Le Budget de la république

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Le Budget de la république
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 44-62).


LE BUDGET
DE LA RÉPUBLIQUE.


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L’avènement de la république a pris la France au dépourvu ; sérieusement, nul ne le conteste. Dans l’ordre politique, le changement s’est fait avec une facilité qui confond ; dans l’ordre économique, c’est tout autre chose. La société française était lancée dans les voies du luxe, de la spéculation, de l’industrie et de la dépense sous toutes les formes, avec la rapidité d’une locomotive qui vole à toute vapeur sur un chemin de fer ; ce brusque choc a tout arrêté, tout brisé, tout désarticulé en un moment. L’ancienne constitution financière jonche le sol de ses débris ; toutes les existences se sentent frappées à la fois : le banquier perd son crédit, le riche son revenu, le pauvre son travail ; ce qui était hier, depuis la base de la société jusqu’au sommet, un enchaînement nécessaire de profits est aujourd’hui une succession non moins fatale de pertes et de souffrances.

Sous ce rapport, le mal est immense ; le premier, le principal soin de la république doit être d’y porter remède ; sinon, nous sommes menacés, en pleine civilisation, de retomber dans la barbarie. Ce qui ajoute à ce pressant devoir du gouvernement républicain, c’est l’impossibilité évidente pour tous d’un retour quelconque vers le passé. Il n’y a plus à revenir en arrière, il faut marcher en avant à tout prix. Est-ce à dire que le mal soit irréparable ? Non, sans doute. La France a toujours le même sol, les mêmes richesses naturelles, elle a toujours le même nombre d’habitans ; les principes de la production et de la consommation n’ont pas changé chez elle. Ce qui trouble tous les esprits, ce qui détruit la confiance, ce qui épouvante les capitaux, c’est la crainte d’un changement plus radical encore que celui qui s’accomplit réellement. Un inconnu formidable est devant nous ; les plus hardis tremblent devant ces ténèbres. Des souvenirs douloureux oppressent toutes les poitrines, de noirs fantômes passent dans l’air. Que le gouvernement provisoire nous tire de ces frayeurs et de ces incertitudes ; il le doit, et, je dirai plus, il le peut.

Il en est des nations comme des individus : elles ont besoin, pour se rassurer, de voir clair dans leurs affaires. Il n’y a qu’une manière d’y voir clair, c’est de faire son compte, de savoir au juste par livres, sous et deniers, ce qu’on a à dépenser et à recevoir. Ce qui maintenait la confiance il y a un mois, c’est que la monarchie constitutionnelle avait fait son budget de l’année ; ce budget, tant attaqué depuis, avait suffi. Chacun était ou se croyait certain que l’état tiendrait ses engagemens ; il n’en fallait pas davantage aux capitaux pour se risquer. Aujourd’hui, ce qui inquiète tout le monde, c’est que le budget de la république n’est pas fait ; chacun craint un déficit permanent, une succession de banqueroutes, et tout se resserre.

Que le gouvernement républicain publie donc son budget : tout est là. Le rapport de M. Garnier-Pagès ne peut pas être considéré comme un budget, le ton en est à la fois trop vague et trop révolutionnaire. Ce ne sont pas des récriminations contre le gouvernement déchu, récriminations dont tout homme un peu informé connaît la valeur, ce ne sont pas surtout des allégations générales et dénuées de preuves qui peuvent ramener la sécurité des transactions. Il faut des chiffres, des chiffres positifs et précis ; il faut que chaque ministère présente avec détail, comme sous la monarchie, le tableau de ses dépenses, et qu’un budget général des voies et moyens présente en même temps l’ensemble des ressources pour 1848 et 1849. Dès qu’on verra le budget en équilibre, chacun reprendra courage, pas avant.

D’un côté, des dépenses nouvelles sont devenues obligatoires ; de l’autre, toutes les recettes ont fléchi. En même temps le crédit a disparu. Les emprunts volontaires, les dons patriotiques, ne rempliront jamais un pareil déficit. Il faut trancher dans le vif et rétablir au plus tôt la balance. Les mesures de détail, qui se prennent une à une, au jour le jour, comme la prorogation des bons royaux, l’augmentation de l’impôt direct, etc., ne font qu’augmenter les défiances, au lieu de les dissiper. En voyant demander chaque jour de nouveaux sacrifices, le pays craint qu’il n’y ait pas de terme à cette progression ; ce qu’il veut savoir, c’est le point où l’on s’arrêtera. Montrez-le-lui, il sera content.

Le moment approche où l’assemblée nationale doit se réunir ; il faudra bien qu’à cette époque le nouveau budget lui soit présenté. Que d’ici là les divers ministères fassent du moins connaître les résultats de leur travail préparatoire, à mesure que les décisions seront prises. Le temps est précieux, les jours s’écoulent comme des minutes. Quand le gouvernement provisoire a pris les affaires, ses membres ont montré une grande résolution ; c’est cette résolution qui nous a sauvés des derniers malheurs. La même énergie, la même promptitude, sont aujourd’hui nécessaires pour le rétablissement d’un ordre financier quelconque ; pourquoi ne les retrouverait-on pas ? La responsabilité est moindre, et l’honneur serait aussi grand.

Je vais essayer, pour mon compte, de passer rapidement en revue les diverses questions qui se rattachent au budget, et de montrer qu’un budget satisfaisant est possible avec la république. Certes, je n’ai pas désiré la république, j’ai été surpris plus que personne de sa brusque apparition ; mais enfin, puisqu’elle est là, je l’accepte ; je désire ardemment qu’elle puisse marcher, s’organiser, rendre au pays une partie des biens qu’elle lui a ravis. Je vais même plus loin : je crois qu’elle peut devenir plus tard, quand cette première crise sera passée, l’occasion d’un progrès national peut-être égal, peut-être supérieur à celui qui se serait accompli sous la monarchie ; mais, pour en venir là, la première condition est de sortir du vague des idées et des mots et de pénétrer résolûment dans les faits.

La république doit-elle chercher à réaliser l’idée d’un gouvernement à bon marché, ou doit-elle se jeter de plus en plus dans la voie des grandes dépenses publiques ? Telle est la question principale que soulève l’examen du budget du gouvernement nouveau. Deux tendances principales et opposées se révèlent ici tout d’abord : parmi les organisateurs de ce gouvernement, les uns veulent en effet une réduction notable dans les dépenses, la plus grande économie possible dans tous les services, la réduction des impôts et des moyens de crédit ; les autres, au contraire, veulent imposer à l’état des charges nouvelles, faire en quelque sorte de l’état un régulateur général des conditions, et lui mettre dans les mains presque toutes les ressources comme presque toutes les dépenses. Les premiers sont les républicains proprement dits ; les seconds peuvent être réunis sous la dénomination générale de socialistes, quoiqu’il y ait parmi eux des nuances infinies.

Je commence par dire qu’à mon avis, aucune de ces deux tendances ne peut espérer de l’emporter complètement. Les républicains économes seront forcés de céder aux socialistes sur beaucoup de points ; les socialistes, à leur tour, devront faire des concessions au goût d’économie des républicains. Les uns et les autres auront à compter avec cette grande masse d’hommes pratiques qui n’acceptent des idées que ce qu’elles ont d’immédiatement réalisable, et surtout avec la force des choses, cette puissance occulte, mais irrésistible, qui triomphe de toutes les théories, de toutes les volontés. Si des changemens considérables sont possibles dans l’organisation économique du pays, pour donner des satisfactions, soit aux socialistes, soit aux républicains, ces changemens, si grands qu’ils soient, ne pourront pas être aussi fondamentaux qu’on est porté à le croire ; il faudra bien que les uns et les autres s’arrêtent devant la nécessité.

Il ne s’agit d’ailleurs aujourd’hui que du présent ; l’avenir est réservé pour toutes les doctrines.

Parlons donc du présent seulement, et reconnaissons d’abord qu’une première nécessité, une nécessité impérieuse pour la république, c’est de réduire ou de supprimer certains impôts et de ne pas augmenter les autres. La monarchie s’occupait de réduire l’impôt du sel et la taxe des lettres ; la république ne peut pas faire moins. En même temps, la république ne peut pas, quoi qu’elle fasse, augmenter ni l’impôt direct ni l’impôt indirect. L’addition des 45 centimes aux quatre contributions directes a été un grand malheur ; on semble croire, quand il s’agit d’imposer la propriété, que la propriété est concentrée en France entre les mains de quelques riches qui peuvent bien supporter ce sacrifice ; pour peu qu’on ait étudié l’état de la propriété en France ; on sait bien qu’il n’en est rien. Le nombre des propriétaires et des patentés qu’atteint l’addition des 45 centimes est immense ; pour un riche ou passant pour tel, il y a mille petits propriétaires ou petits patentés qui ont déjà bien de la peine à payer leurs contributions. Ce sont ceux-là que frappe directement la mesure, et la république va dès le premier pas contre son but, qui est la protection des petits intérêts.

Je regarde la prompte fondation de la république comme notre seule chance de salut ; je redoute donc autant que personne tout ce qui peut mettre obstacle à son établissement, et je dois dire que l’augmentation des impôts me paraîtrait pour elle une source intarissable d’embarras et de difficultés. Tous les citoyens ne sauraient lui crier trop haut de s’arrêter dans cette voie déplorable. Si la république s’aliène les sympathies de la grande masse de la population, que deviendrons-nous ? On n’est déjà que trop porté à s’imaginer que le mot de république est synonyme de banqueroute, d’emprunt forcé, d’imposition extraordinaire. Il ne faut pas que cette idée s’accrédite et s’enracine dans les esprits, sinon tout est perdu.

On a proposé l’établissement d’une taxe sur le revenu semblable à celle qui se perçoit en Angleterre ; on a proposé aussi un impôt progressif, des taxes somptuaires, etc. Politiquement, cela vaudrait mieux que ce qui a été fait, parce que moins de gens se trouveraient atteints ; économiquement, cela ne vaudrait rien. Quand on pénétrera dans le détail des fortunes, on verra clairement ce que tout le monde sait d’ailleurs déjà, qu’il y a bien peu de riches en France. On conçoit qu’en Angleterre, où il y a beaucoup de riches et de gens aisés, une taxe sur le revenu puisse donner de grands résultats ; mais en France, et surtout après une révolution financière qui a balayé tant de capitaux, une taxe sur le revenu donnera bien peu de chose. Ce qui caractérise la France, disait lord Wellington en 1815 dans une de ses dépêches publiées depuis, c’est que tout le monde y a besoin de travailler pour vivre ; ce fait n’est pas moins vrai aujourd’hui qu’en 1815.

Dans tous les cas, si quelqu’un a des revenus en France sans travail, ce ne sont pas les propriétaires et les industriels ; ce sont les capitalistes proprements dits, c’est-à-dire les commanditaires pour l’industrie et les créanciers hypothécaires pour la propriété. Or, pour ceux-là, tout le monde sait qu’il est bien difficile de les atteindre ; on l’a tenté plusieurs fois sans y réussir jamais. On peut bien décréter aujourd’hui, si l’on veut, un impôt sur les prêts en commandite et sur les prêts hypothécaires actuellement existans, et cela même est juste, de toute équité, si l’on veut répartir également l’imposition extraordinaire des 45 centimes ; mais demain qui est-ce qui empêchera le créancier de se refuser à renouveler son prêt sans des conditions onéreuses, qui feront retomber, en définitive, sur le propriétaire et sur l’industriel la charge de l’impôt nouveau ? On peut saisir le capital à un moment donné, mais on ne peut pas le saisir long-temps ; il échappe.

Quant à l’impôt progressif, on a déjà dit cent fois qu’il était destructif de toute émulation, de toute activité, de tout travail. Si, en augmentant son revenu, on augmente en même temps ses charges dans une proportion qui rende toute rémunération illusoire, on ne s’occupe pas d’améliorer sa position, on reste inactif ; on ne veut pas travailler pour le percepteur. De là, dans la société, une langueur générale, une inertie funeste. Le nombre des fortunes au-dessus de la moyenne est d’ailleurs, encore un coup, si peu considérable en France, que l’impôt progressif donnerait des résultats insignifians. C’est encore là une de ces ressources chimériques dont on voit reparaître la pensée dans toutes les grandes crises, et qui s’évanouissent après un rapide examen.

Ceux qui craignent une révolution totale dans la propriété, une subversion complète des fortunes, peuvent donc, je crois, se rassurer. On essaiera sans doute ou du moins on proposera toute sorte de mesures fiscales contre les riches, mais je ne doute pas que le moindre examen ne les fasse tomber. Le riche est une exception si rare dans notre société, qu’il n’est pas possible de toucher au riche sans atteindre du même coup ceux qui ne le sont pas. La propriété n’est pas à démocratiser en France, elle est toute démocratisée ; depuis 1789, c’est-à-dire depuis soixante ans, elle va toujours se divisant. On ne tardera pas d’ailleurs à s’apercevoir qu’il faut des riches dans une société ; on s’en aperçoit déjà. Depuis le coup qui a ébranlé toutes les existences, la brusque interruption des dépenses de luxe et la disparition des capitaux ont montré quel rôle joue la richesse dans le mouvement général d’un pays. Ce n’est pas en attaquant et en dépouillant les riches qu’on enrichira les pauvres, au contraire. Le pauvre qui travaille et qui ne veut pas voler a besoin du riche au moins autant que le riche a besoin du pauvre ; quand l’un travaille, l’autre paie.

Il suit de là qu’il n’y a rien à changer dans l’assiette actuelle de l’impôt. S’il y avait quelque modification à y apporter, ce serait plutôt pour le diminuer que pour l’accroître. L’impôt est déjà très lourd tel qu’il est, il est un obstacle considérable au progrès de la production et de la consommation. Le véritable principe démocratique en matière d’impôt, c’est la réduction au taux le plus bas possible. Dans une société aristocratique, l’impôt peut s’élever, parce que ceux qui le paient ont du superflu, et que d’ailleurs, comme ils ont entre les mains tous les pouvoirs et toutes les places, ils peuvent reprendre d’une façon ce qu’ils donnent de l’autre ; dans une société démocratique, c’est tout autre chose. Chacun a besoin de tout ce qu’il possède et ne consent à s’en dessaisir qu’avec peine ; il n’admet pas qu’il puisse y avoir un meilleur emploi de son argent que celui qu’il lui donne lui-même. Le jour où, au lieu d’augmenter l’impôt direct, le gouvernement républicain pourrait le réduire, ce jour-là la république serait assise sur une base impérissable, la satisfaction de tous.

Des considérations plus fortes encore conseillent également la diminution plutôt que l’augmentation de l’impôt indirect. Toute diminution de l’impôt direct est une perte réelle pour le trésor ; une diminution bien entendue de l’impôt indirect peut au contraire créer des ressources nouvelles, l’expérience l’a prouvé cent fois. Cette diminution profite d’ailleurs bien sûrement au plus grand nombre, puisqu’elle porte sur le prix des objets de consommation et tend à réaliser le programme de l’école économique libérale, la vie à bon marché. Dès que le gouvernement républicain le pourra, il devra remanier avec soin notre système de taxes indirectes. Les douanes surtout peuvent être retouchées de fond en comble, dans l’esprit des dernières mesures adoptées par le gouvernement anglais et par le gouvernement américain. La plus puissante amélioration à réaliser dans l’intérêt des classes pauvres, c’est le bon marché des denrées de première nécessité et leur facile abord sur tous les points du pays.

Quoi qu’il en soit, que l’on commence ou non cette année ce remaniement, on doit s’attendre à une réduction dans les recettes, même en ne changeant rien aux impôts actuellement établis. Le mouvement des transactions reprendra vite en France, pour peu que l’ordre public soit maintenu ; une nation laborieuse de 35 millions d’hommes ne peut pas s’arrêter long-temps, mais, pour le moment, il y a suspension. Les produits des impôts sur la consommation, de ceux surtout qui portent sur les mutations de propriété, comme les droits d’enregistrement et d’hypothèque, fléchiront sensiblement ; c’est une nécessité momentanée qu’il faut savoir accepter.

Le budget des recettes ordinaires de l’état avait été évalué, par le dernier gouvernement, à 1,370 millions pour 1848 et à 1,380 pour 1849. Il est difficile que la diminution à prévoir dans les recettes, par suite des considérations qui précèdent, soit bien au-dessous d’une centaine de millions par an. C’est à ce déficit que le nouveau ministre des finances a voulu pourvoir, pour cette année, par son imposition extraordinaire de 45 centimes ; mais j’ai bien peine à croire que cette contribution diminue le déficit, qui se reproduira sous d’autres formes : elle n’est d’ailleurs établie que pour cette année seulement. On peut donc dire dès à présent que la république ne doit compter que sur un budget ordinaire de 1,300 millions.

Vient maintenant ce qu’on appelait le budget extraordinaire des travaux publics. Ce budget était annuellement, en compte rond, de 150 millions ; il y était pourvu, soit par des emprunts, soit par la dette flottante. Ces ressources sont aujourd’hui éteintes. De long-temps, la république doit s’abstenir de tout emprunt nouveau, de toute émission nouvelle de bons du trésor ; elle a bien assez à faire, dans le naufrage du crédit public, pour suffire à ses engagemens antérieurs. Je ne crois pas non plus que la vente des biens et des diamans de la couronne soit pour elle une bien grande ressource. Elle a donc en tout et pour tout 1,300 millions de revenus. Peut-elle avec ce chiffre faire face à tout ? Voilà la vraie question. Pour mon compte, je le crois, mais à des conditions que je vais indiquer. Dans un moment comme celui où nous sommes, chacun est excusable de se faire donneur de conseils.

Les derniers budgets présentés aux chambres permettent d’évaluer les dépenses autorisées pour les exercices 1848 et 1849 à 1,550 millions environ, service ordinaire et extraordinaire compris. Il s’agirait donc purement et simplement, pour mettre dès aujourd’hui le budget de la république en équilibre, de réaliser une économie annuelle de 250 à 260 millions, en supprimant la distinction inutile entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire et en pourvoyant à tout par les seules ressources de l’impôt. Voyons si la chose est possible sans rien compromettre.

L’amortissement est porté au budget de 1849 pour 125 millions, dont 52 millions de dotation et 73 millions de rentes rachetées. Or, l’amortissement a été souvent attaqué par beaucoup de bons esprits comme une complication superflue dans nos finances ; depuis long-temps, il n’existe plus en Angleterre, et son maintien peut être aujourd’hui moins justifié que jamais, puisque la dette consolidée va s’accroître considérablement par les mesures devenues nécessaires pour la consolidation de la dette flottante, et qu’il est parfaitement illusoire de se libérer d’une main quand on emprunte de l’autre. La démocratie aime que ses affaires soient simples et nettes, elle veut éviter tout ce qui les obscurcit et les surcharge ; la suppression de l’amortissement serait une grande simplification, elle ferait disparaître une vaine apparence, et y substituerait cette vérité palpable : Il n’y a d’accroissement réel que l’excédant des recettes sur les dépenses.

La suppression de la liste civile donnera une nouvelle économie de 13 millions 300,000 francs.

La réduction du nombre des employés dans les administrations centrales et la diminution de tous les traitemens au-dessus d’un maximum déterminé peuvent donner de 25 à 30 millions.

L’armée coûte en ce moment 360 millions, en y comprenant l’Afrique. C’est là qu’est le puissant moyen d’économie. Dans l’état actuel de l’Europe, la république n’a évidemment aucune guerre à craindre. Le magnifique côté de la révolution de février a été l’élan qu’elle a donné à la liberté chez tous les peuples. L’Autriche, la Prusse, l’Allemagne, l’Italie, ces nations courbées hier sous un joug pesant, naissent à la vie publique ; une coalition nouvelle se forme, mais cette fois c’est la sainte alliance des peuples, suivant l’expression prophétique de Béranger. Des idées aussi neuves que belles se répandent de tous les côtés et font battre tous les cœurs. La fraternité universelle, cette utopie des rêveurs qu’animait l’ardent amour de l’humanité, devient une vérité vivante. La religion, sous les auspices d’un pape réformateur, bénit cette transformation du monde, et l’esprit du christianisme primitif s’épand comme un torrent de grace et d’amour qui, tout en ravivant les nationalités, éteint les rivalités antiques.

La France a donné le premier signal de ce mouvement extraordinaire ; elle doit donner un second signal, qui n’est que la conséquence du premier, celui du désarmement général. On a calculé à combien s’élèvent les dépenses inutiles que toutes les nations de l’Europe ont faites depuis 1830 pour maintenir la paix armée ; le chiffre en est gigantesque. La France seule y figure pour plusieurs milliards. Rien n’est plus digne de cette initiative hardie qui caractérise la révolution de février que l’héroïque imprudence d’un désarmement. La guerre en deviendra d’autant plus impossible, car personne n’aura de motif pour craindre nos attaques. Il est d’ailleurs de l’essence de la démocratie d’exclure les grandes armées permanentes. Bien que l’expérience ait prouvé le contraire, on peut craindre que l’armée ne soit un moyen de compression au dedans ; la liberté s’en alarme. Dans un pays où tout le monde est garde national, une grande armée est inutile, soit pour le dedans, soit pour le dehors.

Je crois donc qu’il serait possible de réaliser sur l’armée une économie de 160 millions. Cette économie pourrait être plus forte, si nous n’avions pas l’Afrique ; mais la conservation de l’Afrique nous impose des sacrifices. Ces sacrifices se réduiront sans doute notablement ; j’ai peine à croire que la république soit d’humeur à dépenser, comme la monarchie, 120 millions par an en Afrique. Elle le voudrait, qu’elle ne le pourrait pas. Cette question d’Afrique va nécessairement changer de face. Nous verrons ce que diront à l’assemblée les députés du pays et quelles idées ils apporteront à la mère-patrie pour lui rendre le fardeau moins lourd. Quant à moi, après avoir bien étudié la question, je crois possible de garder l’Afrique et d’y réaliser tous les progrès praticables, en n’y dépensant que 30 à 40 millions par an.

Resteraient pour l’armée intérieure 160 à 170 millions. Ce serait assez pour entretenir sur un pied suffisant les armes spéciales, pour organiser une grande gendarmerie qui ferait la police sur toute la surface du pays, et pour subvenir aux dépenses d’une landwehr. L’Angleterre n’a ordinairement que cent mille hommes de troupes régulières, les États-Unis en ont moins encore. Pourquoi en faudrait-il davantage à la France républicaine ? La véritable armée d’une république, c’est le premier ban de la garde nationale, la landwehr. Quand on voudra établir sérieusement une landwehr en France, on ne manquera pas de modèles et de projets. Cette organisation permettrait d’abolir le tirage au sort, puisque tout le monde sans exception serait soldat, mais sans quitter ses travaux ordinaires et le lieu de son habitation ; elle permettrait en même temps de garder les cadres actuels d’officiers qui deviendraient des officiers de landwehr. Quant aux armes spéciales et à la gendarmerie, elles se recruteraient aisément par la voie de l’enrôlement volontaire.

Ces idées peuvent paraître étranges ; elles ne le sont pas plus qu’il ne faut. Nous entrons dans une situation complètement nouvelle qui exige des moyens non moins nouveaux. Même en adoptant cette réduction de moitié sur l’armée, la république aura bien de la peine à joindre les deux bouts. Elle sera forcée, en outre, à faire des réductions, moins radicales sans doute, mais sensibles, sur les dépenses de la marine. Le budget de la marine pour 1849 était de 140 millions ; il faut de toute nécessité le réduire à 100 millions au plus. Les grands et dispendieux armemens sont inutiles en temps de paix ; avec 100 millions bien dépensés, on peut faire pour la marine tout ce qui est nécessaire.

Ainsi 125 millions de l’amortissement, 13 millions de la liste civile, 25 millions d’économie sur les traitemens, 160 millions sur l’armée, 40 millions sur la marine, voilà, à première vue, un total de 360 millions d’économies qu’il est possible de faire. Il n’en fallait que 260 pour que le budget de la république fût en équilibre ; resterait donc une marge de 100 millions pour subvenir aux dépenses nouvelles que l’avènement de la république rend nécessaires.

Je n’ai examiné jusqu’ici le budget qu’au point de vue de l’école libérale ou républicaine, au point de vue des économies ; il me reste à faire la part de l’école socialiste, car il lui en faut une. Cette part peut être très large, car elle ne comprend rien moins que les budgets actuels de l’intérieur, de l’instruction publique, de l’agriculture et du commerce, et des travaux publics, c’est-à-dire un total de 300 millions ; en y ajoutant les 100 millions d’excédant nouveau des recettes et des dépenses, c’est 400 millions que la république aurait à dépenser par an pour activer le progrès social. N’est-ce pas assez, pour le moment du moins ?

Je n’essaierai pas d’entrer dans l’examen de toutes les idées qui se produisent aujourd’hui. La plupart sans doute sont chimériques, mais elles partent toutes d’un principe sacré, l’amélioration du sort du plus grand nombre. C’est à cette grande et noble tâche qu’il faut travailler. Elle n’est pas d’ailleurs aussi neuve, aussi subversive qu’elle paraît au premier abord. Le gouvernement déchu y travaillait plus qu’on ne veut bien le dire ; sous bien des rapports, il n’y aura qu’à continuer l’œuvre commencée. On changera sans doute les noms pour donner satisfaction à des théories nouvelles, mais on n’aura besoin de rien changer de fondamental aux choses. Que ceux qui craignent une révolution totale se rassurent encore de ce côté.

Je vais prendre un exemple saillant, le plus grand de tous. Un des premiers actes du gouvernement nouveau a été de garantir du travail à tous les citoyens. Cette déclaration a paru aux uns une immense conquête, aux autres une imprudence effrayante. Je ne puis, pour mon compte, partager complètement ni ces espérances ni ces craintes. Ce qui est nouveau ici, c’est la formule ; le fond des choses n’a pas beaucoup changé. Qu’est-ce en effet que ce grand mot de droit au travail ? C’est la reconnaissance d’un fait préexistant, et qui, pour n’avoir pas été encore accepté comme un droit, n’en était pas moins quelque chose d’aussi fort qu’un droit, une nécessité. Le gouvernement déchu s’était montré de tout temps fort préoccupé de cette nécessité de donner du travail aux classes ouvrières. En garantissant le travail, le gouvernement nouveau a été plus loin en principe ; en fait, il n’a pas été, il ne pouvait pas aller plus loin. Il a ouvert des ateliers nationaux, l’autre en a fait autant dans des cas semblables et en aurait fait autant aujourd’hui, car enfin il faut bien, sous tous les gouvernemens, que l’ouvrier vive.

Maintenant quelles seront les conséquences financières de la garantie du travail ? s’ensuivrat-il nécessairement, comme quelques personnes paraissent le craindre, une série illimitée de sacrifices ? Je ne le crois pas. Le budget actuel des travaux publics peut y suffire et au-delà. Toute la question est dans le taux des salaires qui seront payés sous cette forme ; si le salaire payé par l’état à l’ouvrier sans travail pouvait être supérieur ou même égal au salaire payé par l’industrie privée, il est bien manifeste que les ouvriers déserteraient tous les ateliers privés pour les ateliers de l’état, et qu’il en résulterait une perturbation universelle ; mais, évidemment, il ne peut pas en être ainsi. Le salaire assuré par l’état sera partout au-dessous du taux moyen des salaires dans le pays, et ce seul fait suffira pour qu’il ne se présente que des ouvriers réellement sans travail. Or, l’ouvrier sans travail est, quoi qu’on en dise, une exception en France.

Le budget du ministère des travaux publics pour 1840 était de 162 millions ; en y ajoutant les travaux votés par les départemens et les communes, et ceux des ministères de la guerre et de la marine, on arrivait à près de 300 millions. Il y a dans un pareil chiffre de quoi donner du travail à bien des ouvriers. Supposez même qu’il fût nécessaire d’y ajouter 50 millions, la république le pourrait sans s’endetter, en prenant sur l’excédant de 100 millions que j’ai indiqué. La différence réelle entre les travaux préparés par l’ancien gouvernement et ceux que fera exécuter le nouveau ne sera que dans la répartition. L’ancien gouvernement consultait en première ligne, pour la répartition des travaux, le bien général de l’état ; le nouveau aura à s’enquérir avant tout des points où peut manquer le travail ; c’est une organisation nouvelle à donner à l’administration des travaux publics, voilà tout.

Si je comprends bien les moyens d’exécution qui peuvent réaliser la garantie du travail, chaque commune devrait avoir un travail d’intérêt public toujours en cours d’exécution, comme une route, un pont, une portion de chemin de fer, la construction d’une maison d’école, le défrichement d’un bien communal, etc. Les entrepreneurs de ces travaux seraient tenus d’employer en tout temps tous ceux qui se présenteraient moyennant un minimum de salaire calculé de manière à subvenir aux besoins les plus pressans du pauvre, sans nuire à l’industrie privée. Les fonds de ces dépenses ne pourraient pas être tous faits par la commune, mais celle-ci recevrait de l’état les secours nécessaires pour que personne dans son sein ne manquât de travail. Le principe même de ces secours n’est pas nouveau ; nous l’avons vu mis en pratique l’année dernière pour traverser la crise des subsistances.

En répartissant 350 millions de travaux publics annuels sur les 35 millions d’habitans que possède la France, on aurait une moyenne de 10 francs par tête. Ainsi chaque commune de mille habitans par exemple aurait 10, 000 fr. à dépenser par an sur son territoire. Choisissez telle commune qu’il vous plaira, et demandez-vous s’il n’y a pas dans cette moyenne de 10 francs par tête et par an, non-seulement de quoi pourvoir à toutes les vacances réelles de travail, mais même de quoi faire beaucoup travailler sans nécessité et dans un seul intérêt d’amélioration.

La grande question sera de coordonner ces dépenses locales et intermittentes de manière à en former un vaste ensemble de travaux publics. C’est à l’administration centrale qu’appartiendra ce soin. Il pourra devenir nécessaire alors de supprimer la distinction entre les dépenses de l’état et les dépenses départementales et communales. Dans tous les cas, il faudra que les unes et les autres soient dirigées dans chaque commune par le même agent. Tout cela n’a au fond rien de bien difficile ; le personnel de ces agens est tout trouvé, il a été formé par le gouvernement déchu : ce sont les agens-voyers et les conducteurs des ponts-et-chaussées, deux corps excellens qui rendent déjà de grands services, et qui en rendront chaque jour de plus en plus. Il n’est besoin que d’en multiplier le nombre et de les disséminer davantage encore sur toute la surface du sol : ils sauront bientôt sur quels points, à quelles époques et pour quel nombre d’ouvriers il faut assurer annuellement du travail, pour que la promesse de l’état soit tenue.

On craint le gaspillage, et on a raison, pour les premiers momens, mais l’ordre se mettra bientôt dans le service. Il y aura nécessairement un règlement pour les ateliers publics, qui, tout en assurant aux ouvriers un minimum de salaire et un maximum d’heures de travail, garantisse en même temps que le travail sera sérieux et productif. Plusieurs exemples de règlemens semblables ont déjà réussi.

J’insiste seulement sur le caractère communal que doit prendre dans la pratique la garantie du travail, parce que là est, à mon sens, outre le correctif de la mesure en ce qu’elle peut avoir d’inquiétant pour les finances, le principe du progrès considérable qu’elle peut amener. On est toujours porté à songer aux villes, quand il s’agit d’ouvriers ; c’est surtout aux campagnes qu’il faut songer maintenant. Le nombre des ouvriers des villes est très inférieur à celui des ouvriers ruraux, des paysans ; il est d’ailleurs plus que jamais à désirer que la population des villes ne s’accroisse pas aux dépens de celle des campagnes. Tout ce qui tend à l’agglomération d’un grand nombre d’ouvriers sur un point n’est pas seulement mauvais pour l’ordre public, c’est encore une aggravation du sort des ouvriers. Plus ils s’éloignent de la terre qui est la nourrice commune, plus les conditions d’existence deviennent chères. Pour nourrir un ouvrier urbain, il faut le double de ce que coûte un ouvrier rural, et de plus il est exposé à contracter de mauvaises habitudes, des habitudes de luxe et de paresse qui ne peuvent que lui faire tort.

Si la république aborde surtout par les campagnes la grande question du travail, si elle tend à assurer aux paysans le bien-être qui leur manque, si elle arrête l’émigration des bras vers les villes, si elle reporte enfin sur l’agriculture ses principaux efforts, elle finira par s’attirer autant de bénédictions que son apparition a soulevé de craintes. Ce que peut une dépense annuelle de 350 millions, uniformément répartis sur toute la surface du sol, pour l’augmentation de la production et l’amélioration du sort de tous, est incalculable. On parle d’établir une ferme-école, non-seulement par département, mais par canton, d’entreprendre en grand le défrichement des terres incultes, de doter largement les chemins vicinaux proprement dits, qui sont ceux qui intéressent le plus directement l’agriculture : tout cela se peut avec 350 millions sans interrompre les chemins de fer et les autres grands travaux commencés et en garantissant du travail à tous les citoyens, pourvu qu’on s’applique par-dessus tout à retenir les ouvriers dans les campagnes, où la vie est à bon marché et où le salaire peut être bas sans être insuffisant.

Ainsi, quand l’étendue des sacrifices imposés à l’état par la garantie du travail sera parfaitement connue et limitée, ce mot cessera d’exciter les alarmes qu’il excite aujourd’hui. Il est à désirer qu’il en soit bientôt de même de cette autre formule mise en avant par les théoriciens, l’organisation du travail. Pour celle-là, malheureusement, je crains bien qu’il n’y ait rien à faire. Le travail était aussi bien organisé que possible dans la société telle qu’elle était hier, et, pour parler le langage du moment, l’association du travail et du capital devenait chaque jour plus étroite, par le seul effet de la liberté des transactions. Tout ce qui porte atteinte à cette liberté tue la poule aux veufs d’or ; l’expérience fatale qui vient d’être faite l’a prouvé surabondamment. Dès que le capital a cessé de se croire libre, il a disparu, et le travail a disparu avec lui.

Dans tous les cas, tant que la question si imprudemment soulevée ne sera pas vidée, tout sera arrêté. Que la commission du gouvernement pour les travailleurs se presse donc ; chaque jour qu’elle perd fait perdre au pays tout entier et aux ouvriers en particulier des sommes énormes. Que M. Louis Blanc définisse nettement les charges nouvelles qu’il prétend imposer au capital ; qu’il fasse connaître avec précision la portée des expériences qu’il veut faire ; la production et la consommation, ces veines et ces artères de la circulation sociale, chôment en attendant qu’il se décide. Dès que quelque chose de précis sera proposé, le pays appréciera, et le travail restera suspendu ou sera repris suivant que les intérêts se croiront encore plus ou moins menacés.

C’est là aussi une question de budget. Pour mon compte, je crois, dans l’intérêt des ouvriers, qu’il n’y a rien à porter au budget qui ait pour but de changer quelque chose aux rapports naturels entre le capital et le travail. Les seules dépenses nouvelles qui me paraissent propres à améliorer réellement le sort du plus grand nombre, ce sont des dépenses de bienfaisance. Je reconnais les inconvéniens de la libre concurrence pour les ouvriers ; je crois qu’il faut s’occuper sans relâche de les mettre autant que possible à l’abri, mais ce n’est pas en portant atteinte à la concurrence elle-même, qui est la mère de tous les progrès et le principe vital de l’industrie ; c’est en facilitant à l’ouvrier tous les moyens pratiques de s’assurer des ressources pour les mauvais temps. Sous ce rapport, il y a encore beaucoup à faire, je le sais ; il faut chercher à développer parmi les ouvriers les associations de secours mutuels, il faut les aider à se créer par l’épargne des pensions de retraite, il faut les encourager à mettre beaucoup en commun pour vivre mieux avec plus d’économie, il faut travailler à leur assurer à des prix aussi réduits que possible des logemens sains, une nourriture abondante, les secours de la médecine en cas de maladie, etc. Mais, encore une fois, tous les cadres de ces institutions existent, il n’y a qu’à les étendre. En créant les caisses d’épargne, les salles d’asile, les crèches et bien d’autres établissemens de charité publique, le gouvernement déchu avait déjà beaucoup fait pour la classe ouvrière ; il allait faire plus encore, quand il est tombé, par les lois présentées pour la réforme des monts-de-piété et pour la fondation de caisses de retraite pour les ouvriers. Le gouvernement nouveau doit et peut aller plus loin, mais sans quitter cette voie, qui est la seule possible. Avec une vingtaine de millions de plus portés au budget, on peut faire bien des choses. L’état ne peut pas, en effet, se charger de toute la besogne ; il ne peut que donner des primes, des encouragemens, des secours, pour faciliter des fondations qui doivent rester en définitive en dehors de lui. L’intérêt des ouvriers ne commande pas moins que leur dignité cette réserve de l’état ; après tout, l’état ne peut rien donner à la société qu’il n’ait commencé par lui prendre sous forme d’impôt, et, pour être avantageux, cet échange doit avoir des bornes.

Ces difficultés aplanies, vient la question générale du crédit, qui n’est pas la moins délicate.

L’intérêt principal aujourd’hui en souffrance sous le rapport du crédit est celui de la dette flottante du trésor. Si la dette flottante était liquidée, la situation de la dette fondée serait bien meilleure ; l’une des deux dettes écrase l’autre. Il n’y a donc rien à faire pour relever la dette fondée, qui se relèvera bien assez d’elle-même, si l’avenir se dégage ; mais il faut se débarrasser du fardeau de la dette flottante ou périr. Cette dette s’alimentait principalement à deux grandes sources, les caisses d’épargne et les bons du trésor. Il est clair aujourd’hui pour tout le monde que l’état ne peut rembourser les caisses d’épargne et les bons du trésor sans contracter de nouveaux emprunts, et de nouveaux emprunts sont impossibles sous les mêmes formes qu’autrefois. Le gouvernement déchu ne marchait pas pour cela, quoi qu’on en dise, à la banqueroute ; il avait pour se soutenir ce que celui-ci n’a pas, la confiance. Les caisses d’épargne, dont les fonds étaient placés la plupart en rentes sur l’état, avaient conservé un encaisse suffisant pour parer aux demandes raisonnables et ordinaires de remboursement, et, quant aux bons du trésor, le paiement en était assuré par les versemens de l’emprunt, les remboursemens des compagnies de chemins de fer, et surtout par le mouvement naturel des renouvellemens, cette sorte de placement étant très recherchée par les capitaux flottans.

L’avènement de la république a tout changé. Les caisses d’épargne ont été assaillies de demandes extraordinaires de remboursement qu’elles n’ont pas pu satisfaire, les versemens de l’emprunt se sont arrêtés, les remboursemens des compagnies de chemins de fer sont devenus douteux, les capitaux flottans ont cessé d’affluer au trésor. Le gouvernement nouveau a pris des mesures devenues nécessaires en proposant à ses créanciers, à défaut de remboursement, une élévation du taux de l’intérêt, une prorogation de paiement, et enfin une transformation de leurs créances en titres de la dette fondée ; mais ces mesures sont loin d’être suffisantes, surtout pour les porteurs de bons du trésor. Ceux-ci avaient tous, ou presque tous, besoin de leur argent à l’échéance pour satisfaire à des engagemens antérieurs ; dans la nécessité où ils se trouvent de réaliser à tout prix, ils portent leurs titres à la Bourse, et ne peuvent jusqu’ici les vendre qu’avec une perte de 30 à 40 pour 100. Cette perte menace même de s’accroître de jour en jour, car le mois d’avril qui va commencer était très chargé d’échéances, et une masse énorme de bons du trésor va se porter à la fois sur le marché. Non-seulement l’impossibilité de les écouler sera une cause effrayante de ruine pour les porteurs, mais l’ensemble des valeurs publiques s’en ressentira, et la baisse continuera d’être générale.

Parmi les moyens qui ont été proposés pour porter remède à cette horrible crise, il en est un qui a déjà été recommandé dans d’autres temps par des publicistes sérieux, et qui me paraît en effet le seul efficace : c’est la création de titres de rente au porteur circulant au pair comme monnaie légale, et échangés par l’état, au fur et à mesure des échéances et des demandes de remboursement, contre les titres de la dette flottante. Cette proposition, renouvelée par un journal avec une extrême insistance, a fait crier à l’assignat ; une telle assimilation est souverainement fausse et injuste. Il ne s’agit pas ici de créer une dette nouvelle, mais de transformer le moins possible celle qui existe, de conserver à la dette flottante son caractère d’exigibilité, sans cependant contraindre l’état à l’impossible. Hier, le porteur d’un livret de caisse d’épargne pouvait faire immédiatement de l’argent en se présentant à la caisse ; de son côté, un porteur de bon du trésor pouvait en faire autant, en se rendant au trésor le jour de son échéance. Aujourd’hui, ni l’un ni l’autre ne le peut plus. C’est une véritable banqueroute de l’état à leur égard, si l’état ne leur fournit pas en même temps le moyen de tirer parti de leurs titres.

Si les choses étaient dans un état normal, on pourrait discuter sur les avantages et les inconvéniens des titres de rente au porteur avec cours forcé ; mais l’état doit, il faut qu’il paie, il faut surtout qu’il donne à ceux qui ont compté sur lui le moyen de faire honneur à leurs engagemens. Pour que ces titres aient une valeur réelle, il suffit que l’intérêt en soit assuré ; or, il l’est, et il le sera d’autant plus que l’état n’aura plus à rembourser le capital. Dans le budget de 1849, 22 millions sont déjà portés pour servir les intérêts de la dette flottante ; si cette somme ne suffit pas, on peut facilement ajouter quelques millions. Le cours forcé est donc parfaitement justifié. Les porteurs actuels des bons du trésor paieraient ce qu’ils doivent avec ces titres, et, après avoir passé de main en main pour acquitter des dettes successives, les bons de rente finiraient par tomber entre les mains de gens qui, n’ayant rien à payer, les garderaient. Ils se consolideraient ainsi d’eux-mêmes, ou, s’ils ne se consolidaient pas, c’est qu’ils auraient pris faveur, ce qui arriverait probablement très vite.

J’avoue que je ne vois pas une seule bonne objection à ce système dans l’état actuel des choses. Ce n’est en effet, qu’on y prenne bien garde, qu’un moyen nouveau et actif de liquidation, liquidation pour l’état, liquidation pour les particuliers. En assurant l’intérêt par un crédit au budget et en maintenant le capital par le cours forcé, l’état se liquide complètement sans faire perdre un sou ; il n’a plus à songer au remboursement, il est libre. De leur côté, les particuliers en font autant. Conversion pour conversion, puisqu’il en faut une, j’aime mieux celle qui dégage tout le monde que celle qui ne dégage personne. On craint la dépréciation de ces nouveaux titres ; mais cette dépréciation ne sera-t-elle pas plus forte s’ils n’ont pas cours forcé ? N’est-ce pas aller au-devant d’une banqueroute immédiate de peur d’une banqueroute ultérieure ? Ne perdent-ils pas déjà, dans leur état actuel, de 30 à 40 pour 100, et ne sont-ils pas menacés de perdre davantage ? N’est-ce pas une chance de plus de les maintenir que de leur donner cours forcé dans les transactions légales ? Ce seront toujours autant de ventes de moins, et, quand la crise sera passée, nul doute, encore un coup, qu’ils ne soient recherchés, car il n’y aura pas de valeur plus commode.

Qu’on se figure d’ailleurs l’effet de cette conviction, répandue dans tous les esprits, que l’état n’a plus d’engagemens illimités à satisfaire, que tous les intérêts et tous les paiemens sont assurés par les seules ressources de l’impôt, et sans avoir recours à aucun emprunt nouveau. Cette seule pensée suffira pour rendre au crédit public la plus grande partie de son élasticité ; les demandes de remboursement des caisses d’épargne deviendront moins abondantes ; les capitaux flottans pourront reprendre, timidement sans doute, mais peu à peu, le chemin du trésor ; les rentes consolidées, livrées à elles-mêmes, pourront remonter. Que la paix soit maintenue au dehors, la sécurité au dedans, et rien, dans l’ordre financier proprement dit, n’empêchera le retour de la confiance.

Pour mettre le comble à cette œuvre, la république n’aurait plus alors qu’à s’occuper d’étendre aux provinces les plus reculées les bienfaits du crédit et de créer des sociétés nouvelles pour la circulation, deux problèmes qui sont loin d’être insolubles.

L’histoire financière des états montre que toutes les grandes crises ont été l’occasion d’un nouveau progrès dans l’organisation du crédit. Celle que nous traversons aujourd’hui serait un incident heureux, si elle conduisait à remplir les lacunes qui existent dans le système de notre circulation. Le gouvernement provisoire a commencé la révolution, désirable sous ce rapport, en établissant des comptoirs d’escompte dans beaucoup de villes qui n’en avaient pas ; il a fait un pas de plus en établissant ensuite des sous-comptoirs pour faciliter encore les escomptes au petit commerce des provinces et à l’agriculture. Ce sont là des institutions utiles qu’on ne saurait trop propager ; il serait à désirer qu’il existât un jour un comptoir d’escompte dans tous les chefs-lieux d’arrondissement avec des sous-comptoirs dans tous les chefs-lieux de canton. L’abaissement du taux de l’intérêt pour les cultivateurs et les petits commerçans n’est réellement possible qu’à ce prix. L’état peut et doit au besoin donner des subventions à ces comptoirs pour en faciliter la création ; avec un fonds annuel de 25 à 30 millions, il peut arriver à en faire fonder bientôt partout.

Il y aurait d’ailleurs pour la république un puissant moyen de faire servir le crédit même à la diffusion du crédit et de tirer des besoins de la circulation des ressources nouvelles pour venir en aide à la circulation : ce serait de procéder immédiatement à la réorganisation générale des banques en France, et de créer pour tout le pays un grand système d’association de crédit. Ces idées arrivaient à maturité quand la monarchie est tombée ; on les discutait dans l’ancienne chambre au moment où commençaient les combats de février. Ce qu’un gouvernement régulier ne peut faire qu’avec des ménagemens infinis, une révolution peut le faire vite. Avec une banque par département, un comptoir d’escompte par arrondissement et un sous-comptoir par canton, le tout fortement lié ensemble et avec la Banque de France, le système serait complet.

Le premier avantage d’une pareille organisation, c’est qu’on pourrait confier à cette association la perception des revenus publics et réaliser ainsi une immense économie sur les frais de cette perception, qui est aujourd’hui fort coûteuse. Les receveurs-généraux, les receveurs particuliers et une partie des percepteurs pourraient être supprimés, ou, pour mieux dire, ils seraient placés à la tête des banques, des comptoirs et des sous-comptoirs. Seulement la plus grande portion des bénéfices que ces fonctionnaires font aujourd’hui sur le maniement des deniers publics profiteraient partie à l’état, partie aux intérêts privés. Une organisation de ce genre fonctionne déjà soit en Angleterre, soit en Amérique, et l’expérience n’a révélé que des avantages. La seconde conséquence, et ce ne serait pas la moins heureuse, serait l’établissement pour toute la France d’un papier-monnaie unique. À l’heure qu’il est, on voit plus que jamais les inconvéniens des billets de banque actuels, qui n’ont cours que dans le département où ils ont été émis, et qui créent ainsi, dans les temps difficiles, un obstacle à la circulation au lieu de lui donner une facilité. Avec une seule espèce de billets de banque pour toute la France, ces inconvéniens ne se produiraient plus. L’état, qui seul aurait le droit d’émettre ces billets, les distribuerait à toutes les banques au prorata de leurs besoins et de leur capital ; on aurait ainsi des garanties suffisantes contre une émission excessive, et on aurait en même temps une occasion d’augmenter notablement la somme de billets en circulation, car il y aurait bien évidemment à pourvoir à des besoins nouveaux.

En résumé, tel pourrait être, à mon avis, le premier budget de la république : 1, 300 millions de recettes demandées uniquement à l’impôt, point d’augmentation d’impôt, point d’emprunt, réduction ou suppression des taxes indirectes, qui nuisent le plus directement à la production ou à la consommation ; 1, 300 millions de dépenses, réduction de 200 millions sur l’ancien budget de l’armée et de la marine, suppression de l’amortissement, liquidation de la dette flottante, 50 millions de dépenses de plus pour les travaux publics et les encouragemens à l’agriculture, 20 millions de plus pour favoriser la propagation de bons établissemens de secours mutuels parmi les ouvriers, 30 millions de plus pour la diffusion des moyens de crédit ; enfin un terme moyen entre les idées de l’école libérale et celles de l’école socialiste, et, comme principe générateur de la société nouvelle, un effort permanent pour porter par toutes les voies la richesse et l’activité dans les campagnes, c’est-à-dire sur toute la surface du sol.

Si le nouveau budget était établi sur ces bases, je ne doute pas que la France, cette grande et forte nation, ne réparât en peu de temps la brèche que la révolution de février a faite à son crédit, et ne s’avançât même avec plus de puissance que jamais vers des progrès nouveaux. Bien entendu que je suppose en même temps la paix extérieure, l’ordre matériel, la sécurité de la propriété, tous les biens primitifs et essentiels, sans lesquels il n’y a rien ; mais la république n’est pas exclusive de ces biens par son essence. La république, comme on l’a dit avec raison, c’est tout le monde, c’est la réunion, la fusion intime de tous les intérêts. D’après les précédens de la révolution, rien n’autorise à croire que la nouvelle république commette les mêmes violences que l’ancienne ; tout permet, au contraire, de supposer, si l’ordre se rétablit dans les finances, que la société reprendra son cours naturel. S’il en est ainsi, la république, au lieu d’être une cause de ruine, peut être une source féconde de richesses, car rien n’égale en puissance de production la mise en valeur de toutes les facultés et le respect des droits de tous.

Je suis loin de prétendre qu’il n’y ait pas d’autre budget à faire que celui dont j’ai tracé les principaux traits. Je sais que d’autres idées sont éveillées, qu’il est question d’une exploitation générale des chemins de fer par l’état, de la suppression de la dotation du clergé, de la création d’un vaste système d’assurances publiques, etc. Je n’ai pas à m’expliquer sur ces idées, qui ont leur pour et leur contre, pas plus que sur beaucoup d’autres. J’ai voulu seulement montrer que le budget de la république était possible sans banqueroute, sans emprunt forcé, sans imposition extraordinaire. Ce que je demande surtout, c’est que ce budget, quel qu’il puisse être, soit présenté le plus tôt possible ; c’est que la propriété, le commerce, l’industrie, sachent au plus vite à quoi s’en tenir. L’incertitude est, je le répète, favorable aux vagues terreurs, aux souvenirs affreux ; on craindra tout tant que rien ne sera nettement formulé, et c’est la crainte universelle qui fait aujourd’hui tout le mal.

Léonce de Lavergne.