Le Brigand Hongre

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Éd. de Tentatives (p. Frontisp.-63).


Il me plaît croire,
Henry Petiot, mon cher ami,
que vous accepterez, souriant,
je l’admets, mais enfin cordialement,
ce petit livre, tel
qu’il s’atteste à vous dédié.

R. D.

Le Brigand Hongre


ALORS, puisque c’est mon tour, je vais innover. Cela sera une histoire de brigands.

— Nous connaissons ça déjà !

— Nenni ! Des histoires de pirates, de voleurs, de bandits, oui ! Mais ce ne sont pas des « histoires de brigands ». D’ailleurs, presque personne ne peut avoir vécu de ces histoires aujourd’hui. La race des brigands est quasi éteinte.

— Pas tant que ça, en France même. Il y a dans les Pyrénées, le Massif Central et même en Bretagne, des individus à traditions, héritiers des pilleurs d’épaves, des aubergistes de Peyrabeilhe et autres honnêtes citoyens d’antan, auxquels le qualificatif « brigand » irait, de ce temps-ci, comme un bas caoutchouté au variqueux.

— Ta ! Ta ! soyons sérieux. Comme le paysan est laborieux, le nègre noir, le banquier ventru et le Président de Cour d’Appel hémorroïdal, le brigand est calabrais. Nous rapporteras-tu des souvenirs de l’ex-royaume où florit la reine Marie-Caroline la Napolitaine ?

— Un vrai mal napolitain, cette feu-grue de Nelson !

— Sont-ils prétentieux, avec leurs éruditions historiques ! Non, je n’ai pas tiré ça des Pouilles Calabraises. D’ailleurs, le héros d’antan, barbu, déguenillé, psoriasique, teigneux et armé d’une escopette en tromblon, avec un chapeau d’astrologue, le personnage que connut Paul-Louis Courier n’est plus qu’un souvenir. Maintenant, les brigands calabrais s’attestent des types qui ont travaillé chez Schwab, aux aciéries de Bethléhem (joli nom pour faire triompher le système Taylor), ou bien encore ils ont fauché le blé d’Unzue, en Argentine, et ils détiennent des valises en peau de cochon dans leurs isbas. Ils chantent Santa-Lucia sur un air nègre, et, en fait de mandolines, véhiculent des pistolets à huit coups, poinçonnés Smith-et-Wesson, dont l’usage est beaucoup plus maléfique que le plus redoutable air de Métastase, Laissons ces drilles au « panetone », à leurs « zamponi » et à leur vinasse qu’il faut boire avec un scaphandre.

Mais vous avez tort de croire que la tradition napolitaine soit disparue. voyons ! Et la Tchernagore ? Et les Comitadjis boulgres ? L’Arnaute Albanais naît brigand comme les Rothschild naissent barons. Et quel merveilleux personnage d’opéra-comique il fait !

Mais ce n’est point même chez les balkaniques que j’ai connu des brigands à la Cartouche ou à la Mandrin, c’est en Hongrie.



J’étais, en 1914, professeur de français, et d’autres sciences inexactes, au château Effreazy, en plein pays hongre.

Tâchez de comprendre le patelin : de Buda-Pesth, ou plutôt de Pesth, partent, respectivement au sud et à l’ouest, deux voies ferrées. L’une va vers Presbourg, l’autre à Agram. L’angle que font ces deux lignes de chemins de fer est parfaitement vide de communications praticables. Non seulement le rail n’y va pas, mais les routes valent celles de Perse ou de Chine. Or, entre Raab et Nagy-Raniza, qui sont sur les lignes serrées, il y a une distance de cent kilomètres. Le triangle dont cette ligne est la base et Pesth le sommet contient l’immense forêt de Bakony. Elle occupe les deux tiers de cet énorme terroir, avec un vaste et beau lac, le Balaton. C’est le refuge des « brigands » ou « betyars » de Hongrie. Une cinquantaine de villages sont essaimés dans cet espace. Toute la clientèle commerciale et industrielle des habitants est celle des brigands. Ils sont d’ailleurs des voisins supportables, et leurs prédations s’avèrent le plus souvent réglées par contrat, de gré à gré. Un jour viendra où l’on fera de fidèles gendarmes avec les derniers brigands de Bakony, car, vous le savez, c’est ainsi que finissent les hors-la-loi.

Au beau milieu de la forêt de Bakony, à trente-cinq kilomètres du lac Balaton, s’élève le château des princes Effreazy.

C’est là que je professais.

La forêt appartient aux Effreazy, mais c’est une propriété dont les titres ne peuvent être utilisés qu’avec prudence, car les brigands sont maîtres de fait.

Il faut savoir ici que la Hongrie partage avec la Valachie — et la Russie bien entendu — la primauté des possessions territoriales démesurées.

En Occident, nous n’avons aucune idée de terrains d’un seul tenant aussi prodigieusement vastes. De vrais royaumes !

Les Karolyi, les Zichy, les Estherazy, et le fabuleusement riche baron Sina, un juif, ont possédé, réduit, agrandi, hypothéqué ou même cultivé, à travers le temps, des terres grandes comme quatre ou cinq départements de France.

Les Effreazy, pauvres de talents et même de fortune liquide, possédaient tout Bakony et le sud de la forêt, jusqu’à Karad et Kaposvar. En tout, leurs biens englobaient cent dix villages, dix villes et seize châteaux nobles dont les propriétaires devaient l’hommage au dernier Effreazy, le prince Arpad, chef de nom et d’armes.

Le château s’élève sur un pic rocheux célèbre depuis quinze siècles. C’est l’ancienne forteresse de Kasreely, que les Turcs attaquèrent cinq cents fois dans le passé et emportèrent souvent, sans jamais pouvoir s’y maintenir. L’histoire de ce centre à massacres est écrite dans les quatre enceintes du château, où se rencontrent toutes les architectures, depuis les restes d’une petite mosquée, jusqu’au pavillon construit par l’empereur-philosophe Joseph II, lequel eut conjointement deux comtesses Effreazy pour maîtresses et créa, avec leur aide bienveillante, deux ou trois lignées de bâtards. L’une règne aux États-Unis sur le trust des cotons : les Afrassy, multimillionnaires, ex-magyars devenus yankee.



Or, en 1913, pour reprendre mon histoire à pied d’œuvre, après le conseil judiciaire que m’avait fait octroyer ma mère, je pris le parti de gagner ma vie seule, venue à Paris, j’y crevai de faim quelque temps, en des métiers prétendûment intellectuels, mais qui, en fait, descendaient toujours plus bas que la ceinture.

Par chance, Ludovic Harbot, le romancier, ami de mes grands-parents, me trouva, pour sortir de cet enlisement, un poste extravagant chez les Hongrois.

Il s’agissait d’enseigner ma langue, les façons parisiennes et l’art des vêtures élégantes à une jeune fille de quinze ans passés, dernière héritière d’une souche féodale qui avait déjà quatre siècles de noblesse au temps de Mathias Corvin.

Elle se nommait Ida Effreazy et était fille du prince Arpad.

Je partis là-bas avec une curiosité amusée. J’y connus d’ailleurs, moi qui pensais pouvoir pratiquer le nil mirari, des étonnements inédits et cocasses. La vie de Paris ne prépare pas du tout aux intimités hongroises.

Il y a certes, en France, des gens généreux et aimant le faste. Pourtant, leur vie ne peut en rien se comparer à celle d’un grand magyar. Le luxe et la passion de dépenses des gens ont là-bas quelque chose de purement féodal. C’est une sorte de folie-des-grandeurs mariée à un mépris complet des richesses, et le plus magnifique. Qu’on se figure, au milieu d’une forêt, en un lieu auquel on ne parvenait qu’avec une garde armée, un domestique effarant, toujours sous les armes comme s’il s’agissait d’émerveiller Haroun-al-Raschild.

Vêtus de draps polychromes brodés et surbrodés, pareils aux chambellans d’une cour à grande étiquette, cent cinquante serviteurs et servantes sont là, depuis l’aube, à attendre un visiteur d’ailleurs rarissime, mais auquel sera réservé l’accueil d’un roi. Trente appartements sont prêts, lits chauffés et chambrières au port d’arme, pour recevoir le noble et éventuel inconnu. Les cuisines, avec six chefs et quarante marmitons, font cuire quotidiennement de quoi alimenter un état-major de cent dignitaires. Le couvert est toujours mis et un service spécial, pareil à une garde, est quotidiennement désigné pour l’étranger qui pourrait apparaître. On éclaire, le soir venu, cinquante pièces de logis où personne n’entrera. Le bibliothécaire, le chef-jardinier, l’intendant de la lingerie, l’intendant de bouche, le colonel (c’est un authentique colonel autrichien) de la domesticité, ont des traitements d’ambassadeurs. Il y a un médecin et un pharmacien attachés au château ; un joaillier-orfèvre, pour soigner et entretenir l’argenterie avec les bijoux de la puissante famille. Les enfants adultérins, que reconnaissent les mâles de la maison, sont élevés dans une aile du château. J’ai connu six chauffeurs anglais pour l’écurie d’autos du prince Arpad, et cent dix chevaux de selle ou de trait étaient toujours au ratelier, soignés, comme des chanoines, par un chef-palefrenier d’Écosse qui ne quittait jamais ses gants blancs.

Il n’était pas de jour où, de tous les grands magasins du monde, choisis sur catalogue par les femmes de la maison, il n’arrivât des objets innombrables : parfums des Galeries Lafayette ou du Bon Marché, à Paris ; lingeries de la Cour Batave ; bibelots de Seefridge, à Londres ; maroquinerie de Wertheim, à Berlin ; instruments de chez Sears-Roebuck, de Chicago ; argenterie de Tiffany, à New-York, ou de Lalique, place Vendôme. Et des selles d’Epsom, des graines de plantes envoyées par Vilmorin, des livres de Leipzig ; des soieries de Lyon, de Crefeld ou de Milan.

On devine quel prodigieux gaspillage c’était là. Mais une beauté en cette frairie tenait aux vieux et nobles usages d’hospitalité qui conservent en Hongrie une dignité curieuse et plaisante.

Avec cela, ces princes magyars, malgré leur richesse, pour le maintien de laquelle cent cinquante mille paysans retournent la puszta, n’ont rien de la morgue allemande — laquelle n’est pas exclusivement germanique. Ils ont beaucoup de la dignité affectueuse du gentlemen-farmer anglais : simplicité, cordialité, familiarité, bonhomie. Et cela n’est pas sans donner à leur faste une magnifique dignité seigneuriale. À dire vrai, la simplicité du prince hongrois s’explique par une autre bizarrerie, spécifiquement magyare, et qui met le cultivateur au niveau de son maître, lequel n’est qu’un « suzerain ».

C’est qu’en Hongrie florit — et particulièrement à Bakony — ce mouton à cinq pattes : le paysan noble.

Aux temps héroïques de la lutte contre les Allemands, les Turcs et les Tchèques, il advint que certains monarques magyars, désirant honorer leur peuple, aux marches trop exposées, ou bien défendues, anoblissaient des villages entiers. Les descendants de ces ruraux anoblis sont nommés aujourd’hui Bocskoros, c’est-à dire mal chaussés. C’est que, nobles ils sont, nobles ils restent, et avec quelle dignité bien théâtrale, mais la plupart n’ont pas les moyens de parader avec les bottes à éperons d’argent qui sont l’uniforme de la noblesse riche.

En tous cas, qu’ils soient bergers, charrons, porchers, ou mieux, ou pire, ces paysans ont l’orgueil de leur naissance. En un grand nombre de villages, ils assument avec correction toutes les fonctions municipales.



J’étais donc institutrice chez le prince Arpad Effreazy. Au fond, c’était une sinécure. J’ai, d’ailleurs, d’excellentes facultés d’accommodements à toutes les circonstances de la vie. Au bout d’un mois, je me trouvai donc à l’aise en ce mélange de pompe hautaine et de cordialité souriante qui caractérise tous les magyars de condition.

La jeune fille que j’éduquais avait de merveilleuses dispositions polyglottes. Elle savait le français à ravir avant que je pusse m’expliquer en sa langue. C’était une adolescente mince et droite, aux yeux durs et curieux, couleur d’eau trouble. Elle avait une face un peu chevaline, mais belle, ponctuée par un nez mince et arqué, surplombant une bouche italienne gonflée, agile et rouge.

Elle s’habillait fort mal et il était sans doute impossible de lui donner ce goût qui naît spontanément chez n’importe quelle midinette parisienne. Bien faites ou pas, ses robes allaient déplorablement. Un jour, que je voulais lui exprimer comment il faut concevoir l’esthétique de la mode féminine, elle me dit :

— Vos jolies femmes de Paris se vêtent pour se donner ; les femmes comme moi s’habillent pour prendre…

Elle riait en articulant cette phrase dont le sens m’échappa un temps.

Je n’eus jamais la sympathie d’Ida Effreazy. Je pense qu’elle aurait préféré à une Française vive, preste, aux regards aigus, une docile institutrice berlinoise, à l’âme plastique et ingénue. Mais le prince Arpad ne voyait que par la France.

En tout cas, Ida ne me manifestait ses sentiments qu’involontairement. D’ailleurs, durant longtemps, je crus devoir attribuer l’hostilité que je lisais dans ses actes à la seule différence des races. Il est certain que cette jeune fille était loin de moi. Elle avait quelque chose de cauteleux dans une étrange hypocrisie autoritaire. Le secret de son intelligence cynique, mais scellée, me resta un mystère presque jusqu’au bout. Vous verrez comment je compris enfin cette âme orgueilleuse et vulgaire, échappée d’un récit de Brantôme en plein XXe siècle.

Toutefois, avec la fille du prince Arpad, je vécus longtemps sans aucun souci ni désagrément. Seul son regard dénonçait sa haine. Ses actes étaient corrects et courtois. Nous visitâmes toute la contrée, et j’aimerais, si je ne racontais pas une histoire qui a début, milieu et fin, vous détailler quelque peu la vie hongroise, en ses aspects originaux, savoureux et plaisants. Nous restâmes par exemple un mois — elle était souffrante — aux bains de Füred, le Deauville hongrois, sur le lac Balaton.

Quel spectacle amusant m’apportait le quotidien défilé des curés magyars, en hautes bottes, gants blancs et chapeau mou, se rendant aux thermes. On les voyait ensuite revenir avec de puissants banquiers juifs et leur donnant des ordres de Bourse, ou conversant avec de hautes courtisanes de Pesth.

Tous les jours, de l’aube à minuit, des tziganes en redingote jouent à Füred une musique languide et fiévreuse qui fait gonfler le cœur des belles magyares. Les tziganes sont garantis tels, car ils payent patente. Cette patente est peut-être le seul impôt au monde dont les assujettis tirent orgueil. C’est un brevet de race pure.

Quand aux bains, je ne les fréquentai point. On m’assura qu’ils évoquaient, avec une excessive rigueur, ces bains suisses, où Casanova put admirer le phénomène féminin dont il parle dans ses mémoires…

Le château Effreazzy était, je l’ai dit, au centre de l’immense forêt que quatre chemins traversaient à angle droit.

Trois de ces routes étaient réduites à leur plus simple expression : sentiers louches et incertains, où nul ne s’aventurait. La seule voie du lac Balaton et de Füred, menant aussi à la ligne ferrée Pesth-Agram, était entretenue. De petits fortins se succédaient tout au long. Des soldats portant l’uniforme historique des régiments Effreazy vivaient en ces blockhauss, nettoyant à peu près la route, et garantissaient la sûreté des rarissimes passants. D’ailleurs, le prince Arpad payait une « imposition » en aliments : vin, pain, cochons et volailles, aux brigands de la forêt, de telle sorte que le personnel du château était tout de même en sûreté lorsqu’il sortait sans protection.

On ne faisait non plus aucun mal aux trente-quatre porchers du château, lorsqu’ils menaient leurs gorets aux glands.

Ces animaux, avec leur poil sombre, étaient énormes et dangereux comme des sangliers. Leur troupe totale constituait une fortune. Il y en avait jusqu’à deux cent cinquante avec chaque porcher, soit plus de vingt-cinq mille jambons en tout.

Les chênes de Bakony fournissaient la nourriture à cette armée porcine. voilà, par exemple, une vie étonnante, et, pour nous Français, incompréhensible : celle du gardien des gorets en forêt de Bakony. On le nomme Kanasz. Ses élèves sont de méchants bestiaux, massifs et hargneux. Armé, traditionnellement, d’une hache qu’il utilise comme l’espagnol fait de sa navaja, il vit seul, ayant pour amis les loups, les brigands, les ours et les arbres. Avec cela, une princière dignité le revêt. Son chapeau nanti d’une plume, à la tyrolienne, ses cheveux ondés, ses moustaches démesurées qu’il effile sans répit, lui donnent une physionomie de l’an mille. Et, tout le jour, il fait des yeux tendres à ce qui l’entoure, les chênes, ou ses élèves ; il n’oublie jamais de porter des bottes aux tiges coupées en cœur, sur lesquels retombe une houppelande poilue qu’il drape comme un peplum.



Bien entendu, la vie au château et dans les environs eut pour moi tout l’attrait d’un voyage d’agrément, puisque mon « travail » ne m’absorbait pour ainsi dire jamais. Je m’efforçai aussi de pénétrer dans l’âme magyare, ce qui, comme toute psychologie comparée, est ardu et plein de surprises. La bibliothèque Effreazy, où j’ai tant lu, est merveilleuse. Je suis assurée qu’un savant de chez nous y trouverait des documents, probablement incontestables, propres à jeter de grandes lumières sur les faits controversés du passé. À mon sens, il y a là des trésors d’archives. Que
de graves vérités, prétendues historiques, sont des affirmations dépourvues de bases sérieuses ! Combien serait-il urgent de rendre au fait certain sa prééminence dans les études d’histoire ? Je pus songer à tout cela et entrevoir d’étranges perspectives en feuilletant les trésors du château Effreazy. Même l’histoire ancienne, celle qui n’a que des textes bien connus, mais pourtant interprétables, m’apparut neuve à travers les documents que je trouvai. Par exemple, on enseigne chez nous que la poussée civilisatrice romaine se fit à l’ouest. À l’est et au nord de l’Europe centrale, on a coutume d’envisager les luttes des légions romaines comme purement défensives. Je l’ai lu cent fois : Rome portait ses efforts au nord-ouest et subissait ailleurs l’assaut des barbares. Quelle plaisanterie ! Les Romains civilisèrent le centre européen avant la Gaule. Leur poussée se marque par la création de camps retranchés jalonnant la montée au nord, voici Vindobona, qui est vienne, et Sicambria, qui est Bude, la moitié de Budapest. J’ai même vu, pour compléter à mes yeux les précieux textes de la bibliothèque Effreazy, les ruines de Carnuntum, qui sont proches de Presbourg.

C’est là une preuve sensationnelle de l’effort — proprement civilisateur — de Rome au bord du Danube. Carnuntum fut une puissante cité de luxe et d’art. Tout y donne idée d’un monde élégant, somptueux et heureux. Marc-Aurèle, d’ailleurs, y écrivit ses Pensées. Tibère y vécut, et aussi Septime-Sévère. Dioclétien s’y plaisait, et peu de cités gauloises ont des fastes aussi riches que cette ville morte.

Il est vrai de dire qu’alors les magyars n’habitaient point la Hongrie. On ne sait même pas exactement quelle était la race maîtresse. Et des vieux portulans inconnus en France, naïfs certes, mais savants aussi, me donnaient, par leurs étiquettes raciales, les lumières neuves qu’on entrevoit seulement aujourd’hui en interprétant les fameuses découvertes de Halstadt. Sans doute, les agriculteurs de la Putzta ancienne sont-ils les premiers hommes qui aient su cultiver le sol. Chassés par des invasions nordiques, qui s’arrêtèrent en Basse-Autriche, ils descendirent vers la mer. Les premiers habitants du rivage grec, ce sont eux. Ensuite, les hommes de Halstadt les suivent jusqu’au Péloponèse. Ce sont les Achéens d’Homère qui dévastèrent le pourtour méditerranéen. Là où ils passeront, toute civilisation disparaîtra. La Crète, plus avancée en art, en esprit, en intelligence sociale que la terrible Égypte, est ravagée par les Achéens. Repus de carnage, ceux-ci retournent enfin en Grèce pour y séjourner, car l’orage s’amasse sur eux. Tandis que l’Iliade perpétue leur gloire dévastatrice, une Iliade qui, sans doute, connut, de Solon aux Pisistratides, bien des remises en œuvre ; pendant que les rois Achéens, fiers d’être héritiers des plus beaux ravageurs du monde connu, s’endorment dans des nécropoles imités du Delta, le peuple hybridisé, où quatre races fermentent, s’élève à la plus haute conscience qui soit apparue sur terre. Les fils de ces Achéens barbares sont Périclès, Phidias, Platon.

Ces problèmes d’origine ont pour moi le plus passionnant des attraits. La bibliothèque Effreazy contenait combien d’innombrables pièces propres à accrocher et diriger les rêveries ! Ainsi en était-il des pierres gravées hongroises, découvertes avec des poteries prodigieusement anciennes. Et je reconnaissais ces profils de la Grèce protohistorique, au nez prolongeant le frontal. Je suivais divers types de dessins Égéens, comme la labrys ou double-hache. Même une sorte de chapiteau ionien ornait un fragment de colonne nanti, au bas, de ces dessins totémiques qu’on cesse de trouver bien avant l’âge du bronze.

J’y trouvais aussi de splendides reliques gréco-romaines. Des masques, des bronzes, des armes, et des plaques de marbres fort minces, gravées au stylet d’inscriptions cursives, pour moi illisibles parce que les accidents du marbre, ses contacts avec d’autres pierres, l’avaient creusé d’un fouillis de sillons si étroitement mélangé avec l’écriture, que seule une étude longue et minutieuse aurait pu restituer le texte écrit.

D’ailleurs, à errer dans les musées hongrois, j’ai constaté, sans aucun doute, que les restes de la civilisation romaine sont plus nombreux là-bas qu’en France. On a découvert des milliers de statues, souvent infirmes, mais qui furent belles, et pourtant aucune fouille systématique n’a été pratiquée, même à Carnuntum. Aussi, que de trésors doivent toujours dormir dans ce sol archéologiquement vierge !

Bref, je fus, durant près d’une année, fort heureuse de mon existence chez les hongres. Évidemment, mon « office », pour être un peu au-dessus, hiérarchiquement, d’une place de chambrière, n’était pas très relevé. Je l’ai dit : le gentilhomme hongrois, par chance, est bienveillant. C’est certainement surtout à la bienveillance générale que je dus de ne jamais sentir le côté un peu ancillaire du travail auquel j’étais dévouée.

Cependant, peu à peu, je croyais sentir Ida Effreazy devenir plus sauvage avec moi. Elle sortait du château le jour, ce qui lui était rigoureusement interdit. Je m’en aperçus un jour à ses souliers boueux et je flairai quelque histoire. Je n’étais pas responsable du comportement de la jeune fille. Il y avait deux surveillantes. Moi j’éduquais. Mais toutefois, comme je flairais un reliquat de violence irréfléchie chez ces magyars qui vivent toujours trois siècles en arrière de nous, je tenais à éviter toute responsabilité. C’est que j’étais toujours aussi inconnue dans le pays que si j’étais arrivée la veille. Je serais disparue, personne ne se serait soucié de moi. Or j’avais su, par pur hasard, qu’il y avait des oubliettes dans l’aile gauche du château. C’était un lieu redoutable d’aspect. On n’y parvenait que par un pont-levis. Là étaient les écuries, et dans les oubliettes je sus qu’il y avait trois hommes et une femme qu’on nourrissait de croûtes dures.

Le jour où me fut révélé ce détail de la vie châtelaine, en Bakony, je le trouvai seulement rare et curieux. Quand, à l’heure où Ida aurait dû être avec moi dans la bibliothèque, je la vis arriver avec, aux pieds, l’humus de la forêt, je fus mal à l’aise. Aussi me montrais-je dès lors strictement exigeante quant aux heures des cours, et n’abandonnais-je Ida, lorsque j’en avais fini avec elle, sinon lorsqu’une de ses duègnes en prenait possession. Peu à peu, toutefois, j’oubliais ces malheureux des oubliettes. Ma surveillance, néanmoins, parut irriter Ida et même la duègne favorite, une antique Hongroise hydropique qui ne m’adressait jamais la parole, ce dont, au surplus, j’étais ravie.

Le prince Arpad vint, à ce moment-là, séjourner un mois au château. En général il vivait par monts et par vaux ou alors au parlement hongrois dont il faisait partie, ainsi que de la Chambre des Seigneurs. Il avait un somptueux hôtel à vienne et était un des favoris de François-Ferdinand, archiduc-héritier de la couronne des Habsbourg.

À l’étude, Arpad Effreazy apparaissait un simple féodal de notre douzième siècle. Il avait été éduqué à Pesth, et, bien entendu, portait un vernis épais de courtoisie souriante. Mais il avait du féodal l’irritabilité prompte, la confiance aveugle en soi et le sens orgueilleux de l’omnipotence qui détruit toujours le sens critique.

Aussi, moi qui vis le jour au pays des esprits équilibrés, où nul sentiment n’annule jamais totalement les autres, je sentais la nécessité d’une extrême prudence dans les rapports avec Ida, et d’un contrôle, aussi strict qu’il m’était licite, sur les actes de mon élève. Le père avait beau laisser beaucoup de libertés à sa fille, le jour où elle en mésuserait, les « employés » seraient déclarés responsables. Ainsi, lorsque l’ingénieur en chef d’une ligne de chemin de fer a mal calculé sa courbe ferroviaire, ce sont les mécaniciens qui sont responsables des accidents causés par la mauvaise courbe.

Or, un jour, je fus chargée de mener Ida Effreazy à Buda-Pesth pour lui montrer les musées et expliquer leur contenu. Le voyage me plaisait fort. Nous partîmes un matin à huit heures, avec une escorte de trente cavaliers magyars, dans une sorte de carrosse datant des premiers jours du royaume de saint Étienne. À onze heures, nous entrions dans la partie plane des terres Effreazy. À midi, nous étions au lac Balaton.

Le prince Arpad avait fait magnifiquement les choses, à son ordinaire. Il avait acheté, pour la traversée du lac, un canot à pétrole qui, heureusement, était en panne. Nous dûmes embarquer, à Tihany, sur le vapeur qui transporte tous voyageurs à travers le lac, tantôt en long, tantôt en large. Le Haljuk nous mena donc à Sid-Fok. Là, nous pûmes — c’est en Hongrie — faire arrêter le train à une station spéciale, réservée à la famille Effreazy. Et nous voici partis pour Buda-Pesth.

Quel voyage ! Un remblai faisant digue règne sur d’immenses marécages absolument déserts et mornes. Et, là-dessus, le train s’en va, avec un asthme à décourager les errants de tous les grands express internationaux. Nous fûmes à Pesth assez tard, le soir, vingt domestiques et trois voitures nous attendaient à la gare. De là, nous étions menées à l’hôtel Effreazy.

Le lendemain fut consacré à notre prise de contact avec la capitale magyare. Elle est faite de deux morceaux séparés par le Danube : Pesth à l’ouest, Bude à l’est. Pesth est une belle cité moderne, avec des quartiers assez peu reluisants et un évident désordre dans les organisations de tramways et de voitures. Mais Bude s’atteste une ville très curieuse. La vieille gloire des cinq-sources (Aquineum) rendait déjà Bude célèbre voici près de trois mille ans, et elle lui reste. Ces « cinq sources » sont encore, en effet, le hammam favori des Hongrois. L’eau en jaillit très chaude. On y voit toujours les bancs construits par le sultan Soliman. Et, autour de ces thermes classiques, il y a une merveilleuse floraison d’édifices mystiques : clochers dorés, synagogues aux toits en bulbes, minarets inutilisés mais reconnaissables, y ont même su garder une couleur originale. D’ailleurs, on voit à Bude des choses qui étonneraient en Occident. Nous avons en effet rencontré, un jour, dans la Niedermayer Utcza, un Arabe dévot qui montait cette roide pente en égrenant son chapelet. Et l’on me confia que, sur le sommet de la colline, est la tombe d’un grand saint d’Islam : Hadschi-Guhl-Bab, qui reçoit ainsi la visite de nombreux pèlerins musulmans.

Après avoir parcouru Buda-Pesth, Ida et moi prîmes contact avec les musées.

Ce fut d’abord la visite à l’illustre Galerie Esterhazy, puis, le lendemain, au Musée National. Je fus prodigieusement intéressée par les collections d’objets préhistoriques, et, dans ma curiosité, ce jour-là, je devançai, étudiant avec soin les vitrines, mon élève indifférente qui paraissait singulièrement s’ennuyer.

J’avais remarqué, depuis le matin, que nous étions, Ida et moi, suivies par un bizarre individu, vêtu proprement, mais sans élégance, maigre, grand, avec une figure de bandit et des yeux qui fuyaient mon regard. L’insistance du personnage m’irritait, d’autant que, sur l’ordre du prince Arpad, aucune domesticité ne nous accompagnait. Justement, j’avais, dans la salle dite du Trésor, admiré une magnifique pièce ancienne d’orfèvrerie protohistorique, ciselée et travaillée comme par un artiste moderne, quand je m’aperçus qu’Ida n’était plus avec moi. Au même instant, j’entendis un pas dans la salle à côté. Je revins en arrière et aperçus le mystérieux suiveur qui tendait une lettre à Ida, et, ma foi, s’approchait comme pour l’embrasser.

Je sautai sur le gaillard, lui pris la lettre des mains avec brutalité et appelai bruyamment les gardiens, en langue magyare. L’inconnu recula et s’effaça soudain, comme s’il avait beaucoup redouté la garde. Je restai seule avec Ida. Elle me contemplait avec des yeux illisibles. Je lui fis des observations violentes, car, en mon métier, je préférais le risque d’un abus d’autorité à celui de l’extrême souplesse. Ida parut faire peu attention à mes reproches. Je les abandonnai donc, mais comme j’avais le souvenir très net de cet homme à large gueule de loup, plantée de dents pointues, et de ses oreilles décollées, j’avertis mon élève que je donnerais son signalement au prince Arpad. Je lus dans le regard d’Ida une colère muette et redoutable. Tant pis ! Elle me dévisageait, le torse cambré, la croupe tordue, les mains ouvertes sur ses seins, avec une provocante attitude qui témoignait, chez cette fille de prince, en faveur d’excellentes dispositions prostibulaires. Cela me fit réfléchir. Je ne voulais pas que la fille du prince Arpad se fit enlever en pleine capitale par un quelconque rôdeur, et qui plus est, dans ma compagnie. Les femmes de mon pays ont une burlesque renommée de cuisses légères dont il me fallait garder méfiance. Renommée cocasse s’il en fut, surtout dans des pays comme l’Europe centrale, où, en dix minutes d’éloquence s’il est pauvre, en trente secondes s’il est riche, un homme qui n’est ni gibbeux, ni bancal, ni eczémateux, peut obtenir de lever n’importe quel jupon. Mais, sans nul doute, on m’accuserait d’avoir débauchée Ida.

Je la ramenai donc froidement à l’hôtel Effreazy où elle était en sûreté sous la protection d’une armée de serviteurs dont la plupart descendent de trois ou quatre générations de serfs des Effreazy. J’annonçai ensuite que le lendemain nous rentrions à Bakony.

J’avais gardé le pli que le bizarre inconnu tendait à Ida et que je lui avais arraché. Fallait-il l’ouvrir ? Après un débat intime, je renonçai à le lire comme à le donner au prince Arpad, et le brûlai devant mon élève.

Toute la nuit précédant notre retour, je méditai sur cette aventure. J’envisageai même de rentrer en France. En somme, cette année passée en Hongrie m’avait été bienfaisante. J’avais enrichi mon esprit, appris une langue vivante, voyagé et médité. Comme je ne dépensais rien, tous mes appointements restaient économisés, soit, actuellement, trois mille francs. Nous étions le 22 juillet 1914. Si je rentrais en France avant la mi-août, je pourrais encore aller passer trois semaines au bord de la mer, sur une plage océane, où, n’étant responsable que de moi, vouée au repos et sans souci aucun, je serais plus heureuse que je n’avais été depuis longtemps. Ensuite, je rentrerais à Paris et « verrais venir ».

Je m’apercevais subitement de mon peu de goût pour le métier d’institutrice. J’avais exercé cet office, comme d’autres, sous la poussée des besoins et un peu par curiosité, mais je pouvais changer de profession… Vous savez qu’on a tendance à aimer ce qu’on sait venir à vous et à détester ce dont on s’éloigne. Ainsi, subitement, disposée à quitter la Hongrie, je devinais le ridicule prétentieux de cette tradition majestueuse des princes hongrois, qui gaspillaient d’immenses fortunes au seul plaisir d’engraisser une domesticité abusive. Et voilà que Paris, ce Paris que j’avais quitté avec tant de joie, ce Paris que j’avais méprisé longtemps au fond de moi-même, m’attirait à nouveau.

Ah ! revoir le Café de la Paix, et ce bar américain de la rue Auber, où je faisais assaut de paradoxes avec Blaise Tanaos, pédéraste et poète d’un talent si subtil, errer dans le musée du Louvre, devant les dessins du Vinci, ou rêver au musée Guimet parmi les idoles asiatiques, ou seulement prendre un taxi et me faire promener deux heures durant par le Bois. Petites joies que l’éloignement et l’agaçante aventure de mon élève me rendaient subitement désirables.

Laisser enfin les porchers aux mines de chanteurs napolitains, les portiers qui brandissent des haches de cinq pouces pour vous ouvrir une porte, pousser un verrou ou même pour saluer. Abandonner les tziganes à redingotes, jouant, pour le prince Arpad au bain, des czardas spéciales, et oublier les servantes bottées, avec leurs tailles bouillonnées comme au temps des vertugadins, et ces rubans tendres flottants autour d’elles.



J’ai toujours été telle. Après une émotion, un déplaisir, un ennui, l’existence m’apparaît totalement renouvelée. Je ne reconnais plus les gens. Les âmes ni les faces ne portent plus les mêmes signes. L’art en vient à changer d’aspect. J’ai parfois vu Notre-Dame de Paris vertigineusement svelte. D’autres fois, elle s’attesta fort pataude. Tantôt, le Baiser, de Rodin, me sembla parfaitement chaste, tantôt il me fut une obscène étude de fatigue sexuelle, souvent, du Pont des Arts, j’ai contemplé en aval de la Seine la fuite de ce paysage qu’on a tant vanté. Certains jours, il m’émut profondément. D’autres fois, ces lignes centrifuges désagrégeant l’unité du tableau, le grossier mélange du Louvre luxueux à des bicoques bancroches, et même la vulgarité de ce palais, fait pour entourer de faste de plates débauches royales, provoquaient en moi un complet dégoût. J’ai l’âme instable, en un mot, et j’en suis heureuse, car seules la sottise et la mort sont immuables ici-bas.

Ainsi, en une heure de réflexions, j’arrivai à abominer la Hongrie, sa puszta plate comme un billard, ses habitants orgueilleux, familiers et moustachus, ses gardiens de troupeaux si nobles et ses princes vêtus comme les estampes du Premier Empire nous représentent Murat.



Je dormis mal cette nuit-là, Pour la première fois, je tâchai à délimiter mes responsabilités touchant les actes d’Ida Effreazy. D’ailleurs, je les repoussai toutes. Cette fillette obscure, silencieuse et murée, qui m’obéissait mécaniquement et dont je n’avais jamais eu une confidence sincère, n’était pas à moi. Je ne m’étais en rien attachée à elle, non plus qu’elle n’avait appris à m’aimer. Mes devoirs consistaient à lui apprendre ma langue, à lui faire entrevoir la beauté secrète des écrivains de ma race et à lui faire pénétrer l’art d’Occident. Rien de plus ! Malgré tous les raisonnements, pourtant, un souci me brûlait : celui d’être si loin de ma terre natale. Depuis un an que je vivais chez les Hongrois, j’avais eu la sensation de comprendre ce peuple et souvent d’être en lui comme il était, semblait-il, en moi. Le côté superficiel de cette compénétration apparente m’apparaissait aujourd’hui. Que de choses pourtant, rencontrées ici, me restaient incompréhensibles et devaient témoigner d’âmes aussi lointaines de la mienne que l’est celle d’un Cafre. Ainsi, j’avais vu des pendus, oscillant à leur gibet, à certains croisements de routes. Ce spectacle écœurant ne plaît qu’aux races à sensibilité fruste, à perceptions médiocres, à réflexions morales négatives. Même — et le souvenir m’en revenait soudain — le jour de mon arrivé, dans un village perdu au sud de Bakony, on m’avait montré un pal… garni.

Le supplicié provoquait en moi la haine des supplicieurs, et de tous ceux qui aiment les spectacles de souffrance. Mais c’était l’instrument qui m’avait crispé : une tige d’acier, quadrillée près de la pointe — elle sortait près des omoplates du malheureux — pour que la pénétration soit lente. Cela, fixé à deux pierres massives, était scellé avec soin, et une rigole pour l’écoulement du sang serpentait autour des pierres pour aboutir à un trou grillagé près duquel se battaient les chiens du pays. Pouah !

Voir mourir un homme dont une tige effilée traverse lentement le corps, du sphincter au milieu du dos, et qui vit, ainsi transpercé, deux jours parfois… Ah ! revoir Paris !

J’avais exprimé ma répugnance, peu après, au Prince Arpad. Il m’avait dit en souriant :

— C’est que nous sommes des Asiates, Mademoiselle !

Tout cela passait et repassait en mon esprit. Les culs-de-basse-fosse inconnus de Bakony me revenaient à la mémoire. Que la Ida se fasse enlever par n’importe quel porcher si elle veut ; , je m’en fiche, songeais-je, mais qu’alors moi je sois tranquille dans mon pays, et non en danger chez ces sauvages. Qu’étais-je donc ici ? Rien du tout. Qu’aujourd’hui ou demain l’institutrice française d’Ida Effreazy disparut corps et biens, qui s’en soucierait ? Dans les sociétés puissantes et centripètes de France ou d’Angleterre, un fait de ce genre, malgré le peu d’importance de la personne disparue, déclenche l’action judiciaire. Ici, c’est tout juste si le droit de haute et basse justice des boïards hongrois est aboli depuis vingt-cinq ans. En fait il subsiste, sans une fêlure, tempéré seulement par l’éducation des hommes dans les gymnases Impériaux. Mais un accès de colère faisait ressentir le Hun derrière le grand seigneur d’aujourd’hui. J’avais lu cette histoire d’un Arpad Effreazy du seizième siècle qui, trompé par sa femme, l’avait fait asseoir dans une cuve remplie de plomb fondu. On avait alors jeté plusieurs tonneaux d’eau sur la cuve, le plomb s’était solidifié et la malheureuse était restée là, à agoniser, quatre jours disait-on, la chair prise, du coccyx au pubis, dans la cuve de plomb.

À dire vrai, lorsque je me réveillai, au lendemain matin, je ris un peu de mes imaginations de la veille. En somme, mon élève avait failli recevoir une lettre, que j’eusse dû lire d’ailleurs. Je ne savais pas, en effet, si ce grand diable aux dents aiguës opérait pour son propre compte ou s’il était au service de quelque noble magyar mieux digne d’Ida. Il est vrai que ce baiser esquissé !… Enfin, que m’importait ! Le probable, c’est que je n’avais pas su, en un an, insuffler à cette fillette, assez de mon — pourquoi ne pas prononcer le mot vrai — de mon aristocratie et de ma passion du beau. L’humilité de cette liaison avec un hongrois huileux, vulgaire, aux chaussures flasques et au faux-col de celluloïd, finissait par me paraître comique. Cette face de valet de chambre, de porcher endimanché et de douanier à la fois me semblait maintenant vaudevillesque. Pour tout dire, je retrouvais ma quiétude.

Néanmoins, le retour était décidé. La valetaille m’obéissait : deux voitures, l’une pour Ida et moi, l’autre pour une sorte de capitaine des valets, nous menèrent en gare de Pesth. Je retins un compartiment entier et y insérai mon élève qui ne dit pas un mot. La domesticité surabondante, en livrée rouge, brodée partout d’or, ne se retira qu’au départ du train, de telle sorte que non seulement le compartiment, mais le wagon entier nous appartint.

Cette retraite stratégique était parfaite. J’étais assurée que le magyar du musée ne viendrait pas nous voir en route. J’avais téléphoné au château dès le matin, et justement la ligne marchait — car les brigands de la forêt la coupaient une dizaine de fois par mois. — On était donc averti de notre retour. À six ou sept heures du soir, je rendrais Ida à sa migraineuse mère, qui ne sortait jamais de ses appartements où elle essayait systématiquement tous les remèdes — et il y en a — inventés dans les cinq mondes contre la céphalée. Ensuite, je reprendrais pour quelques jours, une semaine, mon office institutorial. La huitaine close, je demanderais à partir pour quinze jours en France, sous un prétexte quelconque. Et… on ne me reverrait plus.

Ce plan bien fait, cimenté, solide, m’avait donné toute tranquillité. Je riais même de mes transes venues durant la nuit précédente. Quoi ! Où avais-je alors la tête ? Une jeune fille, vierge et curieuse dans son ingénuité, participe à une intrigue épistolaire comme il en est tant dans le théâtre de Molière. Cela n’est pas si horrible. L’ignorance explique tout. Si l’amoureux était si vulgaire, c’était à la louange d’Ida. Elle n’avait pas cette fierté burlesque des femmes nobles qui craignent toujours de forligner. Où avais-je l’idée de m’en plaindre ?

Là où j’avais vu des monstres terrifiques, il était plus simple de ne voir que des oiseaux-de-paradis…

À une heure et demie, nous fûmes au bord du lac Balaton. Le train fit halte exprès pour nous. Nous revîmes le petit canot-à-pétrole. Il marchait bien, maintenant. Il nous prit et…

Il eût certes été préférable de traverser à la nage. Nous nous fussions moins trempées. Le mécanicien, un Anglais, sous son ciré, était parfaitement à l’abri. Mais les rejets d’eau sautant des deux côtés de l’étrave, nous tombaient dessus, à Ida et à moi, comme si on nous avait aspergées
avec un arrosoir. De plus, l’hélice, quoique le canot filât merveilleusement, trouvait moyen de nous humecter aussi. De ce jour date ma haine du canot automobile. Ce petit-là faisait autant d’embrun seul qu’une tempête dans le golfe de Gascogne. C’est beaucoup.

Sur l’autre rive, une voiture à quatre chevaux et une escorte nous attendaient. Le prince Arpad a bien huit voitures automobiles : torpedos, limousines, berline, conduite intérieure, car et camion, mais les routes, dans la forêt de Bakony, sont peu qualifiables… Ce fut déjà un problème d’y amener ces chefs-d’œuvre de mécanique. Nous avions eu un jour à dîner l’explorateur autrichien Schwartzmuth. Il nous avait assuré préférer traverser la Cordillère des Andes avec une voiture à conduite intérieure que de venir à Bakony avec une torpedo même ultra-légère. Je me souviens qu’il avait cherché l’âge des ornières dont se paraient ces chemins tordus et ravinés. Il avait constaté que leur écartement correspondait à la largeur de voie des véhicules dont on n’usait plus depuis cent-cinquante ans. Des ornières vieilles comme la noblesse des Effreazy, sans doute…

Il eût fallu, pour aller facilement à Balaton en auto, empierrer le chemin. Mais, dans ce pays de brigands, allez donc amener d’honnêtes cantonniers ! Quant aux habitants des bourgs clairsemés sur les terres du prince Arpad, ils n’étaient pas gens à venir, comme au Moyen âge, œuvrer en corvées à la réfection d’une voie qui ne les regardait point du tout. De plus, il fallait éviter de déplaire aux brigands eux-mêmes. Ils eussent couché des arbres partout pour compléter les agréments de cette piste de steeple-chase. Les soldats des petits forts de protection étaient, eux, de ces vrais guerriers qui ne manient pas la pelle. Bref, on usait par force de cette route archéologique. Avant 1880, le château de Bakony comportait une garnison considérable : trois cents soldats armés et fidèles. On aurait pu les utiliser, car ils avaient guerroyé dans tout l’Orient et savaient manier les instruments du terrassier. Par malheur, on n’avait pas, à cette époque-là, inventé encore l’automobile. Aujourd’hui, la garnison d’antan était fondue et la route de Bakony destinée à garder son aspect néolithique, mais traditionnel et chéri des brigands.

D’ailleurs, le mieux n’était-il pas, pour les Effreazy, de rester en rapports amicaux avec ces hors-la-loi qui, au demeurant, ne sont tels que théoriquement, puisque leur « état » est reconnu. C’est qu’à tout prendre, une forêt, ça peut brûler. Un château aussi. Allez donc éteindre un incendie de ce genre-là, surtout lorsqu’il n’a de hasardeux qu’une vague apparence et que tout conspire à le développer ?…

À sept heures du soir, nous parvînmes au château. J’étais lasse au possible de tant d’événements advenus et projetés, de méditations si obstinées, et de ce voyage dont la traversée du Balaton, sous un geyser d’eau, était éminemment représentative. En route, dans la forêt, je constatai chez mon élève une curieuse attitude. On eût dit qu’elle guettait quelque chose autour d’elle. Elle regardait partout avec une attention étonnante. Les corbeaux croassaient, les grognements des porcs s’entendaient sous les chênes, la cadence du pas des chevaux sonnait rythmiquement dans la vastitude végétale comme l’eau élargit des cercles concentriques autour du lieu où chût une pierre. Jamais cette sensation de solitude hargneuse et infiniment éloignée de tout, qui devait venir à l’esprit au château de Bakony, ne m’avait assiégée ainsi. Quels fous orgueilleux avaient édifié cette forteresse, et quelle démence y maintenait obstinément, contre toute raison, près de trois cents personnes, aussi perdues qu’en une île isolée du Pacifique ?

Cependant que je songeais ainsi, Ida Effreazy me dévisageait avec un étrange et troublant air de triomphe. On eût dit un chat qui vient de tuer un oiseau. Sous ses paupières à demi-baissées, filtrait un regard luisant, mince et oblique. Sa bouche avait d’ironiques crispations et ses doigts gantés dessinaient des signes mystérieux sur ses genoux.

Nous fûmes reçus au château comme si notre départ datait d’une heure.

La princesse Effreazy fit dire à sa fille qu’elle la verrait le lendemain. Le prince Arpad était avec ses chevaux et je fus me coucher, ayant abdiqué mes responsabilités.

Nous étions alors le 29 juillet 1914. Je ne lisais jamais de journaux et j’ignorais que sur l’Europe se formât un orage qui…



Le lendemain, à neuf heures, reposée et rendue à ma quiétude, je ne trouvai plus Bakony si perdu. Les habitants étaient vraiment cordiaux, les heures douces, les repas excellents, la bibliothèque riche. Que pourrais-je attendre de mieux en ce Paris fiévreux, tendre, luxurieux, cruel, et où les vies se heurtent avec une telle violence que chaque jour possède son palmarès de crimes, de suicides et d’accidents !

Ida eût dû être dans la bibliothèque lorsque je descendis. Elle y manquait parfois. Je n’en eus aucun souci et me mis à déchiffrer une chronique latine spirituelle du XVIe siècle. Elle grouillait de réflexions pittoresques, de vérités aiguës, de remarques plaisantes. C’était un Effreazy qui l’avait rédigé en 1570, retour de Paris où il avait vu bien des choses ignorées et entrevu des faits fort curieux sur les préparatifs de la saint-Barthélemy qu’il annonçait pour l’année suivante. L’intérêt de cette chronique, c’était le détail des négociations tentées par Monsieur l’Amiral (Coligny) pour acheter les Guise. J’avais l’impression que si les banques huguenotes du temps avaient voulu financer plus largement, Coligny aurait pu changer du tout au tout, par une corruption intelligente, l’aspect des problèmes politiques du temps. On a l’habitude d’envisager les questions d’alors sous l’angle exclusif des passions religieuses. Rien ne m’apparaissait plus faux à lire les documents contemporains que j’avais en mains.

Et Mathias Effreazy concluait en ces termes avec un sens politique très fin :

Le Pouvoir seul peut corrompre sans argent. Si vous n’êtes pas le pouvoir, vous avez besoin d’être dix fois plus riche que lui pour obtenir des amitiés de même valeur. Enfin, si vous luttez contre un pouvoir établi, commencez par constituer un fantôme de pouvoir ayant d’apparence les mêmes prérogatives que l’autre. Avec des titres, des faveurs verbales et des grades, vous vous créez des dévouements que nul or ne saurait acheter.

Pour être opposées à certaines affirmations de Machiavel, grand maître des directions politiques, ces certitudes n’en ont pas moins une grande profondeur morale. Elles ouvrent sur les guerres de religion du XVIe siècle des perspectives peu familières. On sait naturellement bien que tous les hommes s’achètent, mais la coutume est si enracinée de juger les siècles antérieurs au xixe comme mus exclusivement par des passions souveraines qu’on a pris l’habitude de ne tenir aucun compte de la corruption financée, règle pourtant souveraine de l’administration des États.

Je songeais encore à tout cela, lorsque, vers midi, Ida apparut. Je vis bien qu’elle rentrait d’une promenade en forêt. Elle avait ce teint chaud et cette peau lavée par l’air que ne sauraient donner le lit ni les labeurs de couture. Je ne l’interrogeai point. Le déjeuner vint. De deux à cinq elle m’appartenait. Or, vers deux heures et demie, elle me dit avec un sourire aimable qui lui était peu coutumier :

— Mademoiselle, on coupe du bois autour d’Eneywar. Tout est très tranquille autour du château, venez donc avec moi en forêt, sur le chemin où passent les bûcherons de mon père. Vous me montrerez les diverses sortes de champignons. On ne les reconnaît vraiment point d’après les dessins des livres. Il faut les voir. Les images n’ont pas de vérité.

J’acquiesçai. Cette demande était normale et judicieuse. Le prince Arpad m’avait dit qu’à l’occasion il me serait reconnaissant d’enseigner sa fille de façon plus complète que ne le précisait mon engagement. Et puis, à quelques pas de cette forteresse de Bakony, sur la pente de l’âpre colline, ou même au bas de la route qui l’escaladait, il n’y avait aucun danger. Souventes fois, je m’étais même risquée à faire un plus vaste tour sans voir personne que les porchers. Le spectacle y était certainement magnifique, en son romantisme médiéval, de ces troncs épais et courts créant des perspectives massives sur un sol bossué couvert de hautes fougères. Et le son des voix, le bruit du vent, l’odeur même, sûrie et tabagique, de ce terroir étrange, emplissaient l’âme d’un émoi inconnu.

Nous voilà parties. J’ai pris une Flore Française pour être plus certaine de ne point errer en ma détermination des cryptogames. Mais à l’accoutumée, nous sortions par une petite poterne sise à gauche de l’entrée cavalière et que côtoyait en serpentant un joli précipice de trente mètres. C’était le lieu même d’où un Effreazy du XVIIIe siècle avait été jeté par sa propre maîtresse, une cousine, qui avait ensuite empoisonné ses deux fils.

Ida me mena par un chemin neuf. Nous descendions dans une sorte d’ancien chemin de ronde suivant en spirale le tour de la colline. J’ignorais son existence jusqu’ici. Des grilles épaisses le fermaient à intervalles réguliers dont mon élève avait la clef : une sorte de double trèfle terminant deux tiges à angle droit et agissant comme un levier. Bientôt nous traversions une vaste salle vide et muette, parfaitement propre d’ailleurs, avec quatre portes en équerre. Ida me dit :

— C’est la salle des gardes avancée du château. La grande courtine prolonge ce mur-ci. La porte que nous allons prendre a été faite depuis peu.

De fait, elle me menait à une grille de deux mètres fermant un passage voûté. Je remarquai l’entretien parfait des fiches et le graissage soigneux du métal. La serrure luisait comme si elle sortait des mains de l’ouvrier. Ida ouvrit avec une clé sans panneton. Elle rit :

— Serrures américaines dans un château hongrois !

Tant de bonne humeur me plut.

Le couloir était de trois mètres au plus, mais il comportait quatre portes. Après la grille, c’était un panneau de chêne, à peine équarri, soutenu encore par un double losange de fer, boulonné au revers et à l’avers. Derrière était une porte de bois exotique, rougeâtre, qui, ouverte, m’apparut plaquée d’un bloc d’acier poli sur l’extérieur. Il n’y avait pas de serrure. La porte de chêne commandait celle-ci. Enfin, on voyait une dernière grille, revêtue de haut en bas d’un réseau d’acier fin et serré. Elle s’encastrait de telle façon que, du dehors, on ne pouvait saisir les points d’appui.

Ida ouvrit avec difficulté, je ne vis comment, étant derrière elle. Nous sortîmes et elle referma minutieusement. Il devait y avoir un secret chiffré, mais je ne pouvais paraître m’en enquérir.

Nous étions sur un petit palier dallé. À droite et à gauche, le chemin descendait rapidement vers la forêt. En face, cela faisait un petit abîme d’où montaient, sans nous atteindre, des cimes d’arbres épaisses et tordues.

Je regardai derrière moi. Cimenté et poli, sans que fut visible la jonction de deux pierres, le mur, légèrement infléchi en arrière, montait vertigineusement. En haut, j’entrevoyais le surplomb des machicoulis. À dix mètres, de chaque côté, le mur faisait un angle.

— Bonne défense, dis-je en riant à Ida.

Elle me regarda en ricanant avec ambiguïté.

— Oui, mais ces deux sentiers et ce petit palier sont rapportés. Cela a été créé avec la porte. Un pilier porte tout, et c’est un simple rideau de terre qui couvre le vide, porté par un mur mince de briques. Des caves, on peut faire crouler le pilier et la porte reste seule à trente-cinq mètres en l’air. C’est bien fait !

Je ne sus que dire. Cet excès de précautions était burlesque ou tragique. Pourtant, en un siècle où une cartouche de dynamite effondre en dix secondes un mur plus épais encore que celui-ci, il y avait là quelque chose d’arriéré, de bizarrement primitif et d’inquiétant. Mais que m’importait ? Nous étions au dos du château. Nous descendions dans la sylve en glissant sur la pente roide. Dans quel but absurde avait-on inventé cette issue ? En bas, c’était la forêt en toute sa puissance. Des chênes monstrueux, des fougères qui me montaient jusqu’aux épaules, un silence de mort, et cette résonance lugubre des sous-bois sans taillis.

Nous avançâmes lentement. J’étais émue par la splendeur horrible de cette puissance végétale. Le sol était spongieux. Aucune trace humaine ne demeurait visible.

Comme nous avions fait trente mètres, Ida se retourna brusquement et écouta.

La masse obscure du château s’érigeait farouchement derrière nous. Pas une fenêtre, rien que des murs lisses. Alors, j’entendis une sorte de déclic. Ida me fit signe de ne pas bouger. Trois minutes passèrent.

— Ça y est, dit-elle.

Je questionnai.

— Qu’y a-t-il eu ?

— La ronde, Mademoiselle. Vous avez bien vu les appareils enregistreurs avec les pendules ? (En fait, je n’avais rien vu du tout). Les quatre portiers font chacun le tour et vérifient les portes tous les jours. Leur passage est enregistré et, chaque semaine, on apporte les feuilles à mon père. C’est que, depuis ces derniers temps, la situation est grave. Il fallait donc sortir vite !

Je regardai la jeune fille avec curiosité.

— Il n’y avait, je pense, aucune difficulté à cette sortie ?

— Si ! Elle est interdite. Mais je connais les secrets. Je suis déjà venue souvent ici.

Nous marchions doucement. Qu’était cette « situation grave » ?

— Cette partie de Bakony n’est pas très rassurante !

Elle me regarda avec hauteur.

— Je suis une fille de magyar !

Je haussai les épaules. Comme si moi, Française, j’étais plus accessible à la peur que cette pimbêche.

Je demandai.

— Vous m’avez dit, Ida, qu’il y avait des bûcherons par ici. Nous n’entendons rien.

Elle ironisa.

— Nous ne sommes pas en votre pays où l’on travaille, m’avez-vous dit, tant et tant. Ici ; on travaille et on se repose…

Il y avait une volonté méchante dans son regard. Je n’insistai pas. Je ne l’avais jamais vue si hostile.

Nous marchâmes cinq minutes en silence. Bientôt, je compris que mon devoir était de parler. J’étais l’éducatrice. Je me mis donc à expliquer je ne sais plus quoi. Puis je trouvai des champignons, un curieux végétal, couleur gris de fer, et dont les spores fuyaient au moindre contact, par un trou du sommet. Ensuite, j’en trouvai un couleur d’orange, piqueté de verrues lactées, puis un autre blond, avec des traînées vert-de-grisées, et dont le contact gluant irritait les doigts.

Nous avancions en zig-zag. Je trouvais un certain charme à cette errance vagabonde. Le silence était rassurant. Les mousses amortissaient nos pas. Ida m’écoutait avec soin. De temps à autre elle me questionnait et relançait mon éloquence. Des champignons, par je ne sais quel détour, j’en vins à parler d’industrie. J’expliquai ces usines géantes de France où quatre, six, dix mille ouvriers répètent, dix heures chaque jour, un geste, toujours le même, un geste étudié par les physiologistes et les ingénieurs, un geste parfait, d’une rigueur de mécanisme. Elle disait :

— Ça ne doit pas être fatiguant de toujours faire le même mouvement, s’il est simple.

Je reprenais :

— Au contraire, la vitesse de ce geste et l’attention qui lui donnent sa valeur millimétrique, sont combinées de telle sorte qu’à la fin de la journée, l’homme est exténué. Dix minutes de plus et l’attention fléchit, le geste perd son rythme avec sa rigueur ; il y a malfaçon ou accident.

— Mais, répondait-elle, vous osez donc épuiser l’homme chaque jour. Il ne quitte son travail que par incapacité de le continuer. Vos ouvriers vivent-ils vieux ?

Je hochai la tête. Savais-je, moi, si les ouvriers des grandes usines vivent vieux ? Évidemment, ils s’en vont avant quatre-vingts ans, peut-être avant soixante, peut-être…

Je me retournai soudain. Nous étions dans une petite clairière triangulaire. Autour de nous, des arbres d’un noir bleuâtre levaient des troncs verruqueux. Le château devait être loin. Nous avions marché longtemps. Où était-il même ? Je ne savais plus ma direction.

Je dis :

— Ida, il faut revenir. Nous sommes presque égarées !

— Comme vous voudrez ! Dites-moi par quel chemin ?

Ce ton de voix insolent me frappa. Je regardai la jeune fille. Elle riait, les commissures basses, avec un grand air de mépris.

Je crus pouvoir choisir un tracé et je dis, comme si j’en avais été assurée :

— Le château est par là.

Ida éclata d’un rire blessant qui sonna dans la clairière. Je voyais ses dents de petit fauve, les plis féroces coupant les joues tendues. Elle avait l’aspect d’une vieille femme coléreuse. Une hideur méchante s’accusait en son masque. Je fis semblant de n’en rien voir.

— Oui ! Marchons par ici, Ida !

— Non !

— Que dites-vous ?

— Je dis que vous êtes bien ici et y resterez.

Sa phrase avait un ton de commandement. Je voyais enfin une figure hongroise de cruauté et de supplices, comme on en montre tant dans l’histoire. Elle retroussait les lèvres comme un chat affamé. Les paupières tombaient à droite et à gauche sur les angles des cornées. De chaque côté du nez étroit le méplat des joues était fendu d’une ride de méprisante jouissance. J’évoquai les faces espagnoles des amateurs d’autodafés, les sourires des magistrats venant voir rouer leurs condamnés et dont d’Argenson, en ses mémoires, rappelle avec mépris les « sensibilités de Tournelle ».

Elle ne me fit point peur, Ida Effreazy. Mais mon premier geste fut de reculer de cinq pas, pensant qu’elle portait une arme cachée. Je songeai aux trente ou quarante mille mises à mort que décréta, depuis qu’elle existe, cette famille Effreazy, longtemps connue pour sa cruauté. Alors, soudain, elle obliqua sa face vers la gauche, regarda en plissant le front, puis me dévisagea avec une expression neuve, celle du vainqueur qui méprise, avant de le tuer, son vaincu.

Je tournai la tête aussitôt dans la direction que m’indiquait son regard. À cent mètres, une ombre progressait entre les arbres. Homme, sans doute, mais peut-être bête ?

— Mademoiselle Ida…

Je n’en dis pas plus. Elle s’approchait de moi et, avec une indicible haine dans ses yeux troubles, arrivée à un pas, elle me cracha au visage.

Elle se tourna ensuite vers l’ombre rapprochée, un homme vraiment, et dit :

— Ah ! Ah ! Enfin !

Il est, dit-on, des circonstances, dans la vie, où tout le passe reparaît devant vous. Moi, je crus lire le prochain avenir. J’étais dans un traquenard. Cette petite femelle hongroise avait l’intention de me faire tuer par quelque individu dévoué convoqué ici-même.

Je fis quelques pas en arrière, tandis que se formulait une nécessité en mon cerveau. Tant qu’on est libre, on n’est pas vaincu. Autour de moi, hors cette clairière oblongue, c’était le magma végétal, obscurci par le soir tombant. Danger, peut-être, mais aussi sauvegarde. Alors, d’un bond, je m’élançai dans le cône d’ombre d’un chêne ; je courus vers un autre et, m’efforçant à masquer ma route à Ida comme à l’inconnu, je m’enfuis éperdument, troussée jusqu’aux cuisses, souple comme un faon.

Je fis cent mètres, contournant les troncs, cherchant les buissons, accumulant les obstacles entre moi et mes poursuivants probables.

J’entendis Ida crier :

— Viens vite, elle va échapper !

— Certes, j’allais échapper. J’avais des souliers légers et je cours bien. Je continuai à fuir jusqu’à la limite de mes forces. Enfin, voyant, entre deux arbres, une sorte de haute broussaille formant haie, je me glissai derrière et m’allongeai au sol pour reprendre souffle. Le silence fut un moment troublé. J’entendis voler un oiseau chuintant, puis un rongeur déboula non loin et disparut. Ensuite ce fut la mutité totale.

Je regardai la direction suivie. Rien ne s’y manifestait. Cinq minutes passèrent, puis, en oblique, venant vers ma gauche, je vis avancer deux êtres attentifs : Ida et l’inconnu.

Ils me cherchaient. Je vis l’homme indiquer une direction qui éloignait de moi, et ils la prirent. À ce moment, ils se trouvaient à quarante mètres peut-être, mais ils agrandirent cet espace. Comme j’allais les suivre de loin, ils changèrent soudain de route et revinrent de mon côté. Je me cachai avec soin, suivant leurs évolutions avec cette tension que le danger crée dans les esprits fermes. Ils s’approchaient. Maintenant, ils étaient à vingt mètres. La fuite m’était impossible. L’homme me rattraperait. Je n’avais aucune arme. Ma vie se jouait à pile ou face. Mais, parvenus tout près, si près que j’entendis Ida dire :

— C’est ta faute, tu as trop tardé !

Ils tournèrent et s’effacèrent derrière un énorme tronc. Je ne les vis plus. J’allais, au bout d’un long temps, me relever lorsque j’entendis une sorte de cri grelottant au lieu où ils avaient disparu. La curiosité, plus puissante que la peur, et la certitude que le seul moyen de me garder d’eux consistait à savoir exactement où ils étaient, me poussèrent à progresser vers ce cri. Je le fis, lentement, rampant avec précaution sur les mousses. Je ne me savais pas jusqu’ici cette science de Peau-Rouge sur une piste. J’étais arrivée près du tronc derrière lequel Ida et l’inconnu étaient sortis de mon regard, quand j’entendis leurs voix à quelques pas. Étendue à faire corps avec le sol, je gagnai encore deux mètres et je vis :

Ils étaient là tous deux.

Lui — l’homme du musée de Pesth, comment n’y avais-je pas pensé ? — reposait allongé de côté, tout au long, la tête appuyée sur le coude, me tournant le dos. À moins d’un mètre, sur l’échine, Ida Effreazy, vautrée, semblait cuver un délire voluptueux que le temps n’abolissait point. Et je la voyais, dans sa posture de prostituée, offerte, les bras détendus, les jambes disjointes. Les deux amants venaient de se prendre et le cri entendu tout à l’heure était un cri de volupté.

Ida dit, sans bouger ni voir, la voix rauque, le visage au ciel :

— Cette Française court vite !

— Certes ! ricana l’individu.

— Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt, Szegeny ?

— Tu ne m’avais pas fait signe.

— Si.

— Je n’ai pas vu.

— Et maintenant, comment la tuer, Szegeny ?

— Elle crèvera seule ici.

Ida eut un ricanement féroce.

— Imbécile ! tu ne sais pas de quelle race ils sont, ces Français. Elle ne saurait pas manier une hache, ni tuer avec un couteau, ni torturer. Mais elle a une énergie de loup. Tu sais, ce loup aux pattes brisées qui est venu crever si loin du lieu où tu l’avais blessé. Elle est comme cela. Elle me disait que, dans son pays, les hommes travaillent jusqu’à ce que les outils leur tombent des mains.

— Des lâches !

— Tu es bête, Szegeny !

— Oui, peut-être. Mais moi, Atko Szegeny, je n’ai jamais travaillé et j’ai tué seize hommes… Seize !

— Je t’avais dit que cette Française devait être aussi tuée par surprise. sans cela, elle nous échapperait. Elle échappe…

— Je te dis que pas une femme, d’ici, ne peut regagner le château, ni trouver, même sachant qu’elle existe, la demeure de Janko. Elle mourra. Et il y a des loups. J’en ai vu deux tout à l’heure.

— Tant mieux, Szegeny. La trouves-tu belle ?

— Non ! Quand elle courrait, j’ai vu ses jambes. Elle court vite !

— Tu l’aimerais ?

— Pouah ! Une Française ! On dit qu’elles ont le poil blond et qu’elles se parfument partout. Tu m’as aimé, moi, betyar, Ida, plutôt que le baron Kaassy et que le comte Amotros. Tu n’as pas voulu Vahoray qui dirige un grand journal, ni le député Csavorky. Moi, je mets la main sous le couteau pour jurer que si j’avais eu la Française, je ne l’aurais pas même fait couvrir par mon chien.

— Tu dis cela, Atko, mais tu as remarqué ses jambes…

Je reculai, lentement et insensiblement. Une horreur nouvelle me revenait. Qu’attendre de ce couple ? Ida, fille du prince Effreazy, était bien faite, âme et corps, pour ce brigand, ce betyar de la forêt de Bakony. Mais maintenant, il me fallait fuir… Je fus bientôt à cinq pas d’eux, puis à cinq mètres, puis à dix, puis à trente. La forêt, autour de moi, était dense comme un fourré. D’instinct, je gagnai les conglomérats végétaux les plus serrés. Bientôt je ne reconnus plus l’arbre au pied duquel Ida et le betyar conversaient amoureusement. Et je continuai à m’éloigner, attentive seulement à ne point infléchir ma route. La nuit tombait.

Enfin le sentiment de ma solitude me gonfla le cœur d’orgueil et de tristesse.

Où étais-je vraiment par rapport au château ? Ce damné château était là ; quelque part, à cinq ou six kilomètres au plus. Mais la direction ?

Je voulais repérer le nord et le sud. Ce me fut impossible. L’est, qui, d’après les voyageurs en chambre, est indiqué par la mousse au tronc des arbres, me resta illisible. Dans une éclaircie je cherchai ma route au ciel. Le levant s’obscurcit le premier au coucher du soleil, et le ponant se colore. Mais ma recherche fut vaine. Le lourd chaudron céleste était uniformément couleur de zinc. Je voulus, pendant qu’il faisait encore jour, découvrir le chemin que nous avions suivies, avec Ida, dans la forêt. Ce fut vain. Autour de moi, l’horizon déjà bref se refermait cependant. Tout à l’heure, je voyais à cent mètres, puis j’avais vu à quarante. Maintenant, à dix mètres, je ne percevais plus qu’une pénombre mouvante.

La nuit !

Je cherchai en ma mémoire un acte à accomplir, une recette capable de me dire j’étais, quelque chose où accrocher de l’espoir.

Et brusquement, je trébuchai sur une souche. Je me remis debout, irritée, puis une épouvante me secoua les vertèbres : je ne voyais plus à mes pieds.

L’énorme silence verdâtre de la forêt m’enlinceulait d’une ombre lourde. Je marchai encore, dans un ardent désir de ne pas m’abandonner, de percevoir encore mes membres et la vie en moi. Puis je sentis que seul un forestier pouvait désormais se diriger parmi la ténèbre massive. Alors, découragée de me sentir saisie partout, accrochée par des branches ou des épines, étreinte par cette végétation héracléenne, je m’adossai à un tronc et attendis. Que faire ? Dans le désordre des idées, la terreur se glisse vite. Il me fallait discipliner mon cerveau. Je me cramponnai à des raisonnements simples : grimper dans un arbre et attendre le jour, par exemple. Mais là-dessus, ma pensée vagabondait : même si demain je regagnais le château, qu’adviendrait-il ? Comment serais-je reçue ? Ida allait-elle rentrer seule, ce soir, ou si elle n’y revenait plus ? Mais en ce second cas, le château m’était interdit, car on me soupçonnerait d’avoir perverti cette jeune fille… Maintenant, je ne percevais plus que des pans très noirs et d’autres un peu grisâtres dans la nuit qui m’entourait. Les nerfs sensibles comme des cordes de violon, rétractée et tendue à la fois, j’écoutais autour de moi l’immense terroir s’éveiller. L’ouïe semblable à celle d’un félin aux oreilles mouvantes, je ramassai dans le vent toutes les paroles sylvestres.

À dix pas, je perçus soudain un passage de bête. J’entendais les fougères fouetter l’air et crisser les mousses sèches, Puis, sur ma tête, un hibou hulula. Quelque chose de rapide courut devant moi, pourchassé sans doute, et, à vingt mètres, un miaulement plaintif naquit. Un vol ouaté me frôla, puis je crus sentir une haleine humide sur ma main, et je donnai un violent coup de pied au hasard. Un cri mince et flûté fit tressaillir le hallier et, de nouveau, une aile veloutée me jeta à la face un air fade. Enfin, très loin, il y eut un cri d’agonie, émietté par les échos, diminué peu à peu et terminé en une sorte de sanglot. J’entendis alors naître le rauque appel d’un loup, cet aboi prolongé et étiré comme un écrasement de cristal broyé dans une cloche. Et cela finissait en un nasillement lugubre. Le cri pétrissait l’air jusqu’à mes sens terrifiés.

Le loup s’éloigna, son appel me vint encore, plus lointain et atténué. Je devinais la bête assise, les pattes de devant en contreforts, jetant au zénith ce hurlement étrange, le museau largement ouvert et levé.

Il me fallait quitter cette posture sacrifiée et tenter de me hausser jusqu’à une fourche d’arbre. Le chêne auquel j’étais adossée était énorme, donc insaisissable. Je m’écartai de lui avec un frisson d’épouvante à l’idée d’être entourée de tant de dangers. Je tâtonnai, les mains levées. Souvent une branche d’arbre est assez infléchie pour passer à hauteur de tête. J’avançai en cherchant au hasard.

Ces quelques mouvements suffirent pour me rendre mon sang-froid. Ce qu’il me fallait en ce moment, ce n’était que le courage de comprendre la vanité de tous actes, sauf purement conservatoires. Le château n’existait plus pour moi, ni Ida Effreazy. Seule demeurait la nécessité immédiate qui me conseillait de me percher.

Je constatai l’absurdité de marcher la nuit dans une forêt inconnue. De jour, je suivais un chemin choisi par l’œil. Dans le noir, je butais dans des souches et des pierres. Je me heurtais aux troncs, je m’enlisais dans des dépressions fangeuses. Le sol croulait ici, là se relevait. Des ronces s’accrochaient à mes bas, me retenaient comme des mains. Je m’agaçai à les enlever, me piquai les doigts avec rage, et le sentiment de mon impuissance me tira quelques larmes désespérées.

Mais brusquement je touchai, à la limite d’extension de mes bras levés, une lourde et forte branche. Je m’arrêtai. Deux minutes, j’essayai la résistance de cette tige grosse comme ma cuisse, puis m’enlevai pour la saisir. L’écorce rugueuse me râpa les poignets, mais la prise était bonne. Je me contordis alors pour passer une jambe et me rétablir. Ma jupe me gênait. Je faillis tomber. Enfin je parvins à m’accrocher par le jarret et, d’une énergique traction des avant-bras, je me hissai sur la branche. Je m’assis, épuisée. Le vide que je sentais partout rendait mon équilibre instable, car dans l’obscurité je n’avais plus aucun sentiment de la verticale. Enfin je compris qu’il fallait venir m’adosser au tronc. À califourchon sur ma branche, j’en gagnai peu à peu la partie grossissante. Quand je trouvai l’arbre lui-même, j’étais à bout de forces et abominablement écorchée au lieu même où le trot ensanglante les cavaliers novices.

Je m’assis, le dos au tronc, les jambes allongées sur la branche, puis je laissai la fatigue l’emporter dans le sentiment d’être à l’abri des fauves et je somnolai.

Le froid m’éveilla. La nuit était toujours compacte. Combien de temps avais-je dormi dans ma fourche. Je me sentais ankylosée. Mes jambes étaient insensibles, et, dans cette étrange posture, un endolorissement me prenait par les reins et me vidait les vertèbres. Cinq minutes, je restai sans bouger, écoutant la ténèbre vivante. Maintenant les bruits les plus légers se mélangeaient harmonieusement comme pour faire un concert sylvestre. De petits cris semblables à des appels de souris partaient sous mon arbre. Des êtres prompts couraient dans l’herbe, des pattes agiles grattaient le sol. Le monde semblait tenir dans les quelques mètres au-dessus desquels je reposais.

Je voulus plier une jambe. Le mouvement m’arracha un cri de douleur. J’étais réduite à l’état de momie. La vie fuyait mes membres. Si je restais là, demain matin je ne serais plus vivante.

Alors je pensai que le plus simple était de sauter sur le sol, de faire là un peu de gymnastique circulatoire, et de remonter ensuite ici. D’ailleurs, dans ma pétrification lente, je perdais le contrôle de mes gestes et j’allais choir involontairement sans doute d’un moment à l’autre si je persistais dans mon ankylose. Je tentai de me suspendre par les bras, ce
fut difficile, mais cela me servit. Puis je sautai, je me retrouvai sur le sol broussailleux et élastique de la forêt. Je marchai un peu pour me détendre, pensant le faire en cercle pour ne pas m’éloigner de la branche sauveuse.

Bientôt mon sang se remit à circuler. Je retrouvai la maîtrise de mes muscles. Mais c’est en vain, alors, que je cherchai « ma » branche, je ne la découvris plus.

Brusquement, comme, écarquillée et les bras levés, je tâtais désespérément en l’air, j’entendis à quelques pas un bruit net de progression. Un animal puissant ou un homme ?…

Je ne bougeai plus, la gorge serrée comme par une main. Le silence revint, mais je ne sais quel instinct caché me disait qu’un être était là, à quelques pas, me guettant.

Je m’accroupis, le cœur en tumulte. Autour de moi, rien n’était visible, étais-je visible, moi ?

Un instant se passa, puis le bruit de marche se répéta. Il s’approcha. C’était un pas allongé, lent et lourd. Horrifiée, je sentis cela venir à mon côté, puis s’arrêter juste à ma hauteur, et une main, une patte ou une main, se posa sur mon épaule.

Ma bouche sécha d’un coup. Ma gorge céda comme sous la garrotte d’Espagne, et, sur mon échine, une glace coula…

La main s’étendit, parcourut mon front, puis ma poitrine. L’homme devait être penché. Enfin il parla en magyar.

— Femme, petite fille. Que faites-vous ici ?

D’un violent effort, les dents serrées, contraignant à agir mes muscles rétifs, je me relevai. La main passa sur mon dos.

L’homme n’était pas le betyar d’Ida. Sa voix avait une sonorité plus lourde et il parlait lentement, comme un être déshabitué de la parole.

Je me commandai de dire quelque chose.

— Qui êtes-vous ?

Un rire léger me vint.

— Vous ne parlez pas bien, vraiment. Attendez !

Je vis sauter une étincelle, puis deux, puis dix, et enfin une lueur jaillit d’une sorte de corde enroulée dans une boîte pareille à une tabatière.

Mon voisin était un homme haut et large, face hongroise, vêtu d’une peau d’ours.

— Ah ! c’est la sœur française du château. Comment êtes-vous ici ? Vous allez être tuée par les bêtes ?

Je ne répondis rien, bandant seulement toute ma vigueur pour ne pas tomber là, pour rester debout, dans une émotion qui faisait grelotter mes jarrets, comme ceux des bêtes de course, après l’arrivée.

L’homme prit ma main pendante et la baisa avec respect.

— Elle est émue, la petite sœur française. Elle s’est crue perdue. Qu’elle marche à mon côté.

Il me prit par l’épaule. Cramponnée à ma volonté défaillante, je luttais contre la syncope. Je sentais mes yeux agrandis tirer la peau autour de mes orbites. Mes dents étaient si bien bloquées que ma tête n’était qu’une pierre. Je craignais que mes muscles ne vinssent à flancher, je tirais sur eux comme sur des extenseurs. Les fibres anémiées obéissaient mal, et surtout le grand muscle qui tourne autour du fémur, de la hanche vers l’intérieur de la cuisse, me semblait rempli de sable. Aux chevilles, l’articulation était disloquée, mais je parvins à marcher. Peu à peu, l’élasticité revint dans mes membres. L’homme posait une question nouvelle tous les trois pas. Je pus enfin lui répondre.

— Oui, je suis sortie avec Ida Effreazy et je l’ai perdue. Le château est-il loin ?

— Loin ! répondit mon compagnon. Mais c’est la princesse qui vous a perdue. Je l’ai vue avec Atko.

— Mais le château ?

— Impossible de vous en approcher avant le jour, car la guerre va être déclarée, et, en temps de guerre, au château, on tue qui s’approche, c’est la loi.

— La guerre, dis-je avec curiosité, avec quel pays ?

Je songeai aux fastes de Hongrie, à ces luttes séculaires entre les Moldaves, les Pollaques, les Bohémiens, les Prussiens. J’aurais cru que c’était là de l’histoire ancienne. Alors, ça les reprenait ?…

L’homme murmura des mots que je ne compris pas. Je savais bien que des Croates avaient assassiné quelques semaines plus tôt le prince héritier d’Autriche. Mais la famille des Habsbourg est vaste. Il doit y avoir une quarantaine d’archiducs ayant droit au trône. Le sceptre ne tomberait pas en quenouille. Pour moi, que ce fut François, ou Joseph, ou Léopold, ou Rodolphe, ou Alphonse, ou Antoine, ou Charles de Habsbourg, c’était toujours la même chose.

Je questionnai :

— Me menez-vous loin ? Je suis lasse.

— Non ! C’est ici. Notre gîte de betyars se trouve à deux pas. Vous y reposerez, et demain…

Le mot betyar me figea les moelles. C’est un brigand, ce sauveur, qui me mène chez ses confrères. Pourvu que…

À vingt mètres, une porte s’ouvre, une lueur jaillit, puis s’abolit.

— Nous sommes arrivés…

Il ajoute, confidentiellement :

— J’aime beaucoup les Français, venez.

Nous sommes à la porte. Une lueur passe au-dessous. Mon betyar pousse deux cris sourds, frappe deux coups et ouvre. Il entre, je le suis.



C’est une cabane en planches, assez haute d’étage, le sol est de terre. Deux tables énormes, avec des bancs bas, sont placées parallèlement devant une fenêtre close de volets intérieurs. Au plafond, il y a une trappe et, dans un angle, une échelle. En face de l’entrée, une vaste cheminée de glaise séchée ou cuite occupe, avec son auvent de bois, tout un côté de la cabane. Il n’y a pas un meuble de plus. Aux murs, deux fouets, une houppelande et une vierge en plâtre sont placés. À une des deux tables, il y a six betyars. Tous sont assis. Deux dorment, quatre jouent aux dés. Ils ont des faces redoutables. Les moustaches lourdes tombent sur des mentons courts. Les tignasses apparaissent ébouriffées et huileuses. Les yeux sont dilatés dans des sclérotiques verdâtres. La peau de ces hommes est semblable à une écorce de vieux bois.

Ils boivent. Il y a un seul verre pour tous, et un cruchon à panse cubique, qui doit contenir de l’eau-de-vie.

Au plafond, pend une lampe en cuivre de modèle médiéval, une aiguière à long bec, d’où sort une mèche. Sous l’aiguière, une sorte de soucoupe recueille l’huile qui coule.

Des quatre joueurs, deux sont déguenillés jusqu’à l’ignominie, un autre doit être quelque paysan cossu ayant fui en forêt les gendarmes impériaux, et le dernier, avec sa culotte bouffante, ses bottes et son gilet court à broderies, possède quelque dignité. Les deux dormeurs ont l’air de paysans.

Les quatre joueurs me dévisagent avec négligence. Nulle surprise, nul désir, nulle discourtoisie, nulle grossièreté. Ils sont habitués à tout, rien ne les émerveille et la curiosité est absente de leurs esprits. Mais je suis intimidée, certes, et non point sans anxiété.

Mon sauveteur a refermé la porte. Il dit en magyar, comme une présentation :

— La Française du château égarée.

Je m’assied sur un banc, le cœur tintant, je regarde ; j’écoute. Mes trois mille francs d’économies, qui forment un petit paquet dans la poche de ma jupe, pourrais-je les emporter de ce repaire ?

— Boire ?

C’est le plus déguenillé des betyars qui m’interroge. Je fais non de la tête. Il remplit le verre unique et me le tend.

Froidement, comprenant qu’il faut éviter de faire la bégueule, je bois le liquide, un vin très fort, ou une eau-de-vie curieuse, faible, de même saveur que le raki grec.

Le brigand cossu frappe sur la bouteille et dit, s’adressant à moi :

— Tokay.

Tous les regards convergent vers moi. Ils sont satisfaits que j’aie bu.

L’amateur de Tokay se verse une rasade et rit.

— Tokay connu même chez les Français.


J’approuve.

Alors, il se penche vers ma main, que j’ai oubliée à plat sur la table, et désigne un cercle d’or ciselé en pampres et vrilles de vigne.

— Montrer bague ?

Je pense : voilà le dépouillement qui commence. Dans cinq minutes je serai nue. J’enlève l’anneau et le passe à l’homme. Il regarde avec soin, d’un coup d’œil d’orfèvre, puis montre quelque détail à son voisin. Tous deux rient. Les deux autres veulent voir. Quand la bague a été examinée par tous, même par mon sauveteur, assis devant moi silencieux, elle m’est rendue avec ce jugement :

— Pas joli !

Je n’ai rien à répondre. Les betyars se remettent à jouer. On ne saurait croire combien ces brigands sont de bonne compagnie. Quand l’un d’eux a perdu, il dit en hongrois :

— C’est une malédiction ! sainte vierge, chassez-la !

Et la partie continue. De temps à autre, les deux dormeurs, qui se sont éveillés, me sourient hideusement.

Mais le betyar bien vêtu se tourne vers moi et se rapproche.

— Guerre avec la France ?

Je fais non, au hasard, sans comprendre.

— Si. Vous demain en prison.

Il étend une main énorme, velue, et plissée, et la passe sur ma poitrine, sans insister, sans insolence, mais avec une nuance indéfinissable de dédain.

— Pas bon, prisons hongroises, pour femmes, souffrir corps bien fait.

— Pas corps bien fait, dit un autre. Femmes hongroises, oui !

— Montez, me dit le premier en désignant la table.

J’hésite. Quelle attitude prendre, et à quoi mènera le refus ? Les sept hommes sont graves et n’ont pas autre souci que d’éclaircir leurs jugements, je crois. Et puis, où est le choix des actes ?…

Je monte sur la table.

Quatre brigands m’entourent.

— Corps jeune garçon, bien plutôt que femme.

Aux mots « jeune garçon », je vois quatre regards ardre. Mais le brigand élégant vérifie.

— Non, femme !

J’ai rougi violemment et me retiens de sauter à terre, puis de courir à la porte et de me sauver dans la forêt, avec les ours et les loups.

— Toutes comme cela, femmes françaises, corps de garçons et blondes là où les Hongroises sont brunes. Pour cela, elles aimer les femmes, toujours.

L’homme, en caressant son gilet brodé, explique posément ses « connaissances ». Il ajoute :

— Pas trouver d’amant à Bakony.

Tous se mettent à rire et le plus déguenillé boit une lampée d’alcool, soudain, deux coups sont frappés à la porte, puis j’entends une sorte de cri de passe et…

Je vois, je vois l’amant d’Ida Effreazy s’encadrer dans l’huis ouvert. La lampe dessine à grands pans son masque de douanier fripouille.

Il s’écrie :

— Ah ! je la cherchais. La voilà !

Il entre et Ida apparaît derrière lui, les lèvres écartées sur des dents luisantes.

Elle a l’air féroce, farouche et heureux, avec son sourire de belette affamée.

Les six betyars se sont levés devant la princesse Ida. Ils sont dignes, mais très respectueux, et je sens mon destin entaillé déjà par l’acier des ciseaux fatidiques.

L’amant d’Ida, Atko Szegeny, me regarde avec une curiosité inquiète, puis il tire un long couteau de sa ceinture et vient à moi.

Il dit à Ida :

— Comment veux-tu que je la tue, par le haut ou par le bas ?

— Par le bas. Empale-la !

— C’est bien court. Elle mourra tout de suite, mais ce sera fait !

Il est à un mètre de moi, son coutelas tenu le pouce au pommeau. Je recule, mon regard horrifié parcourt la cabane, et j’arrive au bout de la table, près des volets.

— Tue, Atko ! siffle Ida.

Alors le betyar aux vêtements en lambeaux vient à Szegeny et lui prend le poignet.

— Que t’a-t-elle fait ?

— Elle m’a volé une lettre pour la princesse.

— Ça n’a pas nui à tes amours, pourtant, rétorque mon sauveteur qui vient, lui aussi, se placer devant Szegeny.

— Que t’importe ?

— Beaucoup ! Je l’ai fait entrer ici. Elle sortira comme je l’ai amenée. Cache ton arme et assieds-toi !

Atko cherche à se dégager. Le betyar riche vient se mêler au groupe.

— Ils ont raison ! Rentre ton coutelas. La Française est sous notre

protection.

— La princesse a dit : Tue !

— Les betyars de Bakony ne reçoivent jamais d’ordres.

— Atko, d’une lointaine détente de poignet, essaye de m’atteindre au ventre, par un coup violent et allongé.

Celui qui m’a recueilli détourne le jet du métal. Le pouilleux s’écrie :

— Pas de sang ici !

— Atko a raison. La Française est à lui !

Celui qui parle, cette fois, est un des deux hommes qui dormaient à ma venue.

Tout le monde est là, maintenant, pressé autour de moi. Deux camps se forment, pour ou contre ma vie.

J’entends des insultes. Bientôt la colère déforme les voix et je ne saisis plus l’argot échangé, mais le ton s’élève et, brutalement, je vois deux bras armés se croiser, tandis qu’une hache me frôle, lancée par un de ceux qui prennent parti pour Ida.

Je saute à terre et vois la fermeture des volets. J’enlève déjà la clinche quand, à un pas, un de mes défenseurs s’effondre, un couteau enfoncé en pleine gorge. Je m’écarte avec horreur. Atko se défend contre le betyar pouilleux et mon sauveteur de la forêt brandit une sorte de tranchoir ayant l’aspect d’un poing américain. Il fend le visage d’un homme et repousse Ida, qui venait, armée, au long de la cloison : « Non, Princesse, non ! »

Je vois encore un homme tomber. Ami ou ennemi, qui sait ? Mais j’ouvre les volets au moment où mon guide me crie :

— Dehors !

J’escalade la fenêtre et, d’une détente, je saute. J’entends deux cris, puis un aboi féroce, et un appel d’Ida entouré de jurons.

Une ombre passe à son tour par la fenêtre, je suis prise par les reins et les jarrets et l’on m’emporte, tandis que retentissent sèchement trois coups de revolver.

Celui qui m’a amenée chez les brigands me sauve d’eux. Il court vélocement, avec une prodigieuse sûreté, dans la nuit pleine. Il connaît la forêt comme un appartement. Sur son épaule, tête tournée en arrière, je vois diminuer et disparaître la fenêtre du gîte des betyars. Encore un coup de revolver, puis un autre. Et je ne connais plus rien. Nous sommes en plein mystère forestier.

— Ma sœur française ne s’est pas défendue. Il faut être armé et se battre.

Je réponds doucement :

— Je n’ai rien !

Mon compagnon s’arrête.

— Monter sur mes épaules et s’y tenir tête bien basse. Beaucoup de route à faire pour sortir de ce pays où les amis d’Atko nous chasseraient. Ils aiment tuer.

Me voilà sur les épaules de l’homme. Mes jambes pendent sur sa poitrine. Je rentre la tête dans les épaules pour éviter les branches. Lui marche d’un pas long et sûr. Il connaît sa route à des signes que je ne devine ni ne comprend. Quelle science de l’orientation !

Cette course dure trois heures au moins. Il fait froid. Enfin, une clarté jaune se lève à ma gauche et je devine l’aurore. Nous marchons vers le sud. Je songe avec une curiosité passionnée à cette nuit fantastique. Quel étrange caractère ont ces hommes qui discutaient de ma féminité comme d’une pièce de bétail, ne m’ont pas même volé ma bague et se sont battus à mort pour et contre moi ! Honnêteté, politesse, pruderie familière, férocité et dévouement sont vertus assez rarement groupées chez les outlaws.

Bientôt mon « porteur » ralentit le pas. Il cherche. Je le vois tâter du pied, aller à gauche et à droite avec prudence, puis enfin reprendre un chemin en zig-zag qu’il suit avec précaution. Cela dure deux cents mètres. Nous sommes devant un inextricable massif végétal. Il s’arrête.

— Descendre.

Je descends. Je commençais à sentir la fatigue d’une marche que je ne faisais pas.

Il me prend par la main, me mène à un arbre énorme et dit :

— Passer dedans.

En même temps, il enlève une sorte de panneau.

L’arbre est pourri et creux. Il a peut-être mille ans. Je glisse à travers et me trouve en tâtonnant dans une cabane placée derrière et qui doit être inabordable de tous autres côtés.

Il me suit et allume son briquet, puis une mêche trempant dans la conque d’un coquillage à bec.

C’est une hutte conique ayant cinq pas de diamètre. Au centre est un bloc de bois qui sert de table et au milieu duquel monte un madrier qui doit soutenir le toit.

Aux murs, deux fusils antiques, une hache et des tiges minces terminées en pointe qui doivent être des épieux.

À terre un coffre long de deux mètres et deux billots. Un foyer est ménagé face à l’entrée, fait de pierres dressées, et, au-dessus, un aménagement en cheminée m’apparaît très habilement fait pour évacuer la fumée. C’est presque confortable.

Je m’assied sur un billot. Je suis exténuée, ahurie et défaite comme un ressort détendu.

L’homme me regarde avec une amitié lisible dans ses traits mal équarris.

Il va au coffre, lève le couvercle et désigne l’intérieur.

— Dormir !

Il tire une épaisse couverture de laine qui dut appartenir au prince Effreazy. Au fond, il y a des peaux d’ours.

Je suis si lasse que j’obéis aussitôt. On est bien dans ce coffre. C’est chaud et sec. L’homme parle.

— C’est ma maison. Aucun betyar ne la connaît. Tout autour, ce sont des marécages. Il faut connaître le petit chemin pour venir. Et qui ne le connaît ne le découvrira pas.

Nous sommes loin du château. Mais pour y revenir, il faudrait affronter Atko ou ses hommes. Ma sœur française verra ce qu’il lui faut faire. Maintenant, château et environs dangereux, très dangereux…

Je me tais. Ma pensée flotte.

Mon sauveteur reprend :

— Ma sœur française est à moi.

Le mot me semble menaçant. L’attention me revient.

— J’aime…

Je le regarde avec inquiétude. Quelle déclaration va-t-il me sortir ? Je suis donc condamnée à échouer sans répit, de Charybde en Scylla.

— Oui, je l’aime. La Française devait mourir ici.

Je réponds ardemment :

— Comment cela ? Pourquoi cela ?

Il rit avec lourdeur.

— Je sais depuis longtemps qu’elle ne devait pas retourner dans son pays.

— Qui pensait cela ?

— La Princesse l’avait dit. Atko la connaît depuis une demi-année. La Française a beaucoup empêché Atko de voir la Princesse. Il nous disait beaucoup de choses et voulait se venger. Il assurait que la Française était méchante et menaçait toujours que son pays enverrait des soldats chez nous.

Je cherche à comprendre, derrière tout cela, la trame du complot dirigé par Ida et son amant contre moi.

— On disait que la Française donnait des coups de pied aux mendiants. Tous betyars sommes mendiants à l’occasion. Elle avait tous les betyars contre elle. Mais un jour, à Füred, elle m’a fait l’aumône et j’ai deviné qu’on mentait. Aussi je l’ai guidée quand je l’ai trouvée, et amenée ici.

Les phrases lentes de cet homme contiennent une âpre et douloureuse réalité. C’est une aumône de Füred qui me sauve la vie.

Ainsi, j’avais vécu un an dans ce pays, croyant comprendre son peuple et mes familiers. Or, j’ignorais tout.

Ida Effreazy m’était murée. Je croyais avoir les données d’un jugement sur les brigands et je ne soupçonnais non plus rien d’eux. Ma psychologie si bien bâtie s’effondrait. Je suivais, dans le dédale de mes raisonnements, l’idée d’une unité mentale qui fuyait sans cesse. Cette race m’était plus fermée que jamais. L’homme crut lire sur mon visage une émotion vague. Il me dit encore.

— Ma sœur française n’a rien à craindre. Je la servirai comme elle voudra. Si elle est en danger, je le suis comme elle.

J’éclatai :

— Mais, enfin, d’où vous vient cette amitié pour moi, la seule que j’aie connu en ce pays, la seule ?

sérieux, le brigand répondit :

— Je suis betyar. Mon père était betyar. C’est lui qui trouva ce gîte et me le légua. Mais mon grand-père fut avec Kossuth voici bien des années. Mon père m’a toujours parlé de lui. Il m’a appris à lire. Et je sais que les Français sont bons, et qu’au temps de Kossuth ils ont su aimer les Hongrois. Mon père m’a fait jurer de ne jamais nuire à un Français. Vous êtes la première personne que je connaisse venant de France. Mais j’ai bien vu que Kossuth ne se trompait pas.



— C’est fini ?

— Fini !

— Dis-nous comment tu es sortie de ta forêt enchantée, ô Viviane !

— Voilà ! En trois jours de marche, mon brigand me mena à Szala-Egerszeg où passe une ligne ferroviaire. C’est lui qui me permit — la guerre « marchait » déjà et on mettait tous les Français sous clef ― de voyager. Je rattrapai ensuite la ligne de Carlstadt et pus arriver à Fiume. Mon sauveur rentra dans son repaire de Bakony. Je ne sais plus rien de lui.

À Fiume, je faillis me faire « concentrer » par les sbires de Franz-Josef, empereur et roi. Quelque prison-château-fort de Carniole m’aurait permis de relire Silvio Pellico. Mais j’eus la chance, le lendemain de mon arrivée, tandis que la célèbre police autrichienne s’occupait à « épurer » Fiume, de rencontrer un descendant des Schinella, les ex-potentats de Veglia, et dont je suis un peu cousine à la mode de Bretagne. Il avait d’immenses propriétés sur la côte dalmate et jouissait de libertés précieuses. Il m’embarqua sur un petit voilier, me mena à l’île d’Ossini, puis à Comacchio, en Italie, d’où il me ramena en cabotant à Venise. À Venise, ce fut une nouvelle série d’aventures, mais ici finit mon histoire de brigands.


— Et Ida, que devint-elle, le sais-tu ?

— Non, ma foi !

— Et Atko Szegeny ?

— Pas plus !

— Eh bien, moi, je le sais. Tu as vécu un roman. Moi j’ai vu son épilogue.

— Dis vite !

— C’est d’ailleurs digne des débuts, voici : en 1917, je remplissais une mission secrète pour le gouvernement français. Ladite mission me faisait, avec les risques que vous savez, voyager chez les Hongres. J’étais en avril à Kornenburg. Là, je me sentis pisté, donc en danger. Je me dirigeai vers Graetz. Justement, tiens, je traversai, et à cheval s’il vous plaît, des lieux tout à fait — relativement — d’actualité : les champs de bataille de Wagram et d’Essling, entre Kornenburg et Presbourg. Pour aller à Graetz, toutefois, je pris le train via Raab. À Raab, une autre malencontre m’advint, et redoutable. Un ancien tzigane du Café de la Paix, à Paris, y était chef de la police. Je pense d’ailleurs qu’il ne s’était point converti et qu’il en était déjà chez nous. Mais il me voit, et je le vois. Je comprends le danger et, sans passer à mon hôtel, je sors à pied de Raab, j’achète à trois lieues de là un cheval, puis me voilà parti en centaure vers le sud. Je m’étais confectionné une bonne tête de capitaine autrichien, et… je m’en tirai, non sans qu’on m’ait, par contre, tiré dessus par trois fois.

Donc, en sortant de Raab, j’écornai la forêt de Bakony. C’était pour moi une route exécrable, mais sûre. J’en suivais la lisière, au lendemain de ma fuite. Mon cheval était bon et je ne faisais pas de grande vitesse, étant de ceux qui ne reconnaissent aucune vertu à la fuite éperdue.

Il était midi. Je n’avais pas encore vu un être vivant depuis le matin. Je menais mon bidet en main pour me dérouiller les jarrets, et, bien entendu, je surveillais avec soin le terroir, d’ailleurs accidenté et capable d’assurer un escamotage complet.

Je marchais ainsi depuis quatre ou cinq kilomètres, quand, à une corne de mauvais chemin, menant à Bakony, j’aperçus un gibet avec son pendu.

Je m’arrêtai étonné. C’était, moi, le premier que je visse en ce pays. Il était à quarante mètres, et, comme je perçus un papier blanc fixé sur le montant de l’appareil, je m’approchai pour mieux connaître quel crime avait commis cet inconnu infortuné.

Il y avait sur le papier simplement ceci :

Atko Szegeny, assassin et violeur de femmes.

L’exécution était récente. Ma curiosité satisfaite, j’allais repartir, quand, au pied même de l’arbre sec, d’un fossé herbu, je vis sortir… un homme âgé, débraillé et pustuleux, qui se sauva follement, et une femme, les seins à l’air, la jupe mal tenue, les cheveux fous, et pieds nus.

Je la regardai avec colère. Elle était très jeune, jolie, avec un grain de beauté curieusement placé à l’angle droit de la bouche.

— C’est elle !

— Vraiment, on a beau en avoir vu et vu, durant cette guerre, et moi plus que tous les autres, en cet office d’agent secret — disons espion. On a beau être blasé, on garde l’idée de certaines impossibilités. Cette jeune et jolie femme se donnant à ce vieux monstre, et cela sous un pendu, avec, devant les yeux, durant l’acte, la grimace immonde et répugnante d’un corps sans vie balancé par le vent, vrai, ça m’a dégoûté. Peu s’en fallut que je sortisse mon mauser pour exécuter — en guerrier qui règle tout les armes à la main — cette femme immonde.

La voyez-vous prenant du plaisir sous ce cadavre déjà…

C’est à vous rendre définitivement l’amour hostile et répugnant.

Par malheur, le mauser fait du bruit. Toutes armes à feu aussi. Et puis, je ne suis pas bourreau…

Tout de même, je vins à la donzelle et lui dis en magyar :

— Malpropre garce, ne peux-tu aller ailleurs faire ton métier ? La mort est à respecter, même d’un bandit…

Je ne terminai pas mon discours. D’une voix harmonieuse, où je reconnais d’ici la leçon de notre amie, cette façon chantante et douce d’articuler les fins de phrases, elle me répondit…

Et cette réponse m’apparut monstrueuse jusqu’ici. Mais on nous a expliqué Ida Effreazy. Dans les trois mots qu’elle me jeta à la face, je la reconnais avec ses instincts : haine et salacité, mépris, sadisme, orgueil, sentimentalité, peut-être, et amour, un amour étrange et aberrant.

Ses yeux de chien-loup rivés aux miens, elle désigna le pendu avec un geste intraduisible de possession :

— C’est mon amant !