Le Bureau de placement/Chapitre 8

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Le Bureau de placement
Europe (revue mensuelle) n° 12505-1933 n° 125 (p. 80-95).
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VIII


Vers la fin du mois d’août, une nouvelle des plus séduisantes traversa comme l’éclair le monde miséreux des bureaux de placement : un monsieur riche et paralytique demandait de belles servantes, pour l’étranger ; il payait royalement. C’est Nitza qui, le premier, apporta la nouvelle, après l’avoir vérifiée à son seul avantage, plaçant en cachette une de ces belles servantes que le monsieur demandait et empochant une somme inouïe, absolument inusitée dans le placement des domestiques : trente francs !

Le « Bureau » était bouche bée. Cristin dit :

— Trente francs pour une servante, quand on peut l’avoir, même pour aller à l’étranger, à dix francs ? Ça me paraît bien suspect !

— Ce n’est pas trop payé, dit Nitza, car j’ai battu le pavé plus de dix jours et je lui ai présenté plus de vingt femmes jusqu’à ce qu’il en ait trouvé une à son goût. Il les veut grandes, fortes, présentables, de vraies belles femmes !

— Il ne leur demande rien d’autre, quant au service ?

— Rien.

— C’est un proxénète !

— Ha, ha, s’exclama Nitza, triomphant ! Je m’attendais à ce que tu me dises cela. Mais voilà : j’y ai pensé moi-même et j’ai pris mes précautions. Eh bien, inutile de suspecter cet homme. D’abord il porte la médaille Vaillance et Fidélité, puis un jour je l’ai trouvé déjeunant entre les députés Louca Tomescu et Stéphane Covrig. Alors j’ai tout su, car j’ai assisté à leur conversation, pendant qu’il m’expliquait comment doivent être les femmes dont il a besoin. Il s’agit de figurantes pour je ne sais quelle sorte de spectacle à Paris. Il l’a dit en français à ses amis les députés, qu’il tutoyait. Et il appelle notre ministre de l’Intérieur par son diminutif, Silica. Enfin, j’ai compris qu’il est retraité, ancien inspecteur de la Sûreté Générale. Que voulez-vous de plus ? Il est de la haute pègre !

En effet, tous les soupçons tombèrent. Et une course folle s’engagea entre les agents de tous les bureaux ainsi qu’entre les belles servantes. C’était à qui arriverait le plus vite, avec son offre et son espoir, devant ce fameux paralytique, dont le nom était Racaceanu. Toutes les affaires courantes furent rejetées au second plan. Au diable les placements à cinq francs. On sut bientôt que, pour une femme vraiment à son goût, Racaceanu payait non pas trente francs, mais le double et le triple. Et il ne s’embarrassait pas de la condicoutsa, ce vil carnet policier que la loi imposait à tous les domestiques pour mieux les asservir. Puis, quelles conditions pour l’engagée ! Une avance de trois cents francs. Garde-robe battant neuf. Passeport. Voyage payé. Et, là-bas

Eh bien, là-bas, c’était le paradis de la femme veinarde : cinq cents francs par mois, féerie, banquets, etc. Et le reste qui attend toute femme belle et, naturellement, complaisante. C’est son affaire !

Un mois et demi durant, place Saint-Georges, où les bureaux de placement pullulaient, on n’entendit que le nom d’un homme : Racaceanu, et celui de l’endroit où il habitait : rue de l’Ombre. Sous les beaux arbres du jardin qui porte également le nom de Saint-Georges et où l’on ne voyait jusque-là que des serviteurs bavards ou tristes, on vit toute une floraison de grosses cocottes, horriblement fardées et fanfreluchées, qui accostaient les agents des bureaux, avec la voix enrouée et les manières de la rue Croix-de-Pierre :

— Chéri ! Ne crois-tu pas que je ferais l’affaire de Racaceanu ? Essayons ! Cent francs pour toi si ça colle !

Et quand on apercevait un des employés vêtu d’un beau complet acheté Au pou d’or (ou chez le « Père Lazare »), comme Nitza, qui passait rayonnant place Saint-Georges, on disait avec envie :

— En voilà un qui a fait son coup rue de l’Ombre !

Adrien et Mikhaïl furent eux aussi de la superbe aventure. Ils « travaillèrent » ensemble. Par amitié, par nécessité pratique et aussi, le cas échéant, par esprit de solidarité dans le malheur. Car Mikhaïl ne partageait pas la crédulité générale quant à la rectitude morale du monsieur décoré de la Vaillance et Fidélité qui déjeunait chez lui en compagnie de députés et appelait des ministres par leur diminutif :

— Il est plus que certain, ainsi que Cristin le disait, que nous nous trouvons en présence d’un proxénète. Mais le type est soutenu d’en haut. Et puisque tant de monde trempe dans l’affaire, disons-nous aussi qu’elle est propre, d’autant plus que c’est nous deux que Racaceanu préfère.

Racaceanu les préférait parce qu’ils s’étaient montrés, dès le début, expéditifs, intelligents. Ils ne l’embêtaient pas avec toutes sortes de femmes impossibles, à l’exemple de tous les autres agents. Ils avaient le mérite de lui avoir fourni, coup sur coup, trois « superbes juments » ainsi qu’il les nommait. Et Mikhaïl fut le seul agent qui lui parla français, ce qui flatta la fripouille.

Un costaud à la physionomie ordinaire. Moustaches à la Guillaume. Raie grisonnante au milieu de la tête. Regard effronté. Élégamment vêtu et tout couvert de bijoux chers : nombreuses bagues ; épingle à grosse perle à la cravate ; grosse chaîne d’or, traversant toute la largeur de sa poitrine.

Il recevait assis dans un voltaire. Près de lui, on voyait en permanence une femme qui était le modèle de ce qu’il demandait. Elle ne parlait jamais. C’est lui seul qui pérorait, jovial et ferme :

— Monsieur ! disait-il à Mikhaïl, en français. craignez pas rien ! Jé vai-t’en foutre moi à ceux qui soupçonnent de loucheté ! C’est parce qu’ils bavont d’envie ! Moi jé souis un homme honnête et qui connais les affaires, voilà !

Et, un jour, se lançant dans une histoire de Côte d’Azur, il dit, à un moment donné :

— J’ai pris le Pé-Lé-Mé et vrrr ! à Nice !

Il avait prononcé en roumain les lettres du « P. L. M. ». Depuis, Mikhaïl ne l’appelait plus que Pélémé, mot qui approche, dans la langue roumaine, de l’expression « ma peau ».

Et Pélémé par-ci, Pélémé par-là, jusque vers la mi-octobre où, « vrrr », un beau matin, Pélémé fut pris par le collet et jeté au cachot, dans un grand vacarme des journaux qui hurlaient au Proxénète de la rue de l’Ombre.

Hélas, il ne fut pas le seul à être arrêté ! Tous les agents des bureaux de placement, les patrons en tête, le suivirent. Dans les sous-sols de la préfecture de police se rencontrèrent, à cette occasion, deux douzaines d’hommes que les rivalités du métier faisaient se haïr cordialement : patrons et agents, pour la plupart hommes sans honneur et sans caractère, anciens policiers ou mouchards destitués pour corruption, chantage, fraudes. Ils se réfugiaient derrière l’enseigne, honorable en apparence, d’un Bureau de Placement, où les affaires des placements ménagers n’étaient qu’un prétexte. Dans l’arrière-boutique on introduisit les serviteurs spécialisés dans les vols domestiques et on les plaçait là d’où ils pouvaient facilement rapporter des bijoux et de l’argenterie, ou même des billets de banque. On y fabriquait de fameux « certificats » de service. On faisait du mouchardage privé pour le compte de dames et de messieurs cocufiés. On procurait de belles filles blennorragiques à de graves pères de famille. À ceux qui n’étaient pas aussi graves, on les offrait sur place, pour cinq francs, tout compris, sauf le traitement médical inévitable. Et s’il arrivait quelque gros scandale de vol ou de débauche, qui faisait péricliter la boîte, on découvrait toujours dans les fiches un monsieur haut placé auquel on avait rendu service, et qui sauvait l’entreprise.

C’est mêlées à toutes ces têtes louches qu’on vit, au moment de ces arrestations en masse, les figures innocentes de Léonard et de Macovei, les plus à plaindre de tous, car ils étaient les seuls du « Bureau » qui n’avaient jamais mis le pied rue de l’Ombre. De la grande salle commune, où on avait entassé tout le monde, on faisait appeler « bureau » après « bureau » au complet, qu’on alignait devant un commissaire géant et féroce, espèce de fauve policier, pour qui le premier acte de l’instruction était de foncer sur le prévenu et de lui casser la figure.

Adrien et Mikhaïl reçurent aussitôt chacun deux gifles qui les firent tourner en rond comme des girouettes. Puis, on ne sut pas pour quelle raison — car la brute possédait des informations exactes sur la culpabilité ou sur l’innocence des arrêtés — il empoigna le pauvre Macovei par la poitrine et le frappa contre le mur :

— Vieux pézéveng !

Alors on vit Cristin, avec son culot formidable, se précipiter sur le téléphone. On l’empêcha d’aller plus loin, mais il asséna un coup de poing sur le bureau du commissaire et hurla, rouge de colère :

— Je veux téléphoner au camarade Mortzun ! Il faut que le ministre de l’Intérieur sache ce qui se passe dans ce repaire de bandits ! Oui, bandits !

Le commissaire, ébahi, ricana, les mains dans les poches :

— Ah ! Monsieur Cristin est le… « camarade » de M. le ministre de l’Intérieur ! Je l’avais oublié ! Pauvres ministres généreux ! Comme ils paient maintenant leurs péchés de jeunesse. — « Ca-ma-rades »… — Eh bien : foutez-moi le camp tous !

Dans la rue, Cristin regrettait d’être parti sans avoir « obligé le commissaire à consigner ses brutalités dans un procès-verbal », mais Mikhaïl qui, une minute avant, se voyait « en route pour la Sibérie », se disait :

« Je l’ai échappé belle ! »

Macovei marmotta, mélancolique :

— Payez-moi au moins un bon plat de viande au chou, vous autres qui avez fait des affaires, pour me dédommager de la bosse que j’ai derrière la tête !


L’affaire de la rue de l’Ombre fut promptement étouffée, dans un chœur d’aboiements de la presse qui alla toujours en diminuant d’intensité, au fur et à mesure des interventions officieuses ou des pots-de-vin distribués. Racaceanu, mis en liberté sous caution, ne fit plus jamais parler de lui. C’est l’agréable sort de tous les « Pélémé » roumains, qui savent cultiver des relations parlementaires ou ministérielles. Encore fut-on heureux, dans cette occasion, que des innocents n’aient pas payé la casse.

Mais l’aventure avait épouvanté nos deux héros : Mikhaïl et Adrien, dégoûtés, profitèrent d’une demande de deux garçons d’étage, venant de l’Hôtel English, et changèrent d’existence. Ils devinrent des « londonniers » d’hôtel. Ils savaient au reste que, revenus aux affaires habituelles de placement, qui ne vous permettent ni de vivre ni de mourir, leur « caisse », riche maintenant de trois cents francs, s’épuiserait vite. Pour ne pas parler du mauvais temps qui commençait, pluies, vent, froid. Aussi, la « niche » de l’Hôtel English était bien venue.

Hôtel de second ordre à l’époque, avenue de la Victoire, face au Théâtre National. Salaire : quinze francs par mois, logé, nourri et pourboires. Chaque garçon avait, pour compagne d’étage, une femme. Le travail : vingt à vingt-cinq chambres à entretenir ; de plus, la femme devait brosser les vêtements des voyageurs ; le garçon, astiquer leurs chaussures. Adrien eut le second étage. Mikhaïl le troisième. Patron : Ghitza Pârvu, espèce de brave tzigane, noir comme l’ébène, trapu, fortes moustaches, actif, sévère, mais juste. Autant que cela est possible à un patron, M. Pârvu l’était, aussi longtemps que la besogne allait comme à la caserne, militairement. Sans quoi, le juron, puis le congé venaient promptement vous renvoyer, à la roumaine, dans la « daraverra » de votre mère, afin d’y être refait et peut-être mieux réussi. (C’est le sens de cet envoi typique.) L’hôtelier imposait encore, parce que père malheureux : un de ses enfants, une jeune fille, était épileptique, tombant plusieurs fois dans la même journée. Le spectacle de ses crises, souvent public, était des plus déchirants. Le pauvre homme en souffrait plus que la malade. Celle-ci semblait un fantôme. Tout le personnel en compatissait et tâchait de faire son devoir.

Mais c’était dur, dur ! On se levait à cinq heures du matin. On allait au plumard — misérable plumard collectif, pour chaque sexe — vers les dix ou onze heures. Immense journée remplie d’une besogne écrasante. Et même dégoûtante. Et mal récompensée.

Clientèle médiocre. Provinciaux, avocats, médecins, ingénieurs, commerçants, pensionnaires, militaires, popes. De temps en temps, quelque fripouille de député, exigeant, arrogant. Après toute une semaine de services rendus, beaucoup de ces messieurs filaient à l’anglaise — (n’était-on pas dans l’English Hôtel ?) — emportant en douce leur petite valise. On restait, consterné, devant la chambre vide. On crachait et on s’exclamait :

Bon voyage, peu de bagages !

Dans les meilleurs cas, alignée comme des orangs-outangs des deux côtés du vestibule, toute la valetaille alertée par la cloche des départs, on recevait cinquante centimes, parfois un franc. Lorsqu’on en recevait deux, la violence de la courbette exécutée faisait craquer l’échine :

— Merci ! Merci ! Merci !

Et au moment du départ, on savait à l’avance si le client était de ceux qui donnent ou de ceux qui ne donnent pas. Dans le premier cas, le voyageur s’apercevait à temps de la misérable présence des « orangs-outangs » dont les espoirs lui barraient le chemin mieux qu’un fleuve de feu ; il en comptait rapidement les têtes et se pourvoyait à la caisse de la menue monnaie appropriée. Et lorsque, la conscience tranquille, le brave, l’excellent homme s’engageait dans le passage brûlant de l’étroit vestibule, il avait déjà l’argent à la main, le faisait même sonner, distrait, inconscient, tout en causant au patron qui, lui aussi, sans avoir l’air de rien, soupesait dans sa tête le montant de la somme destinée aux pourboires, dont la distribution n’était plus qu’une question de détail.

Tout aussi facile, mais combien désolante, était la constatation préalable qu’on faisait dans l’autre cas, celui du voyageur qui aime trop son argent. Cette vilaine bête ne se pourvoit jamais de menue monnaie, ne redoute guère le passage des espoirs enflammés, joue toujours la comédie de l’homme pressé qui ne voit pas les « orangs-outangs » et parle, et raconte, et gesticule, et rit, tout en payant à la caisse, tout en soignant sa mallette et son pardessus, puis, comme une flèche, bravant le cri de sa conscience, s’élance vers la sortie. Mais les gorilles le serrent au passage :

— Bon voyage, Monsieur, bon voyage !

— Ah ! oui… vous… (il fouille dans toutes ses poches) c’est embêtant ! Je n’ai que ces sous-là, cette fois.

« Cette fois ! »

Il y avait pire. Les « mensuels » par exemple, ceux qui logent au mois. Ce n’est pas assez qu’ils vous gratifient d’un franc tous les trente jours, mais encore ils transforment leur chambre en musée, en cuisine et en buanderie. En latrines aussi, parfois.

Quant à ceux-ci, l’étage de Mikhaïl s’enorgueillissait d’une actrice. Celui d’Adrien d’un poète. L’actrice avait au moins la gentillesse d’aider à son ménage et de faire ses « nécessités inexorables » aux w. c. Le poète, lui, plus divin que l’actrice, chiait dans sa chambre. On ne l’eût jamais cru, le voyant, le matin, élégant dans sa misère, se diriger mélancolique vers les ministères qu’il tapait à tour de rôle. Mais c’était un brave homme quand même. Et puis, le public qui le lisait ignorait les coulisses de sa poésie.


Oui, c’était dur. On peinait trop, on gagnait peu, on couchait et on se nourrissait très mal. Pourtant cela allait, cahin-caha. Car, dehors, il n’y avait rien de mieux. Dehors, décembre soufflait sa bise en rafales.

— Tenons bon ! disait Mikhaïl. Défense de se laisser emporter par le cafard. Je te préviens : si je dois quitter cette place en plein hiver, je quitte la Roumanie aussi. Je filerai en Égypte. Je ne veux pas risquer de dépenser mes économies et retourner au paillasson et à la miche noire du « Bureau ». Fini le « Bureau » ! N’oublie pas que la tuberculose nous guette tous les deux. Nous sommes très affaiblis. Encore quelques mois de privations par ce temps de chien, et il ne nous reste plus que le revolver. À moi, tout au moins, qui n’ai pas une mère pour me soigner.

On était décidé à tenir bon. Le sort en décida autrement pour Adrien.

Un soir, quinze jours environ avant la Noël, Nitza vint, essoufflé, apprendre à Adrien que le juge d’instruction Moanga, de Braïla, le citait par mandat comme inculpé dans un « rapt de mineure ». C’était un policier qui avait montré au « Bureau » le mandat d’amener :

— Nous avons répondu que nous ignorions ce que tu étais devenu. Mais on te trouvera. Décampe donc !

Adrien planta tout là et, la nuit même, il partait pour Braïla.

« Rapt de mineure ! se disait-il dans le train. Je rêve ! Quand ai-je ravi ou aidé à ravir une mineure ? »

Et sa pensée s’arrêta à une aventure banale qui ne pouvait, pas même de loin, ressembler à un rapt de mineure. Au printemps, peu avant son départ pour Bucarest, des camarades l’avaient traîné à une soirée dansante populacière. Traîné, car Adrien n’avait rien de commun avec la danse. Mais :

— Viens ! Ne sois pas ours ! Tu verras : il y a un tas de petites poulettes qui… marchent !

Il céda. Et en effet dans la cohue du « bal » on lui montra une jeune fille « qui ne faisait pas de façons ».

— Mais elle n’a pas quinze ans ! objecta Adrien.

— Qu’est-ce que cela peut te faire. Elle a déjà couché avec une douzaine de types ! Emmène-là !

Il l’emmena. Et le matin, lui glissant une pièce de cent sous, ils se séparèrent amis.

« Est-ce que cela s’appelle un rapt ? » se demandait-il.

— Oui, mon chenapan ! lui cria le juge Moanga, un gros homme que son fauteuil ne pouvait pas contenir. Cela s’appelle rapt ! Entends-tu ? Rapt-de-mi-neu-re. Et cela se punit de une à trois années de prison ! La loi est catégorique. Tu as enlevé une mineure d’un bal et tu l’as déshonorée.

— Déshonorée ! Je vous demande pardon, Monsieur le juge, mais je peux vous citer des témoins qui déclareront avoir couché avec elle, bien avant moi.

— Ah ! Tu peux citer de tels témoins ? Donne-moi leurs noms et adresses.

Adrien en fournit deux, séance tenante.

— Je vous en apporterai d’autres, demain.

Le juge, bonhomme, laissa tomber ses bras. Il avait perdu son assurance. Tranquillisé, il toisa Adrien. Et ici intervint un joli incident, caractéristique des mœurs de la justice roumaine :

— Tu viens de me dire que tu es peintre, n’est-ce pas ? fit le juge, en bâillant.

— Oui, Monsieur le juge.

— Eh bien, voilà : je vais citer ces témoins qui, dis-tu, ont couché avant toi avec la mineure, je vais prendre leurs déclarations et, si elles se trouvent exactes, je tâcherai de rendre un non-lieu ? Pendant ce temps, tu feras la peinture de ma salle à manger. Je paierai les fournitures. Ça va ?

— Ça… va, monsieur le juge.

Ça devait aller ! Autrement, adieu le non-lieu !

Adrien comprenait bien ce que voulait dire ce je tâcherai.

Outré, malheureux de se voir obligé de s’attarder à Braïla, Adrien alla place du Polygone examiner la salle à manger qu’il devait repeindre à l’œil. Il se trouva en présence d’un travail à l’huile. De l’huile, en hiver ! Misère ! Des jours et des jours entre deux couches, pour leur permettre de sécher. Cela le mènerait jusqu’à Noël. Non, l’amour d’une mineure ne valait pas ça !

— Je la veux, dit le magistrat, entièrement rouge, rouge-sang. Petite bordure au plafond. Des panneaux aux murs. Il me la faut pour les fêtes. Courage, mon garçon !

Adrien peina dur jusqu’à la veille de Noël, termina la salle à manger et obtint le non-lieu. Mais le procureur Eremie fit appel et arracha au tribunal une condamnation de quinze jours de prison, dont Adrien ne se soucia pas, mais qu’il dut purger, bien des mois plus tard, au retour d’un voyage en Égypte.

Pourquoi cette persécution ?

Tout simplement parce que la mineure avait un oncle, gardien public à la porte de la demeure du procureur Eremie ; en priant cet aimable défenseur de la vertu féminine de poursuivre ainsi Adrien, le bon oncle espérait décider le jeune homme à épouser sa nièce. Il ne parvint qu’à le salir d’une condamnation infamante.

Malgré la salle à manger, faite à l’œil !


Adrien passa la Noël en compagnie de sa mère, qui se considéra heureuse de cet événement inespéré, en dépit des cancans dont le quartier se fit un plaisir d’entourer le séjour de son fils à Braïla.

— Oui, disait-on de tous côtés. Il devra épouser la petite salope ! Sinon, le procureur lui collera trois années de prison ! C’est bien fait !

Retournant à Bucarest, le lendemain des fêtes, Adrien crut échapper à un cauchemar :

« Pourquoi prennent-ils tant de plaisir à ce que j’épouse une salope, ou que je doive purger trois années de prison ? Qu’ai-je fait à ces gens ? Ô vie ! Où est l’humanité que j’aime ? »

C’est aux souffrances morales de sa mère qu’il pensait chaque fois que le besoin de médisance du quartier remettait sa conduite sur le tapis. La pauvre femme supportait tout, sauf l’idée de voir son idole passer pour un vaurien. Mais le mois de janvier n’était pas écoulé, qu’une autre histoire allait empoisonner ses vieux jours.

Ce fut l’affaire des bagarres qui se produisirent à Bucarest lors de la grande manifestation de sympathie pour la révolution russe de 1905, organisée par les socialistes à la date du 24 janvier, salle de l’Éforie. Ce jour-là, où la bourgeoisie mène grand tam-tam national pour fêter l’anniversaire de l’Union des Principautés danubiennes sous le sceptre du bon prince Couza en 1859, le parti socialiste décida d’affirmer son existence et d’inaugurer sa nouvelle activité par un imposant déploiement de forces ouvrières qui ferait écho à la manifestation quasi universelle de l’Internationale socialiste, fixée à cette date pour protester contre les massacres tsaristes et l’arrestation de Maxime Gorki.

L’effervescence des esprits qui précéda ce meeting fut telle qu’Adrien, comme tant d’autres néophytes, crut que la dernière heure du capitalisme avait sonné. La presse démocratique était pleine de détails sur les horreurs auxquelles se livrait l’armée du tsar pour venger sa défaite de Mandchourie, en massacrant la paisible population des grandes villes. Le portrait du pope Gapone et celui de Gorki étaient découpés dans les journaux et conservés religieusement comme des icônes. Gorki surtout devint en peu de jours la figure la plus populaire des écrivains révolutionnaires. Un premier recueil de ses nouvelles, paru sous le titre Quelque chose de mieux, de plus humain, se volatilisa en une semaine. On y trouvait notamment les morceaux : Le Lecteur, Konovalov, Makar Tchoudra, Iémilian Pilliaï, Tchelcache. Le soir, l’atelier de plapamaria et le Bureau » se transformaient en salle de lecture. On lisait à haute voix, on relisait du Gorki et on ne s’en rassasiait jamais. Adrien, couchant cette fois dans l’atelier et seul, contemplait le portrait de l’écrivain et pensait :

« Ça, c’est vraiment nouveau dans le monde. Un manœuvre, presque illettré, parvenu à cette puissance d’expression artistique et révolutionnaire. Voilà une destinée dont tous les écrivains ne peuvent pas s’enorgueillir. Il y faut, en plus du talent, le grand cœur du révolté. »

Une autre circonstance venait s’ajouter à cette exaltation générale et accroître l’autorité morale du meeting projeté. Un révolutionnaire, russe ou bulgare, on ne savait pas bien, mais qui parlait roumain, le Dr Stantchoff, était arrivé depuis quelques jours et tenait des colloques assidus et secrets avec un petit nombre de chefs socialistes. Parmi ceux-ci, Adrien avait aperçu la figure unanimement respectée du vieux révolutionnaire bessarabien Ramoura, l’auteur des livres En exil et Au bagne, récits de sa propre activité dans les rangs du Parti socialiste russe. Il était constamment accompagné de sa fille aînée, la Dsse Enfrossina Ramoura, elle-même révolutionnaire mais, à l’époque, tout comme son père, un peu distante du nouveau mouvement ouvrier. Cristin, initié à ces conciliabules, affirmait que les trois personnages allaient promptement entrer en lice. Il y aurait donc du chambard.

Quelques-uns des habitués affamés du « Bureau » et des plapamari, se donnant des airs de martyrs, déclaraient être prêts à mourir, en ce jour du « meeting décisif », lorsqu’on « jetterait la bourgeoisie à terre ». Nitza était pour la mort. Il en avait marre. Adrien, lui, ne voulait pas mourir ce jour-là, précisément, mais il était parti pour donner son « coup d’épaule ». Tant pis pour les mères qui aiment trop leurs fils !

Il ne s’ensuivit aucune mort, et la bourgeoisie en fut pour sa chaude alerte.

Le préfet de police était alors le jovial « cnéaz » Morouzzi, gentleman barbu et ventru, qui savait toujours prendre les choses par leur bon côté et qui n’avait pas froid aux yeux. Au moment où la salle de l’Éforie craquait de bon peuple et où la police perdait la tête, le magnifique préfet se faisait arranger sa barbe. Sa flicaille, pataugeant dans une neige molle, ne savait plus où le chercher. Et après qu’on se fût bien battu, à l’entrée de la salle seulement, car à l’intérieur on grignotait des pois chiches et on entonnait L’Internationale, le « cnéaz » fut découvert chez un coiffeur. Il apparut, se dandinant comme un canard, le sourire gaiement sceptique.

— Où voyez-vous la révolution ? demanda-t-il à ses limiers.

Quelques nez abîmés, dont Cristin et Adrien, parvinrent à se frayer passage jusqu’au préfet :

— On ne nous permet pas d’entrer !

— Le droit de réunion…

— La constitution…

— Mais oui, mais oui, mes enfants ! Tout cela existe ! Faites, absolument ! Avec de braves révolutionnaires, tels que mes vieux amis les Ramoura et le Dr Stantchoff, la Révolution ne se fera pas aujourd’hui même ! Ils voudront bien penser à mes responsabilités !

Cela ne plut pas à Cristin, mais quelques douzaines de camarades lui en bouchèrent un coin en criant, comme dans les réunions électorales :

— Vive notre préfet ! Vive le « cnéaz » Morouzzi !

Et l’entrée de la salle fut prise d’assaut.

Mais les polices sont malheureuses si elles ne peuvent faire preuve de leur zèle. Comment laisser passer une si belle occasion de justifier son existence de policier ? Ne se souvenait-on pas de la réplique d’un préfet de police modèle qui, devant le rapport quotidien de ses agents affirmant tous les matins que rien ne s’était passé pendant la nuit, s’était exclamé :

— Ah ! Rien ne se passe en ville ? Tout va pour le mieux ? Alors qu’est-ce que nous foutons là ? On n’a plus besoin de nous ! Allez, messieurs : vos démissions !

Aussi, les bons élèves de ce maître policier décidèrent de faire, eux, la révolution. Justement, à la sortie du meeting, les manifestants semblaient se moquer de la police. Ils chantaient trop L’Internationale le jour même d’une fête nationale et criaient trop « Vive Gorki », ce Gorki dont on ne savait qui il était ni où il se trouvait afin de l’appréhender. On bouscula la foule, en l’invitant à se disperser. Cela suffit. Quelques poings levés, quelques cris « séditieux », et vas-y avec les matraques des flics et les sabres des commissaires qui s’abattirent drus sur la masse des têtes. Puis, les arrestations. Une cinquantaine, dont Nitza et Adrien, le visage tuméfié. La nuit, on les passa à tabac encore plus copieusement. Et le lendemain, chaque provincial, flanqué d’un agent, prenait le chemin de sa ville natale. « Retour au lieu d’origine ! »

Le nom d’Adrien parut dans les journaux. La bonne banlieue s’empara de la nouvelle et la commenta à sa façon :

— On le savait bien ! Un chenapan ! Il ne se passera pas longtemps avant qu’on l’aperçoive mis aux fers, entre deux baïonnettes ! Pensez donc : un « sotsialiste » ! C’est-à-dire, contre l’État ! Ah, non, alors !

Et la pauvre mère qui ne comprenait rien :

— Pourquoi te mêles-tu des affaires de l’État ? Est-ce là une question qui regarde les gens de notre rang ? Peut-on quand on est pauvre, se croire plus intelligent que les ministres ? Et comment « lutter » avec ses bras nus contre l’État qui a la police et l’armée ? Puis, qu’as-tu, bon Dieu, à prendre la « défense » des ouvriers russes ? Tu es fou ! Ne sais-tu pas que le puissant tsar peut, n’importe quand, venir, nous rendre esclaves, comme il l’a déjà fait du temps de mes grands-parents ? Voilà qui manquerait encore à notre misère ! Les sotnias de cosaques ivres, qui chapardent les pourceaux et violent les femmes ! — Laisse donc l’État tranquille et occupe-toi de tes affaires !


Seul, triste, ses économies presque gaspillées, Adrien s’ennuya pendant deux semaines à Braïla, mais du moins il passa devant le conseil de révision, fut trouvé inapte pour le service et exempté. Il était maintenant libre, libre de franchir la frontière ! Vers le milieu de février, il fila de nouveau à Bucarest.

Mikhaïl le reçut fraîchement. Durant près de deux mois, il avait bataillé avec le patron pour garder la place d’Adrien, au moyen de remplaçants provisoires qu’il instruisait lui-même et qu’il aidait pour que le service ne souffrît point. À présent, un garçon « définitif » occupait l’étage. Il avait déconseillé à Adrien de participer au meeting malencontreux. L’autre n’en avait fait qu’à sa tête.

— Que vas-tu devenir, maintenant ?

— Je ne te demanderai pas à manger ! répondit-il, malhonnête.

Le brave Mikhaïl se fâcha, et il y avait de quoi. Ils se séparèrent brouillés. Adrien retourna au « Bureau », flâna pendant quelques jours et se sentit malheureux à mourir. Sans Mikhaïl, le monde était vide : le « Bureau » d’une tristesse à vous crever le cœur. Il ne travaillait presque plus. Nitza, disparu. Macovei, malade, languissait dans la chambrette glaciale. Père Floréa et l’Adventiste, partis. Seul Léonard continuait à occuper son fauteuil et à mâchonner ses carrés de pain sec, soufflant dans ses mains ou les réchauffant au-dessus d’un poêle qui sommeillait à sa proximité. Mais déjà les grands yeux clairs de l’ancien négociant commençaient à se refermer doucement sur le désespoir certain d’une vie trop vainement héroïque. Ils ne regardaient plus dans la rue, avec la vaillante anxiété qu’on leur connaissait. Ils n’attendaient plus rien de cette rue trompeuse. Et, dépourvu de leur lumineuse volonté, tout le visage était éteint : front rapetissé, joues flasques, lèvres boudeuses, menton lâche, narines collées, teint assombri.

Léonard ne semblait plus préoccupé que d’un unique souci : courir, toutes les demi-heures, voir « ce que faisait » Macovei, lui souffler à lui aussi dans les mains et lui mettre aux pieds une brique chaude. Parfois il disait à Cristin, qu’on voyait rarement :

— Donne-moi deux sous, pour que j’aille chercher un thé à Macovei.

Et un jour, pour la première fois, il parla à Adrien :

— Oui… Sûrement… Je suis plus fautif que Macovei, pour la perte de notre magasin. J’aurais dû sacrifier cette dernière femme qui m’a donné le coup de grâce. Il ne pouvait pas laisser mettre son neveu en prison. Ce gars-là était toute sa vie, son seul bonheur. On ne change pas d’enfant comme on change de femme. Je n’y ai pas pensé. Je fus aveugle… Maintenant, c’est trop tard. Il n’y a plus qu’à mourir. Nous mourrons tous deux. Bientôt.

Des domestiques, emmitouflés, ouvraient de temps en temps la porte du « Bureau » et vite la refermaient, s’en allaient. Le désert qui y régnait ne leur plaisait pas. Léonard, un instant réveillé de ses songes, clignait ses paupières à demi closes et baissait la tête.

Un jour, une vieille femme entra :

— N’avez-vous pas un valet de chambre, qui veuille soigner un vieux monsieur, malade ?

— Si ! répondit Adrien. J’y vais, moi. Mais il faut payer la « taxe » tout de suite.

— Et si vous ne restez pas même huit jours au service ? Car, vous savez, c’est assez dur.

— Je vous garantis quinze jours d’essai et, si je pars au bout de ce terme, vous me retiendrez la « taxe ».

— À cette condition, je paie. Combien ?

— Dix francs.

La femme mit l’argent sur le secrétaire :

— J’ai une commission à faire. Dans une heure, je repasse ici, vous chercher.

— Mon pauvre ami ! dit Léonard, la vieille partie. Vous ne savez pas de quoi il est question. C’est un gros vieux ankylosé, qu’il faut, deux fois par semaine, soulever dans vos bras, mettre dans la baignoire et frotter pendant deux ou trois heures, car il souffre encore d’une maladie de la peau. Personne n’y reste. Cette femme, qui est sa ménagère, court tous les mois les bureaux de placement. On la connaît. Je vous conseille de ne pas y aller. Vous n’y résisterez pas. C’est une sale besogne.

— C’est égal. J’y vais quand même.

— Alors… Je comprends : c’est pour me faire toucher ces dix francs.

— Et aussi parce que la liberté ne me dit rien en ce moment. Je m’ennuie. Je veux faire quelque chose, n’importe quoi. J’irais baigner même des porcs.

La bouche de Léonard esquissa une grimace. Il posa lentement son front sur le dos de ses deux mains réunies, les bras affalés sur le bureau.