Le Buisson ardent/II, 9

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 211-221).
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Deuxième Partie — 9


Christophe ne renouvelait pas l’épreuve d’entendre chanter Anna. Il craignait… une désillusion, ou quoi d’autre ? Il n’eût pas su le dire. Anna avait la même crainte. Elle évitait de se trouver dans le salon, quand il commençait à jouer.

Mais un soir de novembre qu’il lisait auprès du feu, il vit Anna assise, son ouvrage sur ses genoux, et plongée dans une de ses songeries. Elle regardait le vide, et Christophe crut voir passer dans son regard des lueurs de l’ardeur étrange de l’autre soir. Referma son livre. Elle se sentit observée et se remit à coudre. Sous ses paupières baissées, elle voyait toujours tout. Il se leva et dit :

— Venez.

Elle fixa sur lui ses yeux où flottait encore un peu de trouble, comprit, et le suivit.

— Où allez-vous ? demanda Braun.

— Au piano, répondit Christophe.

Il joua. Elle chanta. Aussitôt, il la retrouva telle qu’elle lui était apparue, une première fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde héroïque, comme s’il était le sien. Il continua l’expérience, prenant un second morceau, puis un troisième plus emporté, déchaînant en elle le troupeau des passions, l’exaltant, s’exaltant ; puis, arrivés au paroxysme, il s’arrêta net et lui demanda, les yeux dans les yeux :

— Mais enfin, qui donc êtes-vous ?

Anna répondit :

— Je ne sais pas.

Il dit brutalement :

— Qu’est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainsi ?

Elle répondit :

— J’ai ce que vous me faites chanter.

— Oui ? Eh bien, il n’y est pas déplacé. Je me demande si c’est moi qui l’ai créé, ou si c’est vous. Vous pensez donc des choses comme cela, vous ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’on n’est plus soi, quand on chante.

— Et moi, je crois que c’est alors seulement que vous êtes vous.

Ils se turent. Elle avait les joues moites d’une légère buée. Son sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumière des flambeaux, et grattait machinalement la bougie qui avait coulé sur le rebord du chandelier. Il tapotait les touches, en la regardant. Ils se dirent encore quelques mots gênés, d’un ton brusque et rude, puis essayèrent de paroles banales, et se turent tout à fait, craignant d’approfondir…


Le lendemain, ils se parlèrent à peine ; ils se regardaient à la dérobée, avec une sorte de peur. Mais ils prirent l’habitude de faire, le soir, de la musique ensemble. Ils en firent même bientôt dans l’après-midi ; et chaque jour, davantage. Toujours la même passion incompréhensible s’emparait d’elle, dès les premiers accords, la brûlait de la tête aux pieds, et faisait de cette petite bourgeoise, pour le temps que durait la musique, une Vénus impérieuse, l’incarnation de toutes les fureurs de l’âme.

Braun, étonné de l’engouement subit d’Anna pour le chant, n’avait pas pris la peine de chercher l’explication de ce caprice de femme ; il assistait à ces petits concerts, marquait la mesure avec sa tête, donnait son avis, et était parfaitement heureux, quoiqu’il eût préféré une musique plus douce : cette dépense de forces lui paraissait exagérée. Christophe respirait dans l’air un danger ; mais la tête lui tournait : affaibli par la crise qu’il venait de traverser, il ne résistait pas, et il perdait conscience de ce qui se passait en lui, sans pénétrer ce qui se passait dans Anna. Une après-midi, au milieu d’un morceau, en plein débordement d’ardeurs frénétiques, elle s’interrompit et, sans explication, elle sortit de la pièce. Christophe l’attendit : elle ne reparut plus. Une demi-heure après, comme il passait dans le corridor, près de la chambre d’Anna, par la porte entr’ouverte il l’aperçut au fond, absorbée dans des prières mornes, la figure glacée.


Cependant, un peu, très peu de confiance s’insinuait entre eux. Il tâchait de la faire parler de son passé ; elle ne disait que des choses banales ; à grand’peine, il lui arrachait morceau par morceau quelques détails précis. Grâce à la bonhomie, facilement indiscrète, de Braun, il réussit à entrevoir le secret de sa vie.

Elle était née dans la ville. De son nom de famille, elle s’appelait Anna-Maria Senfl. Son père, Martin Senfl, appartenait à une vieille maison de marchands, séculaire et millionnaire, où l’orgueil de caste et le rigorisme religieux étaient montés en graine. D’esprit aventureux, il avait, comme beaucoup de ses compatriotes, passé plusieurs années au loin, en Orient, en Amérique du Sud ; il avait même fait des explorations hardies au centre de l’Asie, où le poussaient à la fois les intérêts commerciaux de sa maison, l’amour de la science, et son propre plaisir. À rouler à travers le monde, non seulement il n’avait pas amassé mousse, mais il s’était défait de celle qui le couvrait, de tous ses vieux préjugés. Si bien que, de retour au pays, étant de tempérament chaud et d’esprit entêté, il épousa, aux protestations indignées des siens, la fille d’un fermier des environs, de réputation douteuse, qu’il avait commencé par avoir comme maîtresse. Le mariage avait été le seul moyen qu’il eût trouvé pour garder à soi cette belle fille, dont il ne pouvait plus se passer. La famille, après avoir mis vainement son veto, se ferma tout entière à celui qui méconnaissait son autorité sacro-sainte. La ville, — tous ceux qui comptaient, se montrant, comme d’habitude, solidaires pour ce qui touchait à la dignité morale de la communauté, prirent parti en masse contre le couple imprudent. L’explorateur apprit à ses dépens qu’il n’y a pas moins de péril à contrecarrer les préjugés des gens, au pays des sectateurs du Christ que chez ceux du Grand Lama. Il n’était pas assez fort pour pouvoir se passer de l’opinion du monde. Il avait plus qu’entamé sa portion de fortune ; il ne trouvait d’emploi nulle part : tout lui était fermé. Il s’usa en colères inutiles contre les avanies de la ville implacable. Sa santé, minée par les excès et par les fièvres, ne put y résister. Il mourut d’un coup de sang, cinq mois après le mariage. Quatre mois plus tard, sa femme, bonne personne, mais faible et de peu de cervelle, qui depuis ses noces n’avait passé aucun jour sans pleurer, mourait en couches, jetant sur la rive qu’elle quittait la petite Anna.

La mère de Martin vivait. Elle n’avait rien pardonné, même sur leur lit de mort, à son fils, ni à celle qu’elle n’avait pas voulu reconnaître pour sa bru. Mais quand celle-ci ne fut plus, — la vengeance divine étant assouvie, — elle prit l’enfant et la garda. C’était une femme d’une dévotion étroite ; riche et avare, elle tenait un magasin de soieries dans une rue sombre de la vieille ville. Elle traita la fille de son fils moins comme sa petite-fille que comme une orpheline qu’on recueille par charité et qui vous doit en revanche une demi-domesticité. Pourtant, elle lui fit donner une éducation soignée ; mais elle ne se départit jamais envers elle d’une rigueur méfiante ; il semblait qu’elle considérât l’enfant comme coupable du péché de ses parents et qu’elle s’acharnât à poursuivre le péché en elle. Elle ne lui permit aucune distraction ; elle traquait la nature, comme un crime, dans ses gestes, ses paroles, jusque dans ses pensées. Elle tua la joie dans cette jeune vie. Anna fut habituée, de bonne heure, à s’ennuyer au temple et à ne pas le montrer ; elle fut environnée des terreurs de l’enfer ; ses yeux d’enfant aux paupières sournoises les voyaient, chaque dimanche, à la porte du vieux Münster, sous la forme des statues immodestes et contorsionnées qu’un feu brûle entre les jambes et sur qui montent, le long des cuisses, des crapauds et des serpents. Elle s’accoutuma à refouler ses instincts, à se mentir à elle-même. Dès qu’elle fut d’âge à aider sa grand’mère, elle fut employée, du matin au soir, dans le triste et obscur magasin. Elle prit les habitudes qui régnaient autour d’elle, cet esprit d’ordre, d’économie morose, de privations inutiles, cette indifférence ennuyée, cette conception méprisante et maussade de la vie, qui est la conséquence naturelle des croyances religieuses chez ceux qui ne sont pas naturellement religieux. Elle s’absorba dans la dévotion, au point de paraître exagérée même à la vieille femme ; elle abusait des jeûnes et des macérations ; pendant un certain temps, elle s’avisa de porter un corset garni d’épingles qui s’enfonçaient dans sa chair, à chaque mouvement. On la voyait pâlir ; mais on ne savait ce qu’elle avait. À la fin, comme elle défaillait, on fit venir un médecin. Elle refusa de se laisser examiner — (elle fût morte plutôt que de se déshabiller devant un homme) ; — mais elle avoua ; et le médecin fit une scène si violente qu’elle promit de ne plus recommencer. La grand’mère, pour plus de sûreté, soumit dès lors sa toilette à des inspections. Anna ne trouvait pas à ces tortures, comme on aurait pu croire, une jouissance mystique ; elle avait peu d’imagination, elle n’eût pas compris la poésie d’un François d’Assise ou d’une sainte Thérèse. Sa dévotion était triste et matérielle. Quand elle se persécutait, ce n’était pas pour les avantages qu’elle en attendait dans la vie future, c’était par un ennui cruel qui se retournait contre elle-même, trouvant un plaisir presque méchant au mal qu’elle se faisait. Par une exception singulière, cet esprit dur et froid, comme celui de l’aïeule, s’ouvrait à la musique, sans qu’elle sût jusqu’à quelle profondeur. Elle était fermée aux autres arts ; elle n’avait peut-être jamais regardé un tableau, de sa vie ; elle semblait n’avoir aucun sens de la beauté plastique, tant elle manquait de goût, par indifférence orgueilleuse et volontaire ; l’idée d’un beau corps n’éveillait en elle que l’idée de la nudité, c’est-à-dire, comme chez le paysan dont parle Tolstoy, un sentiment de répugnance, d’autant plus fort chez Anna qu’elle percevait obscurément, dans ses rapports avec les êtres qui lui plaisaient beaucoup plus le sourd aiguillon du désir que la tranquille impression de jugements esthétiques. Elle ne se doutait pas plus de sa propre beauté que de la force de ses instincts refoulés ; ou plutôt, elle ne voulait pas s’en douter ; et, avec l’habitude du mensonge intérieur, elle réussissait à se donner le change.

Braun la rencontra à un dîner de mariage où elle se trouvait, d’une façon exceptionnelle : car on ne l’invitait guère, à cause de la mauvaise réputation que continuait de lui faire l’indécence de son origine. Elle avait vingt-deux ans. Il la remarqua. Ce n’était pas qu’elle cherchât à se faire remarquer. Assise à côté de lui, à table, raide et mal fagotée, elle ouvrit à peine la bouche pour parler. Mais Braun, qui ne cessa de causer avec elle, c’est-à-dire tout seul, pendant tout le repas, revint enthousiasmé. Avec sa pénétration ordinaire, il avait été frappé de l’air de candeur virginale de sa voisine ; il avait admiré son bon sens et son calme ; il appréciait aussi sa belle santé et les solides qualités de ménagère qu’elle lui parut avoir. Il fit visite à la grand’mère, revint, fit sa demande et fut agréé. Point de dot : Mme  Senfl léguait à la ville, pour des missions commerciales, la fortune de sa maison.

À aucun moment, la jeune femme n’avait eu d’amour pour son mari : c’était là une pensée dont il ne lui semblait pas qu’il dût être question dans une vie honnête, et qu’il fallait plutôt écarter comme coupable. Mais elle savait le prix de la bonté de Braun ; elle lui était reconnaissante, sans le lui montrer, de ce qu’il l’avait épousée malgré son origine douteuse. Elle avait d’ailleurs un fort sentiment de l’honneur conjugal. Depuis sept ans qu’ils étaient mariés, rien n’avait troublé leur union. Ils vivaient l’un à côté de l’autre, ne se comprenaient point, et ne s’en inquiétaient point : ils étaient, aux yeux du monde, le type d’un ménage modèle. Ils sortaient peu de chez eux. Braun avait une clientèle assez nombreuse ; mais il n’avait pas réussi à y faire agréer sa femme. Elle ne plaisait point ; et la tache de sa naissance n’était pas encore tout à fait effacée. Anna, de son côté, ne faisait nul effort pour être admise. Elle gardait rancune des dédains qui avaient attristé son enfance. Puis, elle était gênée dans le monde, et ne se plaignait pas qu’on l’oubliât. Elle faisait et recevait quelques visites indispensables, qu’exigeait l’intérêt de son mari. Les visiteuses étaient de petites bourgeoises curieuses et médisantes. Leurs commérages n’avaient aucun intérêt pour Anna ; elle ne prenait pas la peine de dissimuler son indifférence. Cela ne se pardonne point. Aussi, les visites s’espaçaient, et Anna restait seule. C’était ce qu’elle voulait : rien ne venait plus troubler le rêve qu’elle ruminait, et le bourdonnement obscur de sa chair.