Aller au contenu

Le Buisson ardent/II, 22

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (Tome 2p. 327-336).
◄  21
23  ►
Deuxième Partie — 22


Et Christophe entendit, comme un murmure de source, le chant de la vie qui revenait en lui. Penché sur le bord de sa fenêtre, il vit la forêt, morte hier, qui dans le soleil et le vent bouillonnait, soulevée comme l’Océan. Sur l’échine des arbres, tels des frissons de joie, des vagues de vent passaient ; et les branches ployées tendaient leurs bras d’extase vers le ciel éclatant. Et le torrent sonnait comme une cloche rieuse. Le même paysage, hier dans le tombeau, était ressuscité ; la vie venait d’y rentrer, en même temps que l’amour dans le cœur de Christophe. Miracle de l’âme que la grâce a touchée, qui se réveille à la vie ! Tout revit autour d’elle. Le cœur se remet à battre. L’œil de l’esprit s’est rouvert. Les fontaines taries recommencent à couler.

Et Christophe rentra dans la bataille divine… Comme ses propres combats, comme les combats humains se perdaient au milieu de cette mêlée gigantesque, où pleuvent les soleils comme des flocons de neige que balaye l’ouragan !… Il avait dépouillé son âme. Ainsi que dans ces rêves où l’on est suspendu dans l’espace, il se sentait planer au-dessus de lui-même, il se voyait d’en haut, dans l’ensemble des choses ; et le sens de ses efforts, le prix de ses souffrances, d’un regard, lui apparurent. Ses luttes faisaient partie du grand combat des mondes. Sa déroute était l’épisode d’un instant, aussitôt réparé. Comme il luttait pour tous, tous luttaient pour lui. Ils avaient part à ses épreuves, il avait part à leur gloire.


— « Compagnons, ennemis, marchez sur moi, écrasez-moi, que je sente sur mon corps passer les roues des canons qui vaincront ! Je ne pense pas au fer qui me laboure la chair, je ne pense pas au pied qui me foule la tête, je pense à mon Vengeur, au Maître, au Chef de l’innombrable armée. Mon sang sera le ciment de sa victoire future… »


Dieu n’était pas pour lui le Créateur impassible, le Néron qui contemple, du haut de sa tour d’airain, l’incendie de la Ville que lui-même alluma. Dieu luttait. Dieu souffrait. Avec tous ceux qui luttent et pour tous ceux qui souffrent. Car il était la Vie, la goutte de lumière tombée dans les ténèbres, qui s’élargit, s’étend, par qui la nuit est bue. Mais la nuit est sans bornes, et le combat divin ne s’arrête jamais ; et nul ne peut savoir quelle en sera l’issue. Symphonie héroïque, où les dissonnances même qui se heurtent et se mêlent forment un concert serein ! Comme la forêt de hêtres qui livre dans le silence des combats furieux, ainsi guerroie la Vie dans l’éternelle paix.

Ces combats, cette paix, résonnaient dans Christophe. Il était comme un coquillage où l’océan bruit. Des cris épiques passaient, des appels de trompettes, des rafales de sons, que menaient des rythmes souverains. Car tout se muait en sons dans cette âme sonore. Elle chantait la lumière. Elle chantait la nuit. Et la vie. Et la mort. Elle chantait pour ceux qui étaient vainqueurs dans la bataille. Elle chantait pour lui-même, vaincu et terrassé. Elle chantait. Tout était chant. Elle n’était plus que chant.

Son ivresse était telle qu’elle ne s’entendait pas chanter. Comme les pluies de printemps, les torrents de musique s’engouffraient dans ce sol crevassé par l’hiver. Hontes, chagrins, amertumes, révélaient à présent leur mystérieuse mission : elles avaient décomposé la terre, et elles l’avaient fertilisée ; le soc de la douleur, en déchirant le cœur, avait ouvert de nouvelles sources de vie. La lande refleurissait. Mais ce n’étaient plus les fleurs de l’autre printemps. Une autre âme était née.

Elle naissait, à chaque instant. Car elle n’était pas encore ossifiée et formée, comme sont les âmes parvenues au terme de leur croissance, les âmes qui vont mourir. Elle n’était pas la statue. Elle était le métal en fusion. Chaque seconde faisait d’elle un nouvel univers. Christophe ne songeait pas à fixer ses limites. Il s’abandonnait à cette joie de l’homme qui, rejetant derrière lui le poids de son passé, part pour un long voyage, le sang jeune, le cœur libre, et respire l’air marin, et pense que le voyage n’aura jamais de fin. À présent qu’il était repris par la force créatrice qui coule dans le monde, la richesse du monde le prenait à la gorge, comme une extase. Il aimait, il était son prochain comme lui-même. Et tout lui était « prochain », de l’herbe qu’il foulait à la main qu’il serrait. Un bel arbre, l’ombre d’un nuage sur la montagne, l’haleine des prairies apportée par le vent, la nuit la ruche du ciel bourdonnante des essaims de soleils… c’était un tourbillon de sang… il n’avait pas envie de parler, ni de penser, il n’avait plus envie que de rire et de pleurer, et de se fondre dans cette merveille vivante. Écrire, pourquoi écrire ? Est-ce qu’on peut écrire l’indicible ?… Mais que cela fût possible ou non, il fallait qu’il écrivît. C’était sa loi. Les idées le frappaient, par éclairs, en quelque lieu qu’il fût, le plus souvent en promenades. Impossible d’attendre. Alors, il écrivait, avec n’importe quoi, sur n’importe quoi ; et il eût été incapable souvent de dire ce que signifiaient ces phrases qui jaillissaient de lui, dans un élan irrésistible ; et voici que pendant qu’il écrivait, d’autres idées lui venaient, et d’autres ; et il écrivait, il écrivait, sur ses manches de chemise, sur la coiffe de son chapeau ; si vite qu’il écrivît, sa pensée allait plus vite, il devait user d’une sorte de sténographie.

Ce n’étaient là que des notes informes. La difficulté commençait lorsqu’il voulait couler ces idées dans les formes musicales ordinaires ; il faisait la découverte qu’aucun des moules anciens ne pouvait leur convenir ; s’il voulait fixer ses visions avec fidélité, il devait commencer par oublier toute musique entendue, tout ce qu’il avait écrit, faire table rase de tout formalisme appris, de la technique traditionnelle, rejeter ces béquilles de l’esprit impotent, ce lit tout fait pour la paresse de ceux qui, fuyant la fatigue de penser par eux-mêmes, se couchent dans la pensée des autres. Naguère, lorsqu’il se croyait arrivé à la maturité de sa vie et de son art, — (en fait, il n’était qu’au bout d’une de ses vies et d’une de ses incarnations en art), — il s’exprimait dans une langue préexistante à sa pensée ; son sentiment se soumettait sans révolte à une logique de développement préétablie, qui d’avance lui dictait une partie de ses phrases et le menait docilement, par les chemins frayés, au terme convenu où le public l’attendait. À présent, plus de route, c’était au sentiment de la frayer lui-même ; l’esprit n’avait qu’à suivre. Son rôle n’était même plus de décrire la passion, ou de l’analyser ; il devait faire corps avec elle, il tâchait d’en épouser la loi intérieure.

Du même coup, tombaient les contradictions où Christophe se débattait depuis longtemps, sans vouloir en convenir. Car, bien qu’il fût un pur artiste, il avait mêlé souvent à son art des préoccupations étrangères à l’art ; il lui attribuait une mission sociale. Et il ne s’apercevait pas qu’il y avait deux hommes en lui : l’artiste qui créait, sans se soucier d’aucune fin morale, et l’homme d’action, raisonneur, qui voulait que son art fût moral et social. Ils se mettaient parfois l’un l’autre dans un étrange embarras. À présent que toute idée créatrice s’imposait à lui, avec sa loi organique, comme une réalité supérieure à toute réalité, il était arraché à la servitude de la raison pratique. Certes, il n’abdiquait rien de son mépris pour l’immoralisme veule et dépravé du temps ; certes, il pensait toujours que l’art impur et malsain est le dernier degré de l’art, parce qu’il en est une maladie, un champignon qui pousse sur un tronc pourri ; mais si l’art pour le plaisir est la prostitution de l’art, Christophe ne lui opposait pas l’utilitarisme à courte vue de l’art pour la morale, ce Pégase sans ailes qui traîne la charrue. L’art le plus haut, le seul digne de ce nom, est au-dessus des lois d’un jour : il est une comète lancée à travers l’infini. Il se peut que cette force soit utile, il se peut qu’elle semble inutile ou dangereuse, dans l’ordre des choses pratiques ; mais elle est la force, elle est le mouvement et le feu ; elle est l’éclair jailli du ciel ; et par là, elle est sacrée, par là elle est bienfaisante. Ses bienfaits peuvent être même de l’ordre pratique ; mais ses vrais, ses divins bienfaits sont, comme la foi, de l’ordre surnaturel. Elle est pareille au soleil, dont elle est issue. Le soleil n’est ni moral, ni immoral. Il est Celui qui Est. Il éclaire la nuit des espaces. Ainsi, l’art.

Alors Christophe, qui lui était livré, eut la stupeur de voir surgir de lui des puissances inconnues, qu’il n’eût pas soupçonnées : tout autre chose que ses passions, ses tristesses, son âme consciente, mais une âme étrangère, indifférente à ce qu’il avait aimé et souffert, à sa vie tout entière, une âme joyeuse, fantasque, sauvage, incompréhensible. Elle le chevauchait, elle lui labourait les flancs à coups d’éperons. Et, dans les rares moments où il pouvait reprendre haleine, il se demandait, relisant ce qu’il venait d’écrire :

— Comment cela, cela a-t-il pu sortir de mon corps ?

Il était en proie à ce délire de l’esprit, que connaît tout génie, à cette volonté indépendante de la volonté, « cette énigme indicible du monde et de la vie », que Goethe appelait « le démoniaque », et contre laquelle il restait armé, mais qui le soumettait.

Et Christophe écrivait, écrivait. Pendant des jours, des semaines. Il y a des périodes où l’esprit, fécondé, peut se nourrir uniquement de soi, et continue de produire, d’une façon presque indéfinie. Il suffit du plus délicat effleurement des choses, d’un pollen apporté par le vent, pour que les germes intérieurs, les myriades de germes lèvent et fleurissent. Christophe n’avait pas le temps de penser, il n’avait pas le temps de vivre. Sur les ruines de la vie, l’âme créatrice régnait.


Et puis, cela s’arrêta. Christophe sortit de là, brisé, brûlé, vieilli de dix ans, — mais sauvé. Il avait laissé Christophe, il avait émigré en Dieu.

Des touffes de cheveux blancs étaient brusquement apparues dans la chevelure noire, comme ces fleurs d’automne qui surgissent des prairies en une nuit de septembre. Des rides nouvelles sabraient les joues. Mais les yeux avaient reconquis leur calme, et la bouche s’était résignée. Il était apaisé. Il comprenait, maintenant. Il comprenait la vanité de son orgueil, la vanité de l’orgueil humain, sous le poing redoutable de la Force qui meut les mondes. Nul n’est maître de soi, avec certitude. Il faut veiller. Car si l’on s’endort, la Force se rue en nous et nous emporte… dans quels abîmes ? Ou le torrent qui nous charrie se retire et nous laisse dans son lit à sec. Il ne suffit même pas de vouloir, pour lutter. Il faut s’humilier devant le Dieu inconnu, qui flat ubi vult, qui souffle quand il veut, où il veut, l’amour, la mort, ou la vie. La volonté humaine ne peut rien sans la sienne. Une seconde lui suffit pour anéantir des années de labeur et d’efforts. Et, s’il lui plaît, il peut faire surgir l’éternel de la poussière et de la boue. Nul, plus que l’artiste qui crée, ne se sent à sa merci : car, s’il est vraiment grand, il ne dit que ce que l’Esprit lui dicte.

Et Christophe comprit la sagesse du vieux Haydn, se mettant à genoux, chaque matin, avant de prendre la plume… Vigila et Ora, Veillez et priez. Priez le Dieu, afin qu’il soit avec vous. Restez en communion amoureuse et pieuse avec l’Esprit de vie.