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Le Brise-Cailloux

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Le Brise-Cailloux
(1815)



LORSQUE après Waterloo l’empereur Napoléon passa à l’île d’Aix, à la veille de se livrer aux Anglais, un lieutenant de vaisseau nommé Vildieu lui proposa de l’emmener en Amérique, à travers les lignes anglaises. Ce Vildieu était un bonapartiste ardent, excellent marin, ayant tout spécialement étudié la direction des petites embarcations en pleine mer ; il répondait de son Brise-Cailloux et se chargeait d’aller avec lui jusqu’au bout du monde.

L’empereur l’écouta longuement, marchant à grands pas sans rien dire ; à la fin, il s’arrêta, regarda l’Océan quelques minutes, puis secoua la tête et ce fut « non ».

Le projet Vildieu n’inspirait pas confiance ; il aima mieux se livrer aux Anglais. Quelques mois après, le lieutenant Vildieu, qui avait son refus sur le cœur, voulut prouver que sa tentative d’évasion n’avait rien d’irréalisable, et, sur ce même petit barquot qu’il avait offert à Napoléon, il cingla vers l’Amérique avec deux aspirants de marine démissionnaires dont le plus jeune était son fils.

La traversée fut longue et rude. Le Brise-Cailloux, soigneusement aménagé, avait à son bord des barils d’eau douce, de pemmican et de biscuit. Pour de la viande fraîche il n’y fallait pas songer, une cage à poules aurait tenu la moitié du pont ; jusqu’au dernier jour les distributions de vivres furent réglées avec la plus rare prudence, et l’équipage n’eut pas trop à souffrir. Pourtant ce régime de viande salée devenait fatigant à la longue, les bouches étaient sèches, on avait soif ; mais, soif ou non, deux rations d’eau par jour, jamais davantage. Une fois, par une mer d’huile, quelque chose de rond vint flotter le long de la barque.

« Une pomme à tribord ! » cria joyeusement l’homme de la barre.

C’était une pomme, une belle rainette grise au milieu de l’Océan. Sans doute elle était tombée de quelque navire passé par là, la veille ou l’avant-veille ; on en fît hommage au capitaine, mais, bon prince, il voulut que l’équipage partageât avec lui. Bien qu’un peu gâtée par l’eau de mer, la pomme fut trouvée exquise, et ce jour-là on fit bombance à bord du Brise-Cailloux.

Si le voyage avait ses bons moments, les mauvais ne lui manquaient pas non plus : coups de vent, journées de brume épaisse, nuits de bourrasques, sans sommeil… Parfois, quand la mer était trop dure, on attachait la barre, on amenait la voile, l’équipage s’enfermait dans l’entrepont, et à la garde de Dieu !

Enfin, au bout de six semaines, la côte d’Amérique apparut ; il était temps, on allait manquer d’eau. Quelques heures après, le Brise-Cailloux entrait au port d’Halifax, il me semble bien. « Ouf ! je suis arrivée, » dit la petite barque. Et, comme dans la rade il y avait trop de fond pour son ancre, elle vint s’accrocher au flanc d’une frégate qui se trouvait là. Le gros navire la regardait faire, étonné.

« D’où venez-vous ? » leur cria-t-on.

Nos trois héros se découvrirent fièrement :

« De France ! »

On ne voulait pas les croire, car jamais jusqu’alors pareil voyage n’avait été tenté.

C’est M. Vildieu fils, le dernier survivant de l’équipage du Brise-Cailloux, qui m’a fait le récit de cette très véridique expédition, il y a quelques années, un soir d’hiver. L’aspirant de 1816 était devenu un vieux marin de la Douane sur le point de prendre sa retraite, mais toujours passionné pour la mer. Il m’emmenait souvent avec lui dans ses tournées, et nous avons vu ensemble quelques jolis coups de foutreau.

Ce soir-là, fuyant devant le gros temps, nous étions venus nous abriter en face de Bonifacio, dans une petite calanque des côtes de Sardaigne. Quelle nuit ! quel endroit divin ! Au loin, des feux de charbonniers lucquois s’allumant parmi les roches ; plus près une équipe de corailleurs napolitains qui raccommodaient leurs filets en chantant. Puis les grandes lueurs claires de notre bivouac se reflétant dans l’eau, les matelots accroupis tout autour, la bouillabaisse odorante qui fumait, et debout, le dos à la flamme, avec sa moustache blanche, son sourire sans dents, mais si bon, ses petits yeux gris tout de malice héroïque, M. Vildieu nous contant l’odyssée du Brise-Cailloux.

C’était le vrai marin ponantais, ce Vildieu. Il avait fait son premier voyage’à sept ans ; et, depuis, toujours en mer ou sur les côtes. À son compte, il s’était trouvé à dix-huit naufrages ; mais ce qu’il ne disait pas, ce sont les sauvetages qu’il avait accomplis avec son instinct de terre-neuve. Un certain fusil porte-amarre dont il était l’inventeur, et qu’il rêvait de voir entre les mains de tous les douaniers de la côte, revenait toujours dans la conversation. Il avait envoyé à Paris depuis longtemps l’exposé de ce fameux système et s’étonnait que l’Académie des sciences fût si longue à lui répondre. C’était la seule tristesse de sa vie. Du reste, la plus jolie vieillesse du monde, et, dans le danger, toujours le mot pour rire. Quand la mer devenait vraiment méchante, il vous avait une façon réjouie de crier : « Veille à l’écoute, garçons, on va tremper le nez dans le vinaigre ! » qui vous hérissait la peau. Puis, en pleine bourrasque, s’il me voyait « croché » quelque part sur le pont, regardant le ciel d’un air vague et serrant entre mes dents à la briser ma pipe marseillaise, éteinte depuis une heure, il me glissait dans l’oreille :

« N’ayez pas peur, mon camarade, vous êtes avec un ponantais… Je finirai bien par me noyer quelque jour, mais ce sera dans l’Océan. »

Il s’est tenu parole. M. Vildieu est mort, une nuit, sur la côte bretonne, en essayant de secourir un caboteur en détresse. Ah ! le pauvre vieux ! S’il avait eu là son porte-amarre…