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Le Bureau de placement/Chapitre 1

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Le Bureau de placement
Europe (revue mensuelle) n° 122122, 15/02/1933 (p. 217-229).
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I



Le train omnibus déposa Adrien à Bucarest un soir d’avril 1904. C’était un train de pauvres, composé uniquement de troisièmes et de wagons de marchandises. Depuis Braïla, il avait mis plus de huit heures à faire les deux cent trente kilomètres environ qui séparent cette ville de Bucarest, traversant une interminable plaine noirâtre et semblant ne plus vouloir repartir après chaque arrêt dans les haltes solitaires de la steppe du Baragan. Pauvre train. Adrien, passant près de la locomotive ahanante, suintante, toute rafistolée, lui jeta un regard de commisération :

« Ces machines, pensa-t-il, on dirait qu’elles ont une âme. Lorsqu’on les fatigue trop, elles gémissent comme des êtres animés. »

Il se serait complu à poursuivre cette idée de la machine — bête de trait, mais, dans la bousculade de la sortie, le visage tourmenté d’une paysanne lui rappela sa mère et il s’attrista aussitôt. Encore une fois elle l’avait gourmandé et s’était opposée à son départ. Il avait passé outre comme de coutume, néanmoins les paroles de la mère l’agaçaient :

— Tu pars, tu reviens… Tu pars vêtu, tu rentres déguenillé. Combien de temps cela va durer ? Tu as vingt ans et point de profession définie. Tu fais tous les métiers, mais aucun convenablement. Autant dire, tu ne fais rien, quoi ! Vagabond !

Adrien savait que, selon sa mère et selon tout le quartier, n’était convenable qu’une vie pareille à celle de la locomotive — bête de trait. Bien pis, lui, il devait encore se marier, user ses os entre une famille misérable et un infâme atelier.

Non. Pas ça ! Plutôt le vagabondage ! Plutôt le mépris universel ! N’était-il pas maître de son existence ? Pourquoi lui imposer la charge d’une famille et le bagne d’un atelier ? Non, non ! Il aimait courir la terre, connaître, contempler. Voilà la vie qu’il aimait, au prix même de tous les sacrifices, de toutes les souffrances.

Au reste, Mikhaïl menait cette existence-là, Mikhaïl qui était né noble, et cela lui suffisait : c’était un magnifique exemple de volonté, de vie indépendante, contemplative. De cinq années plus âgé que lui, Mikhaïl soumettait à l’examen d’Adrien une expérience qui lui permettait de contrôler ses actes à chaque instant, de voir le bien et le mal, le beau et le laid du chemin qu’il s’était choisi.

— Tiens ! fit-il soudain, Mikhaïl doit m’attendre sur le quai du côté de la rue Grivitza. Je l’ai oublié, comme un imbécile !

Ses pensées l’avaient distrait au point de se laisser entraîner dans une autre direction par une foule d’ouvriers agricoles descendus du même train, lamentable cohue qui venait quémander, sur le marché de la capitale, du travail payé à raison d’un franc cinquante et nourri, pour des journées de seize heures. Adrien, chargé de ses bagages, se dégagea à grand’peine, jouant des coudes et tempêtant.

— Voilà des gens heureux de pouvoir fonder une famille et de s’engager comme esclaves pour la vie ! s’exclama-t-il avec mépris. Est-ce là mon destin ? Ah, non ! je préfère être bandit ou crever tout de suite !

Il bougonnait presque à haute voix. Mikhaïl le vit de loin, accourut et lui ouvrit ses bras. Ils s’embrassèrent comme des mâles, mais avec une chaleur d’amants. Car ils s’aimaient mieux que des amants.

— Allons d’abord dans un café, pour que tu t’y remettes un peu, dit Mikhaïl. Tu as l’air furieux. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et arrange-toi ce chiffon de cravate que tu portes toujours de travers. Passe-moi ta valise.

Le calme que s’imposait en toute circonstance ce grand nerveux qu’était Mikhaïl Mikhaïlovitch Kazanski exerçait une influence salutaire sur le tempérament un peu débraillé d’Adrien. Cette fois encore les paroles fermes du Russe mirent de l’ordre dans les nerfs de son jeune ami. Toutefois celui-ci ne put s’empêcher de ponctuer sa mauvaise humeur en employant de gros mots accompagnés de grands gestes :

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-il en levant les bras au ciel. Eh bien, c’est cette chienne de belle vie, qui va mal ! Et cela, toujours à cause de ma mère : elle me veut garçon modèle ! Modèle, à sa façon de comprendre la vie.

Mikhaïl s’arrêta, posa la valise à terre donna un coup d’œil à la ronde, enfonça les mains dans les poches de sa veste et, dépouillant son visage de toute expression, regarda Adrien dans le blanc des yeux. Puis :

— Les passants vont croire que nous nous disputons. Et tu sais bien que je n’aime pas mettre tout le monde dans mon intimité. Alors voilà : j’irai en avant avec la valise et tu me suivras à dix mètres jusqu’à ce que tu aies maîtrisé tes mauvaises manières.

Et il repartit d’un pas pondéré, la valise sur l’épaule droite.

Adrien montra promptement un sincère regret d’avoir fâché son grand ami, et il eût volontiers accepté deux gifles pour que Mikhaïl renonce à la cruelle punition qu’il lui administrait, mais il savait qu’il était inutile d’ouvrir la bouche. Devant les récidives d’Adrien, le noble Tatar était d’une intransigeance farouche.

— Seuls les buffles, lui avait-il dit une fois, ont besoin d’une gaule pour être conduits. Les gens, et surtout les gens à prétentions, doivent comprendre en peu de temps ce qui est recommandable.

Aussi, bien que navré, Adrien dut obéir. Il suivit son ami, tête basse, comme un chien battu. Cet incident fâcheux survenu, à l’instant même où ils se revoyaient après une séparation d’une année, le chagrina outre mesure. Il se promit, pour la centième fois, de racheter sa nouvelle imprudence en surveillant de plus près sa nature impulsive.

La rue Grivitza fourmillait de peuple circulant à la débandade, ou plutôt à la diable : Olténiens désœuvrés, manœuvres chômeurs, paysans hagards, tsiganes flâneurs, hommes et femmes, tous pieds nus et vêtus de loques. Les femmes portaient souvent des enfants ou les traînaient. On se heurtait à chaque pas, on s’injuriait. Les mots les plus obscènes étaient lancés à toute volée. Adrien n’entendait rien et ne voyait que le dos de Mikhaïl. Il regardait avec amour le dos de son ami et tâchait de ne pas le perdre de vue. Il aurait voulu le caresser, tenir longuement sa main sur ces aimables omoplates qui faisaient onduler le vêtement, car la valise écrasait un peu les épaules de Mikhaïl. Celui-ci, de taille moyenne et de constitution plutôt faible, avançait péniblement, zigzaguant parmi les piétons qui le bousculaient presque à plaisir. Ses jambes courtes défaillaient parfois, et son chapeau était sur le point de tomber.

« Je mérite d’être battu », se disait Adrien, humilié par ce spectacle. Il sentait un besoin irrésistible de se précipiter sur Mikhaïl, de lui baiser le dos et de lui arracher la valise. Mais alors, quelle histoire ! Son ami ne lui eût jamais pardonné une telle « mascarade », ainsi qu’il appelait toute manifestation sentimentale déplacée.

Par bonheur, ce supplice ne fut pas long. Mikhaïl disparut dans un café. Adrien soupira soulagé. Ils prirent place à une table située dans un coin discret et aussitôt le Russe montra au jeune étourdi un visage joyeux.

— Eh bien ! dit-il, c’est fini. N’en parlons plus. Quant à la querelle de la maison, je t’ai toujours dit : tu as tort. Il est naturel que ta mère ne puisse pas te comprendre. Ta vie, comme la mienne, est celle d’un vaurien. Une mère ne peut pas approuver cela. Pourquoi donc la tourmentes-tu, en t’obstinant à lui faire croire que ta conduite serait raisonnable ? Non, elle ne l’est pas. Nous sommes des fous !

Mikhaïl se tut, étonné de voir Adrien si sage et repentant. Accoudés face à face, ils se souriaient, les yeux dans les yeux, Mikhaïl portait maintenant une barbe rousse comme sa moustache. Cela allait mal avec ses cheveux, noirs comme du bleu de Prusse. Adrien eût voulu questionner tout de suite son ami sur la Mandchourie et sur la guerre russo-japonaise, d’où il revenait après un séjour de huit mois, mais il avala son envie. C’eût été une nouvelle gaffe, Mikhaïl lui ayant écrit de ne pas parler en public de ce voyage, assez mystérieux, comme du reste toute la personne du Russe et comme son origine, qu’Adrien eût donné dix ans de sa vie pour connaître.

Le café était populacier, horriblement bruyant. Des porte-faix et des manœuvres du bâtiment, mêlés à des vagabonds vivant de larcins et tout aussi crasseux et suspects, hurlaient et gesticulaient comme des sourds. Adrien savait que Mikhaïl choisissait de préférence ces tavernes lorsqu’il voulait converser en sûreté.

— Là où tout le monde hurle, tu peux hurler aussi, disait-il.

On leur apporta des cafés turcs. Ils allumèrent de curieuses cigarettes russes, carton plus long que le tabac. C’était, le reste d’une boîte achetée à Odessa et que Mikhaïl avait gardée exprès pour en offrir à Adrien. Celui-ci remarqua la distinction des manières de son ami, alors même qu’il ne faisait que fumer et déguster son café. Il osa objecter :

— Nous sommes des fous, dis-tu. Cependant, notre vie n’a rien d’insensé : nous aimons la nature, la liberté, les arts. Est-ce folie, si nous préférons ces valeurs-là, réelles, aux fausses valeurs de la vie bourgeoise ? Je veux…

— Tu veux ! Tu ne sais pas ce que tu veux ! interrompit Mikhaïl, avec quelque vivacité, qui surprit Adrien. Laisse de côté ce que tu veux et regarde ce que tu peux vouloir, et avoir. Et tu ne peux pas avoir en même temps, une mère qui se sacrifie pour son fils et une liberté qui se moque de l’amour d’une telle mère. Comprends-tu ? C’est un féroce égoïsme, ce que tu veux avoir. Puis, disons-le franchement : les « valeurs » que tu proclames ne sont, tout compte fait, que des lubies. Allons… ! Liberté, nature, arts, pensées égalent zéro ! Tout cela ne vaut pas un foyer tendre, un bon petit boulot régulier et une santé riche d’optimisme, qu’on ne peut pas avoir quand on court la terre, affamé la plupart du temps et couchant à la belle étoile. Ne me parle pas trop de ces valeurs-là. Je les connais, va ! Et je puis te dire que j’en ai soupé !

Adrien s’attrista :

— Tiens ! fit-il. Je croyais, au contraire, que tu en étais amoureux. Tu leur as sacrifié, me semble-t-il, bien autre chose qu’un « foyer tendre et un bon petit boulot régulier ».

Et il ajouta, pendant que Mikhaïl, abandonnant brusquement sa sévérité, l’examinait, narquois, du coin de l’œil.

— Ainsi, je fais fausse route ? Comment se fait-il, alors, que tu m’aimes justement parce que je suis comme je suis ? Et pourquoi n’es-tu pas resté dans ce monde des foyers ultra-tendres et des santés riches d’optimisme. Ne viens-tu pas de ce monde-là ?

Mikhaïl ressentit comme un petit choc électrique. Il n’aimait pas qu’Adrien lui parlât de son passé et fît allusion à sa naissance. Il le lui avait dit maintes fois. Cette naissance, ce passé, le monde d’où il venait, Mikhaïl ne les lui avait d’ailleurs jamais dévoilés. Tout au plus y avait-il fait quelques allusions tendrement indiscrètes en des heures de fâcheuse nostalgie. Mais il était facile de soupçonner son origine, sa belle race, à quiconque voulait observer sa nature délicate et la force de son caractère, les langues qu’il parlait et son instruction solide, qui trahissaient l’homme, même dans les moments où celui-ci s’évertuait, par l’expression ou par le geste volontairement grossiers, à dérouter l’observateur.

— Vois-tu, mon cher Adrien, dit-il avec de la mélancolie dans la voix, tu as hérité de ta mère une honnêteté plébéienne, beaucoup de franchise rustre, un très bon cœur, et cela t’aurait suffi ; mais ton diable de père a tout gâté, en y mêlant une masse de sensibilité hellénique et toute l’audace des pirates céphalonites dont il descendait. Ainsi, tu es sorti nature d’artiste, c’est-à-dire tzigane, c’est-à-dire un homme qui peut facilement envoyer son père au gibet ! Au reste, dans votre histoire roumaine, presque tous vos princes sont issus de ce mélange-là, et presque tous sont montés sur le trône après avoir d’abord fait assassiner le père et crever les yeux du frère aîné. Ensuite ils bâtissaient une église de boue !

Adrien partit d’un grand éclat de rire :

— Non ! Je ne te ferai pas assassiner, ni crever les yeux !

— Ça, non, mais tu pourrais très gentiment me faire envoyer en Sibérie ! Et maintenant, passons au pratique, voyons ce que nous allons faire à Bucarest.

Ils reprirent des cigarettes russes et redemandèrent des cafés. Mikhaïl questionna, les yeux pleins de malice :

— Voudrais-tu que nous fassions, cette fois encore, bourse commune ?

Ce fut au tour d’Adrien d’être frappé au cœur. Il baissa les yeux, puis les braqua sur ceux de Mikhaïl, comme pour l’implorer de ne pas insister. Car cette question avait son histoire.


Dès le commencement de leur amitié idéale, — d’abord dans la pâtisserie de Kir Nicolas à Braïla, puis lors de leur premier séjour à Bucarest, — les deux amis s’étaient aperçus que l’argent n’avait pour eux qu’une valeur relative. Non seulement ils ne concevaient pas de se le refuser l’un à l’autre si l’un des deux venait à en manquer, mais il leur était presque impossible de le refuser même à un inconnu ou à quelque vague camarade de misère qui, un soir, serait venu leur dire sa détresse.

Ainsi la bourse commune s’imposa d’elle-même. À quoi bon se figurer que chacun disposait de son argent, puisque leurs vies étaient soudées ; l’un n’aurait pu manger, sachant que l’autre manquait de pain.

Puis ils étaient inséparables. Parfois même ils travaillaient ensemble, dans les hôtels, les restaurants ou dans les chantiers de construction. Et, comme Adrien était d’une prodigalité insensée, il fut convenu que Mikhaïl serait le caissier. Il le fut, avec beaucoup de sagesse. Deux années durant il sut administrer leur misère avec une adresse devant laquelle Adrien n’eut qu’à s’incliner, sans que de ce fait sa « nature d’artiste » ait eu trop à souffrir. Car Mikhaïl, âme tendre, savait très bien que la misère des vagabonds n’est supportable qu’à condition de l’épouvanter, de temps à autre, par un acte de folie. C’est pourquoi, lors des tristes et cependant bien joyeuses semaines de chômage, lorsqu’il s’apercevait que le régime du pain et du hareng fumé, ou même du pain sec, menaçait de « faire sauter la chaudière », il décidait soudain qu’il fallait se payer une petite orgie. Alors ils allaient dans un restaurant et dépensaient deux francs, puis un autre franc dans un cabaret chic, à écouter l’orchestre, déguster un bon café turc et fumer deux « Royales ». Parfois, le cœur désemparé, il leur arrivait même de se saouler. Après quoi, ils gagnaient leur taudis où, avant de se coucher, ils examinaient l’étendue du désastre et commençaient aussitôt à se mortifier l’âme.

C’était quand même une belle vie, jusqu’au moment où elle se gâta soudain et faillit entraîner la séparation définitive des deux amis. Par la faute d’Adrien naturellement.

Un jour, Adrien trouva qu’il travaillait depuis trop longtemps seul à garnir la bourse commune, cependant que Mikhaïl se promenait. C’était vrai. Il y avait environ deux mois que Mikhaïl chômait, mais il le faisait malgré lui. N’empêche, Adrien, cédant à un regrettable mouvement d’humeur, accusa son ami de paresse. Lui remettant, un samedi soir, sa dernière paie il lui dit grossièrement :

— Voilà. Et à partir de demain, je ne vais plus au travail : si tu aimes la paresse, je l’aime autant. Je serai… chômeur, comme toi !

Il lui avait dit cela tout en roulant voluptueusement une cigarette. Quand il leva la tête et eut regardé Mikhaïl, le visage de celui-ci était devenu cadavérique. Adrien en eut peur :

— Quoi ? Je t’ai fait tant de peine ?

— Non, dit Mikhaïl, tu m’as fait plaisir. Néanmoins voici ton argent. Et sache que demain je quitte la Roumanie.

— Tu plaisantes, Mikhaïl, s’écria Adrien, dont les mains se mirent à trembler au point que le Russe en fut touché au cœur.

Oui, mais c’était un cœur de Tatar. Quoique convaincu de l’étourderie de son ami et malgré les sincères excuses que l’autre lui fit, il fut irréductible : le lendemain matin, il bazarda deux beaux complets neufs, une bague et alla jusqu’à se séparer d’une magnifique pièce d’or antique ; à minuit il prenait le train pour la frontière russe de Itzkani.

Adrien épuisa toute la gamme des supplications, puis voyant que tout était vain, tomba dans un silence long et suspect qui donna à Mikhaïl à réfléchir. Toute la soirée, il traîna aux côtés de l’offensé, sans plus prononcer un mot et fumant comme un fou. Alors Mikhaïl revint avec une concession :

— Eh bien, dit-il, puisque tu es un homme double : un qui blesse mortellement et l’autre qui en souffre ensuite comme un chien, je me rends à ce dernier. Par conséquent il n’y aura qu’une séparation de quelques mois. Mais il doit y avoir une séparation pendant laquelle tu auras tout le loisir de faire ton examen de conscience et, peut-être, de te rendre compte que l’amitié n’est pas un torchon dont tu puisses nettoyer tes bottes. Maintenant, voici ma main : je te promets de venir te retrouver, si je ne suis pas mort. De toute façon, j’étais à moitié décidé à entreprendre ce voyage en Mandchourie, afin de voir ce que c’est qu’une guerre entre le gros imbécile de Russe et le tenace Japonais, cet Allemand de l’Extrême-Orient. Et s’il arrive qu’à mon tour je te retrouve marié et assagi, j’en serai heureux pour ta bonne mère.

Adrien avait pris la main que Mikhaïl lui tendait, mais ses mâchoires continuaient à rester vissées. Il était hébété, ahuri. Il ne put articuler un seul mot. Il n’eut même pas un sourire quand, de plus en plus touché, Mikhaïl lui prit la main et lui fit une caresse :

— Comme c’est dommage ! Un si bon cœur, tant de sincérité et si peu de raison ! Tu ne seras jamais heureux, mon pauvre Adrien !

Il le serra violemment dans ses bras et monta dans le train qui s’était mis en branle.

— Au revoir, hé ! Dis-moi donc au revoir !

Rien. Seulement deux yeux d’aimable bête qui regardaient le fuyard.


Presque le même regard fixait maintenant Mikhaïl, quand celui-ci eut demandé :

— Eh bien, on va faire encore bourse commune ?

— Comme tu veux, répondit Adrien. Et il pensa à ce que lui avaient coûté la bourse commune et son propre manque de caractère.

Ils rirent quand même de bon cœur.

— Moi, je possède trente francs environ, dit Mikhaïl. J’en avais deux cents il y a un mois, quand je suis arrivé à Bucarest, mais, ne t’y trouvant pas, j’ai eu le cafard et je me suis amusé un peu.

— Tu es encore plus riche que moi. Comment as-tu pu te procurer l’argent pour le voyage en Mandchourie et même pouvoir t’habiller si magnifiquement, je me le demande.

— En Russie, et même ailleurs, trouvent facilement de l’argent tous ceux qui n’ont pas les mains calleuses. Le mien je l’ai trouvé auprès de ceux qui me le devaient et qui m’en doivent encore. Ce n’est pas l’Okhrana qui me l’a procuré, tu en es certain, n’est-ce pas ?

Adrien ouvrit de grands yeux :

— Je n’y avais pas songé.

— Bon. Alors j’ai trente francs. Et toi ?

— Je n’en ai que vingt, mais je suis riche de deux costumes splendides, faits à Londres.

— Ah ! tu t’habilles à Londres, maintenant ?

— Pas moi, mais s’habillait à Londres le pauvre Bernard Thuringer qui m’en a fait cadeau. À propos : dans cette maison bourgeoise, mon socialisme a été mis à une rude épreuve, j’ai vu les riches Thuringer se ruiner et mourir de faim sous mes yeux. Qu’en dis-tu ?

— Je dis que tu découvres l’Amérique.

— Non, mais, tout de même, c’est affreux ! On ne voit pas ça tous les jours : de gros bourgeois crever d’inanition. Tu parles ! Pour des mains qui n’étaient pas calleuses…

Adrien raconta avec force détails le « drame humain » auquel il avait assisté. Il avoua que ce cas l’avait beaucoup troublé, et qu’il doutait maintenant de la solidité de la théorie des « classes » :

— Où est donc l’immuabilité de ces classes sociales dont on nous rebat les oreilles ? J’ai vu comment le riche peut devenir pauvre, ce qui n’est pas grave. Mais si le pauvre peut et veut s’enrichir — et on sait qu’il n’y a pas de pauvre qui ne veuille occuper la place du riche — la question change. Cela veut dire qu’il n’y a pas une morale de classes. Et moi, c’est la morale du pauvre qui m’intéresse, non point sa situation forcée. Car on aura beau supprimer les classes, il s’y trouvera toujours une place meilleure qu’une autre et, si le prolétaire d’aujourd’hui n’a pas une conscience qui soit une véritable morale de classes, la lutte pour la vie facile et l’injustice resteront les mêmes, en dépit du chambardement social. Alors, il faudra tout recommencer. Voilà comment je pense.

— Eh bien, pour un socialiste tu es propre ! conclut Mikhaïl. Du reste, Cristin m’en a parlé.

— Cristin ?

— Oui, Cristin. Qui me déteste. Et qui te déteste. Moi, parce que je ne suis pas socialiste. Toi, pour ta façon de l’être. Il se donne maintenant des airs de coryphée socialiste, fait du tapage, se démène. Mais il est bon garçon, bon cœur. Il était furieux surtout pour ta collaboration à Dimineatsa. Il dit que tu déroutes les ouvriers, leur faisant confondre le socialisme avec la « sale démocratie bourgeoise ». Je ne trouve pas. J’ai lu toute la série de tes articles sur le conflit des débardeurs de Braïla et je crois que tu ferais un bon journaliste. On parle de toi ici avec estime. Tu as le vent en poupe. Je te conseille de persister. Mais tu n’en feras rien. Tu es trop changeant, trop bohème, même et surtout quand il s’agit de soigner tes intérêts. Dommage. Ton style m’a épaté.

Adrien but ces compliments avec avidité, mais il tâcha de cacher son plaisir et fit diversion :

— Tu fréquentes donc Cristin ?

— Mais j’habite chez lui… et même j’y travaille, si on peut appeler ça du travail.

— Tu travailles chez Cristin ! Comment ça ? Il est matelassier !

— Oui, il est matelassier et aussi, depuis un mois, co-patron d’un bureau de placement.

Adrien se mit à hurler :

— Qu’est-ce que tu me racontes là ? Cristin, le socialiste, patron d’un bureau de placement ! Mais ces bureaux-là sont des nids de mouchards, les antichambres de notre Sigourantsa !

— Le sien ne l’est pas, il faut dire la vérité. Tous ses « agents » sont des gens honnêtes, de pauvres épaves comme moi et toi. Tu t’en convaincras toi-même, car c’est là que tu coucheras, toi aussi. Je n’ai point de chambre. Et c’est très intéressant, ce bureau de placement. Je m’y amuse au possible. Parfois, même je m’y instruis.

Le jeune homme était perplexe :

— N’empêche, fit-il, dégoûté. Un agent qui place des domestiques se frotte trop à notre Okhrana, Il est tenu, nos serviteurs étant considérés presque comme des malfaiteurs. Peux-tu exercer un semblable métier ?

— Très bien.

— Cependant, tu disais craindre la Sibérie.

— Justement, ainsi je la craindrai moins. Je serai comme l’écrevisse qui courait accrochée à la queue du renard. Mais voilà que tu me fais à nouveau parler de choses que je n’aime pas. Allons, plutôt, filons ! Il fait nuit.

Avant de quitter le bistrot, ils réalisèrent la caisse commune. Mikhaïl compta le tout, après avoir réglé les consommations. Le « fonds » s’élevait à 53 francs. Il y avait de quoi vivre chichement une quinzaine de jours.

— Tu m’as tout donné ? demanda le caissier.

— Tout ! clama Adrien, mais il riait et Mikhaïl comprit que, conformément à une vieille habitude, il avait quand même gardé un ou deux francs.

Ce n’était pas pour en profiter tout seul. Non, il n’en était pas capable. Mais, aux moments noirs, quand Mikhaïl déclarait que la caisse était vide, Adrien aimait surprendre son ami en tirant du fond d’une poche quelques sous « oubliés ». Aussi, le trésorier ne protestait pas contre ces innocentes roublardises, « inhérentes, disait-il, au caractère tzigane ».

Ils sortirent. Une pluie fine commençait à tomber sur un pavé très sale. Le tram à deux chevaux, quoique archi-« complet », fut assailli par une foule sauvage, égoïste, dépourvue de toute pitié à l’égard des pauvres bêtes dont les corps fumaient. Le conducteur protestait inutilement. Il faillit même recevoir une claque d’un « monsieur » qui s’accrocha sur le tampon et que le malheureux employé pria timidement de descendre.

Les deux amis attendirent le tram suivant. Ce fut la même histoire, car c’était l’heure de l’arrivée de plusieurs trains. La pluie devenait toujours plus dense.

— Payons-nous le luxe d’une voiture, décida Mikhaïl. Tant pis pour le franc. Il pleut. Et puis avec ta valise il nous sera impossible de faire comme tout le monde.

Ils prirent une voiture.

Les rues étaient bondées de passants et de vendeurs ambulants mouillés comme des rats. Un Olténien, quoique vêtu seulement de sa chemise nationale et du caleçon large, ne pressait guère le pas, malgré la pluie. Marchand de charbon de bois, il avait ses paniers vides, qui se balançaient, légers, suspendus à la cobilitza. Il semblait heureux, dodelinait de la tête et chantait :

Seigneur, il ne faut pas me tuer,
Pour avoir aimé deux sœurs
Et une belle-mère avec trois brus.