Le Buisson ardent/II, 2

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 157-161).
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Deuxième Partie — 2


Sous le voile de fumées et de pluie, il entra dans la ville grise et rouge. Il marcha au travers, sans rien voir, demandant son chemin, se trompant, revenant sur ses pas, errant au hasard. Il était à bout de forces. Par une dernière tension de sa volonté bandée, il lui fallut gravir des ruelles escarpées des escaliers qui montaient au sommet d’une étroite colline, chargée de maisons serrées autour d’une église sombre. Soixante marches en pierre rouge, groupées par trois ou par six. Entre chaque groupe de marches, une plateforme exiguë pour la porte d’une maison. À chacune, Christophe reprenait haleine, en chancelant. Là-haut, au-dessus de la tour des corbeaux tournoyaient.

Enfin, il lut sur une porte le nom qu’il cherchait. Il frappa. — La ruelle était dans la nuit. De fatigue, il ferma les yeux. Nuit noire en lui… Des siècles passèrent.


La porte étroite s’entr’ouvrit. Sur le seuil parut une femme. Son visage était dans l’ombre ; mais sa silhouette se détachait sur le fond clair d’un petit jardin, que l’on apercevait au bout du long corridor, au couchant. Elle était grande, se tenait droite, sans parler, attendant qu’il parlât. Il ne voyait pas ses yeux ; il sentait leur regard. Il demanda le docteur Erich Braun, et se nomma. Les mots sortaient avec peine de sa gorge. Il était épuisé de fatigue, de soif et de faim. Sans un mot, la femme rentra ; et Christophe la suivit dans une pièce aux volets clos. Dans l’obscurité, il se heurta contre elle ; ses genoux et son ventre frôlèrent ce corps silencieux. Elle sortit et ferma la porte sur lui, le laissant seul, sans lumière. Il restait immobile, de crainte de renverser quelque chose, appuyé au mur, le front contre la paroi lisse ; ses oreilles bourdonnaient ; dans ses yeux, les ténèbres dansaient.

À l’étage au-dessus, une chaise remuée, des exclamations de surprise, une porte fermée avec fracas. De lourds pas descendirent l’escalier.

— Où est-il ? demandait une voix connue.

La porte de la chambre se rouvrit.

— Comment ! On l’a laissé dans l’obscurité ! Anna ! Sacrebleu ! Une lumière !

Christophe était si faible, il se sentait si perdu que le son de cette voix bruyante, mais cordiale, lui fit du bien, dans sa misère. Il saisit les mains qu’on lui tendait. La lumière était venue. Les deux hommes se regardèrent. Braun était petit ; il avait la figure rouge avec une barbe noire, dure et mal plantée, de bons yeux qui riaient derrière des lunettes, un large front bosselé, ridé, tourmenté, inexpressif, des cheveux soigneusement collés au crâne et divisés par une raie qui descendait jusqu’à la nuque. Il était parfaitement laid ; mais Christophe éprouvait un bien-être à le regarder et à serrer ses mains. Braun ne cachait pas sa surprise.

— Bon Dieu ! qu’il est changé ! Dans quel état !

— Je viens de Paris, dit Christophe. Je me suis sauvé.

— Je sais, je sais, nous avons vu dans le journal, on disait que vous étiez pris. Dieu soit loué ! Nous avons bien pensé à vous, Anna et moi.

Il s’interrompit, et montrant à Christophe la figure silencieuse qui l’avait accueilli dans la maison :

— Ma femme.

Elle était restée à l’entrée de la chambre, une lampe à la main. Un visage taciturne, au fort menton. La lumière tombait sur ses cheveux bruns aux reflets roux et sur ses joues, d’un teint mat. Elle tendit la main à Christophe, d’un geste raide, le coude serré au corps ; il la prit sans regarder. Il défaillait.

— Je suis venu… essaya-t-il d’expliquer J’ai pensé que voudriez bien… si je ne vous gêne pas trop… me recevoir, un jour…

Braun ne le laissa pas achever.

— Un jour !… Vingt jours, cinquante, autant qu’il vous plaira. Tant que vous serez dans ce pays, vous logerez dans notre maison ; et j’espère que ce sera longtemps. C’est un honneur et un bonheur pour nous.

Ces affectueuses paroles bouleversèrent Christophe. Il se jeta dans les bras de Braun.

— Mon bon Christophe, mon bon Christophe, disait Braun… Il pleure… Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc ?… Anna ! Anna !… Vite, il s’évanouit…

Christophe s’était affaissé dans les bras de son hôte. La syncope qu’il sentait venir depuis quelques heures l’avait terrassé.

Quand il rouvrit les yeux, il était couché dans un grand lit. Une odeur de terre humide montait par la fenêtre ouverte. Braun était penché sur lui.

— Pardon, balbutia Christophe, en tâchant de se relever.

— Mais il meurt de faim, cria Braun.

La femme sortit, revint avec une tasse, le fit boire. Braun lui soutenait la tête. Christophe reprenait vie ; mais la fatigue était plus forte que la faim ; à peine la tête remise sur l’oreiller, il s’endormit. Braun et sa femme le veillèrent ; puis, voyant qu’il n’avait besoin que de repos, ils le laissèrent.