Le Braidisme

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Le Braidisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 914-933).
LE BRAIDISME

Ce nom, probablement ignoré des lecteurs étrangers à l’histoire du système nerveux, est peut-être plus familier que la chose même à ceux qui se sont occupés de ces études. Il représente une des phases les plus instructives de l’évolution du magnétisme animal et nous a paru mériter un exposé tout impartial.

En juin 1842, un modeste praticien de Manchester, le docteur Braid, soumettait à la section médicale de l’Association britannique ses recherches sur ce qu’il appela le névro-hypnotisme. Il s’offrait à répéter devant une commission spéciale ou devant la section elle-même ses expériences. On répondit à sa demande par un refus formel, et l’Association passa outre. Braid n’était pas homme à se décourager pour si peu. L’offre qu’on avait officiellement déclinée fut acceptée par quelques membres moins indifférons ou moins hostiles. Ce fut son premier essai de publicité, qui n’eut d’ailleurs qu’un médiocre retentissement. Convaincu, d’autant plus dévoué à son œuvre qu’elle était moins favorablement accueillie, le médecin de Manchester se fit, comme il est arrivé à tant d’inventeurs, le propagateur infatigable de ce qu’il tenait pour une découverte; il multiplia les séances expérimentales à Liverpool, à Londres, à Manchester; il eut recours aux journaux, d’ailleurs peu sympathiques, et se décida à publier son livre intitulé : Nevrypnology, or therationale of nervous sleep considered in relation with animal magnetism, un titre qui n’a pas besoin d’être traduit.

L’inspiration lui était venue au cours d’une conversazione, organisée en 1841 par Lafontaine, venu en Angleterre pour y répandre la notion du magnétisme et donner des séances, presque des représentations publiques. Né ou importé en France dès sa naissance, le magnétisme animal a fait de notre pays sa patrie d’adoption, et on peut dire que, s’il a rayonné dans ce monde, c’est en partant de ce centre où il venait se retremper à l’occasion. Vérités, absurdités, erreurs calculées ou inconscientes, théories mystiques, tentatives d’interprétations raisonnées, presque tout l’édifice a été dessiné, élevé au-delà de ce que comportaient les fondations, et s’est effondré à Paris. Braid est le seul étranger qui, hors du continent, ait de haute volée abordé la recherche, et son intervention a été magistrale en ce que, déplaçant l’objectif, il a fait litière des anecdotes rejeté les pouvoirs occultes, et réduit le magnétisme aux proportions des sujets accessibles à la science.

La première, ou tout au moins la plus sérieuse tentative faite pour donner au magnétisme animal une base scientifique, avait été celle de Eschenmayer, Kieser et Nasse, tous trois professeurs distingués, l’un à Tubingue, l’autre à Iéna, le troisième à Halle. Leur journal, fondé en 1817 sous le titre : Archives du magnétisme animal, a vécu plus longtemps que la plupart des publications de ce genre et a fini, comme toujours, par se perdre dans les récits on les fantaisies de rédacteurs sans compétence. En matière de sentimens, les engoûmens durent peu, et les trois rédacteurs n’avaient pas réussi à faire passer le magnétisme du domaine de la foi dans celui de la raison. L’introduction, sincère avec un mélange de naïveté, mériterait d’être reproduite, si l’épreuve avait abouti. On y retrouve la phraséologie scientifique allemande avec des formules presque contemporaines, tant l’esprit d’une nation se modifie peu par le temps et s’adapte dans son intégrité aux sujets les plus divers. Il s’agit de la lutte de la vie moderne, de ses aspirations vers les mystères les plus voilés et de la culture des intelligences appelées à élucider les problèmes du magnétisme en même temps que ceux de la politique. La physiologie doit, après avoir discerné le faux et le vrai, poser les lois fondamentales.

L’hypothèse pleine d’illusions était que l’étude des phénomènes électriques, tels qu’on les devine dans le fonctionnement du système nerveux des animaux et surtout de l’homme, fournirait la clé, qu’on ouvrirait avec elle la porte aux applications thérapeutiques. C’était vouloir résoudre l’inconnu par l’inconnu, et de cette honnête entreprise il n’est rien resté, pas même le souvenir, quoique le recueil contienne des observations du plus haut intérêt.

Vinrent ensuite les rares, mais longues discussions des académies, mauvais endroits pour les débats, qui aboutissent habituellement à une négation. Tout rejeter en pareille occasion est aussi puéril que tout accepter. Les assemblées délibérantes scientifiques, peut-être aussi les autres, préfèrent les décisions absolues aux recherches patientes, et, parmi les orateurs, les plus affirmatifs ou les plus sceptiques sont les mieux venus de la galerie. Inutile de rappeler les rapports successifs auxquels le magnétisme animal a donné lieu en France depuis 1784, soit devant la faculté, soit devant l’Académie de médecine, tantôt sous forme de violens réquisitoires, tantôt avec de douteuses réserves. Si les supercheries étaient démasquées par de solides enquêtes, la vérité était dans l’ombre, et, l’ennemi repoussé, le vainqueur n’avait conquis aucun territoire. Plus inutile encore d’esquisser l’histoire du magnétisme animal. Il faut, pour disserter utilement sur ces problèmes obscurs, deux conditions : l’une, de remonter aux sources, et l’autre de répéter les expériences, en éloignant les mensonges d’abord et ensuite le douteux et le superflu.

Braid se défend d’être un magnétiseur dans le sens populaire du mot ; après avoir été convaincu qu’il s’agissait de fantaisies et de billevesées (collusion or delusion), il s’est converti sans réserves. Tout individu magnétisé est, de ce fait, placé dans une condition de sommeil étrange, obéissant à des lois fixes, quant à sa production, à sa durée, etc. Endormi (et qui peut contester la réalité de l’endormissement?) le patient présente des phénomènes divers, tantôt manifestes et permanens, tantôt indécis, transitoires, en rapport, à la façon du rêve, avec des aptitudes nerveuses, souvent insaisissables à cause de leur mobilité et de leur personnalité. Le premier point, le point essentiel, est d’étudier isolément le fait, sommeil ou hypnotisme, quitte ensuite à pousser plus loin les investigations.

Voici dans ses moindres détails la méthode employée par Braid pour provoquer l’hypnotisme; je traduis littéralement : « Prenez un objet brillant (je me sers ordinairement de mon lancetier) entre le pouce, l’index et le médius de la main gauche; tenez-le à une distance d’environ 8 à 15 pouces des yeux, assez au-dessus du front pour produire le plus grand strain possible sur les yeux et les paupières et pour permettre au patient de maintenir le regard fixé sur l’objet.

« Il importe de bien faire comprendre au patient qu’il doit tenir les yeux fixés strictement sur l’objet et l’esprit concentré (riveted) sur l’idée de cet objet.

« Par le fait du consensus des deux yeux, les pupilles se contractent d’abord; peu à peu elles commencent à se dilater, et après que leur dilatation est devenue considérable, elles sont soumises à des mouvemens oscillatoires. Si, à ce moment, l’index et le médius, de la main droite, doucement écartés, sont portés de l’objet vers. les yeux du patient, il est très probable que les paupières se fermeront involontairement par une série de vibrations.

« Au cas où l’occlusion n’aurait pas lieu, où le sujet laisserait les globes des yeux s’agiter, demandez-lui de reprendre l’expérience; surtout expliquez-lui qu’il est autorisé à fermer les paupières quand les doigts s’avancent vers ses yeux, mais que les globes oculaires doivent rester fixes et que l’esprit doit être rivé à l’idée de l’objet tenu à distance des yeux. En général, les paupières se ferment par des secousses, vibrations, ou en vertu d’un spasme.

« Après douze ou quinze secondes, en soulevant avec douceur les bras et les jambes, on s’aperçoit que le patient a de la disposition à les maintenir dans la posture où ils ont été placés, si l’opération a agi efficacement. Au cas contraire, engagez-le à voix basse de garder les jambes dans l’extension ; le pouls s’accélérera vivement et la rigidité des membres ne tardera pas à se manifester. On trouve alors que les organes des sens, sauf la vue, que la sensibilité au froid, au chaud, à l’action musculaire, que certaines facultés mentales sont prodigieusement exaltés. Comme il arrive après l’ingestion du vin, de l’alcool, de l’opium, cette excitation passagère est bientôt remplacée par une dépression qui excède de beaucoup celle qui accompagne le sommeil naturel.

« L’opérateur peut, à cette seconde période, substituer à la torpeur et à la rigidité un redoublement de mobilité et de sensibilité. Il suffit qu’il dirige un courant d’air sur le ou les organes qu’il veut mettre en action, sur les muscles cataleptisés, auxquels il rendra leur souplesse. Je me déclare absolument incapable d’expliquer le modus operandi du courant d’air et ses effets extraordinaires, mais il n’existe aucune difficulté à reproduire les mêmes effets par les mêmes moyens, que ce soit moi ou tout autre qui opère, que le courant d’air soit produit par le souffle des lèvres, par un soufflet, par le mouvement de la main ou d’un objet inanimé.

« L’étendue et la soudaineté de ces changemens sont si étranges qu’il faut en avoir été témoin pour croire à leur possibilité. »

La manœuvre, comme on le voit, est très simple ; elle diffère à ce point de vue des passes magnétiques et des méthodes complexes conseillées et employées pour créer le sommeil artificiel. On doit savoir gré à Braid de s’en être tenu à ces indications. Plus tard, après avoir multiplié des essais, analysé avec une sagacité crois- sante chacun des phénomènes, il arrivera aux données subtiles. Il sera aussi intéressant de le suivre sur ce second terrain qu’il l’est d’assister aux tentatives élémentaires. Qu’il soit possible par la simple concentration de l’œil et de l’esprit de provoquer un sommeil spécial, la chose n’est actuellement mise en doute par personne. Non-seulement le fait est avéré, mais les moyens par lesquels on le réalise sont nombreux et divers. Réussissent-ils tous à produire le maximum des résultats ?

L’observateur devra distinguer deux temps dans ce qu’on me permettra, faute d’un meilleur mot, d’appeler l’opération : d’abord l’hypnotisation ou l’endormissement, et en second lieu les phénomènes spontanés ou provoqués qui se succèdent pendant la durée du sommeil. Braid avait imaginé une façon de vocabulaire à son usage; on peut le rappeler, moitié à titre de curiosité, moitié pour montrer l’importance attachée par lui aux différens stades : 'hypnotiser, déterminer le sommeil nerveux ; hypnotisme, le sommeil lui-même; déshypnotiser ou réveiller; hypnotiste, l’opérateur qui pratique le névro-hypnotisme.

Dans quelle proportion des individus d’âge, de sexe, de conditions sociales variées subissent-ils l’influence de l’hypnotisation faite par les moyens qui viennent d’être indiqués? J’ai déjà montré comment Braid avait procédé pour vulgariser sa méthode, les oppositions railleuses qu’il avait rencontrées et le scepticisme tantôt scientifique, tantôt populaire et bourgeois, qu’il avait eu à combattre. A chaque séance, il se met à la disposition des assistans, demandant qu’ils fassent eux-mêmes le choix des sujets à influencer. Ce sont des enfans, des adultes, des gens étrangers à toute notion ou des incrédules forts de leurs connaissances relatives ; rarement il aboutit à un insuccès, tout en admettant des degrés dans l’intensité de l’influence. C’est ainsi qu’à une de ses conférences publiques de Manchester, quatorze adultes, hommes de bonne santé, inconnus, se présentent et dix sont résolument hypnotisés ; à Rochdale, vingt étrangers sont mis en expérience et endormis dans une soirée; à Londres, le 1er mars 1842, seize succès sur dix-huit expériences pratiquées également avec des adultes. Dans une autre occasion, le résultat est encore plus saisissant. Trente-deux enfans sont réunis dans une chambre : aucun d’eux, bien entendu, n’a le moindre soupçon du mesmérisme ou de l’hypnotisme : en moins d’un quart d’heure, tous sont hypnotisés et maintiennent étendus leurs bras frappés de rigidité cataleptique.

Les animaux sont également influencés par les mêmes procédés. Que l’opérateur agisse en plein jour, pendant la nuit, le milieu n’y change rien si les conditions indispensables sont remplies : à savoir, l’abstraction du monde ambiant, la fixité de l’œil et des idées, tous desiderata plus faciles à réaliser dans l’isolement qu’au milieu d’une assemblée nombreuse et mouvante. A la rigueur, le seul élément de la concentration mentale peut suffire, les aveugles et les patiens auxquels on a bandé les yeux n’étant pas forcément plus rebelles que les voyans. Cependant, dans la majorité des cas, l’intervention de la vue joue un rôle si important qu’on doit ne rien omettre pour régler son action. La posture la plus favorable est de faire diriger les yeux un peu en haut et de provoquer un léger strabisme convergent.

Quelques observations ou plutôt quelques anecdotes empruntées à Braid serviront à la démonstration et tempéreront un peu l’aridité de cet exposé de manuel opératoire.

«Après ma conférence à Londres, un gentleman exprima à M. Walker, qui m’assistait, le très vif désir d’être hypnotisé par moi, les tentatives des plus habiles magnétiseurs ayant échoué. « Asseyez-vous, dit M. Walker, et je vous hypnotiserai moi-même en une minute. » Quand j’entrai dans la chambre, j’aperçus le patient assis, les yeux en arrêt sur le doigt de l’opérateur. Je sortis un instant, et en rentrant quelques minutes après, je trouvai M. Walker immobile, presque endormi et ayant le doigt dans un état de rigidité cataleptique. Je repris l’expérience et, avant trois minutes, le malade était endormi et absolument cataleptisé. La faute de M. Walker avait été de tolérer du bruit dans l’appartement, de ne pas placer les yeux du sujet dans la meilleure direction. » Un autre fait est plus curieux. « Je fus informé, dit Braid, qu’un enfant de cinq ans et demi avait assisté à une de mes expériences et en rentrant le soir avait proposé à sa bonne de l’hypnotiser. Celle-ci, ne supposant pas qu’elle éprouvât la moindre sensation, s’y prêta de bonne grâce et tomba rapidement dans le sommeil, avec les phénomènes nerveux les plus accentués. J’étais peu disposé à croire et je soupçonnais quelque malentendu. Le lendemain, j’allai rendre visite aux parens, et demandai à l’enfant de renouveler l’expérience, qui, cette fois encore, réussit au mieux. »

Plus tard, la servante ainsi hypnotisée par hasard devait fournira Braid un de ses sujets de prédilection. Toute personne même étrangère aux choses de la médecine pourra tenter avec succès la méthode de Braid, en se bornant à solliciter l’hypnotisme et la catalepsie.

Autant Braid est précis sur le mode d’opérer qu’il préconise, autant il l’est peu sur les détails de l’observation, pendant la première période, la seule dont je traite actuellement. Il suffit, sans autre précaution, d’appliquer la pulpe de deux doigts sur les yeux d’un malade couché et auquel on ne demande pas de participer autrement à l’épreuve qu’en se laissant faire passivement; si le sujet est propice, au bout de quelques secondes, on voit se manifester les premiers indices de l’hypnotisation. Les globes des yeux s’immobilisent : c’est là, et Braid l’avait justement noté, en y insistant peu parce qu’il n’agissait pas par le contact, la condition sine qua non. Tout malade dont les globes oculaires s’agitent ne sera pas ou n’est pas encore sous l’influence. Presque immédiatement la respiration devient plus haute, la face et le devant de la poitrine sont légèrement injectés, le malade semble se défendre en exécutant quelques mouvemens indécis, la respiration devient sonore ; cette phase dure moins de deux minutes, et, sans les marques d’excitation que Braid déclare prodigieuses, le sujet entre dans le sommeil artificiel avec plus ou moins de raideur cataleptique. Nous verrons ultérieurement ce qui peut se passer pendant le sommeil ainsi provoqué et les moyens propres à déshypnotiser le malade.

J’ai été surpris de voir l’agitation dont Braid paraît faire cas sans d’ailleurs la décrire, manquer dans toutes mes expériences et dans celles plus nombreuses encore que j’ai fait exécuter par mes élèves. Était-ce dû à l’inhabileté de l’opérateur ou à l’imperfection de la méthode encore plus rudimentaire que celle de Braid ? La question pouvait aisément se résoudre en changeant l’opérateur ou en suivant à la lettre les prescriptions de Braid. J’ai fait l’un et l’autre et, malgré ma meilleure volonté, je n’ai pas réussi à déterminer une crise d’agitation, ni extrême ni même moyenne. Les plus excitables sont restés bien loin de l’agitation qui marque le début de l’endormissement chloroformique. Les résultats obtenus par Braid doivent-ils toutefois être mis en doute ? Avec un observateur de cette sincérité, la critique doit n’avancer que prudemment vers la négative. D’autre côté, je m’étonne de ne trouver nulle part l’exposé, même sommaire, des phénomènes d’agitation qui caractériseraient l’entrée en matière.

Convient-il, faute de mieux, de supposer qu’il existe des hommes appelés par un côté quelconque de leur nature, inconnu, mystérieux, à dominer le système nerveux des sujets sur lesquels ils expérimentent,-faculté singulière, sorte d’ascendant dont l’équivalent se retrouve en tant d’occasions solennelles ? Le problème a été soulevé nombre de fois, et Braid a considéré comme son meilleur titre de gloire de l’avoir définitivement résolu. L’aborder à présent, ce serait rompre un exposé déjà si difficile à ordonner méthodiquement.

Le patient a été hypnotisé, il a cessé d’appartenir à la vie réelle pour entrer dans un état sans analogue, semblable par certains aspects au sommeil naturel, dissemblable par d’importantes particularités, et exigeant une étude propre. Que va-t-il se passer pendant la durée plus ou moins longue de ce sommeil spécial ?

La première manifestation, la plus constante, est la rigidité cataleptique, tantôt générale, tantôt partielle, tantôt absolue et tantôt incomplète. L’aspect de l’hypnotisé cataleptique est si étrange que c’est assez de l’avoir observé une fois pour s’en souvenir toute sa vie. Le malade, immobilisé, ressemble exactement aux mannequins dont se servent les peintres. Les articulations ont perdu en partie leur élasticité; lorsqu’on cherche à les fléchir, elles opposent une molle résistance, les membres gardent indéfiniment, — indéfiniment n’est pas trop dire, — la posture qu’on leur a donnée. Décrire toutes les attitudes possibles de ces façons de tableaux vivans serait enfantin et inutile. Debout, le malade reste en parfait équilibre si on a eu soin de lui assurer une base de sustentation; couché, il se prête aux positions les plus étranges. Il est toujours surprenant de voir un homme étranger à ce qui se passe en lui et autour de lui, ramené pour ainsi dire à l’état d’une masse plastique qu’on modèle à son gré, le sujet n’étant ni résistant ni docile, mais simplement passif. La contraction musculaire ou la tension des muscles, phénomène réputé actif par excellence, se maintient, chose bizarre, juste au même degré, tout le temps que dure ce mode de catalepsie. Le muscle a exagéré sa tonicité et perdu ce qu’on a appelé ingénieusement le sens de son activité.

Lorsqu’un modèle vivant de sculpteur ou de peintre a été astreint pendant un certain temps à une pose même peu tourmentée, la fatigue s’accumule peu à peu, affectant d’abord les membres dont la posture exigeait le plus grand effort de tension et finissant par gagner ceux qui n’étaient obligés qu’à une immobilité passive. Le cataleptique hypnotisé ignore la fatigue ; vous êtes maître d’étendre son bras dans une position qui provoque à l’état normal le maximum de lassitude, d’attacher un poids à la main suspendue et déviée par la contorsion la plus bizarre : ni un frémissement, ni un indice quelconque ne trahit une sensation. L’homme est de fer ou de bois. Et cela peut durer pendant des heures sans interruption d’une seconde.

Cette sorte de catalepsie est l’attribut exclusif des hypnotisés; on la trouve survenant en apparence spontanément chez des individus atteints d’affections nerveuses ou cérébrales, mais cette spontanéité illusoire tient à un défaut d’observation. Parmi les cérébraux, quelques-uns, sans entrer dans le détail des événemens pathologiques auxquels ils sont soumis, vivent dans un état permanent de subhypnotisme : éveillés, ils le sont à demi ; endormis, ils le sont à l’excès. Un incident quelconque, le fait de l’occlusion, même volontaire, des yeux suffit pour les hypnotiser; leur intelligence engourdie s’absorbe volontiers dans une idée unique et indifférente ; ils réunissent donc la somme des conditions exigées pour que Les phénomènes de l’hypnotisation apparaissent. Efforcez-vous de les tenir en éveil, et il ne surviendra pas de catalepsie. Une autre donnée curieuse, c’est que jamais le sommeil naturel, dans quelque condition de fatigue qu’il se produise, ne s’accompagne d’un état cataleptique, même indécis. Il peut emprunter au sommeil provoqué quelques-uns de ses caractères, la ténacité, la résistance à ce qu’on pourrait nommer les agens réveilleurs, comme la lumière, le fruit, le mouvement, la station, la douleur, etc., mais rien de plus.

Braid a bien vu les phénomènes cataleptiques, mais il en a laissé une description au-dessous du médiocre. L’étude de la catalepsie, manifestation prépondérante de l’hypnotisme, appartient à sa première manière, c’est-à-dire au début de ses recherches. Plus tard, il ne lui suffira pas d’avoir constaté des faits positifs, mais froidement limités; il entrera dans le domaine de l’étrange, et ces états élémentaires perdront pour lui le meilleur de leur intérêt.

A l’inverse de la rigidité, l’hypnotisation peut déterminer la résolution et la flaccidité des membres, avec une égale insensibilité à la fatigue comme à toute excitation périphérique. Ces cas sont beaucoup plus rares, et quand on en rencontre un, il est sage de s’enquérir des antécédens. On trouve alors que le sujet était déjà un malade ou tout au moins présentait des particularités semi-pathologiques, comme la tendance aux défaillances et surtout la possibilité de tomber en collapsus sous l’influence d’un hypnotisme rapide et inconscient.

Il importe, dans l’histoire longue et complexe des sommeils artificiellement provoqués, de ne pas omettre, à titre de simple appendice, le récit des hypnotismes du second ordre, mal distincts, venant à leur heure, au hasard d’un incident, sans l’intervention d’un tiers opérateur. Le malade seul, livré à sa propre observation, atteint d’un malaise qui lui interdit de s’observer, est réduit à une notion très confuse ; ces hypnotismes bâtards et passagers sont matière à étude pour tous ceux qui s’intéressent aux capricieuses déviations du système nerveux.

Braid, qui s’est abstenu de ces visées, peut-être de parti-pris, plus probablement parce que son objectif était ailleurs, rapporte un fait curieux qui a trait justement aux hypnotismes avec flaccidité musculaire. Il s’agit d’un patient qui, hypnotisé par les procédés ordinaires, était, dit-il, disposé à devenir un grand cataleptique (strongly cataleptic) et qui, grâce à une modification dans la méthode, resta tout au contraire trois heures et au-delà profondément endormi, avec les muscles détendus et la respiration fort adoucie. Cette exception, il l’attribue à la position dans laquelle les yeux furent placés pendant l’opération, les paupières closes, les yeux portés en haut et dirigés comme s’il s’agissait devoir un objet à grande distance. De la santé antérieure du sujet il n’est pas dit un mot. Braid, à la manière de tous les inventeurs, ne consent pas à supposer l’intervention d’une autre influence que celle qu’il met lui-même en jeu.

Voilà donc deux modus vivendi de l’hypnotisé. Ce sont les types vulgaires et classiques que le premier venu, patient et opérateur, est presque constamment en mesure de réaliser. J’ai rappelé que la constitution antérieure du sujet n’était pas à négliger, que, suivant ses aptitudes neigeuses, il apportait plus ou moins de résistance à l’épreuve.

Savoir les dispositions nerveuses d’un individu n’est pas chose toujours facile. Aucun signe extérieur n’en témoigne, et les gens ont souvent de bonnes raisons pour dissimuler une pointe de nervosité qu’ils considèrent comme une tare ou comme une menace. Les médecins seuls ont qualité pour instituer cette enquête rétrospective ; mais quand ils sont devenus hypnotiseurs ou magnétiseurs, la plupart ont cessé d’être médecins. L’important pour eux est d’évoquer un état qui touche au merveilleux; les considérations accessoires nuiraient à l’éclat du fait fondamental. Tous cependant, médecins ou non, ont été contraints de reconnaître et n’ont pas hésité à déclarer que certaines personnes subissaient avec une facilité exceptionnelle l’influence hypnotique. Les magnétiseurs, plus enclins à tenir compte des puissances de l’opérateur que de la réceptivité de l’opéré, considérant le premier comme le cachet et le second comme la cire, n’ont pas davantage essayé de le nier. Il est acquis que les femmes d’abord, que les jeunes sujets ensuite, adolescens dont le tempérament touche par tant de côtés à la complexion féminine, sont particulièrement aptes. Braid se borne presque à mentionner le fait, qui le gêne visiblement.

La seconde prédisposition est d’un autre ordre. Tout individu déjà soumis à une expérience acquiert un surcroît d’aptitude, et à mesure que les expérimentations se sont multipliées, il devient de plus en plus docile. Ceux qui sont rompus à ces façons d’exercice deviennent les vrais sujets, et le nom leur en est resté. Je ne parle pas des cas où la supercherie s’en mêle et où la première condition pour tromper le monde est d’être un jongleur habile. L’opérateur et l’opéré, en pareille circonstance, se valent presque toujours au point de vue de la probité; mais de telles fraudes, laborieusement conduites, accomplies en vue d’un succès d’argent ou de tout autre, ne s’appliquent qu’aux grandes occasions. Quand il s’agit d’un hypnotisme réduit aux modestes proportions d’une curiosité satisfaite, la chose n’en vaut pas les frais : on est dans la vérité en affirmant que la simulation est exclue, et d’ailleurs elle serait aisément déjouée par tout homme du métier.

L’entraîné, et le mot n’est pas excessif, devient-il seulement un prédisposé, une pâte plus molle, ou aiguise-t-il son système nerveux par la série des secousses qu’il lui imprime de manière à en obtenir des effets qu’un néophyte en hypnotisme ne réaliserait pas? Assurément oui, et ici commence une évolution nouvelle de l’hypnotisation; je n’ai parlé que des patiens vulgaires, écoliers ou apprentis, à peu de chose près conformes au type commun. Avec ceux-là, les expériences renouvelées donnent des résultats monotones. L’expérimentateur se lasserait vite de constater le sommeil lourd et la catalepsie rigide; de temps en temps, il voit poindre au-dessus de cette uniformité des traits inattendus et éclatans. Comme, malgré lui, sa pente est vers la recherche du merveilleux, comme, en qualité d’inventeur, il éprouve le besoin incessant de découvrir, il se hâte de négliger les chemins battus, il aspire à étonner davantage des gens déjà surpris, mais dont l’étonnement s’épuise vite, et qui passent sans ménagemens du scepticisme à la croyance et de la conviction à l’indifférence. Braid semble s’être défendu longtemps, et après une lutte où il était peut-être impossible qu’il eût le dernier mot, il a succombé. J’entre donc dans le récit assez scabreux de la deuxième phase de sa vie d’hypnotiseur ou de sa seconde manière. Le contrôle me fait défaut. Autant il m’était aisé, autant même il entrait dans mon devoir d’enseignant de constater des faits précis, autant j’ai cru prudent de me défendre des subtilités, des arguties, des appréciations aventureuses. En fait de gens nerveux, le conseil populaire d’en prendre et d’en laisser est le seul sage; il est nuisible d’être un incrédule; il est dangereux d’être un adepte. Ce n’est pas à dire que je n’aie été témoin d’expériences sans nombre, que je n’aie assisté à des phénomènes si extraordinaires qu’ils déconcertent encore mon jugement : il s’agissait de cas d’exception, d’individus privilégiés chez lesquels, sous l’influence d’un sommeil artificiel spontané ou provoqué, se développaient des miracles de sensibilité ou des puissances intellectuelles inexplicables. Ces casus rariores ne se racontent pas : le médecin en reste le spectateur inutile, et quelle que soit à la longue la richesse de ses observations, il n’en tire aucun parti parce qu’elles ne se prêtent ni à un classement ni à une coordination scientifique.

Avec Braid, il en est autrement ; son ferme propos est de montrer que ces prétendues exceptions deviennent la règle entre les mains d’un homme qui sait manier l’hypnotisé, et cela sans moyens mystérieux, en ayant recours à des procédés définis, accessibles à tous et appelant un contrôle auquel jusqu’à ce jour tous les gens de science se sont refusés. Pourquoi? Nul ne le sait, mais on en trouverait la raison.

Lorsque le patient est dominé par le grand hypnotisme, que sa vue est annulée, ses yeux convulsés, ses sens inertes, ses membres raidis, comment le soustraire à cette dépression qui ne tarderait pas à devenir inquiétante si on n’en prévoyait l’issue? La découverte la plus curieuse peut-être dont on soit redevable à Braid renverse les plus ingénieuses combinaisons. Rien ne vit plus, et il faut trouver un agent assez énergique pour revivifier le patient, chez lequel toutes les fonctions auxquelles nous empruntons nos excitations familières sont éteintes. Les bruits les plus aigus, les douleurs vives, les sollicitations de la parole, le laissent insouciant; un souffle sur les yeux rompt le charme ; le sujet se frotte les yeux et passe sans transition d’un sommeil léthargique au libre réveil. C’est une résurrection instantanée.

Ce Lebens-Erreger est unique, insensé, et vrai sans réserves. Je me rappelle qu’un jour un de mes élèves qui a rédigé une bonne thèse sur l’hypnotisme, endormit une malade et oublia de la réveiller. C’était jour de visite à l’hôpital. Les parens arrivent, entourent la malade muette et immobile, qu’ils essaient inutilement par les stimulans accoutumés de rappeler à elle-même. L’étonnement, la terreur les envahit et, les propos aidant, on croit à un sortilège. Le directeur de l’hôpital mandé et moins défiant, interroge la sœur qui le renseigne, mais comment sortir de cette impasse? Il envoie chercher l’élève, qui résout instantanément le problème. L’endormissement durait depuis quatre heures sans trêve; le réveil s’accomplit sans commotion.

Voilà le fait brut, et il est considérable, parce qu’au lieu de répondre à un hasard, il est absolu. La possibilité de couper ainsi court à l’hypnotisme a été une véritable révélation. Qui que ce soit peut souffler sur les yeux du patient avec la bouche, un soufflet, un éventail, l’effet si décisif est toujours le même. Est-on, après une si concluante expérience, en droit de supposer que la personne de l’opérateur joue un rôle prépondérant, que sa volonté exerce un empire merveilleux et que sa seule autorité a créé un état que le premier venu dissipe par un désenchantement presque ridicule ? Que devient alors la théorie de l’influx magnétique, et Braid n’a-t-il pas accompli une œuvre méritoire en démolissant ainsi et d’un seul coup l’échafaudage et en prouvant que, l’opérateur étant indifférent, le résultat dépendait de l’opération?

Dans une des conversazione qu’il organisait tantôt à Manchester, tantôt à Liverpool ou à Londres, Braid, au lieu de faire porter le souffle sur les yeux, le dirigea sur le bras du cataleptisé. A sa grande surprise, il s’aperçut que la rigidité avait fait place à une flaccidité complète. La chose est vraie, mais loin d’être constante. L’expérience renouvelée sur d’autres points donna des résultats analogues. Ce fut pour lui une pénétration dans un monde de phénomènes nouveaux. L’hypnotisme avait envahi l’économie nerveuse tout entière, mais, au lieu d’être une unité, l’hypnotisé lui apparut comme une sorte de fédération organique composée des diverses provinces qui pouvaient être détachées de l’ensemble et subir une influence qui n’excédât par leurs limites. Il ne s’agissait que de tracer isolément la configuration de chacune des parties, de chercher les agens efficaces et de mesurer leurs effets. La première pensée fut, comme on le voit, de procéder à des hypnotisations partielles, sans modifier ni au fond ni en apparence l’état général. Ce n’était que la moitié de la tâche. Si on réussit à réduire partiellement dans un bras, par exemple, les phénomènes actifs à leur minimum, on peut par d’autres manœuvres locales les développer jusqu’à leur maximum. Dans les deux cas, on réagit sur la périphérie en respectant le centre: les résultats sont contrastans, mais la loi reste. Et ce centre lui-même, pourquoi le soustraire à la règle commune? pourquoi ne pas le subdiviser en organes plus ou moins indépendans, sur lesquels on exercerait une action isolée ?

En 1842, la phrénologie trouvait en France un certain crédit; moins goûtée en Angleterre, pays défiant et qui ne s’approprie qu’à la longue les découvertes des autres peuples, elle avait néanmoins éveillé la curiosité. Les magnétiseurs anglais et américains en avaient tiré, sous le nom de phrénomagnétisme, quelques indications. En même temps, la psychologie, codifiée par l’école de Dugald-Stewart, aboutissait, moins la localisation cérébrale, presque aux mêmes données que la phrénologie. Les facultés étaient envisagées comme autant de facteurs presque indépendans ; on se plaisait à scinder l’intelligence et la sensibilité, avec l’espoir qu’en étudiant séparément chaque sentiment ou chaque faculté, on en faciliterait l’analyse, quitte à rassembler plus tard les fragmens. Les psychologues traitaient de la mémoire, du jugement, de l’association des idées, et les médecins d’aliénés, entrâmes par le courant, croyaient bien faire en assignant à chacune de ces divisions artificiellement circonscrites les maladies qu’elles comportaient. La pathologie exploitait ainsi, selon l’usage de tous les temps, une physiologie attrayante par sa simplicité et lui apportait l’appoint d’observations recueillies à la légère, mais avec la meilleure foi.

Braid n’avait qu’à emprunter aux phrénologues leur carte topographique du cerveau et à appliquer la pierre de touche de ses manœuvres hypnotiques à chacune des facultés intellectuelles et morales, découpée par Gall à l’emporte-pièce, munie de sa définition et de sa description conformes au programme des botanistes d’alors et pourvue de son foyer. Un scrupule qui semblerait étrange partout ailleurs qu’en Angleterre le retenait. En s’appuyant sur la phrénologie, ne risquait-il pas de passer pour un matérialiste? Braid s’en défend en invoquant les argumens habituels qui militent en faveur de l’esprit commandant à la matière et se résumant dans la formule du Mens agitat molem. Sa profession de foi n’a qu’un intérêt de curiosité : c’est un petit philosophe comme un petit physiologiste. Les explications banales lui suffisent; non-seulement il s’en contente, mais il s’en réjouit, bien convaincu de l’irréfutable autorité de son argumentation. Un homme qui jongle incessamment avec le mystérieux, l’étrange, l’inexplicable, a quelques droits à ne pas se montrer plus exigeant.

Ces prémisses étaient indispensables. J’aborde maintenant l’exposé des expériences que j’ai avoué tout d’abord n’avoir pas contrôlées. Le récit des faits sera suffisamment instructif pour se prêter à peu de commentaires.

«Ma première tentative faite en vue de provoquer des phénomènes phrénohypnotiques eut lieu à Liverpool, en 1842 ; elle ne réussit pas. Après avoir répété les essais en public ou en particulier avec le même insuccès, je finis par croire que les opérateurs qui prétendaient avoir eu meilleure chance avaient été le jouet de lusus naturœ, dupes de leur patience ou d’eux-mêmes. J’y revins sans me décourager. L’idée mère était qu’en exerçant pendant l’hypnotisme une pression sur des portions différentes du crâne ou de la face, on excitait chez les patiens des idées et des sensations variables suivant le point où avait lieu le contact. Les résultats étaient indécis, sinon contradictoires. J’ai découvert depuis la cause du désaccord ; la faute avait été de ne pas opérer au moment opportun du sommeil artificiel et, depuis lors, le succès a répondu à mon attente. Chez un sujet hypnotisé depuis quelques minutes, j’exerce une légère pression sur les os du nez ; aussitôt le patient part d’un violent éclat de rire qui cesse ou reparaît suivant que je suspends ou que je reprends la pression. Ce brusque passage d’un rire explosif à la gravité ou plutôt à l’absence de toute expression propre aux hypnotisés dépassait toute croyance. La pression sur le menton était immédiatement suivie d’une respiration supérieure. En pressant avec le doigt sur les points du crâne signalés par les phrénologistes comme le siège d’appétits définis, on faisait passer le sujet par toutes les combinaisons de sentiment qu’il plaisait de susciter. Le toucher du point dévolu à la combativité amenait à l’instant une transformation de toute la contenance. De placide l’individu devenait féroce d’esprit ; son visage se colorait, sa respiration était anxieuse, il grinçait des dents et si les bras n’étaient pas en raideur cataleptique, il affectait des gestes menaçans. Le tout s’exécutait sans prononcer une parole, en présence d’un auditoire compétent et sur un homme absolument étranger à toute notion phrénologique ou psychologique. Réveillé, il était absolument ignorant de ce qu’il avait pu faire ou dire pendant le sommeil. » Les épreuves se multiplièrent; le zèle de Braid redouble à mesure qu’il croit avoir assuré la démonstration. Il convoque à ses séances les spectateurs ; il va de Liverpool à Manchester et à Londres, colportant sa découverte, et, malgré tant d’efforts, après avoir sollicité la critique sous toutes les formes, il n’arrive guère qu’à remplacer le scepticisme absolu par un doute hésitant. Étrange destinée, commune à tous ceux qui, comme lui et moins sincèrement que lui, ont été entraînés dans le tourbillon du magnétisme.

Ces expérimentations, qu’on les interprète comme on voudra, sont curieuses. Dût-on n’en pas tirer d’autres conclusions, elles prouveraient à quel degré de déception honnête un observateur qui, par plus d’un côté est un maître, peut se laisser entraîner. Je tiens à rapporter encore quelques exemples. — Mrs Col se soumet pour la première fois à l’hypnotisation. En quelques minutes, elle est endormie. Deux doigts sont posés sur le point affecté à la vénération. Immédiatement son aspect se transforme ; elle se lève doucement de sa chaise, s’avance avec majesté vers la table située au milieu de la chambre. Là, elle tombe sur les genoux et représente au degré le plus saisissant le type de l’adoration mystique. A son réveil oubli complet de ce qui s’est passé. « Quarante-cinq sujets m’ont fourni, dit Braid, la possibilité de réaliser à mon gré ces étranges phénomènes. » Dans une autre conversazione, il éveille par la pression, chez une assistante inconnue et hypnotisée, le sens de l’acquisivité. La jeune femme dérobe leur mouchoir à deux dames, une bague à un spectateur. On touche alors le point correspondant à la conscience, immédiatement le sujet témoigne de l’anxiété, elle se lève, cherche à rendre à leurs possesseurs les objets qu’elle vient de s’approprier; ceux-ci ont changé de place, elle les cherche, les retrouve et restitue ses larcins. Chez une mère de famille, hypnotisée pour la première fois, la pression sur le siège phrénologique de la bienveillance détermine une explosion de larmes ; elle tire sa bourse et en sort quelques pièces de monnaie qu’elle distribue par la pensée à des pauvres. Un sujet en catalepsie a par hasard appuyé son propre doigt sur le foyer de la philogéniture. Il s’agite aussitôt sur sa chaise, en faisant le geste de bercer un enfant ; peu à peu les mouvemens s’accélèrent, on cherche sans succès à prévenir une convulsion imminente en éloignant la main qui résiste et qui se détend enfin par un souffle sur le bras.

Braid est persuadé, mais on dirait qu’il éprouve le besoin d’excuser sa conviction. « Si je puis, dit-il, croire en quelque chose à l’évidence fournie par mes sens, je ne vois pas comment je pourrais douter du rapport qui existe entre certains points du crâne et les manifestations mentales qu’on provoque en agissant sur ces points durant l’hypnotisme. » Pour les critiques, probablement peu nombreux, qui voudraient tenter l’aventure, je rappelle la méthode : mettre le patient en état d’hypnotisme par les moyens déjà indiqués; étendre les bras pendant une minute ou deux, les abaisser doucement ; laisser le sujet au repos absolu durant quelques minutes; appliquer un ou deux doigts sur le point central du foyer phrénologique en exerçant une légère pression. Si la contenance témoigne que l’effet attendu est réalisé, s’en tenir à cette manœuvre. Au cas contraire, frictionner doucement le point comprimé et à voix basse interroger le patient sur ce qu’il éprouve, ce qu’il désire, ce qu’il aime ou ce qu’il voit, jusqu’à ce qu’on ait obtenu une réponse décisive.

On ne me pardonnerait pas de pousser plus loin l’analyse et de reproduire le catalogue des fonctions intellectuelles et morales dressé par les phrénologues, revu et corrigé par Braid. Je ferai pareillement grâce au lecteur des interprétations où figure une théorie du système nerveux ganglionnaire, des actions réflexes, etc., qui, même si elle était prouvée, éluciderait peu la question.

Le complément obligé de toute investigation du genre de celles que poursuivait Braid : magnétisme animal, mesmérisme, somnambulisme, fascination, est l’application de l’agent si énergique et si puissant au traitement des maladies. Sous leur forme brutale et grossière, les miracles du cimetière Saint-Médard étaient excusés, justifiés, je dirais même glorifiés par les cures non moins miraculeuses dont l’honneur lui revenait. Malheureusement ou heureusement la thérapeutique, représentée par ses deux termes : le malade et le médecin, a encore moins de fixité que l’aspiration vers l’inconnu. Elle débute par une foi improvisée; le résultat favorable obtenu ne représente pas un fait, mais la règle. Puis les essais se multiplient avec des fortunes diverses : plus la confiance a été sereine, plus la défiance, dès qu’elle s’insinue, eh trouble la limpidité ; du peut-être qui d’abord a fait pénétrer le doute on passe vite à un scepticisme impitoyable. Tout crédule est un incrédule en herbe, d’autant plus âpre qu’au lieu d’accorder qu’il s’est trompé, il accuse les promoteurs du remède de l’avoir trompé sciemment.

En principe, l’hypnotisme doit guérir, donc il guérit ; tout remède qui entre dans la thérapeutique sous cette formule est à mes yeux condamné d’avance.

« J’expose, dit Braid, aux médecins en général mes vues sur ce que je considère comme un agent doué d’une puissance extraordinaire dans l’art de guérir. Je supplie qu’il soit bien entendu que je répudie l’idée d’élever cet agent à la hauteur d’un remède universel. Tout au contraire, je maintiens qu’il requiert l’acumen et l’expérience d’un médecin, seul apte à décider des indications. » Il ajoute, avec la douteuse modestie d’un guérisseur convaincu: « J’ai moi-même rencontré des cas où je considérais comme dangereux d’en faire usage et, dans d’autres conditions, je me suis refusé à courir les hasards d’une opération que les patiens auraient voulu me voir pousser à l’extrême. »

L’hypnotisme réunit par conséquent les qualités fondamentales qui recommandent un remède au public : il est utile souvent et parfois dangereux.

Les observations rapportées par Braid rentrent dans le cadre classique des affections nerveuses, personnelles, mobiles, échappant à toutes règles, venues on ne sait d’où, évoluant on ne sait comment et guérissant on ne sait trop pourquoi. Aucune ne m’a paru mériter d’être reproduite. Ce serait un travail profitable, mais long et difficile, que de soumettre à une critique les faits honnêtement racontés par les médecins magnétiseurs, hypnotistes, etc., ou par les magnétiseurs étrangers à la médecine, en laissant de côté les curations miraculeuses. La plupart des aspirans aux médecines d’exception ont épuisé, avant d’en venir là, une série indéfinie de médecins et de médicamens. Lassés par les contradictions ou les redites des consultans, ils attendent un homme nouveau, parlant une autre langue que celle dont ils ont réprouvé la monotone insignifiance, plus hardi que les demi-novateurs, vite impuissans à soutenir leur rôle. Ce messie, n’ont-ils pas chance de le trouver dans la personne du magnétiseur? Néophytes au début, renégats le lendemain, ils appartiennent à une tribu nerveuse dont l’histoire commande l’intérêt et ne sera jamais plus exactement écrite que celle de toutes les populations flottantes.

J’ai exposé sommairement et sincèrement l’œuvre de Braid; il me reste à indiquer la part qui revient au médecin de Manchester dans le progrès de notre savoir sur le système nerveux et comment se justifie une si longue analyse appliquée à une œuvre apparemment si petite.

Le premier mérite de Braid est d’avoir renversé à tout jamais l’idole du magnétisme en sapant le piédestal, en substituant à ses prétendus pouvoirs occultes des forces encore mal définies, mais soumises au contrôle de tous et sans côtés mystérieux. A partir du jour où il accomplissait, au fond de sa province, cette révolution dépourvue d’éclat, il ouvrait les voies à la recherche sérieuse et posait les fondemens d’un édifice qu’avant lui aucun savant n’eût rêvé de construire. On avait protesté, dénoncé les supercheries, accumulé les défiances et abouti à des négations. Les académies s’étaient dépensées en commissions et les commissions en blâmes ou en railleries. Il n’en restait pas moins le quid ignotum dont pas un observateur impartial ne pouvait contester la réalité; l’ivraie et le bon grain continuaient à pousser côte à côte, l’un préservant l’autre.

On accuse les croyans d’être impitoyables, l’accusation frapperait peut-être plus juste encore sur les incrédules. Dugald-Stewart, auquel Braid emprunte l’épigraphe de son livre, a écrit quelque part : Unlimited scepticism is equally the child of imbecillity as implicit credulity; j’ajouterai que l’absolu dans l’incrédulité n’est pas seulement le bouclier derrière lequel se réfugient les imbéciles, mais qu’il coupe court à tout progrès. Le chercheur, détourné par le respect humain auquel nous sacrifions tant de bonnes intentions, se décourage d’avance. Il faut une force de volonté bien ferme, presque un courage robuste, pour affronter des dédains préparés et lutter seul, savant modeste et ignoré, contre les habiles parvenus qui savent d’abord jusqu’à quel point il est permis de savoir.

Braid est incessamment préoccupé du discrédit qu’il va encourir; il sent bien que le courant lui est contraire, et son appel incessant à l’impartialité des médecins garde toujours les allures d’une supplication : « Je soumets au public et à la considération bienveillante et candide de mes frères en médecine ces résultats, en les priant d’étudier le sujet froidement, avec un honnête désir d’arriver à la vérité. Ayant été moi-même un sceptique, je suis prêt à faire toute concession raisonnable aux autres. » Un mot de Treviranus, le botaniste, clora agréablement les réflexions qui précèdent. Un élève de Mesmer, ou Mesmer lui-même, lui demandait le fond de sa pensée sur les phénomènes magnétiques : « J’ai vu, répondit-il, beaucoup de choses que je n’aurais pas crues à l’énoncé de votre opinion. En bonne conscience, je n’ai ni l’espoir ni le désir que vous croyiez davantage à la mienne.»

Au surnaturalisme, tué tant de fois, mais toujours vivant, il fallait substituer des données positives, jouer, comme on dit vulgairement, — et le mot n’est pas excessif en fait de magnétisme, — cartes sur table. On doit à Braid cette justice de déclarer qu’il n’a détruit que pour construire. La part de la vérité, il l’a établie avec une rare correction en éliminant les erreurs et, travail plus méritoire encore, les inutilités; puis, le terrain déblayé, il a posé simplement les premières assises.

Il est acquis à présent que, dans l’opération de l’hypnotisme, le patient est seul actif, que les événemens singuliers qui s’accomplissent en lui et qui troublent si profondément l’économie de sa vitalité nerveuse naissent en lui et que le rôle de l’opérateur se borne à les faire éclore. La loi ainsi formulée s’applique-t-elle à tous les magnétismes, à tous les somnambulismes provoqués? On pourra répondre que l’hypnotisme et le mesmérisme font deux, que les phénomènes nerveux, sensoriels, intellectuels et moraux produits par les magnétiseurs sont tout autrement solennels que les humbles résultats obtenus par les procédés de Braid. Lui-même s’est chargé de la réponse, qu’il donne timide et presque cauteleuse. On sent que les magnétiseurs, ayant été raillés, discrédités ou diffamés avant lui, sont devenus, par ce côté, des compagnons d’infortune envers lesquels on ne se sent pas le cœur de se montrer agressif. «Les mesmériseurs, dit-il, affirment positivement qu’ils sont en mesure de produire certains effets que je n’ai jamais été capable de produire par ma méthode, comme de dire l’heure à une montre tenue derrière la tête ou posée sur le creux de l’estomac, de lire des lettres closes ou des pages d’un livre fermé, de percevoir ce qui se passe à des milles de distance, de connaître et de guérir les maladies des autres sans culture médicale et de magnétiser les patiens à plusieurs milles de distance sans leur participation. Maintenant, je ne considère pas comme séant de repousser les assertions en cette matière, de gens de talent et d’un crédit hors de doute, en d’autres matières, seulement parce que je n’ai pas été personnellement témoin des phénomènes. En supposant que, dans l’état actuel de mes connaissances, je veuille bien admettre la réalité de certains phénomènes déterminés par d’autres, je pense fermement que la plupart, sinon tous, se prêtent à une explication simple, naturelle et différente de celles que soulèvent les magnétiseurs. »

Le sol ainsi dégagé, Braid établit définitivement les bases expérimentales de l’hypnotisme et implicitement de tous les modes de somnambulisation. Il est évident qu’on pourra davantage et mieux; mais il est certain que ce qu’il a vu est bien vu, ce qu’il a fait bien fait et désormais acquis à la science. A partir de ses investigations et des démonstrations auxquelles elles aboutissent, les propositions suivantes sont hors de discussion.

Il existe un état du système nerveux, ayant avec le sommeil naturel des analogies, en différant par des caractères propres. Cet état, désigné sous le nom d’hypnotisme ou sous tout autre, est constitué dans sa forme typique par la cessation complète de la vue, par la suspension plus ou moins complète, plus ou moins persistante, pendant l’hypnotisation, des autres sens et de la sensibilité générale, par l’absence de toute activité intellectuelle spontanée et par une tension des muscles, une rigidité des articulations de nature cataleptique. Cet état se produit spontanément ou sous des influences indéterminées chez certains malades. Il peut être provoqué en dehors de toute maladie, en dehors même d’aptitudes exceptionnelles ou rares par une méthode formulée avec ses détails et d’un facile emploi. Le programme est d’agir sur la vue et d’en arrêter le fonctionnement, soit par l’occlusion des yeux, soit par la fixation de l’œil sur un objet, et en même temps de suspendre tout mouvement physique ou intellectuel pendant l’opération. Comme il a été endormi, le patient est réveillé par une manœuvre non moins précise et d’une simplicité presque puérile. L’entame de son sommeil ne ressemble que de loin à celle du sommeil naturel; le passage du sommeil artificiel à la veille se fait exactement comme dans les conditions normales. Le sujet se frotte les yeux, jette autour de lui quelques regards indécis et reprend la possession de lui-même.

Une fois éveillé, il ne sait rien et ne garde aucun souvenir de ce qui s’est passé durant l’hypnotisme ; il ignore même, à moins que quelque circonstance extérieure ne le lui révèle après coup, qu’il a été endormi.

Pendant cette suspension de la vie de relation tout entière, est-il possible, en frappant sur quelques touches de ce clavecin muet, d’en tirer des sons? quelques facultés peuvent-elles rentrer en fonctions sous l’influence de manœuvres nouvelles? Le fait n’appartient plus à la critique, mais au contrôle. Or il est d’expérience historique qu’en fait de magnétisme, les vérifications ont lieu par intermittences, on pourrait presque dire par accès. Il faut, pour se résoudre à les accomplir, ou la foi préalable, ou le courage de résister au respect humain. L’expérimentation côtoie de si près la crédulité, ou, comme disait Braid, la delusion, que peu d’hommes, au cours d’une génération, se risquent à l’entreprendre et surtout se résolvent à la prolonger.


CH. LASEGUE.