Le Buisson ardent/I, 3

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 6-14).
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Première Partie — 3


Il avait loué un appartement très modeste, dans le haut Montrouge, non loin de Christophe et de Cécile. Le quartier était populaire, et la maison habitée par de petits rentiers, des employés, et quelques ménages ouvriers. En tout autre temps, il eût souffert du milieu où il se trouvait un étranger ; mais en ce moment, peu lui importait, ici ou là : il se trouvait partout un étranger. Il savait à peine qui il avait pour voisins, et il ne voulait pas le savoir. Quand il revenait du travail — (il avait pris un emploi dans une maison d’éditions) — il s’enfermait avec ses souvenirs, et il n’en sortait que pour aller voir son enfant et Christophe. Son logement n’était pas le foyer pour lui : c’était la chambre noire où se fixent les images du passé ; plus elle était noire et nue, plus nettement ressortaient les images intérieures. À peine remarquait-il les figures qu’il croisait sur l’escalier. À son insu pourtant, certaines se fixaient en lui. Il est telle nature d’esprits qui ne voient bien les choses qu’après qu’elles sont passées. Mais alors, rien ne leur échappe, les moindres détails sont gravés au burin. Olivier était ainsi : il était peuplé d’ombres des vivants. Au choc d’une émotion, elles surgissaient ; et Olivier s’étonnait, les reconnaissait sans les avoir connues, parfois tendait les mains pour les saisir… Trop tard.

Un jour, en sortant de chez lui, il vit un rassemblement devant la porte de la maison, autour de la concierge qui pérorait. Il était si peu curieux qu’il eût continué son chemin sans s’informer ; mais la concierge, désireuse de recruter un auditeur de plus, l’arrêta, pour lui demander s’il savait ce qui était arrivé à ces pauvres Roussel. Olivier ne savait même pas qui étaient « ces pauvres Roussel » ; et il prêta l’oreille, avec une indifférence polie. Quand il apprit qu’une famille d’ouvriers, père, mère et cinq enfants venait de se suicider de misère, dans sa maison, il resta comme les autres à regarder les murs de la bâtisse, en écoutant la narratrice qui ne se lassait pas de recommencer l’histoire. À mesure qu’elle parlait, des souvenirs lui revenaient, il s’apercevait qu’il avait vu ces gens ; il posa quelques questions… Oui, il les reconnaissait : l’homme — (il entendait sa respiration sifflante dans l’escalier) — un ouvrier boulanger, au teint blême, le sang bu par la chaleur du four, les joues creuses, mal rasé ; il avait eu une pneumonie, au commencement de l’hiver ; il s’était remis à la tâche, insuffisamment guéri ; une rechute était survenue ; depuis trois semaines, il était sans travail et sans forces. La femme, traînant d’incessantes grossesses, percluse de rhumatismes, s’épuisait à faire quelques ménages, passait les journées en courses, pour tâcher d’obtenir de l’Assistance Publique de maigres secours qui ne se pressaient pas de venir. En attendant, les enfants venaient, et ne se lassaient point : onze ans, sept ans, trois ans, — sans parler de deux autres qu’on avait perdus sur la route ; — et pour achever, deux jumeaux qui avaient choisi ce moment pour faire leur apparition ; ils étaient nés, le mois passé.

— Le jour de leur naissance, racontait une voisine, l’aînée des cinq, la petite de onze ans, Justine — pauvre gosse ! — s’est mise à sangloter, en demandant comment elle viendrait à bout de les porter tous les deux.

Olivier revit sur-le-champ l’image de la fillette, — un front volumineux, des cheveux pâles tirés en arrière, les yeux gris trouble, à fleur de tête. On la rencontrait toujours, portant les provisions, ou la sœur plus petite ; ou bien elle tenait par la main le frère de sept ans, un garçon au minois fin et chétif, qui avait un œil perdu. Quand ils se croisaient dans l’escalier, Olivier disait, avec sa politesse distraite :

— Pardon, mademoiselle.

Elle, ne disait rien ; elle passait, raide, s’effaçant à peine ; mais cette courtoisie illusoire lui faisait un secret plaisir. La veille au soir, à six heures, en descendant, il l’avait rencontrée pour la dernière fois ; elle montait un seau de charbon de bois. Il n’y avait pas pris garde, sinon à ce que la charge semblait bien lourde. Mais c’est chose naturelle, pour les enfants du peuple. Olivier avait salué, comme d’habitude, sans regarder. Quelques marches plus bas, levant machinalement la tête, il avait vu, penchée sur le palier de l’étage, la petite figure crispée, qui le regardait descendre. Elle s’était aussitôt détournée et avait repris sa montée. Savait-elle où cette montée la menait ? — Olivier n’en doutait pas, et il était obsédé par la pensée de cette enfant, qui rapportait dans son seau trop lourd la mort, comme une délivrance, — les malheureux petits, pour qui ne plus être voulait dire ne plus souffrir ! Il ne put continuer sa promenade. Il rentra dans sa chambre. Mais là, sentir ces morts près de lui… Quelques cloisons l’en séparaient… Penser qu’il avait vécu à côté de ces angoisses !

Il alla voir Christophe. Il avait le cœur serré ; il se disait qu’il est monstrueux de s’absorber, comme il avait fait, dans de vains regrets d’amour, lorsque tant d’êtres souffraient de malheurs mille fois plus cruels, et qu’on pouvait les sauver. Son émotion était profonde ; elle n’eut pas de peine à se communiquer. Christophe, facilement impressionnable, fut remué à son tour. Au récit d’Olivier, il déchira la page qu’il venait d’écrire, se traitant d’égoïste qui s’amuse à des jeux d’enfant. Mais ensuite, il ramassa les morceaux déchirés. Il était trop pris par sa musique ; et son instinct lui disait qu’une œuvre d’art de moins ne ferait pas un heureux de plus. Cette tragédie de la misère n’était pour lui rien de nouveau ; depuis l’enfance, il était habitué à marcher sur le bord de tels abîmes, et à n’y pas tomber. Même, il était sévère pour le suicide, à ce moment de sa vie où il se sentait en pleine force et ne concevait pas qu’on pût, pour quelque souffrance que ce fût, renoncer à la lutte. La souffrance et la lutte, qu’y a-t-il de plus normal ? C’est l’échine de l’univers.

Olivier avait aussi passé par des épreuves semblables ; mais jamais il n’avait pu en prendre son parti, ni pour lui, ni pour les autres. Il avait l’horreur de cette misère, où la vie de sa chère Antoinette s’était consumée. Après qu’il avait épousé Jacqueline, quand il s’était laissé amollir par la richesse et par l’amour, il avait eu hâte d’écarter le souvenir des tristes années où sa sœur et lui s’épuisaient à gagner, chaque jour, leur droit à vivre le lendemain, sans savoir s’ils y réussiraient. Ces images reparaissaient, à présent qu’il n’avait plus son égoïsme juvénile à sauvegarder. Au lieu de fuir le visage de la souffrance, il se mit à sa recherche. Il n’avait pas beaucoup de chemin à faire pour la trouver. Dans son état d’esprit, il devait la voir partout. Elle remplissait le monde. Le monde, cet hôpital… Ô douleurs d’agonies ! Douleurs de chair blessée, pantelante, qui pourrit vivante. Silencieuses tortures des cœurs que le chagrin consume. Enfants qu’on n’aime point, pauvres filles sans espoir, femmes séduites ou trahies, hommes déçus dans leurs amitiés, leurs amours et leur foi, troupe lamentable des malheureux que la vie a meurtris et qu’elle oublie !… Le plus atroce n’était pas la misère et la maladie ; c’était la cruauté des hommes, les uns envers les autres. À peine Olivier eut-il levé la trappe qui fermait l’enfer humain que monta vers lui la clameur de tous les opprimés, les pauvres exploités, les peuples persécutés, l’Arménie massacrée, la Finlande étouffée, la Pologne écartelée, la Russie martyrisée, l’Afrique livrée en curée aux rapaces européens, les misérables de tout le genre humain. Il en fut suffoqué ; il l’entendait partout, il ne pouvait plus ne plus l’entendre, il ne pouvait plus concevoir qu’il y eût des gens qui pensassent à autre chose. Il en parlait sans cesse à Christophe. Christophe, troublé, disait :

— Tais-toi ! laisse-moi travailler.

Et comme il avait peine à reprendre son équilibre, il s’irritait, jurait :

— Au diable ! Ma journée est perdue ! Te voilà bien avancé !

Olivier s’excusait.

— Mon petit, disait Christophe, il ne faut pas toujours regarder dans le gouffre. On ne peut plus vivre.

— Il faut tendre la main à ceux qui sont dans le gouffre.

— Sans doute. Mais comment ? En nous y jetant aussi ? Car c’est cela que tu veux. Tu as une propension à ne plus voir dans la vie que ce qu’elle a de triste. Que le bon Dieu te bénisse ! Ce pessimisme est charitable, assurément ; mais il est déprimant. Veux-tu faire du bonheur ? D’abord, sois heureux.

— Heureux ! Comment peut-on avoir le cœur de l’être, quand on voit tant de souffrances ? Il ne peut y avoir de bonheur qu’à tâcher de les diminuer, en combattant le mal.

— Fort bien. Mais ce n’est pas en allant me battre à tort et à travers que j’aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n’est guère. Mais je puis consoler par mon art, répandre la force et la joie. Sais-tu combien de misérables ont été soutenus dans leurs souffrances par la beauté d’une pensée, d’une chanson ailée ? À chacun son métier ! Vous autres de France, en généreux hurluberlus, vous êtes toujours les premiers à manifester contre toutes les injustices, d’Espagne ou de Russie, sans savoir bien de quoi il s’agit. Je vous aime pour cela. Mais croyez-vous que vous avanciez les choses ? Vous vous y jetez en brouillons, et le résultat est nul, — quand par hasard il n’est pas pire… Et vois, jamais votre art n’a été plus étiolé qu’en ce temps où vos artistes prétendent se mêler à l’action universelle. Chose étrange que tant de petits-maîtres dilettantes et roués osent s’ériger en apôtres ! Ils feraient beaucoup mieux de verser à leur peuple un vin moins frelaté. — Mon premier devoir, c’est de faire bien ce que je fais, et de vous fabriquer une musique saine, qui vous refasse du sang et mette en vous du soleil.