Le Budget, par M. d’Audiffret

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LE BUDGET,
PAR M. D’AUDIFFRET
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Nous nous occupions, dans notre dernier numéro, d’un examen comparé des budgets de la France et de l’Angleterre. Dans un moment où les questions financières font l’objet des discussions des chambres, il n’est pas inutile de dire quelques mots d’un livre que vient de publier M. d’Audiffret sur cette matière[1]. Ce livre se recommande par toutes les qualités qui distinguent les écrits de l’honorable pair. On y trouve des vues élevées et un savoir étendu. On y remarque surtout une grande indépendance de caractère. M. d’Audiffret est du petit nombre des hommes qui n’écrivent que pour obéir à des intentions droites et pures, et qui ne publient leurs idées que dans le désir d’être utiles.

Tout le monde sait que le budget est le projet des recettes et des dépenses présenté pour chaque année par les ministres. Examiner ce projet, c’est étudier les besoins et les ressources du pays. Tel est l’objet du livre de M. d’Audiffret. L’honorable pair discute l’un après l’autre les différens chapitres des revenus et des dépenses de l’état. Il examine si les revenus sont bien établis, si les dépenses sont justes, et si l’on a pris de sages moyens pour combler le déficit actuel de nos finances. Ce déficit lui paraît grave, et les mesures prises pour y remédier lui semblent insuffisantes. M. d’Audiffret réclame, dans l’intérêt du trésor, plusieurs réformes dont l’adoption modifierait les bases du budget. Aux plans de finances, M. d’Audiffret a joint naturellement des plans de réformes administratives. Cette partie de son travail n’est pas moins remarquable que l’autre. C’est un ensemble de vues inspirées par l’amour de l’ordre, où le progrès se montre à côté de l’expérience, et le respect des traditions à côté de la nouveauté des idées.

M. d’Audiffret a déjà publié plusieurs ouvrages qui ont fixé l’attention publique. Les livres de finances et d’administration ont peu de lecteurs. La faute en est généralement aux écrivains, qui ne savent pas tirer de leur sujet les ressources qu’il contient. Au lieu d’emprunter à l’histoire et à la politique les notions qui se rattachent naturellement à ce sujet, ils le renferment dans les limites d’une spécialité étroite et aride. Au lieu de l’éclairer, ils l’obscurcissent, et ils le rapetissent, au lieu de l’agrandir. De là vient le dégoût des gens du monde pour des études qui se présentent à eux dépourvues d’attrait et de grandeur. Les intérêts d’une science utile sont ainsi compromis par les écrivains même qui se chargent de la défendre et de l’enseigner. M. d’Audiffret ne mérite pas tout-à-fait ce reproche. Avant de traiter une matière spéciale, il s’occupe toujours de mettre en lumière les principes généraux qui la régissent. Avant d’exprimer ses idées sur nos institutions financières et administratives, il remonte aux sources de ces institutions, et fait voir les diverses influences que les gouvernemens de la France ont exercées sur elles. Cette partie des ouvrages de M. d’Audiffret appartient à l’histoire et à l’économie politique ; elle offre un haut intérêt. Elle sert pour ainsi dire de préface aux développemens de chaque système, et jette une vive clarté sur les détails. Lorsqu’on a lu ces résumés instructifs, on suit plus facilement l’auteur dans ses plans de réformes, on comprend nettement ses idées, on en voit le but, on en saisit le caractère.

Dans les différens livres qu’il a publiés, M. d’Audiffret a exposé ses opinions sur la dette de l’état, sur ses moyens de libération, sur un système de crédit, sur les moyens de faire circuler la richesse par les banques et par les trésoreries nationales. Les idées de l’auteur sur ces sujets n’ont rien qui les caractérise particulièrement à nos yeux au milieu des diverses doctrines débattues depuis long-temps. Nous trouvons donc inutile d’insister sur ce point. Mais il y a une partie qui nous semble tout-à-fait neuve dans le système financier de M. d’Audiffret ; c’est sa théorie des revenus publics. Nous en dirons quelques mots.

On se plaint tous les jours de l’inégale répartition de l’impôt direct. On regarde avec raison les appréciations variables et incertaines du fisc comme une sorte d’atteinte à la propriété. Augmenter par une simple mesure de répartition les charges qui pèsent sur un immeuble, c’est en effet dépouiller son acquéreur d’un droit qu’il a pu croire légitimement acquis. C’est lui imposer un sacrifice qu’il n’a pu prévoir au moment de son acquisition, puisqu’il a dû penser que l’immeuble vendu était taxé à sa juste valeur. M. d’Audiffret attribue les vices de la répartition actuelle à l’insuffisance des méthodes employées pour l’établir, et à la séparation des deux branches de service qui sont chargées, l’une de la direction des contributions directes, l’autre de l’enregistrement. On sait que l’assiette de la contribution foncière est établie d’après les élémens réunis par les employés des contributions directes et par les agens du cadastre. Ces élémens sont la source des erreurs que l’on commet tous les jours. Ils ne présentent que des données vagues et fugitives, d’où résultent des appréciations mobiles et arbitraires. Les travaux même du cadastre n’ont jamais offert que des doutes sur cette matière. M. d’Audiffret pense que les moyens de certitude sont ailleurs. Au lieu de les chercher dans les renseignemens des contrôleurs et des agens du cadastre, il voudrait qu’on les prît dans les actes même qui ont un caractère authentique, qui servent de garantie aux transactions civiles, qui forment la loi des parties dans les ventes, dans les successions ou dans les échanges, et qui fixent journellement la valeur vénale ou locative des biens-fonds dans les mouvemens continuels qu’ils éprouvent. Et comme les préposés de l’enregistrement sont les seuls fonctionnaires que des études spéciales et la nature même des choses mettent en présence de toutes les transactions relatives à la propriété, M. d’Audiffret demande qu’ils soient chargés de fournir les élémens nécessaires à la répartition de l’impôt foncier. Il propose de leur attribuer l’utile mission de dresser le bilan individuel et journalier de la propriété immobilière au moyen d’un livre ouvert dans chaque canton, où chaque receveur de l’enregistrement, témoin nécessaire de toutes les transactions qui s’opèrent autour de lui, constaterait sur pièces la situation de tous les propriétaires fonciers qui l’entourent.

Ce système, qui réunit deux directions en une seule, simplifie par là des rouages administratifs, et offre une économie de plusieurs millions. Mais c’est là son moindre avantage. Si cette réforme est praticable, on arrive par là à une foule de résultats utiles. La certitude des renseignemens sur la valeur réelle des biens-fonds amènerait nécessairement l’exactitude des listes électorales, la suppression de la fraude des droits d’enregistrement, et l’amélioration du régime hypothécaire. Enfin, son résultat le plus précieux serait de conduire à la fixité de l’impôt foncier, et à l’égalité de sa répartition entre les différentes régions de la France. Ce vœu, que la France a inutilement exprimé sous tous les régimes, la réforme proposée par M. d’Audiffret peut le satisfaire. M. d’Audiffret présente à l’appui du système tous les moyens d’exécution ; il recommande au public un traité fait à ce sujet par un administrateur éclairé, M. Loreau. Ce traité entre dans les plus petits détails, prévoit toutes les difficultés, combat toutes les critiques. La question est donc examinée sérieusement par ceux qui la soulèvent. C’est au ministère des finances qu’il appartient maintenant de l’étudier et de donner son avis. Les lumières qu’il renferme sont la garantie d’un examen sérieux et approfondi.

L’unité d’action que M. d’Audiffret veut imprimer à l’impôt direct, en plaçant les contributions foncières dans la main de l’enregistrement, il la demande aussi pour les impôts indirects. On sait que ce service est partagé entre l’administration spéciale des douanes et celle des contributions indirectes proprement dites. M. d’Audiffret trouve entre les administrations chargées de ce double service des analogies étroites qui exigent leur fusion dans une seule main. Les motifs qui l’ont déterminé à provoquer cette réforme sont nombreux ; ils sont exposés avec une grande force de raisonnement.

Les droits de consommation, les droits de douanes, protecteurs du travail national, les droits d’importation, protecteurs de l’agriculture et de l’industrie, les droits d’exportation, ceux de transit et d’entrepôt, les taxes des ports, les redevances diverses, enfin tous les tarifs des impôts indirects sont examinés successivement par M. d’Audiffret. Le sentiment qui domine dans cette partie de son travail sur les revenus publics, est le regret de voir une disproportion immense entre les charges de la consommation ou de l’industrie, et celles qui grèvent la propriété foncière. M. d’Audiffret calcule que la propriété foncière supporte aujourd’hui plus de la moitié des charges publiques, par le paiement des impôts directs ; qu’en outre elle prend une part très large dans toutes les autres contributions, et qu’enfin, par l’effet des partages héréditaires, par les échanges et par les droits de toute espèce qui grèvent le patrimoine immobilier des familles, son capital retourne tout entier aux caisses du trésor en moins d’un siècle, c’est-à-dire dans l’espace de trois générations. M. d’Audiffret évalue à 450 millions la charge annuelle que les impôts directs font peser sur la propriété ; il estime que les officiers publics prélèvent tous les ans sur elle une somme de 100 millions, et qu’elle paie 500 millions d’intérêts et de frais hypothécaires. Il suivrait de là qu’un revenu territorial estimé un peu plus de 1 milliard et demi supporterait tous les ans une charge d’environ 1100 millions. Ainsi la propriété foncière conserverait à peine tous les ans le tiers de ses produits, et tout le reste lui serait enlevé ! Ces calculs démontrent les changemens profonds que la forme de notre société a subis depuis cinquante ans. Telle est l’œuvre d’une révolution démocratique. Quoi qu’il en soit, M. d’Audiffret ne propose pas de réparer les pertes de la propriété foncière. Une intelligence comme la sienne sait accepter les faits voulus par la force des choses. Il les juge sans passion, et ne songe qu’à prévenir les suites funestes que le développement du mal pourrait entraîner.

Les idées de M. d’Audiffret sur ce point sont celles de tous les hommes franchement dévoués à nos institutions nouvelles. Les préjugés et les passions que la propriété foncière a autrefois soulevés contre elle n’existent plus. Accessible à tous, et mobile comme la société même, elle ne peut causer d’ombrage à personne. Elle est amie de l’ordre, sans pouvoir nuire à une liberté sage. Elle n’a point de priviléges exclusifs ; elle est sans orgueil et sans faste. Aucun esprit sensé ne peut donc redouter aujourd’hui son influence, et, s’il y a des moyens équitables de diminuer les charges sans priver le trésor des ressources qui lui sont nécessaires, l’opinion modérée qui gouverne le pays depuis douze ans verra dans l’application de ces moyens un acte juste et salutaire. Les mesures que M. d’Audiffret propose dans le but d’alléger le poids des charges immobilières sont nombreuses. Nous venons de voir que sa théorie de l’impôt direct, par la répartition égale des charges financières et par leur fixité, offrirait à la propriété des garanties précieuses. M. d’Audiffret réclame en outre la révision du tarif des boissons. Il demande un système où le producteur, déjà frappé par l’impôt direct, ne soit pas atteint dans la consommation de sa récolte. Au droit de circulation, il propose de substituer une taxe générale de consommation basée sur la valeur vénale. Pour soulager la propriété foncière, M. d’Audiffret réclame de plus des mesures utiles à l’agriculture. Enfin, il demande une loi qui réprime les exigences abusives des officiers publics. Il veut qu’on leur impose un tarif modéré dont l’application soit garantie par la sévérité des amendes et par une surveillance rigoureuse. Cette réforme, que l’intérêt de la propriété réclame, et que l’équité commande, n’a échoué récemment que par l’effet de circonstances fortuites et par une opposition passagère. La politique a dénaturé le caractère du débat en s’y mêlant. Des circonstances plus calmes rendront au gouvernement et à tous les amis de l’ordre la liberté de leur opinion sur ce sujet. On verra l’étendue du mal, et on y portera remède. D’ailleurs cette réforme si nécessaire a aujourd’hui des partisans jusque dans les rangs de ceux qu’on a voulu protéger contre elle. Un grand nombre de titulaires d’offices la réclament. Leur probité souffre au milieu des abus qui les entourent, et ils sont les premiers à en solliciter la répression.

On lira avec fruit les opinions particulières de M. d’Audiffret sur plusieurs questions à l’ordre du jour, entre autres celles des sucres et des monnaies. Nous eussions désiré cependant plus de détails sur ces deux questions. Celle des monnaies, surtout, est un sujet peu connu ; de graves questions de finances s’y rattachent. Les systèmes y sont nombreux, et cette étude, au point de vue de l’histoire et de la politique, présente un vif intérêt. Mais M.   d’Audiffret a resserré volontairement son cadre. Les points qu’il développe sont ceux où il a des critiques et des idées neuves à exprimer.

M. d’Audiffret couronne son système des revenus publics par une grande pensée. Il demande la création d’un conseil général des impôts, chargé de centraliser toutes les études relatives aux diverses branches des revenus de l’état, et de fixer, avec le secours du temps et des lumières, l’égalité proportionnelle des charges publiques : institution supérieure dont le rôle serait en quelque sorte de diriger dans une voie sûre les destinées financières de la France. Ce conseil serait présidé par un membre spécial du cabinet, assisté d’un vice-président et de conseillers inamovibles. Cette pensée, déjà réalisée en Angleterre, répond à un besoin de notre pays. Dans notre société, si longtemps agitée par les révolutions, l’égalité proportionnelle des charges publiques a été jusqu’ici une chimère que personne n’a osé rêver. Le problème a toujours passé pour insoluble. Les forces contributives du pays n’ont même été l’objet d’aucun travail d’ensemble. Les diverses combinaisons de l’impôt direct et indirect ont passé successivement d’un régime à un autre, tantôt adoptées dans leur forme primitive, tantôt modifiées par les circonstances, sans que personne ait conçu l’idée de les rattacher à des lois communes. Aucun homme d’état, aucun ministre n’a fixé les bases d’un système général de contributions publiques. La tâche est immense en effet ; elle exige des documens innombrables, du temps, de l’esprit de suite, une tranquillité que la France n’a pas encore connue, et une loyauté qu’elle a vue rarement dans les principes du pouvoir.

Mais cette œuvre, qui n’aurait pu s’accomplir sous des gouvernemens dont elle eût dévoilé l’injustice, un gouvernement libre, régulier, sincère, peut l’entreprendre. L’égalité devant l’impôt est un des droits les plus chers aux citoyens d’un état libre ; chercher les bases de cette égalité, la protéger contre l’esprit de système, contre les erreurs ou les passions des partis, contre l’égoïsme des localités, est donc un des premiers devoirs du gouvernement. M. d’Audiffret sollicite l’administration et les chambres de remplir ce devoir ; il les invite à créer dans ce but une institution puissante, qui les éclaire et les soutienne dans les voies de la justice. L’administration et les chambres avouent souvent leurs incertitudes sur les questions d’impôts. M. d’Audiffret propose de livrer ces questions aux études d’une commission permanente, dont l’autorité soit garantie par l’indépendance et les lumières. Le conseil général des impôts embrasserait l’ensemble et les détails de la fortune publique, évaluerait les forces contributives de la propriété, du commerce et de l’industrie, établirait entre elles un juste niveau, fixerait l’assiette et la répartition des taxes d’après des lois générales, et assurerait leur égalité sur des bases inébranlables. Son action fortifierait le pouvoir en le dépouillant du caractère fiscal qu’il conserve encore aux yeux des masses, et la sécurité qu’elle ferait naître rendrait l’impôt moins lourd aux citoyens.

Telles sont les principales mesures que M. d’Audiffret a proposées dans ses premiers ouvrages, et particulièrement dans son livre intitulé Système financier de la France. Il les rappelle dans son livre du Budget, en y joignant des idées de réforme sur les diverses branches de l’administration. Comme on doit le supposer d’après son système sur les revenus, les réformes administratives de M. d’Audiffret appartiennent à une pensée de centralisation. L’esprit de M. d’Audiffret aime l’unité. L’isolement et l’incohérence lui répugnent. Il veut que l’on concentre les forces pour agir. C’est le moyen à ses yeux d’administrer sûrement et d’obtenir de grands résultats.

Les critiques administratives de M. d’Audiffret nous ont paru justes en général ; mais il arrive quelquefois à l’honorable pair de se tromper de but, et de faire à l’administration des reproches qui doivent s’adresser ailleurs. Il y a des réformes qu’on peut réclamer d’elle, car elle a les moyens de les accomplir. On peut lui demander des règlemens qui fixent les conditions d’aptitude pour chaque emploi. On peut la solliciter de présenter des lois spéciales fixant la nature et les émolumens des fonctions judiciaires, administratives et militaires, dont l’existence et les droits sont encore soumis aux caprices de la politique par la discussion annuelle des budgets. Les ministres sont les protecteurs obligés de cette classe immense qui sert le pays avec honneur ; ils doivent défendre ses intérêts devant les chambres. Si les chambres refusent de s’associer sur ce point à la pensée du gouvernement, il aura du moins rempli un devoir sacré en l’exprimant. On peut également réclamer une impulsion plus ferme et plus uniforme dans le service intérieur des ministères. Les élémens qui les composent sont en général trop isolés les uns des autres. Un contact fréquent rendrait leur action plus sûre. Cela est vrai, surtout pour le ministère des finances, qui a besoin plus que tout autre de cohésion et d’unité. M. d’Audiffret propose de former dans le sein de ce ministère un conseil des principaux chefs de service, qui serait rassemblé périodiquement par le ministre. Les délibérations du conseil s’établiraient sur les points importans du travail ; elles fourniraient au ministre des connaissances spéciales ; elles mettraient au grand jour l’insuffisance ou le mérite ; elles exciteraient l’émulation et imprimeraient à toutes les parties du service une direction commune.

Sur tous ces points et sur quelques autres, nous partageons l’avis de M. d’Audiffret, et nous pensons que l’administration fera bien de mettre à profit les conseils de l’honorable pair. Mais M. d’Audiffret va plus loin ; il demande à l’administration des choses qui ne sont pas en son pouvoir ; il lui demande, par exemple, de fixer définitivement les attributions des différens ministères, de faire à chacun une part qui lui soit propre, et qui ne puisse être augmentée ou diminuée au gré des remaniemens ministériels. M. d’Audiffret sait aussi bien que personne que l’instabilité des circonscriptions ministérielles est l’ouvrage de la politique. Il faut s’en prendre aux chambres qui rendent cette instabilité nécessaire en modifiant sans cesse la situation du pouvoir. Si vous voulez de l’harmonie et de la fixité dans le partage du pouvoir administratif ; si vous voulez que tel ministère, qui n’est à vos yeux qu’une direction de second ordre, soit supprimé ; que tel autre, auquel on a trop pris, recouvre ce qu’il a perdu, et que chaque département ministériel, après avoir été organisé sur de meilleures bases, soit maintenu dans ses attributions, demandez aux chambres des majorités durables, et à l’opinion parlementaire des principes fermement établis.

Nous ne voulons pas finir cet examen sans parler de deux notices que M. d’Audiffret a placées, l’une à la fin du livre intitulé Système financier de la France, l’autre à la fin de son ouvrage sur le Budget. Ce sont des notices biographiques sur Colbert et sur le baron Louis. M. d’Audiffret donne, sur le baron Louis, des détails piquans qui font aimer le souvenir de ce ministre des temps difficiles, toujours appelé au trésor quand le trésor était vide, et toujours chargé de ranimer le crédit quand le crédit était épuisé. La bonne foi du baron Louis était toute sa politique. Il enrichissait le trésor en payant ses dettes : moyen très simple en apparence, mais le plus habile de tous. La sincérité du baron Louis allait souvent jusqu’à la brusquerie, et produisait des sorties d’une vivacité singulière. Assailli un jour par des solliciteurs, il ouvrit la porte de son cabinet et leur dit : « Que voulez-vous ? Vos conseils, je n’en ai que faire ; des dénonciations, je ne les écoute pas ; des places, je n’en ai qu’une à votre service, c’est la mienne : prenez-la si vous voulez. » Puis il ferma sa porte.

Le grand Colbert n’avait pas un accueil plus gracieux pour les solliciteurs. On sait que son aspect était rude, qu’il avait l’esprit peu orné, la prononciation difficile, une tenue austère, une sévérité inflexible. Un jour, Mme de Cornuel, le sollicitant vivement et ne recevant pas de réponse, fut forcée de lui dire : « Monseigneur, faites au moins signe que vous m’entendez ! » Mme de Sévigné raconte qu’elle épuisa, dans une circonstance, toutes les séductions de son esprit pour attirer sur son fils l’intérêt du ministre, et qu’elle n’obtint de lui que ces paroles : « Madame, j’en aurai soin. » Aussi, dit-elle, « quand on songe que c’est une affaire qui dépend de M. de Colbert, on tremble ! » Toute la cour tremblait en effet devant cette volonté énergique qui réprimait une foule d’abus, sauvait du pillage les fonds de l’état et organisait la société sur de nouvelles bases. Le génie de Colbert s’est appliqué à toutes les branches de l’administration. Il remit d’abord en vigueur les habitudes d’ordre et les règles de comptabilité oubliées depuis Sully. Il réforma ensuite le système des contributions, modéra les impôts, et ouvrit de nouvelles voies à la fortune publique par des règlemens sur les douanes, sur l’industrie et le commerce. Ses règlemens sont devenus nos meilleurs modèles.

Les principes de Colbert en matière de douanes sont aujourd’hui ceux de tous les économistes éclairés. Avec l’aisance de la nation, les revenus du trésor s’accrurent, et la France, dotée d’une marine, embellie et fortifiée par mille travaux utiles, fut policée par de nouveaux codes et immortalisée par les chefs-d’œuvre des arts, des sciences et des lettres. La guerre troubla souvent les opérations de Colbert, mais elle lui révéla les combinaisons du crédit. On connaît la récompense qui fut réservée aux services de ce grand homme. Après avoir travaillé pendant vingt-deux ans, seize heures par jour, à fonder la fortune de son pays, Colbert mourut épuisé de fatigue, haï du peuple et des grands, et dans la disgrace du maître. Le ressentiment d’une injustice du roi, et la terreur du néant, lui arrachèrent en mourant ces mots amers : « Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme-là, je serais sauvé deux fois, et je ne sais ce que je vais devenir ! » Quand il fut mort, le peuple insulta ses restes, et on l’enterra pendant la nuit.

M. d’Audiffret a donné sur l’administration de Colbert des détails pleins d’intérêt. Il en explique toutes les parties. C’est une analyse précieuse pour l’histoire de l’économie financière. C’est de plus un écrit remarquable par la gravité des idées. L’auteur émeut vivement par la manière dont il raconte la destinée de cet homme, qui fut le bienfaiteur de son temps, et qui mourut chargé de la haine publique. Sa disgrace était le sûr présage d’une révolution. La vieille monarchie, en repoussant ce serviteur dévoué, mais gênant, voulait reprendre en toute liberté le chemin de sa ruine. Des ministres complaisans rouvrirent la plaie des abus et des moyens de finances. Pontchartrain qui reprit la vente des offices, amusait le roi en lui disant : « Sire, toutes les fois que votre majesté crée un office, Dieu crée un sot pour l’acheter. » On était déjà bien loin de Colbert ; on s’en éloigna de plus en plus. On arriva enfin au système de Law, qui fut l’extravagance d’un homme de génie, et on passa par les dilapidations de l’abbé Terray, pour tomber dans cet effroyable déficit qui fut une des principales causes de la révolution de 89.

M. d’Audiffret aurait dû joindre à sa notice sur Colbert un aperçu de l’administration financière de la France depuis Colbert jusqu’en 89. Ce travail, venant se placer avant sa notice sur la comptabilité publique, où il montre la situation financière de la France depuis 89 jusqu’à nos jours, eût complété la partie historique de ses livres. C’est une lacune regrettable. On peut aussi reprocher à M. d’Audiffret un peu de confusion dans l’arrangement de certaines matières. Son œuvre pourrait être mieux ordonnée, et conçue d’après un plan plus régulier ; mais M. d’Audiffret n’a pas voulu faire un traité complet sur les finances et sur l’administration : il a voulu seulement mettre en lumière les principes généraux qui régissent nos finances, et exprimer des opinions utiles sur plusieurs points détachés. Considérés sous cet aspect, les travaux de l’honorable pair ont atteint leur but. Personne n’a exposé mieux que lui les règles de la comptabilité financière. On n’a démontré nulle part avec autant de sagacité l’influence des lois politiques sur l’administration du trésor de l’état. M. d’Audiffret a porté dans l’examen de ce sujet une élévation de pensée et une clarté d’expression qu’on voit rarement dans de pareilles matières. Ses vues de réforme partent d’un sentiment que tous les amis de l’ordre approuveront. M. d’Audiffret veut fortifier le pouvoir, et mettre ses moyens d’action au niveau de sa responsabilité. Les critiques de l’auteur du Budget sur le ministère des finances ont blessé, dit-on, des susceptibilités ; on a cru que M. d’Audiffret avait en vue les hommes et non les choses. Tous ceux qui connaissent l’honorable pair repousseront cette supposition ; ses critiques sur le ministère des finances sont l’expression modérée de convictions sincères, qui sont basées sur des faits. Ancien directeur de la comptabilité générale, où il a rendu de grands services, M. d’Audiffret n’a pu se décider légèrement à critiquer l’organisation actuelle du ministère des finances. Il admire plus que personne ce bel ensemble que le génie de l’ordre a créé, et que des volontés puissantes ont perfectionné pendant vingt ans. Il respecte une œuvre glorieuse, qui a illustré de grands ministres, mais il craint que la solidité de cette œuvre ne soit compromise par des méthodes récentes. On s’écarte, selon lui, des principes de centralisation et d’unité qui ont présidé à sa fondation. Voilà pourquoi M. d’Audiffret appelle l’attention publique sur le ministère des finances, et propose des réformes qui ont pour objet de ramener cette administration dans des voies dont l’abandon serait dangereux pour elle et pour le pays.

  1. Le Budget, chez Dufart, quai Voltaire.