulâtres fardés et qui se drapent dans de vieilles défroques françaises ou portugaises, avec force sabres et force poignards.

Les quelques hommes d’intelligence et d’énergie qui se rencontrent çà et là au milieu de ces populations perdues ne semblent guère conserver l’espoir de les arracher à leur ignorance. Ils s’expriment à ce sujet avec une singulière franchise, si l’on en juge par le langage que tenait, il y a quelques années, un mineiro à un voyageur français. « Mes compatriotes, disait-il, n’usent les chemises que sur les coudes parce qu’ils ne peuvent se tenir sans être appuyés. On se repose le lundi de la fatigue d’avoir entendu le dimanche une messe d’un quart d’heure ; le mardi, on laisse travailler ses nègres à sa place ; le mercredi et le jeudi, il faut bien aller à la chasse pour manger un peu de viande ; il faut pêcher le vendredi et le samedi parce que ce sont des jours maigres ; enfin le dimanche on se repose des travaux de toute la semaine. Un arbre tombe-t-il dans le chemin, on fait un sentier qui passe dans le bois et va regagner ce chemin de l’autre côté. On eût employé beaucoup moins de temps à couper l’arbre ; mais il aurait fallu se servir de la cognée, et en faisant le sentier on laisse les gros arbres. On se contente de couper les arbustes, et pour cela on n’a besoin que de la faca (coutelas que les nègres portent toujours à leur ceinture). Un homme a-t-il de la farine à chercher, il monte sur sa mule, prend un petit sac et fait six voyages ; il aurait pu faire porter toute la charge à la mule en une seule fois, mais il aurait été forcé d’aller à pied. » Le peuple de certaines provinces brésiliennes diffère beaucoup, on le voit, de celui qui a pris pour devise : time is money. — Aussi est-il difficile à un Européen, habitué au spectacle de l’activité humaine, d’être témoin de tant d’inertie sans éprouver un serrement de cœur. Il est certaines choses essentielles à la vie civilisée et complètement inconnues ici.

Visitant un jour une fazenda à quelques lieues de Rio-Janeiro, sur la route de Minas, la plus fréquentée du Brésil, et redoutant l’arrivée d’un orage, j’interrogeai plusieurs fois mon guide sur le chemin qui nous restait à parcourir.

— Encore ce morne, senhor, me répondait-il invariablement, me montrant du doigt le monticule qui se trouvait devant nous.

Désirant une information plus précise, je m’adressai aux personnes que je rencontrais sur la route.

— Combien de lieues y a-t-il d’ici à la fazenda du senhor X. ? de-mandai-je à un mulâtre qui se rendait aux champs.

Dous legoas, senhor (deux lieues).

Au bout d’une demi-heure, je répétai la même question à un tropeiro.

Très legoas, senhor (trois lieues).

La réponse était si inattendue que je dus réitérer la demande au maître d’une venda devant laquelle nous passâmes quelques minutes après. Je croyais enfin tenir mon affaire.

Très legoas e meia, senhor (trois lieues et demie), me répondit l’aubergiste.

Voyant que je m’éloignais de mon but au lieu de m’en rapprocher, je craignis une erreur du guide, et je priai mon interlocuteur de m’indiquer le véritable chemin. Sur l’assurance formelle que j’étais dans la vraie direction, je continuai ma route, cherchant vainement à m’expliquer ces contradictions. Je ne vis qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était d’interroger impitoyablement tout individu que je rencontrerais. Les nouvelles réponses furent plus singulières encore que les premières.

Cuatro legoas, senhor (quatre lieues), me dit un mascate (colporteur).

Não sei, senhor (je ne sais pas), disaient de leur côté la plupart des nègres.

Dous cuartos e meia (deux quarts et une demie), répondit un tropeiro.

— Vous voulez dire une lieue ? répliquai-je.

Si, senhor.

— Pourquoi donc dites-vous deux quarts et une demie ?

He costume (c’est l’habitude).

Voyant une mulâtresse sur le seuil de sa porte, je fus curieux de connaître aussi son avis.

Très legoas, senhor.

— Mais il n’y a pas trois lieues, objecta le mari en sortant de sa hutte.

São pequenas, mas são très (les trois lieues sont petites, si vous voulez, mais il y en a toujours trois), reprit la femme d’un ton de conviction qui n’admettait pas de réplique.

Cette réponse me donna enfin le mot de l’énigme : c’est l’ignorance absolue où l’on est dans ce pays sur la valeur réelle de la lieue ; chacun l’estime à sa façon.

Chose digne de remarque chez un peuple où, aux termes de la constitution, les titres nobiliaires ne sont pas héréditaires, il n’est pas de mendiant qui ne soit anobli. Souvent une seule particule ne suffisant pas, on accouple deux ou trois titres qui rendent ainsi l’appellation plus sonore. J’ai rencontré quelquefois les plus grands noms du Portugal portés par des tropeiros courant les picadas de la forêt derrière leurs mules. L’explication est cependant des plus simples : tout affranchi prend à volonté le nom de son patron, de son parrain ou de tout autre protecteur ; or le Portugais naît généralement gentilhomme. Il n’est pas en effet de famille dont les ancêtres n’aient porté les armes contre les hordes de l’islamisme dans la longue lutte de l’indépendance, et on sait que les rois de Portugal, voulant exalter le courage de leurs troupes, anoblissaient sur le champ de bataille tous les soldats d’une armée qui venait de remporter une victoire sur les infidèles, ou de monter à l’assaut d’une ville musulmane.

Autre sujet d’étonnement : ce pays, entouré de tous côtés par des peuples agités de convulsions permanentes, jouit cependant de la paix la plus profonde. Les causes de ce calme paraissent assez complexes. Le caractère portugais, plus sombre et plus positif que le caractère castillan, est moins accessible aux exaltations passagères. Les immenses déserts qui sillonnent le continent austral empêchent d’ailleurs les frémissemens des républiques espagnoles d’atteindre le Brésil. La vie politique s’y montre cependant, mais c’est à Rio-Janeiro qu’on peut surtout l’observer.


II

J’avais entendu fort vanter la beauté imposante de la rade de Rio-Janeiro ; mais, habitué par une longue expérience à trouver le plus souvent la réalité en parfait contraste avec les pompeux récits des voyageurs, je ne comptais guère sur le merveilleux spectacle que l’on me promettait de toutes parts. J’entrai enfin dans cette rade par une de ces matinées étincelantes des tropiques, et pour la première fois peut-être je trouvai le tableau au-dessus de la description, tant il est impossible à l’exagération humaine de lutter contre les exagérations de la nature. Qu’on se figure un immense bassin entouré de tous côtés par une ceinture de montagnes granitiques couvertes de la plus riche végétation qu’il soit donné à l’homme de rêver, et l’on n’aura qu’une faible idée de la rade de Rio-Janeiro. Il faut cependant ajouter qu’il existe une autre rade plus belle encore, plus grande, plus majestueuse, celle de San-Francisco.

Malgré la fièvre jaune, qui depuis quelques années y a élu domicile, Rio-Janeiro est aujourd’hui la première ville de l’Amérique du sud par son commerce et sa population. C’est vers ce point que converge presque tout le courant de l’émigration européenne. Aussi le voyageur s’y trouve-t-il coudoyé à chaque instant par des Français, des Allemands ou des Italiens. On m’a assuré que le nombre des premiers s’élevait à dix mille : je crois ce chiffre exagéré, mais je puis affirmer que l’on y rencontre des rues entières où l’on ne parle que français ; c’est là que l’on trouve tous ces magasins de luxe que font naître les besoins de la civilisation la plus raffinée, et surtout ce commerce de détail et de nouveautés où excelle le Parisien. Toute industrie qui exige du goût et du savoir-faire semble lui être exclusivement dévolue. La chaussure est la spécialité des Allemands. Les grandes maisons de commerce sont tenues par les Portugais. Les Italiens se sont réservé les petits saints de plâtre, les orgues de Barbarie, les pâtes alimentaires, etc.

Devant ce flot toujours croissant d’étrangers, il n’est pas de tradition, si tenace qu’elle soit, qui ne finisse à la longue par être entamée. Aussi la vieille physionomie portugaise tend-elle à disparaître ici de plus en plus. Le gaz commence à remplacer les lanternes huileuses, on enlève aux urubus une partie de leur besogne, les rues non pavées deviennent de plus en plus rares, çà et là on aperçoit des trottoirs, resserrés, il est vrai, car la disposition des lieux ne permet pas une plus grande largeur. Comme dans toutes les villes des pays chauds, les rues sont étroites, et il importe de livrer un moindre accès au soleil. Il en résulte quelquefois de graves inconvéniens : au solstice d’été, lorsque des avalanches d’eau s’abattent sur la cidade, les rues se changent en torrens et les rez-de-chaussée sont souvent envahis ; Bien que cette eau pluviale soit loin d’être froide, il faut cependant s’en défier. Un Allemand qui avait eu la fantaisie de se baigner dans le ruisseau qu’une trombe venait d’improviser devant sa porte, étant entré dans une venda avant de changer d’habits pour raconter ses émotions, qui lui avaient rappelé sa verte Germanie, se sentait pris de frissons pendant la nuit suivante et expirait le lendemain dans les étreintes de la fièvre jaune.

Tous les efforts que l’on fait pour assainir la ville restreindront-ils le chiffre de la mortalité ? Je n’ose trop l’espérer. La ceinture de montagnes qui entoure la cité forme comme un entonnoir au fond duquel l’action du soleil vient s’ajouter aux humides émanations de la terre et de l’Océan. En outre, depuis que la fièvre jaune a visité la côte orientale, il est resté comme des germes pestilentiels qui, au dire des anciens habitans, n’existaient pas avant l’arrivée de cette terrible maladie, et qui causent d’effroyables ravages chez les nouveau-venus. Je citerai d’abord la phthisie pulmonaire, qui emporte à elle seule le cinquième des malades, d’après un relevé fait dans les hôpitaux de Rio-Janeiro. Le plus fort contingent est fourni par les gens de vingt à trente ans, notamment parmi les Portugais. L’émigration explique du reste ce phénomène. C’est à cet âge qu’on quitte son pays pour aller chercher fortune ailleurs, et c’est le Portugal qui envoie le plus d’émigrans au Brésil. Quelques médecins attribuent la prédominance de cette maladie à la pression qu’exerce le foie sur les poumons. Tout le monde sait que ce viscère acquiert un volume énorme sous l’influence des climats chauds et humides. Sans rejeter cette explication, je crois qu’il faut surtout chercher la cause principale dans les imprudences que trop souvent les étrangers commettent à la chute du jour. Les premières heures de la nuit sont terribles sous les tropiques : le ciel étant toujours étoile, le sol se refroidit vite, et de 40 degrés le thermomètre descend quelquefois à 10. Les effluves perdus dans l’atmosphère retombent rapidement, et viennent empoisonner l’imprudent qui les aspire.

Quant à la fièvre jaune, on peut dire aujourd’hui qu’elle n’est plus qu’un accident. Sur trois individus atteints de cette maladie, on ne compte généralement qu’une victime qui d’ordinaire appartient à la classe ouvrière. Le défaut de propreté, la mauvaise nourriture et les imprudences des travailleurs expliquent ce résultat. Elle attaque de préférence les Européens, surtout les Portugais, et sévit principalement sur les jeunes gens de quinze à trente ans. Nous venons de donner la raison de ce fait. Voici au surplus la liste par nation des individus morts de la fièvre jaune à Rio-Janeiro, du 1er décembre 1856 au 31 mai 1857. On pourra se faire en même temps une idée assez exacte des proportions qu’on trouve dans le nombre des colons que les diverses nations de l’Europe envoient au Brésil.


Portugais 764
Français 139
Anglais 82
Italiens 60
Allemands 59
Nations diverses 188
Brésiliens 80
Esclaves 15
Total 1,387

On voit que les Portugais y figurent pour plus de la moitié, les Français pour 1/10e, et les Brésiliens pour l/17e seulement. Les 5/6es sont des jeunes gens. Le nombre des femmes ne s’élève qu’à 134. Le petit nombre des émigrantes et la vie sédentaire des Brésiliennes expliquent ce chiffre. Le mois le plus terrible est celui de mars, soit parce que l’atmosphère n’est plus purifiée par les décharges électriques qui dans les mois précédens sillonnent l’air chaque jour, soit parce que les miasmes qu’entraîne la saison pluvieuse atteignent alors leur plus haut développement. Ajoutons que la fièvre jaune ne peut s’étendre que sur les villes du littoral et qu’elle épargne les nègres. Elle a son siège principal dans l’estomac, et se manifeste par des maux de tête et une chaleur intense. Le choléra au contraire, que plusieurs personnes confondent avec cette maladie, se montre indifféremment sur les côtes et dans l’intérieur. Il choisit de préférence les nègres pour victimes, a son siège dans les intestins, et offre comme caractère spécial le refroidissement des centres nerveux. Le premier soin à donner dans ces deux cas est de chercher à ramener la transpiration. Les remèdes infaillibles ne manquent pas. Chacun a le sien. J’ai connu un mascate (colporteur) qui, éprouvant quelque difficulté à écouler ses marchandises, s’est mis un beau jour à improviser une de ces potions héroïques, et, après s’être fait donner une demi-douzaine de certificats signés de docteurs brésiliens, a fait voile pour l’Europe, comptant obtenir « la croix. » Du reste, sans parler de ces épidémies passagères, on peut dire que les Européens, principalement les nouveau-venus, doivent se tenir sur un qui-vive continuel, s’ils ne veulent pas être victimes d’une de ces terribles maladies que la terre, le soleil, l’atmosphère et l’humidité semblent engendrer à l’envi. À mon départ pour les terres australes, je ne voyais sur le pont du navire que des jeunes gens à la mine gaillarde, au sang riche, aux ardeurs puissantes ; à mon retour en Europe, je trouvai surtout des femmes vêtues de noir : c’étaient des veuves. Elles me racontèrent leurs infortunes. Des pneumonies aiguës, des fièvres malignes, des entérites violentes, survenues à la suite de refroidissemens brusques ou d’insolations imprudentes, tel fut le bilan qu’elles me présentèrent. Tous leurs maris étaient ouvriers, et il est difficile à ces braves gens de se rappeler, dans l’ardeur du travail, qu’ils se trouvent sous une latitude ingrate pour l’artisan. Cette mortalité contraste péniblement avec l’inaltérable santé des paisibles fazendeiros, qui, dans leurs opulentes demeures, n’ont rien à redouter ni de la pluie, ni du soleil, ni de la fatigue.

Une fois à Rio-Janeiro, on veut cependant oublier les tristes influences du climat. La ville n’offre-t-elle pas quelques-uns de ces aspects qui peuvent faire oublier au voyageur le nouveau pays où il se trouve, et lui rappeler les richesses monumentales de quelques cités d’Europe ? On voit, il faut bien le dire, peu de monumens dans les villes brésiliennes. Les conquistadores étaient des soldats d’aventure et non des artistes, et la recherche de l’or et des esclaves absorbait tous leurs instans. Cependant on remarque à Rio un aqueduc qui pourrait figurer à côté de ceux que les Romains nous ont légués, et un hôpital qui ne serait pas déplacé à Londres ou à Paris. Deux autres établissemens méritent aussi de fixer l’attention : le muséum et le jardin botanique. Bien des capitales de l’Europe envieraient ce muséum, et cependant il est loin de répondre encore aux richesses du pays et à la curiosité des étrangers. Ce n’est pas chose facile que de réunir une collection complète des armes, des costumes, des ornemens, des ustensiles dont se servaient les tribus indiennes avant l’arrivée des flottes portugaises, des spécimens de tous les animaux sauvages qui peuplent les forêts américaines, et des échantillons des diverses variétés de diamans et de pierres précieuses, des quartz aurifères et des autres minerais que recèle le sol de cet immense empire. Ajoutons que le premier fondateur du muséum est le baron d’Uba, dont le nom est si cher aux savans et aux artistes qui ont visité ce pays.

C’est au roi de Portugal dom João VI qu’est due la création du jardin botanique. Ce pauvre prince cherchait à tromper les heures de son long exil en surveillant et en hâtant les progrès de cette magnifique plantation, située à quelques kilomètres de la ville. Un omnibus en fait régulièrement le service. L’entrée est imposante et répond pleinement à la majestueuse grandeur des forêts qui l’entourent. C’est une allée immense, bordée de palmiers gigantesques dont les stipes semblent porter dans les nues leurs éventails de feuillage et leurs grappes de fruits. Dans les allées latérales se trouvent toutes les plantes des tropiques, remarquables par leur beauté ou par les produits qu’on en retire, camélias, arbres à thé, arbres à cacao, poivriers, muscadiers, vanille, quinquinas, bananiers, cocotiers, lianes, orchidées, etc. Certains arbres portent des fruits d’une grosseur extraordinaire. Il est heureux que notre La Fontaine n’ait pas connu ce jardin. À la vue des noix de cocos énormes, des calebasses encore plus gigantesques se balançant fièrement dans les airs au souffle de la brise de l’Océan et menaçant la tête des promeneurs, Garo n’aurait pu faire ses réflexions philosophiques sur le gland du chêne, et nous serions privés d’une des plus charmantes fables de l’immortel conteur.

Le palais de l’empereur offre l’aspect d’une caserne ou d’un hôpital. Tel est du moins l’effet qu’il produit sur les étrangers qui n’en connaissent pas la destination. C’est l’ancienne demeure des vice-rois de Rio-Janeiro, et la famille impériale n’y séjourne guère : elle passe l’été dans la charmante villa de Pétropolis, sur les collines qui entourent la baie, et l’hiver dans la magnifique résidence de Saint-Christophe, à quelques kilomètres de la capitale. L’empereur ne visite la cidade que dans les occasions solennelles. C’est un homme de haute taille et de fort belle apparence. Allemand par sa mère, une archiduchesse d’Autriche, il n’a rien dans la physionomie qui rappelle son origine portugaise : traits, carrure, démarche, tout annonce une nature germanique. Son front large et élevé accuse une intelligence vive ; son regard limpide, une âme sincère et honnête. Ses goûts sont d’un savant : une bibliothèque latine, qu’il enrichit tous les jours des meilleurs ouvrages français, anglais et allemands, est sa principale et sa meilleure distraction. Les sciences lui sont aussi familières que les lettres. Tous les étrangers qui l’approchent sont unanimes à reconnaître ses hautes aptitudes et sa réelle supériorité intellectuelle. Il est à remarquer qu’en Europe ce ne sont pas généralement les princes qui se mettent à la tête du progrès. Dans le Nouveau-Monde, si une révolution éclate, c’est parce que celui qui gouverne veut marcher trop vite, et que le pays se refuse à le suivre.

Il n’est pas sans intérêt, à ce propos, de jeter un coup d’œil sur la presse brésilienne. Lors de la première insurrection de Pernambuco (1817), on fut obligé de recourir aux matelots français et anglais qui se trouvaient dans la rade pour faire imprimer les proclamations. Depuis cette époque, il semble qu’on ait voulu regagner le temps perdu, car aujourd’hui les feuilles brésiliennes l’emportent, par les dimensions du format, sur beaucoup de journaux du continent. Malheureusement quiconque parcourt une de ces feuilles est bien vite forcé de reconnaître qu’il assiste aux tâtonnemens d’une société naissante, dont les élémens n’ont pas encore été régulièrement classés. Le diario (journal), après un exposé des séances du congrès, ne contient guère que des correspondances insignifiantes, des pièces de vers, etc., puis des annonces de toute sorte que des prix habilement gradués mettent à la portée de toutes les bourses. Veut-on donner du relief à un leilão (encan) ou à un magasin de modes nouvellement établi, la réclame est encadrée, écrite en majuscules et surmontée d’un énorme attencão (attention). S’agit-il d’une annonce sortant du domaine des boutiquiers et des marchands, un altençào seul ne suffit pas ; on a recours au superlatif muita attencão (beaucoup d’attention), et on enguirlande le cadre. Dans les occasions solennelles, on laisse là les attenção, les cadres, les majuscules, et on fait appel à la lithographie. Rien de mieux en effet pour séduire le lecteur que de parler à ses yeux. Voit-il une villa entourée de palmiers, il sait qu’une maison de campagne est à vendre. A-t-il besoin de remonter ses écuries, il cherche d’un coup d’œil si quelque solipède ne piaffe pas à la troisième page en attendant chaland. Les dernières colonnes, les plus nombreuses de toutes, sont consacrées aux offres d’achat et de vente des noirs. Ainsi les mêmes journaux qui, suivant l’énergique expression de M. Ribeyrolles, « pleurent quelquefois, à leur première page, sur les malheurs sacrés de la Pologne et de l’Italie, » finissent par des annonces qui s’adressent aux acheteurs d’esclaves.

On a essayé à plusieurs reprises de former des journaux français à Rio-Janeiro et même à Pétropolis, résidence d’été de la cour et des riches nababs de la capitale ; mais un obstacle essentiel s’oppose à ce qu’aucun de ces journaux prospère : c’est qu’il leur est impossible d’aborder les questions d’intérêt général. Toute polémique dégénère vite au Brésil en un débat personnel. Le vrai remède à une telle situation serait dans un meilleur régime d’enseignement, qui fait malheureusement défaut. Si Rio-Janeiro, Bahia, Pernambuco, São-Paulo ont depuis quelques années des cours de droit et de médecine, il faut bien ajouter que la population de l’intérieur est en proie à l’ignorance la plus déplorable. La faute, à vrai dire, n’en est pas toute aux habitans. Avant l’indépendance, il leur était en quelque sorte défendu de s’instruire sur leur terre natale ; les jeunes gens qui désiraient faire leur éducation étaient forcés de traverser la mer et de venir prendre leurs grades à Goïmbre. Cet état de choses a laissé des traces fâcheuses parmi les familles brésiliennes les mieux placées pour introduire dans le pays des habitudes nouvelles. Un fazendeiro à qui vous demandez s’il ne cherchera pas à cultiver par l’instruction l’intelligence de son fils vous répondra ingénument que pour planter du café et produire du sucre ses enfans n’ont pas besoin d’en savoir plus que lui. Aussi n’y a-t-il guère que les rares familles qui fréquentent la cour ou quelques riches commerçans des grandes villes qui consentent à envoyer leurs fils en Europe[5].

Dans les premiers temps de mon séjour à Rio-Janeiro, je croyais que l’exemple des Français devait faire sortir les Brésiliens de leur apathie et leur donner le goût de la vie extérieure : je ne tardai pas à être désabusé. Le Brésilien fait la sieste, fume ou joue dans ses appartemens. Le théâtre pourrait être un lieu de réunion ; mais l’originalité manque ici absolument : les pièces sont presque toutes tirées du répertoire français, et la plupart des artistes viennent de Paris. Les Brésiliens n’ont une physionomie propre que dans les processions et les cérémonies publiques. Je choisis pour exemple une revue de la garde nationale. Le 7 septembre 1859, anniversaire de l’indépendance, tout le monde était déjà en ligne à Rio-Janeiro lorsque j’arrivai, et les choses se passèrent assez régulièrement, sauf l’explosion d’une pièce d’artillerie. Personne du reste ne parut étonné, tant ces petits accidens semblent faire partie intégrante du programme. Les blancs, beaucoup plus nombreux qu’à Bahia, offraient une tenue irréprochable ; on ne pouvait en dire autant de la plupart des mulâtres et des noirs libres. Derrière les rangs se trouvait une troupe de nègres que je pris d’abord pour de simples spectateurs. Je vis bientôt que leur présence s’expliquait par d’autres motifs. Dès que le signal de rompre les rangs eut été donné, chacun de ces ilotes s’approcha de son maître en uniforme, qui lui passa aussitôt fusil, sabre, giberne, shako, etc. Nombre de mulâtres et de noirs ôtèrent même leur chaussure. Ceux qui n’avaient pas d’esclaves priaient leurs amis plus fortunés de leur prêter les épaules de leur nègre, et le pauvre Africain pliait bientôt sous le poids d’une demi-douzaine de fournimens. Quant aux braves défenseurs de la nation, ainsi allégés, ils allèrent se refaire de leurs fatigues dans les vendas voisines en se racontant les exploits de la matinée, et s’interrompant de temps à autre pour hurler quelque chant patriotique.

Le Brésilien n’est pas né soldat. On ne peut dire cependant que les élémens militaires manquent dans cet immense empire : loin de là. Si vous continuez à pousser vers le sud, vous rencontrez bientôt ces vigoureuses natures de Saint-Paul, de Sainte-Catherine et de Rio-Grande-do-Sul, qui rivalisent avec les terribles gauchos de la Bande orientale, et qu’on peut appeler les premiers cavaliers du monde. C’est à cette rude école que Garibaldi a commencé sa carrière. J’ai vu une lettre du célèbre général, adressée à un de ses anciens compagnons d’armes, dans laquelle il se plaignait de n’avoir pas eu à sa disposition un escadron de ces centaures du désert pour briser les carres autrichiens.

On ne séjourne pas longtemps à Rio sans être conduit à s’interroger sur l’avenir politique et social de l’empire, dont cette grande cité est appelée à diriger la civilisation. Dom Pedro Ier a donné au Brésil une constitution fortement marquée de l’esprit moderne, et qui assurerait la prospérité de l’empire si l’on pouvait compter sur l’énergie des hommes chargés d’appliquer la loi. Malheureusement, dans un empire aussi vaste, sans routes, et couvert de forêts impénétrables, la répression devient le plus souvent impossible. D’un autre côté, au milieu d’un amalgame de races si diverses, on ne peut guère espérer des habitudes sociales bien régulières. Les villes de la côte, journellement vivifiées par le contact européen, offrent encore les apparences de notre civilisation. Un œil attentif peut néanmoins saisir à travers ces dehors les indices d’une dépravation profonde. Le relâchement des mœurs paraît d’ailleurs chose si naturelle dans le pays que les créoles eux-mêmes le confessent en le rejetant sur les exigences du climat. Les voyageurs répètent cette excuse, et aujourd’hui, aux yeux des honnêtes gens, c’est le soleil de l’équateur qu’il faut accuser de tous les déréglemens qui se produisent entre les deux tropiques. On doit s’inscrire en faux contre ces trop faciles conclusions. Loin de provoquer le développement des passions, l’extrême chaleur serait plutôt propre à les endormir. C’est dans l’esclavage que j’ai toujours cru voir la principale cause de la vie licencieuse de l’Américain. Que peut devenir en effet un opulent nabab, à qui les préjugés de sa caste interdisent toute occupation, au milieu d’un sérail de deux ou trois cents négresses ou femmes de couleur ? Le dévergondage arrive à ses dernières limites dans les plantations de l’intérieur, où, l’esclave ne comptant que comme tête de bétail, le créole n’a plus de témoin qui le rappelle au sentiment de la dignité humaine. De tels exemples doivent porter leurs fruits. Le noir, fier d’imiter les vices du blanc, renchérit encore sur lui, et c’est ainsi qu’il les transmet aux enfans du maître, dont il est l’unique précepteur. L’horreur du travail et le mépris qui s’attacherait à celui qui se rendrait coupable d’une pareille dérogeance, voilà le premier article de foi, on pourrait même dire le seul que le Brésilien apprenne dès son berceau. Les conséquences sont faciles à déduire : l’esclave ne travaille que sous le bâton du feitor. Quant à l’affranchi, qui veut, user des privilèges de l’homme libre, il se laisse aller à la plus déplorable fainéantise. Un voyageur français raconte qu’un nègre qu’il avait à son service ayant eu une légère indisposition, il le dispensa de toute course, et lui ordonna je ne sais plus quelle tisane. Le soir, comme il s’enquérait des effets du remède, le malade répondit gravement qu’il n’avait pas pu suivre ses prescriptions, parce que l’Indien Firmiano, qui servait de domestique à la caravane, n’étant pas venu dans le rancho, il n’avait pu se procurer de l’eau. Le ruisseau coulait… devant la porte. Je regardais cette anecdote comme le meilleur indice du culte voué au dogme de la fainéantise ; mais il m’a été donné plus tard d’être témoin d’un fait non moins étrange. Une négresse, qui venait de recevoir son diplôme de femme libre, se trouvait un jour avec nous sous la varanda de son ancien maître, attendant, accroupie sur ses talons, l’heure du feijão. Un chien qui se tenait à sa gauche nous importunant de ses cris, le fazendeiro la prie de le chasser. — Si senhor, répond-elle en se levant, et, tournant à droite, elle se dirige, à mon grand étonnement, vers la salle où se tenaient les nègres de service. Croyant qu’elle avait mal entendu, j’allai droit au chien, et d’un coup de pied je le forçai à prendre la fuite. Le fazendeiro, en homme fait aux subtilités du code nègre, n’avait nullement paru s’inquiéter en voyant son affranchie s’éloigner de l’animal. Quelques secondes après arrivait en effet la négresse escortée de deux aides de sa couleur. N’apercevant plus le chien, ils supposèrent qu’il avait délogé de son propre gré, et retournèrent tous trois à leur place avec la conscience de gens qui avaient fait leur devoir.

En dépit de la constitution de dom Pedro Ier, et malgré les efforts des esprits éclairés, on se heurte encore à chaque pas contre quelque vieille coutume féodale importée par les conquistadores. Comme dans l’ancienne Rome, chaque citoyen de la classe inférieure se serre autour d’un homme riche qui puisse lui servir de providence dans l’infortune et de protecteur au milieu des démêlés qui surgissent quelquefois entre les honnêtes gens et la justice. Les parens avisés choisissent à l’avance le patron de leurs enfans en le leur donnant pour parrain. Ce titre oblige, et il n’est pas d’exemple qu’un Brésilien ait jamais refusé un tel honneur en vue de la responsabilité qu’il entraîne. Telles sont pourtant les déviations de la prudence humaine, que cette coutume si morale en son principe, puisqu’elle n’a d’autre but que de placer le faible sous la protection du fort, dégénère souvent en abus scandaleux, en injustices criantes. Si le protecteur est un personnage de quelque crédit, sa volonté est au-dessus de la loi, et sa recommandation assure l’impunité au malfaiteur. La justice impuissante n’a plus alors qu’à fermer les yeux et à laisser faire.

Il y a quelques années, un habitant de Rio-Janeiro se rendit coupable de je ne sais plus quel méfait ; l’accusation était grave, la condamnation inévitable. Il ne restait au criminel qu’un moyen d’éviter la potence ou les présides, c’était de faire agir une protection puissante. Se rappelant que l’aïeul du juge était son parrain, il dépêche sa femme pour lui expliquer sa situation. — Recommande à mon filleul d’être plus sage à l’avenir, et dis-lui qu’il sortira demain, répond le vieillard sans hésiter, et, prenant son parasol, il se rend chez son petit-fils. Les paroles d’un vieillard ne sont pas des prières, mais des ordres. Comme il l’avait dit, sa demande, quelque exorbitante qu’elle parût, ne souleva aucune objection. Grande fut donc sa surprise, lorsque deux jours après la femme vient lui annoncer que son mari était encore sous les verrous. Sans lui laisser le temps d’achever, il sort aussitôt. Deux jours après, le juge voit tout à coup sa demeure envahie par les notables de la ville en grand costume de deuil. Ces braves gens venaient, sur la foi de lettres de faire part, assister à ses funérailles. Stupéfaction profonde du maître de la maison, étonnement non moins grand des lugubres visiteurs. Toutefois, après quelques paroles d’explication et la constatation de son identité, le juge renvoya ses hôtes sans trop de peine, avec des excuses sur une mystification dont il était la première victime. Il se promettait bien d’en découvrir les auteurs et d’en tirer vengeance ; mais ses efforts furent inutiles. Après avoir épuisé toutes les conjectures, il se rappelle la demande de l’aïeul, son oubli, et, pensant être sur la voie, il se dirige vers sa demeure. Il le trouve assis sur son canapé, attendant paisiblement, le charuto à la bouche, l’heure du dîner.

— Bonjour, grand-père.

L’aïeul le regarde sans répondre.

— Je venais vous demander, avec tout le respect que je vous dois, si ce n’est point par vos ordres qu’on a envoyé ces jours derniers des lettres de faire part à toutes mes connaissances pour les prier d’assister à mes funérailles ?

Ah ! filho da… ! répond tout à coup l’irascible vieillard, tu te souviens donc enfin de moi ! Ne savais-tu pas qu’un enfant qui oublie ses devoirs n’existe plus pour ses parens ? Je vais t’apprendre à vivre ! — Et, saisissant sa canne, il s’élance sur le pauvre diable, qui, prévoyant ce brusque dénoûment, n’avait pas quitté le voisinage de la porte de sortie. Le même jour, le coupable était mis en liberté.

Dans l’intérieur, la justice est rendue d’une manière encore plus expéditive. Chaque individu se la fait lui-même : a-t-il une vengeance personnelle à exercer contre un de ses voisins, il s’embusque sur le chemin que doit traverser son ennemi, lui dépêche une balle dès qu’il le voit à sa portée, et rentre chez lui tout aussi calme que s’il venait d’abattre un tatou. Les urubus se chargent de faire disparaître les traces du crime en dépeçant la victime et en dispersant les ossemens au loin. Parfois il arrive que le mort a des parens ou des amis qui veulent le venger ; devinant avec l’instinct de la bête fauve de quel côté est parti le coup fatal, ils vont s’embusquer à leur tour et convient bientôt les urubus à un nouveau festin. C’est toujours la loi du désert, œil pour œil, dent pour dent, sang pour sang. Au lieu d’un meurtre on en a deux ; mais on n’y regarde pas de si près dans le pays de l’esclavage. Les meurtriers ont d’ailleurs de charmans euphémismes pour justifier leur conduite : ils vous disent qu’il fallait satisfaire à l’âme irritée de leur infortuné parent, que la société réclamait justice, et qu’ils n’ont fait qu’envoyer le meurtrier devant le tribunal du souverain juge.

Le noir devenu libre n’est guère plus avancé que l’esclave devant cette divinité aveugle qu’on appelle la justice[6]. La loi ne lui en accorde pas moins le droit de donner son suffrage pour les élections. Puisque nous sommes sur ce chapitre, on sera peut-être curieux d’apprendre comment les élections se pratiquent au Brésil. Il suffira d’un exemple pour donner au lecteur européen une idée de l’éducation politique du vaste empire sud-américain.

Aux termes de la constitution brésilienne, tout homme libre, qui n’est pas trop franchement déguenillé, a droit, à certaines époques périodiques, de jeter dans une urne soigneusement enrubannée un carré de papier plié en quatre. Là, comme partout ailleurs, se trouvent deux partis classés sous ces deux dénominations : les conservateurs et l’opposition, — les uns défendant obstinément le passé, les autres parlant non moins obstinément de progrès et de liberté jusqu’au jour où, arrivés enfin au pouvoir, ils continuent à défendre avec plus de chaleur encore qu’on ne le faisait auparavant les saines traditions de leurs prédécesseurs. Comme partout aussi, on voit le troupeau électoral se partager en deux camps, suivant que le mot de constituiçao ou d’opposiçao résonne le mieux à leurs oreilles. Dans je ne sais plus quelles élections, un candidat ministériel pria un de ses amis, riche planteur de la province, de lui donner les voix de tous les hommes libres qui se trouvaient sur ses terres. Ces sortes de services ne se refusent nulle part entre gens bien élevés, et surtout au Brésil, où semblent s’être réfugiées les vieilles traditions chevaleresques, chassées peu à peu de l’ancien continent par la marche incessante des révolutions. Il fut donc convenu que tous les colons de la fazenda seraient invités à un banquet quelques jours avant les élections, et que là on leur rappellerait à la fois le jour fixé pour le scrutin, leur titre d’hommes libres qui leur donnait le droit de s’approcher de l’urne enrubannée, et le nom du candidat qu’ils devaient soutenir.

Au jour indiqué, on vit apparaître au coucher du soleil la plus étrange réunion de figures humaines que l’imagination en délire d’un peintre fantaisiste puisse rêver : de vieux nègres, qui, ayant obtenu la liberté à la mort de leur ancien maître, s’étaient hâtés de retourner à leur fainéantise africaine ; quelques cabocles aux cheveux lisses et au teint cuivré, se disant civilisés parce qu’ils portaient un caleçon et buvaient de la cachaça ; enfin des produits hybrides, résultat du mélange de toutes les races qui depuis Pizarre et Cabrai se sont ruées sur le Nouveau-Monde pour le ravager de leurs fureurs sanglantes ou le féconder de leurs sueurs. Ces figures bestiales, ces mains calleuses, ces pieds dont l’épiderme ossifié bravait la morsure des serpens, ces barbes aussi incultes que les forêts d’où elles sortaient, ces accoutremens étranges, l’aspect des lieux, le but de la réunion, tout contribuait à former un spectacle indescriptible. Personne ne manquait au rendez-vous : c’était chose si rare, un banquet pour les hôtes des montagnes, surtout un banquet donné par le maître ! De longues tables avaient été dressées dans les immenses salles où l’on renferme le café. Des leitões (porcs) servis entiers comme dans les festins du temps de Suétone, du feijão (haricots) dans de vastes terrines et d’énormes calebasses de manioc formaient pour ces natures vierges un menu splendide ; de larges brocs de cachaça circulaient de temps à autre. Porcs, haricots, manioc, eau-de-vie, tout fut rapidement englouti. Le fazendeiro suivait de l’œil les dispositions faméliques de ses hôtes. Lorsqu’il jugea le moment favorable, il vint se placer au milieu d’eux et leur expliqua en quelques mots le but de la réunion. — Mes enfans, je viens vous demander un petit service. Dans huit jours, vous allez voter. Comme vous ne vous occupez guère de politique, peu vous importe sans doute le nom du candidat. Par conséquent, si vous tenez à me faire plaisir, vous voterez pour le senhor X,.., qui est mon ami intime, et à qui j’ai déjà donné ma parole en votre nom.

Il n’avait pas encore achevé que la plupart des auditeurs s’écrièrent qu’ils allaient voter à l’instant même, que le senhor était leur père, et qu’ils n’avaient rien à refuser à un maître comme lui. Il était neuf heures du soir, et on ne pouvait aller au municipe qu’après une marche de plusieurs lieues. On eut quelque peine à faire comprendre à ces braves gens que les élections ne devaient avoir lieu que la semaine d’après, et qu’un vote anticipé serait nul. Ils ne pouvaient concevoir que toutes les portes ne s’ouvrissent pas devant la volonté de leur maître, dont la puissance n’avait à leurs yeux de rivale que celle de l’empereur. Le plus grand nombre se rassit enfin pour achever de vider les brocs ; mais les fortes têtes entourèrent le planteur et profitèrent du répit que leur laissait la soirée pour se faire expliquer les mots d’élections, de candidats, de vote, de constitution, d’opposition, etc. Le fazendeiro avait fort à faire pour répondre aux interpellations. Un de ces sylvicoles à barbe patriarcale se faisait surtout remarquer par la chaleur et l’originalité de son dialogue. Placé en face du senhor, il saisissait un des boutons de son habit à chaque nouvelle question, le tordait dans ses doigts pendant tout le temps que durait la réponse, et finissait par le détacher. Plusieurs boutons avaient déjà disparu, lorsqu’un mulâtre, nommé, je crois, Mascarenhas, impatienté des questions de cet homme et du tort qu’il faisait à l’habit de son maître, s’avança résolument vers lui, l’écarta d’un coup de coude et prit sa place. Chacun se tut et le laissa parler. — Senhor, mes opinions vous sont connues ; vous savez que je suis libéral et que mes sympathies politiques sont pour le candidat de l’opposition. (Ce candidat libéral n’en possédait pas moins cinq ou six cents esclaves.) Mais vous êtes mon maître, je n’ai rien à vous refuser. Aussi, quelque violence que je fasse à mes sentimens, je saurai tenir ma promesse, car Mascarenhas est avant tout un homme d’honneur, et, si votre seigneurie le permet, je me chargerai de rafraîchir la mémoire de mes camarades, qui, n’étant pour la plupart jamais sortis de leurs forêts, pourraient bien oublier le jour de l’élection et le nom de votre ami.

— Comment t’y prendras-tu pour leur rappeler cela ? lui demanda le fazendeiro charmé de cette offre.

— D’une manière très simple, répondit le mulâtre : que sa seigneurie me donne seulement un cochon, un sac de feijão, autant de manioc, un petit baril de cachaça et un peu de sel ! Je réunirai tous ces hommes chez moi la veille de l’élection. Tout en leur refaisant l’estomac, je leur referai aussi la mémoire en leur rappelant leur promesse d’aujourd’hui. J’aurai soin qu’ils ne me quittent plus de la nuit, et le lendemain, au petit jour, nous nous acheminerons ensemble vers le municipe, où ils voteront comme un seul homme.

Le fazendeiro ravi appela le chef de la plantation, lui ordonna de livrer à Mascarenhas le plus beau porc de ses étables et de mettre à sa disposition tout ce dont il aurait besoin, manioc, haricots, sel, cachaça. Notre homme attendit que ses compagnons se fussent retirés. Au point du jour, il choisit lui-même l’animal qui lui parut le plus convenable, chargea deux mules de provisions et s’achemina à petits pas vers sa demeure. Le jour de l’élection, il se présentait dès le matin chez le candidat ministériel. — Senhor, mon maître doit vous avoir annoncé mon arrivée, ainsi que celle de tous mes camarades que je lui ai promis de vous conduire.

— En effet, répondit celui-ci, je vois avec plaisir que tu es un homme de parole ; mais tes compagnons, où sont-ils ?

— Ils m’attendent à la porte du municipe. Je les ai devancés parce que j’avais à vous faire un aveu. Le candidat de l’opposition, qui a eu vent de ma promesse, et qui connaît d’ailleurs mes sentimens libéraux, m’a fait secrètement proposer 100 milreis (250 fr.) si je votais pour lui ; mais Mascarenhas est un homme d’honneur, et si votre seigneurie consent à me compter ces 100 milreis, qu’un pauvre père de famille comme moi ne peut en conscience refuser, je vais vous chercher immédiatement mes hommes.

— Voici tes 100 milreis et dépêche-toi, de peur que ces intrigans de libéraux ne cherchent à séduire tes compagnons pendant ton absence.

— Que sa seigneurie se tranquillise ! répondit le mulâtre en comptant attentivement ses milreis. Mes camarades ne connaissent que moi et le senhor. — Puis, mettant ses billets dans sa poche, il se dirigea aussitôt vers la maison où se tenait le candidat de l’opposition.

Senhor, vous n’ignorez pas mes sympathies pour vous. Vous connaissez aussi l’influence que j’exerce sur tous mes voisins. Je les ai amenés dans l’intention de porter votre nom. Seulement je dois vous avertir d’une chose, mon maître m’a promis 100 milreis si je les faisais voter en faveur de votre concurrent ; mais Mascarenhas est un homme d’honneur. J’ai repoussé cet argent, quelque besoin que j’en eusse, persuadé que vous ne me le refuseriez pas. Vous savez ma position : une pareille somme est une fortune pour un pauvre homme chargé de famille.

— Je n’attendais pas moins de toi. On m’avait bien parlé de cette affaire, mais j’étais sans inquiétude sur ton compte. Je sais depuis longtemps que tu es un vrai patriote dévoué au triomphe des idées libérales. Voici tes 100 milreis, et retourne vite près de tes camarades. Ces gens du ministère sont si peu scrupuleux qu’ils pourraient bien les débaucher pendant que tu es ici.

Mascarenhas prit cette seconde liasse de billets, les compta minutieusement, les plaça à côté des premiers, sortit, et se dirigea… vers sa demeure.

Le lendemain, grande colère du fazendeiro, qui ne parlait de rien moins que de faire bâtonner Mascarenhas comme un simple esclave. Il lui dépêcha deux vigoureux feitors avec ordre de l’amener mort ou vif, et fit tout préparer pour l’exécution. Le mulâtre arriva sans hésiter, avec toute la sérénité d’une conscience calme et d’un estomac bien repu.

— Comment, misérable drôle ! s’écria le maître en l’apercevant. Tu as filouté tout le monde et tu n’as tenu parole à personne ! Les étrivières vont t’apprendre à te jouer de moi et de mes amis !

— Sa seigneurie a tort de s’emporter contre moi, répondit le coupable avec un imperturbable sang-froid. J’ai fait mon devoir. Votre ami m’avait donné 100 milreis dans l’espoir que je voterais en sa faveur. Le candidat de l’opposition, qui était mon candidat à moi, m’en a donné également 100, à condition que je lui donnerais mes voix. Si j’avais voté pour l’un, j’aurais trahi l’autre, et vous savez que Mascarenhas est un homme d’honneur ! Il ne me restait qu’un parti à prendre, c’était la neutralité. Sa seigneurie elle-même n’eût pas agi autrement à ma place.

Le fazendeiro dont nous parlons était avant tout un homme d’esprit : il ne put s’empêcher de rire à cette étrange profession de foi, et l’affaire en resta là. Seulement le senhor se promit bien de conduire lui-même à l’avenir ses hommes au scrutin. Quant aux illustres convives qui, le jour du banquet, voulaient aller voter au milieu de la nuit, inutile de dire que leur enthousiasme électoral s’était évanoui avec les dernières fumées de la cachaça, et que pas un d’eux n’avait paru au municipe. Mascarenhas, qui connaissait son monde, avait jugé qu’il valait mieux garder pour lui seul le porc et les autres provisions du fazendeiro.

Si maintenant nous jetons un dernier coup d’œil sur l’ensemble du pays, si nous examinons les résultats de l’occupation du Brésil par la race portugaise, quels enseignemens y trouverons-nous ? Il m’est pénible d’être sévère pour un vaillant peuple, qui s’est montré pendant plus d’un siècle l’avant-garde des nations latines ; mais en vérité il n’est guère possible de faire l’éloge de la péninsule australe du Nouveau-Monde, quand on la compare à l’Amérique du Nord. Quelle différence en effet entre les railways qui sillonnent les États-Unis et les picadas de la forêt vierge ! Quel contraste entre New-York et Rio-Janeiro ! D’un côté l’activité humaine portée jusqu’à ses dernières limites, de l’autre la nonchalance la plus superbe se contentant de produire quelques boucauts de sucre ou quelques arrobes de café. Qu’on n’invoque pas les influences climatériques comme excuse : la Louisiane est aussi énervante que le Para ; les bouches du Mississipi sont peut-être plus malsaines que celles des Amazones. Les causes remontent plus haut : elles ont leur source dans ce dur génie portugais, mélange de fatalisme arabe et d’âpreté ibérique propre à l’épopée, mais rebelle à la science et au travail. Dès que la première fièvre de l’occupation fut apaisée, les conquistadores ne songèrent plus qu’à jouir en paix de la terre promise. Leurs descendans allèrent plus loin : quittant le casque de leurs rudes ancêtres pour le sombrero du planteur et leur vaillante épée pour le fouet du feitor, ils s’enveloppèrent dans leur manteau d’hidalgos, et laissèrent aux tribus vaincues le soin de les enrichir. Dédaignant les lentes productions de la terre, si féconde pourtant sous les tropiques, ils ne voulurent que de l’or. Pour en retirer quelques lingots, ils ont brûlé les forêts, bouleversé le sol, exterminé les peuplades indiennes et condamné à l’esclavage plusieurs millions de noirs. Ils n’ont encore ouvert ni routes ni canaux[7]. Les deux plus grands fleuves du monde, le Maranhão et le Parana, dont les sources sont voisines, et qui forment dans leur immense triangle les grandes artères du continent austral, sont aujourd’hui à peu près ce qu’ils étaient à l’arrivée de Cabrai. Jusqu’à ces dernières années, quelques pirogues indiennes en ont seules sillonné les eaux. Entrez dans une ville de l’intérieur : vous y compterez les églises et les couvens par douzaines, et vous n’y trouverez pas une seule maison d’école. Les habitans sont obligés de recourir à Londres ou à New-York pour la plus petite machine, pour le plus mince tronçon de chemin de fer, et le fer se trouve en plusieurs endroits à fleur de terre et presque à l’état natif ! Enfin, chose impossible à croire, c’est quelquefois la Norvège qui alimente de bois de construction ce pays, le plus riche du monde en bois de toute sorte !

Cette répugnance au travail, cette insouciance philosophique que les conquistadores ont toujours professée à l’endroit du comfort, ne peuvent être attribuées à un manque d’énergie, car aucun peuple que je sache n’a déployé dans l’histoire du monde une plus grande somme d’audace et de mâle activité que cette tribu celtibérienne resserrée entre les montagnes et l’Océan. Après avoir refoulé l’islamisme, se sentant à l’étroit dans sa langue de terre, elle affronta la première les redoutables mystères d’une mer inconnue et sans limites, explora les côtes d’Afrique, franchit le Cap des Tempêtes, fraya la grande route des Indes et peupla l’Asie de ses comptoirs, tandis que, d’un autre côté, Cabrai, poussant vers l’ouest, rencontrait ce continent que Colomb avait cherché en vain. Ce fut encore un Portugais, Magellan, qui, bravant les rigueurs du pôle sud, entra dans le Pacifique par une route nouvelle, et procura à ses compagnons la gloire de sillonner dans toute leur circonférence ce globe et cet océan, jusqu’alors fermés à la science et à l’investigation humaines. De tels hommes ne pouvaient comprendre l’esprit nouveau. Écoutez leur idiome si riche, si sonore, si passionné pour chanter les exploits des héros ou les cantiques des saints : il devient muet quand vous lui demandez un traité scientifique ou un livre de pratique industrielle. C’est une langue de paladins et non d’artisans. Telle langue, telle nation. Héritiers du monde romain et dernière personnification du moyen âge, ces hommes d’épée ne voyaient dans le travail que l’apanage des serfs. Toute innovation qui touchait à une telle base devait être un crime. À la réforme ils répondirent par l’inquisition. Pendant que les races anglo-saxonnes ouvraient l’oreille à la grande voix de Luther, ils se mettaient sous le patronage de Dominique et de Loyola. Les deux symboles ont porté leurs fruits.

Il faut se garder cependant de désespérer de l’avenir du Brésil, et, quelque lente que soit l’action des siècles sur les révolutions humaines, on peut déjà pressentir les changemens que l’œuvre du temps doit amener dans ce pays. Deux choses seules lui manquent : le souffle fécondant de la science et une nouvelle infusion de ce sang ardent qui coulait jadis dans les veines des premiers colons. La vapeur et l’électricité vont chaque jour comblant cette lacune. Les Yankees du nord, qui depuis longues années couvent d’un œil d’envie les riches terres du sud, et l’émigration germanique, qui de jour en jour tend à s’élargir, forment un double courant qui bientôt, étreignant la péninsule, forcera les habitans, sous peine de déchéance, à sortir de leur immobilité, à franchement accepter les deux grandes conditions de la vie des temps modernes, l’industrie et le travail libre. Hâtons-nous d’ajouter que ce reproche d’immobilité ne s’adresse qu’aux masses routinières et aux habitans attardés de l’intérieur. Les hommes qui sont à la tête de l’état, ou qui par leur position ont acquis une juste influence sur les destinées de leur pays, appellent le progrès de tous leurs vœux, et prêchent d’exemple. Dans tous les grands centres se forment des compagnies industrielles ; les provinces de l’intérieur réclament des chemins de fer et des bateaux à vapeur. Il est donc permis d’espérer que ce même progrès que la cidade reçoit chaque i jour des steamers qui traversent l’Atlantique sera bientôt porté par les railways à travers les fazendas ou les villes perdues dans les montagnes, et que le rancho du mulâtre disparaîtra de plus en plus pour faire place à l’élégante habitation du colon européen.


ADOLPHE D'ASSIER.

  1. Un fait curieux semble prouver que l’urubu sait mettre une certaine dose d’intelligence au service de sa voracité. Alcide d’Orbigny assistait à une distribution de viande dans une mission indienne, lorsqu’il vit un de ces oiseaux qui, dédaignant d’attendre qu’on lui jetât les os, cherchait à saisir les morceaux aux mains des Indiens. Ces pauvres gens lui racontèrent que ce monopole (il n’avait qu’une patte) ne manquait jamais d’apparaître à heure fixe dans les occasions semblables, c’est-à-dire tous les quinze jours. Quelque temps après, se trouvant dans une autre mission, à vingt lieues de là, il fut témoin d’une nouvelle distribution de viande, et aperçut encore le pied bot qui venait réclamer sa part. Il visitait cette mission avec la même régularité que la première.
  2. Le soir, comme je rendais compte à un Brésilien de mes impressions de la journée, je lui demandai pourquoi on prenait un mannequin au lieu d’un homme pour représenter le saint. « Ah ! senhor, me répondit mon interlocuteur avec un profond soupir, on voit bien que vous êtes étranger. Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé un jour à Lisboa (Lisbonne) ? Cette ville a aussi saint George pour patron. Chaque année, on choisissait autrefois un des plus alertes jeunes gens de la ville pour le représenter : le roi fournissait le plus beau cheval de son écurie et tout ce qu’il avait de plus précieux en ornemens d’or et de pierreries ; mais un jour le diable s’en mêla, et le choix tomba sur un affreux garnement qui, au milieu de la procession, galopa vers le Tage, où il avait fait préparer un bateau, et s’enfuit avec sa monture et son costume sans qu’on ait jamais pu mettre la main sur lui. Vous comprenez, senhor, que quand le monde est si fripon, on doit se mettre en garde. »
  3. Le fait suivant, dont j’ai été témoin à cette fête, donnera une idée des sentimens qui animent les Africains à l’endroit des Portugais. Un officier attardé, qui allait rejoindre sa colonne, étant tombé de cheval au milieu d’un groupe de noirs libres, ceux-ci reculèrent pour rire plus à leur aise de la mésaventure du senhor cavalier, et se gardèrent bien de lui porter secours. Le pauvre diable se releva comme il put.
  4. On m’a assuré à mon passage qu’elle ne comptait que soixante-dix Français.
  5. Du reste les Brésiliens doutent un peu trop d’eux-mêmes, si nous en croyons toutes ces éditions classiques d’auteurs latins et portugais qui, au lieu de sortir des presses de Lisbonne ou de Rio-Janeiro, sont expédiées ne Paris.
  6. Une anecdote extraite du Correio Mercantil du 20 octobre 1859 est significative. — Es-tu exempt du service militaire ? — demandait d’une voix menaçante un fiscal à un pauvre ouvrier noir de l’arsenal de Rio-Janeiro : celui-ci de présenter aussitôt ses papiers, qui écartaient tout soupçon de vagabondage. Tout en les parcourant, notre homme s’aperçoit que l’Africain, dans son trouble, a oublié d’ôter son chapeau. — Oh ! c’est par trop fort ! Quoi ! un noir le chapeau sur la tête ! Qu’on empoigne cet homme ! — Et le pauvre diable se vit traîné en prison pour son oubli. Après nous avoir raconté ses souffrances, le noir ajoutait comme commentaire : — Maintenant je ne suis qu’un nègre qui doit saluer tout le monde et que tout le monde a droit de maltraiter. Viennent les élections, et ce jour-là je serai un citoyen qui doit voter librement, et devant lequel tous les candidats ôteront leur chapeau en lui demandant son vote. »
  7. On commence cependant, depuis quelques années, à faire des chemins de fer. Rio-Janeiro, Bahia, Pernambuco et São-Paulo sont dès ce moment à l’œuvre. Rio-Janeiro surtout, grâce à l’influence européenne et à l’énergie de quelques hommes d’initiative, comme le baron de Maua, entre résolument dans la voie du progrès. À l’autre extrémité de l’empire, un ingénieur brésilien, M. Tavares de Mello Albuquerque, vient d’établir une route à travers les provinces de Para, de Maranhão et de Goyaz, après avoir supporté des fatigues qui eussent fait reculer la plupart des ingénieurs européens.