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Le Bureau de placement/Texte entier

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Le Bureau de placement
paru dans "Europe", nos 122 à 125


LE BUREAU DE PLACEMENT

Cet ouvrage — que j’ai arraché, ligne par ligne, aux griffes d’une tuberculose parvenue à son dernier degré — je le dédie (hommage au pauvre corps humain qui lutte héroïquement avec cette impitoyable maladie) à tous les tuberculeux de la terre, qu’ils soient de braves gens ou des canailles.
P. I.


I



Le train omnibus déposa Adrien à Bucarest un soir d’avril 1904. C’était un train de pauvres, composé uniquement de troisièmes et de wagons de marchandises. Depuis Braïla, il avait mis plus de huit heures à faire les deux cent trente kilomètres environ qui séparent cette ville de Bucarest, traversant une interminable plaine noirâtre et semblant ne plus vouloir repartir après chaque arrêt dans les haltes solitaires de la steppe du Baragan. Pauvre train. Adrien, passant près de la locomotive ahanante, suintante, toute rafistolée, lui jeta un regard de commisération :

« Ces machines, pensa-t-il, on dirait qu’elles ont une âme. Lorsqu’on les fatigue trop, elles gémissent comme des êtres animés. »

Il se serait complu à poursuivre cette idée de la machine — bête de trait, mais, dans la bousculade de la sortie, le visage tourmenté d’une paysanne lui rappela sa mère et il s’attrista aussitôt. Encore une fois elle l’avait gourmandé et s’était opposée à son départ. Il avait passé outre comme de coutume, néanmoins les paroles de la mère l’agaçaient :

— Tu pars, tu reviens… Tu pars vêtu, tu rentres déguenillé. Combien de temps cela va durer ? Tu as vingt ans et point de profession définie. Tu fais tous les métiers, mais aucun convenablement. Autant dire, tu ne fais rien, quoi ! Vagabond !

Adrien savait que, selon sa mère et selon tout le quartier, n’était convenable qu’une vie pareille à celle de la locomotive — bête de trait. Bien pis, lui, il devait encore se marier, user ses os entre une famille misérable et un infâme atelier.

Non. Pas ça ! Plutôt le vagabondage ! Plutôt le mépris universel ! N’était-il pas maître de son existence ? Pourquoi lui imposer la charge d’une famille et le bagne d’un atelier ? Non, non ! Il aimait courir la terre, connaître, contempler. Voilà la vie qu’il aimait, au prix même de tous les sacrifices, de toutes les souffrances.

Au reste, Mikhaïl menait cette existence-là, Mikhaïl qui était né noble, et cela lui suffisait : c’était un magnifique exemple de volonté, de vie indépendante, contemplative. De cinq années plus âgé que lui, Mikhaïl soumettait à l’examen d’Adrien une expérience qui lui permettait de contrôler ses actes à chaque instant, de voir le bien et le mal, le beau et le laid du chemin qu’il s’était choisi.

— Tiens ! fit-il soudain, Mikhaïl doit m’attendre sur le quai du côté de la rue Grivitza. Je l’ai oublié, comme un imbécile !

Ses pensées l’avaient distrait au point de se laisser entraîner dans une autre direction par une foule d’ouvriers agricoles descendus du même train, lamentable cohue qui venait quémander, sur le marché de la capitale, du travail payé à raison d’un franc cinquante et nourri, pour des journées de seize heures. Adrien, chargé de ses bagages, se dégagea à grand’peine, jouant des coudes et tempêtant.

— Voilà des gens heureux de pouvoir fonder une famille et de s’engager comme esclaves pour la vie ! s’exclama-t-il avec mépris. Est-ce là mon destin ? Ah, non ! je préfère être bandit ou crever tout de suite !

Il bougonnait presque à haute voix. Mikhaïl le vit de loin, accourut et lui ouvrit ses bras. Ils s’embrassèrent comme des mâles, mais avec une chaleur d’amants. Car ils s’aimaient mieux que des amants.

— Allons d’abord dans un café, pour que tu t’y remettes un peu, dit Mikhaïl. Tu as l’air furieux. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et arrange-toi ce chiffon de cravate que tu portes toujours de travers. Passe-moi ta valise.

Le calme que s’imposait en toute circonstance ce grand nerveux qu’était Mikhaïl Mikhaïlovitch Kazanski exerçait une influence salutaire sur le tempérament un peu débraillé d’Adrien. Cette fois encore les paroles fermes du Russe mirent de l’ordre dans les nerfs de son jeune ami. Toutefois celui-ci ne put s’empêcher de ponctuer sa mauvaise humeur en employant de gros mots accompagnés de grands gestes :

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-il en levant les bras au ciel. Eh bien, c’est cette chienne de belle vie, qui va mal ! Et cela, toujours à cause de ma mère : elle me veut garçon modèle ! Modèle, à sa façon de comprendre la vie.

Mikhaïl s’arrêta, posa la valise à terre donna un coup d’œil à la ronde, enfonça les mains dans les poches de sa veste et, dépouillant son visage de toute expression, regarda Adrien dans le blanc des yeux. Puis :

— Les passants vont croire que nous nous disputons. Et tu sais bien que je n’aime pas mettre tout le monde dans mon intimité. Alors voilà : j’irai en avant avec la valise et tu me suivras à dix mètres jusqu’à ce que tu aies maîtrisé tes mauvaises manières.

Et il repartit d’un pas pondéré, la valise sur l’épaule droite.

Adrien montra promptement un sincère regret d’avoir fâché son grand ami, et il eût volontiers accepté deux gifles pour que Mikhaïl renonce à la cruelle punition qu’il lui administrait, mais il savait qu’il était inutile d’ouvrir la bouche. Devant les récidives d’Adrien, le noble Tatar était d’une intransigeance farouche.

— Seuls les buffles, lui avait-il dit une fois, ont besoin d’une gaule pour être conduits. Les gens, et surtout les gens à prétentions, doivent comprendre en peu de temps ce qui est recommandable.

Aussi, bien que navré, Adrien dut obéir. Il suivit son ami, tête basse, comme un chien battu. Cet incident fâcheux survenu, à l’instant même où ils se revoyaient après une séparation d’une année, le chagrina outre mesure. Il se promit, pour la centième fois, de racheter sa nouvelle imprudence en surveillant de plus près sa nature impulsive.

La rue Grivitza fourmillait de peuple circulant à la débandade, ou plutôt à la diable : Olténiens désœuvrés, manœuvres chômeurs, paysans hagards, tsiganes flâneurs, hommes et femmes, tous pieds nus et vêtus de loques. Les femmes portaient souvent des enfants ou les traînaient. On se heurtait à chaque pas, on s’injuriait. Les mots les plus obscènes étaient lancés à toute volée. Adrien n’entendait rien et ne voyait que le dos de Mikhaïl. Il regardait avec amour le dos de son ami et tâchait de ne pas le perdre de vue. Il aurait voulu le caresser, tenir longuement sa main sur ces aimables omoplates qui faisaient onduler le vêtement, car la valise écrasait un peu les épaules de Mikhaïl. Celui-ci, de taille moyenne et de constitution plutôt faible, avançait péniblement, zigzaguant parmi les piétons qui le bousculaient presque à plaisir. Ses jambes courtes défaillaient parfois, et son chapeau était sur le point de tomber.

« Je mérite d’être battu », se disait Adrien, humilié par ce spectacle. Il sentait un besoin irrésistible de se précipiter sur Mikhaïl, de lui baiser le dos et de lui arracher la valise. Mais alors, quelle histoire ! Son ami ne lui eût jamais pardonné une telle « mascarade », ainsi qu’il appelait toute manifestation sentimentale déplacée.

Par bonheur, ce supplice ne fut pas long. Mikhaïl disparut dans un café. Adrien soupira soulagé. Ils prirent place à une table située dans un coin discret et aussitôt le Russe montra au jeune étourdi un visage joyeux.

— Eh bien ! dit-il, c’est fini. N’en parlons plus. Quant à la querelle de la maison, je t’ai toujours dit : tu as tort. Il est naturel que ta mère ne puisse pas te comprendre. Ta vie, comme la mienne, est celle d’un vaurien. Une mère ne peut pas approuver cela. Pourquoi donc la tourmentes-tu, en t’obstinant à lui faire croire que ta conduite serait raisonnable ? Non, elle ne l’est pas. Nous sommes des fous !

Mikhaïl se tut, étonné de voir Adrien si sage et repentant. Accoudés face à face, ils se souriaient, les yeux dans les yeux, Mikhaïl portait maintenant une barbe rousse comme sa moustache. Cela allait mal avec ses cheveux, noirs comme du bleu de Prusse. Adrien eût voulu questionner tout de suite son ami sur la Mandchourie et sur la guerre russo-japonaise, d’où il revenait après un séjour de huit mois, mais il avala son envie. C’eût été une nouvelle gaffe, Mikhaïl lui ayant écrit de ne pas parler en public de ce voyage, assez mystérieux, comme du reste toute la personne du Russe et comme son origine, qu’Adrien eût donné dix ans de sa vie pour connaître.

Le café était populacier, horriblement bruyant. Des porte-faix et des manœuvres du bâtiment, mêlés à des vagabonds vivant de larcins et tout aussi crasseux et suspects, hurlaient et gesticulaient comme des sourds. Adrien savait que Mikhaïl choisissait de préférence ces tavernes lorsqu’il voulait converser en sûreté.

— Là où tout le monde hurle, tu peux hurler aussi, disait-il.

On leur apporta des cafés turcs. Ils allumèrent de curieuses cigarettes russes, carton plus long que le tabac. C’était, le reste d’une boîte achetée à Odessa et que Mikhaïl avait gardée exprès pour en offrir à Adrien. Celui-ci remarqua la distinction des manières de son ami, alors même qu’il ne faisait que fumer et déguster son café. Il osa objecter :

— Nous sommes des fous, dis-tu. Cependant, notre vie n’a rien d’insensé : nous aimons la nature, la liberté, les arts. Est-ce folie, si nous préférons ces valeurs-là, réelles, aux fausses valeurs de la vie bourgeoise ? Je veux…

— Tu veux ! Tu ne sais pas ce que tu veux ! interrompit Mikhaïl, avec quelque vivacité, qui surprit Adrien. Laisse de côté ce que tu veux et regarde ce que tu peux vouloir, et avoir. Et tu ne peux pas avoir en même temps, une mère qui se sacrifie pour son fils et une liberté qui se moque de l’amour d’une telle mère. Comprends-tu ? C’est un féroce égoïsme, ce que tu veux avoir. Puis, disons-le franchement : les « valeurs » que tu proclames ne sont, tout compte fait, que des lubies. Allons… ! Liberté, nature, arts, pensées égalent zéro ! Tout cela ne vaut pas un foyer tendre, un bon petit boulot régulier et une santé riche d’optimisme, qu’on ne peut pas avoir quand on court la terre, affamé la plupart du temps et couchant à la belle étoile. Ne me parle pas trop de ces valeurs-là. Je les connais, va ! Et je puis te dire que j’en ai soupé !

Adrien s’attrista :

— Tiens ! fit-il. Je croyais, au contraire, que tu en étais amoureux. Tu leur as sacrifié, me semble-t-il, bien autre chose qu’un « foyer tendre et un bon petit boulot régulier ».

Et il ajouta, pendant que Mikhaïl, abandonnant brusquement sa sévérité, l’examinait, narquois, du coin de l’œil.

— Ainsi, je fais fausse route ? Comment se fait-il, alors, que tu m’aimes justement parce que je suis comme je suis ? Et pourquoi n’es-tu pas resté dans ce monde des foyers ultra-tendres et des santés riches d’optimisme. Ne viens-tu pas de ce monde-là ?

Mikhaïl ressentit comme un petit choc électrique. Il n’aimait pas qu’Adrien lui parlât de son passé et fît allusion à sa naissance. Il le lui avait dit maintes fois. Cette naissance, ce passé, le monde d’où il venait, Mikhaïl ne les lui avait d’ailleurs jamais dévoilés. Tout au plus y avait-il fait quelques allusions tendrement indiscrètes en des heures de fâcheuse nostalgie. Mais il était facile de soupçonner son origine, sa belle race, à quiconque voulait observer sa nature délicate et la force de son caractère, les langues qu’il parlait et son instruction solide, qui trahissaient l’homme, même dans les moments où celui-ci s’évertuait, par l’expression ou par le geste volontairement grossiers, à dérouter l’observateur.

— Vois-tu, mon cher Adrien, dit-il avec de la mélancolie dans la voix, tu as hérité de ta mère une honnêteté plébéienne, beaucoup de franchise rustre, un très bon cœur, et cela t’aurait suffi ; mais ton diable de père a tout gâté, en y mêlant une masse de sensibilité hellénique et toute l’audace des pirates céphalonites dont il descendait. Ainsi, tu es sorti nature d’artiste, c’est-à-dire tzigane, c’est-à-dire un homme qui peut facilement envoyer son père au gibet ! Au reste, dans votre histoire roumaine, presque tous vos princes sont issus de ce mélange-là, et presque tous sont montés sur le trône après avoir d’abord fait assassiner le père et crever les yeux du frère aîné. Ensuite ils bâtissaient une église de boue !

Adrien partit d’un grand éclat de rire :

— Non ! Je ne te ferai pas assassiner, ni crever les yeux !

— Ça, non, mais tu pourrais très gentiment me faire envoyer en Sibérie ! Et maintenant, passons au pratique, voyons ce que nous allons faire à Bucarest.

Ils reprirent des cigarettes russes et redemandèrent des cafés. Mikhaïl questionna, les yeux pleins de malice :

— Voudrais-tu que nous fassions, cette fois encore, bourse commune ?

Ce fut au tour d’Adrien d’être frappé au cœur. Il baissa les yeux, puis les braqua sur ceux de Mikhaïl, comme pour l’implorer de ne pas insister. Car cette question avait son histoire.


Dès le commencement de leur amitié idéale, — d’abord dans la pâtisserie de Kir Nicolas à Braïla, puis lors de leur premier séjour à Bucarest, — les deux amis s’étaient aperçus que l’argent n’avait pour eux qu’une valeur relative. Non seulement ils ne concevaient pas de se le refuser l’un à l’autre si l’un des deux venait à en manquer, mais il leur était presque impossible de le refuser même à un inconnu ou à quelque vague camarade de misère qui, un soir, serait venu leur dire sa détresse.

Ainsi la bourse commune s’imposa d’elle-même. À quoi bon se figurer que chacun disposait de son argent, puisque leurs vies étaient soudées ; l’un n’aurait pu manger, sachant que l’autre manquait de pain.

Puis ils étaient inséparables. Parfois même ils travaillaient ensemble, dans les hôtels, les restaurants ou dans les chantiers de construction. Et, comme Adrien était d’une prodigalité insensée, il fut convenu que Mikhaïl serait le caissier. Il le fut, avec beaucoup de sagesse. Deux années durant il sut administrer leur misère avec une adresse devant laquelle Adrien n’eut qu’à s’incliner, sans que de ce fait sa « nature d’artiste » ait eu trop à souffrir. Car Mikhaïl, âme tendre, savait très bien que la misère des vagabonds n’est supportable qu’à condition de l’épouvanter, de temps à autre, par un acte de folie. C’est pourquoi, lors des tristes et cependant bien joyeuses semaines de chômage, lorsqu’il s’apercevait que le régime du pain et du hareng fumé, ou même du pain sec, menaçait de « faire sauter la chaudière », il décidait soudain qu’il fallait se payer une petite orgie. Alors ils allaient dans un restaurant et dépensaient deux francs, puis un autre franc dans un cabaret chic, à écouter l’orchestre, déguster un bon café turc et fumer deux « Royales ». Parfois, le cœur désemparé, il leur arrivait même de se saouler. Après quoi, ils gagnaient leur taudis où, avant de se coucher, ils examinaient l’étendue du désastre et commençaient aussitôt à se mortifier l’âme.

C’était quand même une belle vie, jusqu’au moment où elle se gâta soudain et faillit entraîner la séparation définitive des deux amis. Par la faute d’Adrien naturellement.

Un jour, Adrien trouva qu’il travaillait depuis trop longtemps seul à garnir la bourse commune, cependant que Mikhaïl se promenait. C’était vrai. Il y avait environ deux mois que Mikhaïl chômait, mais il le faisait malgré lui. N’empêche, Adrien, cédant à un regrettable mouvement d’humeur, accusa son ami de paresse. Lui remettant, un samedi soir, sa dernière paie il lui dit grossièrement :

— Voilà. Et à partir de demain, je ne vais plus au travail : si tu aimes la paresse, je l’aime autant. Je serai… chômeur, comme toi !

Il lui avait dit cela tout en roulant voluptueusement une cigarette. Quand il leva la tête et eut regardé Mikhaïl, le visage de celui-ci était devenu cadavérique. Adrien en eut peur :

— Quoi ? Je t’ai fait tant de peine ?

— Non, dit Mikhaïl, tu m’as fait plaisir. Néanmoins voici ton argent. Et sache que demain je quitte la Roumanie.

— Tu plaisantes, Mikhaïl, s’écria Adrien, dont les mains se mirent à trembler au point que le Russe en fut touché au cœur.

Oui, mais c’était un cœur de Tatar. Quoique convaincu de l’étourderie de son ami et malgré les sincères excuses que l’autre lui fit, il fut irréductible : le lendemain matin, il bazarda deux beaux complets neufs, une bague et alla jusqu’à se séparer d’une magnifique pièce d’or antique ; à minuit il prenait le train pour la frontière russe de Itzkani.

Adrien épuisa toute la gamme des supplications, puis voyant que tout était vain, tomba dans un silence long et suspect qui donna à Mikhaïl à réfléchir. Toute la soirée, il traîna aux côtés de l’offensé, sans plus prononcer un mot et fumant comme un fou. Alors Mikhaïl revint avec une concession :

— Eh bien, dit-il, puisque tu es un homme double : un qui blesse mortellement et l’autre qui en souffre ensuite comme un chien, je me rends à ce dernier. Par conséquent il n’y aura qu’une séparation de quelques mois. Mais il doit y avoir une séparation pendant laquelle tu auras tout le loisir de faire ton examen de conscience et, peut-être, de te rendre compte que l’amitié n’est pas un torchon dont tu puisses nettoyer tes bottes. Maintenant, voici ma main : je te promets de venir te retrouver, si je ne suis pas mort. De toute façon, j’étais à moitié décidé à entreprendre ce voyage en Mandchourie, afin de voir ce que c’est qu’une guerre entre le gros imbécile de Russe et le tenace Japonais, cet Allemand de l’Extrême-Orient. Et s’il arrive qu’à mon tour je te retrouve marié et assagi, j’en serai heureux pour ta bonne mère.

Adrien avait pris la main que Mikhaïl lui tendait, mais ses mâchoires continuaient à rester vissées. Il était hébété, ahuri. Il ne put articuler un seul mot. Il n’eut même pas un sourire quand, de plus en plus touché, Mikhaïl lui prit la main et lui fit une caresse :

— Comme c’est dommage ! Un si bon cœur, tant de sincérité et si peu de raison ! Tu ne seras jamais heureux, mon pauvre Adrien !

Il le serra violemment dans ses bras et monta dans le train qui s’était mis en branle.

— Au revoir, hé ! Dis-moi donc au revoir !

Rien. Seulement deux yeux d’aimable bête qui regardaient le fuyard.


Presque le même regard fixait maintenant Mikhaïl, quand celui-ci eut demandé :

— Eh bien, on va faire encore bourse commune ?

— Comme tu veux, répondit Adrien. Et il pensa à ce que lui avaient coûté la bourse commune et son propre manque de caractère.

Ils rirent quand même de bon cœur.

— Moi, je possède trente francs environ, dit Mikhaïl. J’en avais deux cents il y a un mois, quand je suis arrivé à Bucarest, mais, ne t’y trouvant pas, j’ai eu le cafard et je me suis amusé un peu.

— Tu es encore plus riche que moi. Comment as-tu pu te procurer l’argent pour le voyage en Mandchourie et même pouvoir t’habiller si magnifiquement, je me le demande.

— En Russie, et même ailleurs, trouvent facilement de l’argent tous ceux qui n’ont pas les mains calleuses. Le mien je l’ai trouvé auprès de ceux qui me le devaient et qui m’en doivent encore. Ce n’est pas l’Okhrana qui me l’a procuré, tu en es certain, n’est-ce pas ?

Adrien ouvrit de grands yeux :

— Je n’y avais pas songé.

— Bon. Alors j’ai trente francs. Et toi ?

— Je n’en ai que vingt, mais je suis riche de deux costumes splendides, faits à Londres.

— Ah ! tu t’habilles à Londres, maintenant ?

— Pas moi, mais s’habillait à Londres le pauvre Bernard Thuringer qui m’en a fait cadeau. À propos : dans cette maison bourgeoise, mon socialisme a été mis à une rude épreuve, j’ai vu les riches Thuringer se ruiner et mourir de faim sous mes yeux. Qu’en dis-tu ?

— Je dis que tu découvres l’Amérique.

— Non, mais, tout de même, c’est affreux ! On ne voit pas ça tous les jours : de gros bourgeois crever d’inanition. Tu parles ! Pour des mains qui n’étaient pas calleuses…

Adrien raconta avec force détails le « drame humain » auquel il avait assisté. Il avoua que ce cas l’avait beaucoup troublé, et qu’il doutait maintenant de la solidité de la théorie des « classes » :

— Où est donc l’immuabilité de ces classes sociales dont on nous rebat les oreilles ? J’ai vu comment le riche peut devenir pauvre, ce qui n’est pas grave. Mais si le pauvre peut et veut s’enrichir — et on sait qu’il n’y a pas de pauvre qui ne veuille occuper la place du riche — la question change. Cela veut dire qu’il n’y a pas une morale de classes. Et moi, c’est la morale du pauvre qui m’intéresse, non point sa situation forcée. Car on aura beau supprimer les classes, il s’y trouvera toujours une place meilleure qu’une autre et, si le prolétaire d’aujourd’hui n’a pas une conscience qui soit une véritable morale de classes, la lutte pour la vie facile et l’injustice resteront les mêmes, en dépit du chambardement social. Alors, il faudra tout recommencer. Voilà comment je pense.

— Eh bien, pour un socialiste tu es propre ! conclut Mikhaïl. Du reste, Cristin m’en a parlé.

— Cristin ?

— Oui, Cristin. Qui me déteste. Et qui te déteste. Moi, parce que je ne suis pas socialiste. Toi, pour ta façon de l’être. Il se donne maintenant des airs de coryphée socialiste, fait du tapage, se démène. Mais il est bon garçon, bon cœur. Il était furieux surtout pour ta collaboration à Dimineatsa. Il dit que tu déroutes les ouvriers, leur faisant confondre le socialisme avec la « sale démocratie bourgeoise ». Je ne trouve pas. J’ai lu toute la série de tes articles sur le conflit des débardeurs de Braïla et je crois que tu ferais un bon journaliste. On parle de toi ici avec estime. Tu as le vent en poupe. Je te conseille de persister. Mais tu n’en feras rien. Tu es trop changeant, trop bohème, même et surtout quand il s’agit de soigner tes intérêts. Dommage. Ton style m’a épaté.

Adrien but ces compliments avec avidité, mais il tâcha de cacher son plaisir et fit diversion :

— Tu fréquentes donc Cristin ?

— Mais j’habite chez lui… et même j’y travaille, si on peut appeler ça du travail.

— Tu travailles chez Cristin ! Comment ça ? Il est matelassier !

— Oui, il est matelassier et aussi, depuis un mois, co-patron d’un bureau de placement.

Adrien se mit à hurler :

— Qu’est-ce que tu me racontes là ? Cristin, le socialiste, patron d’un bureau de placement ! Mais ces bureaux-là sont des nids de mouchards, les antichambres de notre Sigourantsa !

— Le sien ne l’est pas, il faut dire la vérité. Tous ses « agents » sont des gens honnêtes, de pauvres épaves comme moi et toi. Tu t’en convaincras toi-même, car c’est là que tu coucheras, toi aussi. Je n’ai point de chambre. Et c’est très intéressant, ce bureau de placement. Je m’y amuse au possible. Parfois, même je m’y instruis.

Le jeune homme était perplexe :

— N’empêche, fit-il, dégoûté. Un agent qui place des domestiques se frotte trop à notre Okhrana, Il est tenu, nos serviteurs étant considérés presque comme des malfaiteurs. Peux-tu exercer un semblable métier ?

— Très bien.

— Cependant, tu disais craindre la Sibérie.

— Justement, ainsi je la craindrai moins. Je serai comme l’écrevisse qui courait accrochée à la queue du renard. Mais voilà que tu me fais à nouveau parler de choses que je n’aime pas. Allons, plutôt, filons ! Il fait nuit.

Avant de quitter le bistrot, ils réalisèrent la caisse commune. Mikhaïl compta le tout, après avoir réglé les consommations. Le « fonds » s’élevait à 53 francs. Il y avait de quoi vivre chichement une quinzaine de jours.

— Tu m’as tout donné ? demanda le caissier.

— Tout ! clama Adrien, mais il riait et Mikhaïl comprit que, conformément à une vieille habitude, il avait quand même gardé un ou deux francs.

Ce n’était pas pour en profiter tout seul. Non, il n’en était pas capable. Mais, aux moments noirs, quand Mikhaïl déclarait que la caisse était vide, Adrien aimait surprendre son ami en tirant du fond d’une poche quelques sous « oubliés ». Aussi, le trésorier ne protestait pas contre ces innocentes roublardises, « inhérentes, disait-il, au caractère tzigane ».

Ils sortirent. Une pluie fine commençait à tomber sur un pavé très sale. Le tram à deux chevaux, quoique archi-« complet », fut assailli par une foule sauvage, égoïste, dépourvue de toute pitié à l’égard des pauvres bêtes dont les corps fumaient. Le conducteur protestait inutilement. Il faillit même recevoir une claque d’un « monsieur » qui s’accrocha sur le tampon et que le malheureux employé pria timidement de descendre.

Les deux amis attendirent le tram suivant. Ce fut la même histoire, car c’était l’heure de l’arrivée de plusieurs trains. La pluie devenait toujours plus dense.

— Payons-nous le luxe d’une voiture, décida Mikhaïl. Tant pis pour le franc. Il pleut. Et puis avec ta valise il nous sera impossible de faire comme tout le monde.

Ils prirent une voiture.

Les rues étaient bondées de passants et de vendeurs ambulants mouillés comme des rats. Un Olténien, quoique vêtu seulement de sa chemise nationale et du caleçon large, ne pressait guère le pas, malgré la pluie. Marchand de charbon de bois, il avait ses paniers vides, qui se balançaient, légers, suspendus à la cobilitza. Il semblait heureux, dodelinait de la tête et chantait :

Seigneur, il ne faut pas me tuer,
Pour avoir aimé deux sœurs
Et une belle-mère avec trois brus.


II


Mikhaïl fit arrêter la voiture dans la slrada Sfintsilor, juste derrière l’hôpital Coltsea, une rue tranquille, assez voisine du grand centre de la Capitale. Le voyageur et son guide pénétrèrent dans le bureau de placement, qu’aucune lampe n’éclairait encore, malgré la nuit. Mais Adrien put distinguer presque nettement les êtres et les choses, grâce à la vive lumière que diffusait le réverbère à gaz placé devant la grande vitrine du bureau. L’intérieur en profitait, comme d’une pleine lune.

Il n’y avait, dedans, rien qui pût troubler une âme sensible, et cependant cet intérieur mal éclairé donna froid dans le dos à Adrien. Il en eut le frisson comme si on l’avait jeté dans un poste de police. Cette impression lui vint de ce que le sol était fait de ciment ; puis de la nudité des murs et des bancs pauvres alignés tout autour de la pièce, qui était très spacieuse. Les bancs à part, on n’y voyait qu’un misérable secrétaire nu, planté comme provisoirement presque au milieu du « Bureau » et flanqué de deux chaises tout aussi laides. Le fauteuil du secrétaire était occupé par un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, l’allure martiale, le teint blême, le visage allongé et le crâne chauve. Il mangeait quelque chose qu’on ne voyait pas. Deux autres hommes, — l’un, noiraud, jeune, petite moustache frisée, l’autre âgé, un peu bossu, barbiche grisonnante, — arpentaient lentement et silencieusement la pièce. Et sur un bout de banc, deux femmes aux têtes enveloppées dans des fichus noirs.

En entrant, Mikhaïl s’était exclamé, sur un ton ironiquement joyeux et d’un trait :

— Bonsoir, messieurs, et voilà notre ami Adrien Zograffi.

L’homme du secrétaire ne répondit rien. Il avait la bouche pleine et se contenta de poser sur Adrien deux yeux fortement écarquillés. Celui dont le dos était voûté, sans interrompre sa promenade, répondit « bonsoir » d’une voix chantante.

Ce ne fut que le jeune qui vint au devant des deux amis et serra la main d’Adrien, se présentant :

— Nitza Petresco.

Sa poignée de main était chaude. Son regard, intelligent, droit. Il reprit aussitôt sa promenade. Un instant après, il s’arrêta devant les deux femmes et prononça avec une fermeté dépitée :

— Voyons, qu’est-ce qu’on peut bien faire pour vous ? C’est que votre cas est un peu spécial : vous voulez être placées dans la même maison. Ça ne se rencontre pas à tout moment. Tenez : je pourrais, au besoin, vous envoyer en province. Y allez-vous ?

No que diable li proveinké !

— Alors… nous n’avons rien pour vous.

C’étaient des Hongroises, parlant à peine le roumain. Elles se levèrent et partirent.

Le bureau fut pendant un long moment, plongé dans le silence. Adrien se tenait coi, à côté de Mikhaïl, dont le mutisme parut au nouveau venu assez incompréhensible et même railleur. Il trouvait que son ami eut dû parler, dire quelque chose, casser la glace. Il avait envie de sortir.

Mais, dans la clarté spectrale de la pièce. Adrien surprit des mouvements insolites chez l’homme assis devant le secrétaire. Un gros tiroir du meuble était ouvert en permanence et l’homme y avait les deux bras enfouis jusqu’au coude, n’arrêtant pas de tripoter quelque chose, discrètement. De temps en temps, une main se levait et alimentait la bouche d’une nourriture qu’Adrien ne pouvait pas identifier. Mais, de toute évidence, l’homme mangeait du pain sec. Bouchée après bouchée. Ce faisant il ne regardait jamais ce que ses mains fabriquaient dans le tiroir, à sa droite, du côté caché à Adrien. Il fixait la porte, le réverbère de la rue, se tenant raide comme un mannequin. On eût dit qu’il attendait, dans une angoisse croissante, qu’un événement se produisît d’un instant à l’autre, ce qui ne l’empêchait pas de longuement mâcher ses morceaux, insensible à tout ce qui se passait autour de lui.

Adrien, ne pouvant plus tenir, au grand amusement de Mikhaïl, posa sur celui-ci un regard impérieusement interrogateur.

— Mais c’est Monsieur Léonard, notre patron ! s’écria, gouailleur, Mikhaïl.

Adrien fut atterré. Il eût aimé être renseigné d’une façon plus discrète. Mais l’autre continua de plus belle avec la même raillerie :

— Et ce Monsieur-là, le bossu, qui se promène, c’est M. Macovei, vieux grand ami et ancien grand associé de Monsieur Léonard, dans le commerce de soieries, à Calarashi, sous la raison sociale Léonard & Macovei, aujourd’hui, tous deux tombés dans les choux !

Devant cette présentation familière, moqueuse, plaisante, M. Léonard, nullement troublé, mit dans la bouche son dernier carré de pain, poussa le tiroir et, fermant son canif, le glissa dans une poche du gilet, sans mot dire. M. Macovei, lui, s’arrêta sous le flot de lumière et, la tête basse, scanda, mélodieusement, nostalgiquement :

— Dans — les — choux !

Il impressionna Adrien avec son ton, sa belle chevelure poivre et sel et la joyeuse tristesse de son profil plein de reliefs.

À ce moment, de violents coups de poings furent appliqués contre le mur qui n’était qu’une paroi de planches, tapissée de papier peint et qui séparait le « Bureau » de l’Atelier de plapamarie[1]. Un silence suivit les coups, puis de nombreuses voix de jeunes gaillards vociférèrent, criant de nom de Mikhaïl. Celui-ci riposta :

— Alors quoi ? Vous allez démolir la baraque ! Qu’est-ce qu’il y a ?

— Comment, « qu’est-ce qu’il y a », tonna une voix de basse. Tu es donc là, depuis un moment, avec ce sacré poulain de journaliste, cet infecte socialiste braïlois, et vous ne venez pas nous dire bonsoir ?

Adrien sourit, heureux. C’était la voix d’un sien ami, Craïoveanu, mais qu’on appelait Nénea Toma, parce que l’aîné de tous ses compagnons. Socialiste de l’ancienne pléiade. Âme supérieure, tendrement désabusée, mais toujours prêt à la lutte, comme Avramaki, le cordonnier de Braïla. Par sa culture d’autodidacte, sa haute conscience, sa pondération et l’excellence de ses qualités professionnelles, il se classait dans les premiers rangs de l’élite ouvrière socialiste, hélas, très peu nombreuse à cette époque. Il faisait partie du « Comité Central » du Parti, dont il était presque l’arbitre. Il en imposait aux autorités mêmes. Adrien l’adorait et il aimait Adrien.

Craïoveanu et Cristin étaient les deux patrons de l’atelier de plapamarie, le plus estimé de Bucarest, exécutant de riches trousseaux pour les filles de la haute bourgeoisie. Dans cet atelier, l’ouvrier qui se faisait distinguer était au bout d’un certain temps admis comme associé. Aussi, sa firme s’intitulait : Aux ouvriers associés.

Adrien alla à la paroi de planches, y frappa deux toc-toc, juste à l’endroit où il savait Craïoveanu adossé, et dit, doucement :

— Salut, nénea Toma !

— Salut, Adrien ! Alors ça va ?

— À peu près. Mais dis : Cristin est là ?

— Hum ! Quelle question ! Si Cristin était là, depuis longtemps il serait venu t’allonger les oreilles !

— Pourquoi ? Parce qu’il est maintenant deux fois co-patron, là-bas et ici ?

— N’est-ce pas que ça t’en bouche un coin ? Eh bien, mon garçon c’est ainsi : contradictions de nos temps ambigus !… À part ça, comment te plaît-elle, la nouvelle installation ?

— Ma foi, pour ce qui est de là-bas, je n’ai encore rien vu, sinon juste le dehors, en arrivant. Quant à ce « Bureau de Placement » ça a plutôt l’air d’un bureau de police…

Des rires homériques éclatèrent de l’autre côté, mais Craïoveanu ne faisait pas chorus. Il semblait confus. Une jeune voix d’ouvrier lança :

— Dis, Adrien : répèteras-tu cela à Cristin ?

— Pourquoi pas ? Redoutez-vous votre patron, par hasard ? Voilà qui m’amuserait !

Des chuchotements, puis le silence, mirent un point à la conversation.


Cette petite diversion à l’ennuyeux mutisme auquel le condamnait malicieusement Mikhaïl dégela Adrien. Il se sentit plus à son aise, plus disposé à attendre la suite de ce commencement d’aventure imprégné de mystère. Il n’aimait pas les mystères. Il voulait partout et tout de suite, voir clair. Et, justement, Mikhaïl ne lui avait rien raconté sur ce « Bureau » glacial, au propre et au figuré, où deux hommes se promenaient trop, où le troisième se tenait trop immobile, et tous trois se taisaient d’une façon insolite. Interrogé, entraîné aussitôt dans n’importe quelle banale conversation de circonstance, il n’aurait peut-être rien remarqué, tandis que, débarqué là, dans cette atmosphère inamicale, presque hostile, il se sentait dépaysé dans son propre pays. Et pourquoi n’allumait-on pas une lampe ? Probablement par avarice. Ou, peut-être régnait-il une telle misère dans ce bureau de placement ? Adrien en était presque certain.

En allant parler avec les plapamari et en regagnant sa place, il avait eu la possibilité d’examiner de plus près et dans une meilleure lumière les trois personnages dont il ne connaissait encore que les noms. Ils avaient tous des mines souffreteuses et des habits fripés.

Adrien demanda à Mikhaïl, en grec et tout bas :

— Ne se nourrit-on, ici, que de pain sec ?

Mikhaïl porta un index à ses lèvres et lui répondit dans la même langue :

— Ce n’est pas poli de parler un dialecte que les assistants ignorent.

Bon. Mikhaïl le faisait donc exprès. Il adorait les mystères et s’en divertissait.

Heureusement, la plapamaria ayant fermé, Craïoveanu vint serrer la main d’Adrien. Il serra d’abord celle de M. Léonard, une main affreusement longue, blanche, morte, que ce dernier lui tendit sans articuler un mot. Adrien n’aurait su dire, si cet homme parlait ou était muet. Et, pris d’angoisse, s’apercevant surtout que Craioveanu, s’asseyant entre lui et Mikhaïl, semblait également disposé à garder le silence, il bondit sur lui :

— Franchement, nénéa Toma, pourquoi Cristin s’est-il fourvoyé dans cette drôle d’affaire ? Moi, je trouve que le métier de patron d’un bureau de placement dans notre pays policier ne s’accorde pas avec la qualité de leader socialiste.

Craioveanu paraissait fourbu. Les deux mains réunies sur sa canne et le menton appuyé sur le dos des mains, il se taisait, le regard vide. Il portait le costume, le faux-col et la cravate de tous les ouvriers soigneux, gagnant convenablement leur vie. Son aspect était décent avec même une certaine prestance propre à imposer le respect, ce qui est le cas de peu d’ouvriers, en Roumanie.

La question d’Adrien le fit se redresser, mais, avant de lui répondre, il passa la main sur son crâne tondu à la machine no 1, puis tourmenta un moment sa grosse moustache grisonnante. Ce geste mit Adrien en garde : nénea Toma ne faisait cela que seulement lorsqu’il était mécontent ou embêté. C’était un tic. Ses paroles le confirmèrent :

— Écoute, Adrien, dit-il de sa voix grave, mais l’adoucissant : ce que tu viens de dire là on ne le dit que trop à Cristin. Mais tu sais comme il est : extravagant, têtu, volontaire jusqu’à l’absurde. Il n’y a donc pas de remède, pour le moment. Un jour, il en aura assez et se débarrassera de lui-même de cette nouvelle charge, d’autant plus qu’elle lui fait beaucoup négliger la plapamaria, qui est une affaire sérieuse. Aussi, je te conseille de le laisser en paix. Autrement, vous vous disputerez comme deux maquignons. Surtout qu’il t’en veut. Tu es, à ses yeux, un dangereux élément pour le nouveau mouvement socialiste. Il te trouve, comme tous ceux qui ont lu tes articles, beaucoup de talent, mais il ne veut pas que tu mettes ce talent au service de la démocratie bourgeoise, qui nous a déjà ravi une fois presque tous les éléments de valeur.

Adrien eut le cœur serré. On voyait donc en lui un futur « transfuge ». Il n’en était pas capable, jamais, jamais ! D’où venait cette suspicion ?

— Je voudrais savoir ce que tu penses, toi, à ce sujet dit Adrien.

Craïoveanu rit et regarda le jeune homme dans le blanc des yeux. Il semblait vouloir pénétrer dans le fond de la conscience d’Adrien qui, le comprenant, mit sur son visage toute la vérité de son âme pure. L’autre en fut impressionné et cessa de rire. Il dit :

— Je te défends tant que je peux…

— Laisse ça ! interrompit Adrien. Tu fais bien de me défendre, mais il m’importe plus de connaître ta pensée nette sur cette question : me crois-tu un homme honnête ou une fripouille ? Là !

— Je te crois parfaitement honnête…

— Eh bien, cela me suffit ! Quand à Cristin, il peut battre la campagne tant qu’il voudra.

Le vieux socialiste secoua la tête, la mine grave :

— Cela peut te suffire, à toi. Cela ne suffit pas aux galériens du mouvement révolutionnaire qui reprend et dont je suis. Le problème n’est pas aussi simple que tu le supposes. Et ici, je ne me rapporte pas à ce que radote Cristin. Je te dis ma pensée, que tu veux connaître. La voici : tu pourrais être l’homme le plus honnête du monde, et faire, cependant, œuvre de traître. Et inversement : tu pourrais être une fripouille en germe, et faire œuvre de parfait socialiste. Car tout le problème se réduit à une question d’éducation des masses. Comprends-tu ?

— Non je ne comprends pas.

— Je vais t’expliquer. Dans un mouvement révolutionnaire, l’important n’est pas de savoir lequel des propagandistes influents actuels restera honnête jusqu’à la fin de ses jours, et lequel trahira dans cinq, dix ou vingt ans. Non. Cela nous est presque indifférent. La destinée est libre de cacher en toi un filou et de nous le révéler un jour. Si, jusqu’à ce jour-là, tu sers la classe ouvrière en aidant à sa parfaite éducation socialiste, tu auras bien mérité de la patrie internationale de demain. Mais si au contraire tu ne fais dans ta propagande que créer de la confusion dans l’esprit des masses, tu aurais beau vieillir et mourir honnête homme, tu n’en serais pas moins un criminel. Bien mieux, plus tu seras honnête et doué, et plus ton influence sera néfaste, car il est plus facile de combattre et de démasquer une fripouille médiocrement douée qu’un homme de talent et vertueux, même s’il ne va pas dans le droit chemin.

— Et quel est ce « droit chemin » ?

— Ah, voilà la question ! Eh bien, le droit chemin est celui qui enseigne à la classe ouvrière qu’une révolution ne se fait pas avec des hommes qui se baignent dans toutes les eaux à la fois. Et c’est justement ce que tu ne lui enseignes pas !

— Moi ! Moi ! je ne…

— Oui, oui, toi, le garçon honnête, qui écris des articles pleins de révolte, des articles qui ont secoué la torpeur des débardeurs de Braïla, grâce à quoi ils ont gagné la bataille, — tu fais croire aux masses que cette bataille a été gagnée grâce au concours du journal démocrate « Dimineata » et à l’intervention dans le parlement de son directeur, le député bourgeois Constantin Mille, le socialiste transfuge ; grâce aussi à M. le ministre de l’Intérieur, que le même journal a complimenté pour son « attitude raisonnable » dans ce conflit, lequel ministre est également un ancien socialiste, passé aux libéraux, et qui n’a pas cédé parce que « vieux socialiste », mais parce que pris de peur ; grâce, enfin, à quelques armateurs, dont les frères Thuringer que tu servais et qui eux non plus n’ont pas « cédé les premiers » par bonté de cœur, comme tu le laissais entendre, mais pour sauvegarder leurs intérêts capitalistes… Tu as dit ou tu as fait croire tout cela aux ouvriers qui t’ont lu, et voilà ce qui crée de la confusion dans la cervelle, guère fameuse, des travailleurs. Y es-tu, maintenant ? Si tu y es, tu me diras s’il te suffit, dans ces conditions de n’être qu’un homme honnête et de continuer à « charrier de l’eau au moulin de la bourgeoisie ».


Adrien semblait confondu. Mikhaïl même était ému. Non pas tant par le fond de l’argumentation de Craïoveanu où le réprimandé trouvait des points faibles, que par le ton convaincant de cette argumentation, par la foi inébranlable que le vieux militant avait dans ce « droit chemin » de la tactique socialiste. Adrien s’apprêtait à lui opposer ses objections, quand Cristin fit irruption dans le « Bureau ».

Il était vêtu d’un complet de velours noir, veston-tunique boutonné jusqu’au col, cravate rouge écarlate, chapeau mou en beau feutre, grosse matraque à la main. Grand, maigre comme un clou et vif comme le mercure, ses premiers mots furent pour hurler :

— Encore sans lumière ! Encore rester dans le noir ! Vous m’embêtez avec vos manies. Je n’aime pas ça, Monsieur Léonard, je vous l’ai dit mille fois ! Allume la lampe, Nitza ! On dirait que nous sommes des faux monnayeurs.

— Bo, bo, bo ? fit enfin M. Léonard, levant haut les mains et assurant ainsi Adrien qu’il n’était pas qu’un mort qui se nourrit de pain sec.

Cristin jeta sur le secrétaire une lourde serviette qu’il portait sous le bras et vint serrer la main d’Adrien la broyant presque, ainsi qu’il avait la mauvaise habitude de faire avec tout le monde. Adrien cria de douleur. Cristin le regardait méchamment, roulant des yeux de fou, puis éclata :

— Tu es là, salaud ? Je vais…

Mais Craïoveanu, y allant de tout son registre de basse, l’arrêta net, avec un seul :

— Ho ! qui faillit éteindre la lampe et fit trembler les carreaux.

Mikhaïl craignant une algarade, se leva :

— Mes amis, moi, j’ai faim.

— Moi aussi, dit Adrien.

— Où allez-vous dîner ? demanda Craïoveanu, qui était célibataire. Je vous accompagne.

— Si vous m’attendez une minute, dit Cristin, le temps de dire deux mots à M. Léonard, je viens moi aussi.

— À une condition ! dit Mikhaïl. C’est de ne pas te donner en spectacle, au restaurant. Ici, empoignez-vous par les cheveux, si cela vous chante, ça m’est égal. Mais en public, pas de tapage ! Tout au moins en ma présence. N’ai-je pas raison, nénéa Toma ?

— Oui-i-i, sale bourgeois, tu as raison !

La lampe à pied qu’on avait allumée et posée sur le secrétaire n’augmenta pas énormément la lumière qui régnait déjà grâce au réverbère. Toutefois elle aida Adrien à pousser plus loin sa reconnaissance du milieu où il se trouvait depuis une heure. Ainsi il constata que M. Léonard avait une face osseuse, parcheminée, luisante, marquée d’une sorte de gravité, mêlée d’épouvante, qui venait de ses yeux trop écarquillés. Néanmoins il n’était pas antipathique. Sa bouche, légèrement entr’ouverte, semblait démentir toute trace de méchanceté dans son cœur. Et son crâne nu lui donnait un air de savant envahi par la misère. On voyait cela à sa redingote passablement déteinte, presque miteuse.

Mais ce furent les deux autres personnages qui parurent à Adrien bien plus misérables. Nitza, quoique jeune, avait la physionomie vieillie d’un affamé criblé de soucis : les traits mous, le front plissé, la bouche amère, les yeux voilés d’une résignation fiévreuse, le cou mince. Son corps, os et peau. Les vêtements, malgré de visibles efforts pour les maintenir décents, étaient trop raccommodés et même sales. Pantalon et manches ridiculement raccourcis. Mais il paraissait agile, énergique. Et sa tête noiraude, très chevelue, aux sourcils abondants, aux longs cils mélancoliques et à la moustache gracieuse faisait de lui un beau garçon. Pauvre beau garçon !

M. Macovei, avec sa belle crinière grise naturellement ondulée ainsi que sa petite barbe, aurait fait un superbe Arioste, tel qu’on le voit dans le Larousse, sans cette aimable « bosse » qui lui voûtait le buste et sans la navrante joie de son visage, affreusement buriné par une existence qui avait dû être remplie de passions. Tout aussi pauvrement vêtu que Nitza, il était, des trois hommes, le plus triste, précisément à cause de cette lumineuse joie intérieure dont ses yeux bleus, mi-fermés, et ses nombreux reliefs faciaux, tendrement pétris par une main impitoyable, se couvraient douloureusement, sans invoquer la pitié, mais sans plaider non plus l’excellence de la vie terrestre. Aussi M. Macovei éveilla-t-il promptement le plus sympathique intérêt d’Adrien et devint le centre de son attention. Mikhaïl le remarqua et s’en réjouit car il aimait beaucoup l’ancien négociant.

Adrien sentait le besoin d’entamer sur le champ une petite conversation avec Macovei, ne fût-ce que pour entendre le joli timbre féminin de sa voix, mais il n’y eut pas moyen à cause de Cristin qui vociférait trop en faisant une espèce de rapport à son associé, M. Léonard. Au reste, chacun semblait prêter attention à ce rapport, même Mikhaïl.

— Eh bien, voilà, disait Cristin, la journée n’est pas trop mauvaise. J’ai encaissé trois placements de ces Messieurs : la cuisinière placée par M. Macovei rue du Couteau d’Argent ( « que c’est bête, pensait Adrien, une rue qui ne peut s’appeler autrement que le Couteau d’Argent » ) ; la bonne à tout faire, placée par Nitza chez le procureur Stavreses ; la cuisinière placée par Mikhaïl rue des Boulangers. Enfin, j’ai encaissé deux placements personnels : le Dr Manolesco et l’actrice Sylvia Pralea.

Après chaque encaissement annoncé, tout le monde criait hourra ! et la voix de Macovei tintait, dans l’ensemble, comme une petite cloche. Adrien demanda tout bas à Mikhaïl pourquoi ces hourras et de quoi il était question.

— Chaque agent, expliqua Mikhaïl, place des domestiques. De la taxe réglementaire de cinq francs par placement, trois sont pour le « Bureau » et deux reviennent à l’agent. Et c’est là tout le salaire et tout le gagne-pain de l’agent, ce qui ne serait pas trop mal si tout allait pour le mieux. Mais voilà : les trois quarts des placements vont à l’eau, soit qu’au bout de huit jours le domestique fiche le camp, pour une raison ou pour une autre, soit que le patron le renvoie, également pour des raisons qu’il est inutile de discuter. Mais, le plus souvent, on ne peut « encaisser » tout simplement parce que les maîtres sont rapiats : ils se dérobent, tergiversent et parfois se refusent sans plus à payer la taxe. Certes cette taxe est imposée par un règlement de police, mais qu’est-ce qu’on peut faire contre les mauvais payeurs ? Ne sont-ils pas les maîtres du pays ? Aussi, la plupart du temps, le pauvre agent ne fait que courir d’un bout à l’autre de la Capitale et user les semelles, pour rentrer le soir et coucher l’estomac vide. C’est alors que Cristin entre en jeu et avec sa terrible gueule, réussit souvent à faire « casquer » le réfractaire. Aujourd’hui, comme tu vois, il a encaissé trois placements que nous considérions comme perdus. Cela mettra ce soir un peu de beurre dans les épinards de Nitza et de Macovei qui depuis deux jours, n’ont même pas de quoi s’acheter du tabac. Aussi les hourras sortent-ils tout seuls du fond de ces ventres creux.

Adrien vit clairement la cruelle réalité du milieu dont il allait bientôt partager l’existence. C’était un trou noir où des épaves, ainsi que Mikhaïl l’avait dit, égrenaient des jours lamentables. On y couchait sur des bancs, une harde pour toute couverture, et on se nourrissait de pain sec, heureux encore d’en avoir. Non. Il tâcherait d’échapper aux griffes d’une telle vie. Il ira se chercher du travail dans la peinture, son métier, malgré l’aversion qu’il avait du chantier avec ses heures longues comme des siècles, avec ses patrons jamais contents de la somme du travail abattu et même avec ses bagnards intrigants et d’une inconscience qui l’écœurait plus que tout. Oh, oui, l’avenir était sombre ! Il y était habitué, mais, tout de même, pour peu qu’il s’envolât du nid maternel, son vagabondage tant aimé lui faisait aussitôt payer de dures rançons. Sacrée liberté !

Cristin alla remettre à chaque agent les deux francs qui lui revenaient, déridant ainsi des fronts explicablement soucieux, puis il revint à M. Léonard et continua son rapport.

— J’ai aussi de mauvaises nouvelles. Le juge Radulesco ne veut pas de cette bonne. Elle est lente, paraît-il. La femme de chambre du ministre des finances s’en va, et je la comprends. L’épouse de ce ministre est un chameau. Et la vieille grippe-sous de la rue Royale est toujours en voyage, ou elle se cache. Mais c’est la colonelle qui m’a mis hors de moi. Voilà la quatrième cuisinière qu’elle renvoie en moins de trois semaines. Cependant, la dernière que nous lui avons recommandée, c’est Mme Berthe, — qui est un as ! Non, il ne faut plus servir cette putain !

— Pauvre colonelle ! compatit Macovei. Si mignonne, pourtant !

— Mignonne ! hurla Cristin, rouge de colère. Eh bien je règle la daraverra de sa mère ! ponctua-t-il, adoucissant ainsi le plus populaire et le plus obscène des jurons roumains.

Alors Adrien vit Mikhaïl poser un regard moqueur sur Macovei qui, reprenant une farce familière au « Bureau », arrêta sa promenade, redressa son buste et, simulant l’innocence, l’effarement, s’exclama, plein d’humour, les yeux sur Adrien :

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il vient dire ? Régler la Daraverra de sa mère ? Ti-i-i !… Écoutez-moi ça : Daraverra ! Dieu, que c’est succulent !

Et il reprit sa promenade, dans le rire général. Même M. Léonard, voyant Adrien surpris de ce franc étalage d’obscénité humoristique en contraste frappant avec l’atmosphère plutôt triste du milieu, esquissa une ombre de sourire qui éclaira un instant son masque angoissé.

C’était une plaisanterie assez crue. On la goûtait toujours, parce que venant d’un respectable vieil homme, nullement bavard ni gai, et dont l’humour était presque douloureux. Dans le tumulte populacier du « Bureau », constamment bondé de domestiques en quête d’une place, Macovei, avec un tact jamais démenti, savait quand et de qui saisir au vol ce juron fréquemment exprimé, le chantonnait à sa façon et réussissait toujours à rendre confuse quelque pudique personne de l’assistance, qui ignorait ce rite de la maison. Car c’en était un. Et, quelque sinistre que fût l’atmosphère de ce bureau de placement qui ne nourrissait pas son monde, elle était infailliblement balayée par l’aimable vieillard, qui égayait les visages les plus assombris, en commençant par se montrer scandalisé du juron, tout en répétant l’obscénité, pour conclure ensuite à la face de Dieu que celle-ci était « … succulente ».

Afin de mieux édifier le lecteur occidental, il serait utile de noter que, dans le pays roumain et même chez tous les peuples du proche Orient, l’obscénité n’existe pas, en tous cas pas dans les jurons. Elle a été tuée dès l’origine par son fréquent emploi et par la solide santé de ces peuples, chez lesquels le « refoulé » et le « refoulement » sont des choses inconnues. L’obscénité, la vraie, vient de l’Occident, là où a été inventée la jupe qui s’arrête au-dessus des genoux, là où pour la première fois les femmes qui portaient ces jupes se sont permises de croiser les jambes, ou plutôt de les mettre en l’air, à la terrasse des grands cafés, sous les yeux de tous les adolescents « refoulés » par une éducation contraire à la nature humaine.

Voilà l’obscénité qui détraque l’esprit humain. Elle ne pouvait naître que là où l’adolescence est avide de savoir ce qu’une femme cache dans ses jupes et un homme dans son pantalon, ainsi que ce qu’on fait de ces choses qu’on cache. Mais, de Moscou à Athènes, de Bucarest à Varsovie, et de Constantinople à Sofia, à Belgrade et à Budapest, l’enfance même ne connaît que trop (jamais trop !) toute cette question-là. Elle est toujours actuelle, parce que faisant partie de la conversation presque courante. Car l’homme peut rarement converser sans se mettre en colère, et alors il faut pouvoir jurer copieusement. L’Occidental, misérablement dépourvu de jurons « succulents », avale sa colère et en fait des « refoulements ». L’Oriental, qui en est abondamment pourvu, la vomit promptement et permet ainsi à la vie saine de suivre son cours.

En Roumanie, le nom des organes sexuels et ceux de leurs fonctions sont dans la bouche de tout le monde. Ils sont si aimés qu’on leur a même créé de tendres diminutifs. Ainsi (pour employer les termes voilés) la « daraverra » de la mère, adorablement évoquée à tout propos, s’appelle encore « daraverroutsa » et « daraverrica ». Et quand on veut la bafouer, on lui dit « daraverroï ». Elle est le trésor de la langue roumaine et le bonheur du peuple tout entier. On la « règle » du matin au soir. D’ailleurs ce « réglage » est appliqué à tous les saints de l’église et à l’église même, ainsi qu’à toute la famille divine, partout et devant les enfants : au foyer du paysan, comme à ceux du ministre, du pope et de l’évêque. Toute la nation jure. On prétend que cela s’est fait à la Cour même, par la bouche de l’ancien prince héritier, l’actuel roi Charles II, qui doit être un homme rudement sain. Voici dans quelle circonstance :

On raconte que feu Charles Ier de Hohenzollern Sigmaringen, réunissant un jour son conseil de la couronne, décida, dans le but de le familiariser avec la besogne royale, que son neveu, alors enfant de six ans, assisterait aux discussions de ce conseil. Noble assistance : on y voyait notamment les membres de marque de feu le parti conservateur : Carp, Maïoresco, Marghiloman. On y débattit, comme bien on pense, des affaires concernant le bonheur du peuple. Le prince-enfant écoutait, boudant un peu. Le conseil fini, le respectable roi, seul avec le petit héritier du trône, demanda à celui-ci :

— Eh bien ! que dis-tu de ces messieurs les ministres ?

— Je dis, répondit l’enfant, qu’il faudrait les renvoyer tous dans la « daraverra » de leur mère !

On imagine le scandale. Le roi ordonna une enquête. Où le petit prince avait-il pu entendre prononcer pareille horreur ?

On sut qu’il était le très bon ami d’un caporal de la garde royale, un brave paysan.

Le roi Charles II est donc bien roumain.


III


— Mon cher camarade Adrien Zograffî, dit Cristin à la fin du repas, je te convoque à la séance du Comité Exécutif du Parti qui aura lieu samedi prochain.

Ils étaient tous, sauf M. Léonard, dans une gargote sise en face du « Bureau », ils venaient de manger chacun une ou deux portions de ratatouilles à trente centimes la portion, et maintenant certains d’entre eux fumaient et prenaient du café.

— Tu le convoques ! riposta Craïoveanu. Tu parles au nom de tout le Comité ! Qui t’a autorisé à émettre cette convocation ? Pas moi. D’abord, Adrien n’est pas du Parti et il peut se moquer de ta convocation.

— Justement, il n’est pas du Parti, mais la classe ouvrière qui lit ses articles suppose qu’il en est. Par conséquent, de deux choses l’une : ou il s’y inscrit et se soumet aux directives du Comité, ou bien nous déclarerons qu’il est un isolé, une espèce d’anarchiste.

Vous déclarerez ! Vous ne déclarerez rien du tout et vous laisserez ce garçon tranquille. En tout cas, tel est mon avis et je le ferai connaître au Comité.

Cristin se cabra. La moutarde lui monta au nez :

— Tu penses donc, nénéa Toma, qu’il est raisonnable de permettre à tous les aventuriers de gagner la confiance des masses, en se faisant passer pour socialistes ?

— Il me semble qu’il n’a écrit nulle part qu’il parlait au nom du Parti. Il a poussé les masses à l’organisation, au socialisme. Cela, chacun est libre de le faire.

— Et puis, dit Adrien, je crois ne pas être un « aventurier ». Un vagabond, oui.

— C’est la même chose ! dit Cristin.

— Non, ce n’est pas la même chose. Mais en admettant que tu aies raison, dis-moi : si je deviens membre du Parti, je ne serais plus un aventurier ? Je ferais peau neuve ? — Pauvre Cristin ! Voilà bien votre mentalité marxiste ! Et voilà pourquoi les partis socialistes couvent tant de traîtres, de renégats, de parvenus. Vous ne regardez pas au cœur de l’homme, à son caractère. Son masque vous suffit. Son masque dévot, respectueux du dogme. Eh bien, vous irez loin avec cette tactique !

Cristin, un instant confus, revint à la charge :

— Non, mais ! Il ne t’est pas non plus permis d’agir à ta tête. Tu te fais inscrire au syndicat mixte, ainsi que tu l’as fait à Braïla, tu paies trois mois de cotisation, et puis, bonsoir ! On n’entend plus parler de toi. Maintenant, tu ne fais même pas partie de ton organisation professionnelle. Tu en es exclu !

— Qui m’a exclu ?

— Mais les statuts, parbleu !

— Je me moque de vos statuts ! La révolte ne sort pas de votre paperasse, mais bien du cœur de l’homme opprimé, qui a existé avant les registres. Je suis avec ce cœur-là. Et ce n’est pas vos statuts qui m’en empêcheront !

— Ils vont se chamailler ! dit Mikhaïl, s’adressant à Craïoveanu.

— Je le crois aussi. C’est pourquoi il est préférable d’aller nous coucher.

Craïoveanu se leva, las de discuter sans espoir d’arriver à une entente. Payant ce qu’ils venaient de consommer, Nitza et Macovei firent remarquer l’impossibilité pour eux, de « manger chaud » :

— Dès qu’on quitte le régime du pain et fromage, tout de suite ça vous coûte presque un franc, et alors on est fichu. Le lendemain on doit se contenter de pain sec. Et souvent, même pas ça.

— Quelle vie, quelle vie ! se lamentait Nitza. Vraiment, la société humaine mérite d’être incendiée sur le champ !

— L’ordre bourgeois, tu veux dire, corrigea Cristin.

— Je n’en sais rien !

— Mais la faute est au capitalisme.

— Je n’en sais rien ! Je sais que même notre frère l’ouvrier, lorsqu’il peut devenir bourgeois et capitaliste, exploite son prochain, l’écrase comme s’il n’avait jamais souffert. Voilà ce qu’il faut regarder. Adrien a raison : le cœur de l’homme. Il ne suffit pas d’être un révolté quand on est opprimé, et puis, dès que les circonstances vous le permettent, d’oublier le passé et de devenir à son tour un oppresseur.

— Justement, Nitza, justement, il faut supprimer ces circonstances, ces conditions sociales qui permettent à quiconque de devenir un exploiteur de l’homme. C’est ce que fera le socialisme.

— Le diable sait ce que fera votre socialisme ! En Allemagne, où il est tout puissant, il n’a fait jusqu’ici que de nombreux fonctionnaires, encore des fonctionnaires qui vivent et s’engraissent sur le dos des misérables. Ce sera toujours ainsi !

— Tu vois, nénéa Toma ? s’écria Cristin. Voilà l’influence de ce cher Adrien ! Il ne sème que le désarroi, le pessimisme !

Mais nénéa Toma était déjà dehors. Il haussa les épaules :

— Bonne nuit ! À demain !

Craïoveanu et Cristin s’en allèrent tous deux du côté de la place Saint-Georges. Les quatre autres s’arrêtèrent un instant pour causer devant l’entrée du « Bureau ». Il faisait très beau, quoique un peu frais. Des couples juifs, avides de printemps et de promenade, passaient, bras dessus, bras dessous conversant amicalement des derniers livres lus, du parfum des acacias trop tôt fleuris, de la « chance colossale » du collecteur de la loterie d’État Schroeder et le plus souvent se moquant à grands éclats de rire de la nouvelle jupe, ridiculement étroite, qui faisait tomber les femmes lorsqu’elles descendaient du tramway.

Macovei dit qu’il voulait gagner son plumard :

— Je crois bien que c’est mon tour ce soir de faire la femme de ménage ? demanda-t-il à Nitza.

— Oui, Monsieur Macovei, c’est votre tour.

Ces deux-là avaient convenu de préparer leurs couchettes à tour de rôle. Pour ce faire, on entrait par une porte qui donnait sur l’atelier voisin et, de là, on pénétrait dans le dépôt de marchandises, fournitures et vieux articles que les plapamari possédaient dans la cour de l’immeuble. Ce dépôt était toujours plein de matelas et couvertures usagés qui attendaient d’être remis à neuf. On en choisissait à volonté et on s’en servait, transformant le « Bureau » en un asile de nuit. C’était permis, avec la recommandation expresse de faire attention à l’incendie, facile à provoquer dans le dépôt, la maison ne disposant pas de lumière électrique.

— Nous vous rejoindrons dans une petite demie-heure, dit Mikhaïl. Nous allons faire un tour jusqu’à la Calea Victoria, afin de permettre à notre « ragougnasse » de se calmer. Nous y accompagnez-vous, Nitza ?

— Non. Je ne suis pas habillé pour la Calea Victoria. Puis je suis d’une humeur noire. Ce mois-ci, tout mon gain s’est élevé à quinze francs. Je n’ai presque plus une chemise propre à me mettre. Bientôt j’aurai des poux ?

Nitza cracha et demanda à Mikhaïl sa blague à tabac. Pendant qu’il roulait sa cigarette, songeur, on vit tout à coup un homme qui, surgissant de la ruelle obscure d’en face, obliqua en courant droit sur le groupe des trois amis. La forte lumière du réverbère l’enveloppa comme une projection de phare. Il était très grand et squelettique, tête nue, les vêtements en loques, dégingandé. Une canne à la main, il fonça sur le réverbère et frappa le pilier de fonte d’un coup sec de sa canne qui le fit retentir dans la nuit. Puis, l’oreille tendue au bruit métallique, il cria d’une voix rauque, mais solennelle :

— To-ki-o-o-o !

— Bon, dit Mikhaïl, ce soir c’est Tokio.

Adrien crut qu’il était dans un rêve, d’autant plus que ses deux compagnons ne semblaient nullement surpris de cette étrange apparition nocturne et du geste insensé du drôle. Celui-ci, son coup fait, s’approcha du groupe et salua, imperturbable :

— Méphistophélès souhaite aux amis toutes les joies de l’hémisphère.

— J’emmerde son « hémisphère » ! dit Nitza, sans regarder l’homme.

— Eh bien, Méphistophélès, dit Mikhaïl, tu es en retard ce soir !

— Très ! C’est à cause des « flics ». Ils m’ont encore conduit au poste aujourd’hui pour avoir marqué « ma-dri-i-id » ! au réverbère placé devant le palais du prince Cantacuzène. Et si ça me plaît, le réverbère du Nabab ? La Constitution ne garantit-elle pas aux citoyens l’exercice de toutes les libertés inoffensives ? Je suis dans mon droit, pas ? Seulement, voilà ; avec le chahut qu’ils ont fait, j’ai perdu mon temps. Pour finir le tour de la terre, je dois encore marquer, avant d’aller au lit, San-Francisco, Chicago, New-York et enfin Bucarest. Et ces stations sont bien loin l’une de l’autre.

— Fiche-nous la paix ! lui intima Nitza.

L’homme essuya son visage sale, avec une main boueuse. Adrien n’y était toujours pas, ce qui amusait follement Mikhaïl. Le pauvre-fou était défaillant. Son regard lointain lui ennoblissait la figure, malgré sa crasse. Un côté de son pantalon était fendu du genou jusqu’au bas. Les doigts des pieds sortaient hors de ses savates. Adrien compatit avec le malheureux, dont il ne pouvait pas deviner l’âge.

— Dites ! fit le fou, se cabrant : Cristin n’est pas là ?

— Il vient de nous quitter, répondit Mikhaïl.

— Je n’ai pas de chance ! C’est que, depuis hier soir, je n’ai pas mis un morceau de pain dans ma bouche.

Mikhaïl lui offrit vingt centimes :

— Voilà pour du pain ; et laisse au diable pour aujourd’hui les autres villes de ton tour du monde.

— Jamais ! s’écria l’homme et aussitôt il se mit à courir, sans plus prendre l’argent.

Adrien le rattrapa en quelques bonds, mais l’autre poussa des hurlements épouvantables de bête égorgée. Mikhaïl les rejoignit :

— Lâche-le ! C’est inutile : tu ne lui feras plus accepter les sous en ce moment. Mais il reviendra dans notre « hémisphère » dès qu’il aura fini sa besogne. N’est-ce pas, Méphistophélès ?

— Naturellement.

— Tu vois ? dit Mikhaïl, en grec : il est fou, mais quand il s’agit de boulotter, il ne perd pas le nord.


Mikhaïl entraîna Adrien vers le centre de la ville. L’apprenti vagabond cheminait aux côtés de son maître, la tête un peu houleuse. Il ne réalisait pas très bien tout ce que ses sens avaient perçu depuis son arrivée dans la Capitale. Le beau et le laid, les illusions complaisantes et les avertissements sévères se mêlaient et formaient un tout grisâtre qui contrariait son besoin de voir clair, gâtait sa joie de se sentir libre. À cette opacité de sensations il préférait le danger net. Au danger, il savait s’attaquer de front, le vaincre ou lui payer l’inexorable tribut de toute liberté coûteuse, mais, d’une façon ou d’une autre, le liquider promptement. Tandis que l’incertitude, la chicane du sort, non !

Il retournait à Bucarest, après avoir une fois déjà goûté de sa misère pendant une année. Il savait donc à quoi s’en tenir et admettait d’avance toutes les embûches que le sort s’acharne à semer sur la route du vagabond. Il acceptait la souffrance avec un élan héroïque, sans mesquinerie, mais il exigeait du destin que les entr’actes de cette souffrance fussent lumineux, réconfortants.

Or, voici que Mikhaïl lui faisait flairer l’odeur de la misère au moment même où il réclamait son droit à l’entr’acte qui crée les beaux souvenirs, propres à vous faire supporter les malheurs prochains.

Il se retourna contre son ami :

— Pourquoi était-il nécessaire que tu me fourres tout de go, dans ce maudit asile de nuit, avant même que je me fusse payé ma semaine de soleil ?

— C’est mieux comme ça.

— Je crois que tu te trompes. On doit séparer nettement les jours agréables des jours tristes. Et tu me fais sentir, dès à présent, toute la misère qui m’attend demain. Ton « Bureau » avec ses malheureux, ses sectaires, ses fous, sera pour moi une cause permanente de cafard. Il peut bien être intéressant : je n’aime pas ce trou noir. J’y vivrai entre la terreur de la faim et celle de la discipline socialiste que Cristin veut m’imposer.

Mikhaïl n’était plus narquois. Il dit, sérieux :

— Je m’attendais à ce que tu regimbes contre mon « Bureau » et c’est pourquoi je te fais faire cette promenade. Je vais t’expliquer la chose. Il n’y a pas de « terreur de la faim », mais son apprivoisement. Voilà ce que tu ignores. Malgré ta facilité à donner ton argent, tu es un vagabond égoïste. « Séparer les jours agréables des jours tristes ! » C’est très beau. Et après ? Un vagabond surpris par la misère dans un isolement total est un homme perdu, ou plutôt deux fois perdu. Il doit choisir entre la mendicité et l’inanition sans issue. Te souviens-tu de mes jours de famine, à Braïla, quand je devais vivre de la vente des plombs de wagons que je ramassais sur les voies du port ? Et bien, je vivais alors une… « séparation » à souhait. J’ai passé tout un été sans presque échanger un mot avec un être humain, j’ai failli succomber à l’intoxication que je t’ai racontée : il n’y eut que la pauvre lipovanca, cette Russe encore plus malheureuse que moi, qui vint me réchauffer avec son regard compatissant.

Non, mon ami. Il y a une solidarité des vagabonds, comme il y a une solidarité des arbres de la forêt, qui les défend contre les cyclones par trop violents. Dois-je te dire plus ?

Adrien se sentit ébranlé dans sa répulsion du spectacle de la misère permanente, mais non convaincu. Il savait ce qu’il savait :

— Oui, Mikhaïl, tu es, comme toujours, difficilement réfutable. Cependant je ne te comprends pas. Toi, si indépendant, si sauvage, presque misanthrope — ce qui n’est pas mon cas —, tu te complais dans la vie en commun. Je la déteste : celle des riches autant que celle des pauvres. Je me livre volontiers aux hommes, corps et âme. Je suis prêt à partager avec eux mon dernier morceau de pain. Mais je tiens à garder intact mon droit de les fuir le jour où je sens qu’ils veulent limer ma fantaisie, mon imagination. Et la masse fait toujours cette opération-là. La masse, ou seulement l’homme-masse, l’homme qui peut se multiplier à l’infini sans jamais changer de figure. C’est l’humanité-ennui, l’humanité-cafard. Je ne l’aime pas ! Si elle avait un instant de lucidité, elle se suiciderait. Son existence est nulle comme celle du désert. Je veux bien donner ma vie pour qu’elle puisse un jour manger à sa faim, mais rien de plus. C’est elle qui ne veut de moi rien d’autre. Alors, quoi ! Dois-je me laisser limer ?

— Sacré aristocrate ! s’écria Mikhaïl. Voilà pourquoi je t’aime. Là encore ton diable de père céphaloniste a charrié dans ses couilles une étincelle divine. Mais pour ce qui est de mon « Bureau » tu n’as pas raison. Tu t’en convaincras toi-même, sous peu. Je te demande de patienter une semaine. Tu verras. Il y a, dans ce trou « noir », beaucoup, beaucoup de choses aimables. Certes, il n’y a pas la belle individualité que tu cherches partout, mais sache que ton « humanité-ennui » est plus considérable que tu ne le penses. Si rien ne nous lie à elle, l’ensemble nous lie. Sans elle, tu n’existerais pas. Elle est la forêt qui protège l’arbre magnifique contre la furie des éléments déchaînés…

— Et qui l’étouffe !

— Et qui l’étouffe, naturellement. C’est la destinée terrestre. La pureté des cimes du Mont Blanc n’existerait pas sans le pied que souillent les excréments.

Mikhaïl se tut. Adrien n’était pas éclairé, mais il n’eut plus envie de contredire. C’était trop complexe. Il comprenait que ni l’un ni l’autre ne pouvait avoir complètement raison.

Ils firent un bout de chemin, silencieux. Sur le boulevard Élisabeta, le tapage de l’orchestre et la lumière éblouissante de la « Brasserie des Carpathes » les obligèrent, à l’exemple de tous les badauds, à ralentir le pas. Adrien aimait la musique avec un cœur de taupe et un cerveau de canard. Il n’aurait jamais su dire ce qu’un orchestre jouait, même si on le lui avait rappelé trente six fois. De même pour la peinture et la sculpture. Il les contemplait comme un veau. Seule la lettre imprimée, il l’avait dans son sang, de par sa naissance. Il en saisissait l’âme et s’y instruisait seul.

— Veux-tu qu’on prenne un bock ?

— Si tu veux. ! dit Mikhaïl. Mais à condition de ne pas t’emballer. Cet établissement est nouveau et cher.

Ils y entrèrent. C’était, un vaste local carré, espèce de serre à grandes vitres, occupant un des angles du boulevard Élisabeta avec la rue de l’Académie. Il était bondé d’un public mi-select, où le ministre tournait le dos au commis-voyageur ; la grande actrice, à la prostituée de luxe et au cabotin à toupet ; le banquier juif à son employé. Adrien fut heureux de trouver une petite table libre près d’un cercle d’écrivains parmi lesquels on voyait la figure noblement souffreteuse du poète Anghel et la tête ébouriffée du conteur Delavrancea, tous deux très aimés du public. Le dernier, beau parleur, dissertait sur le symbolisme. Le premier écoutait avec déférence et ne répliquait que rarement de sa voix opaque de tuberculeux. Parmi les tables évoluaient avec grâce de jolies filles tziganes, les bras chargés de superbes roses. Anghel cédant aux instances d’une favorite, en choisit quelques-unes et les offrit aux trois belles femmes du cercle, après avoir demandé anxieusement, à sa « tzigancoutsa » :

— J’espère que celles-là tu ne les as pas arrosées avec de l’eau de ta bouche ?

La vendeuse se contenta de sourire et de baisser les yeux avec coquetterie. La question n’était, hélas, que trop à propos. Le poète l’avait une fois évoquée publiquement.

Adrien observait discrètement le groupe des artistes et tâchait d’en saisir les gestes et la conversation. Dans son culte pour la belle personnalité humaine, il était avide de connaître ses traits caractéristiques en confrontant les images qu’il s’en faisait avec le document vivant. Mais les occasions qui s’offraient à lui pour ce genre d’investigation étaient bien rares ; car il n’aimait pas se faire remarquer en se comptant parmi les snobs, les satisfaits et les ratés qui foisonnaient, autour de quelques vrais artistes de l’époque, les importunant dans tous les lieux publics, dès qu’on les y apercevait, Adrien estimait qu’on peut parfaitement être quelqu’un, avoir une personnalité marquée, sans être nullement un artiste créateur, mais simplement un homme qui pense, le consommateur émérite d’un art quelconque. Une autre raison encore l’empêchait de baver après l’artiste créateur : il attribuait à celui-ci une mission civilisatrice dont la générosité, la grandeur d’âme devaient être la condition première, et il savait qu’à cet examen-là peu de soi-disant « grands artistes » résistaient. Et autant il était heureux quand l’artiste, l’écrivain surtout, correspondait à la conception qu’il avait du grand homme, autant il s’attristait quand la réalité, lui infligeait de cruels démentis.

— Je crois, dit-il à son ami, que le véritable artiste doit être un apôtre, ou un insurgé contre la tyrannie. Le beau qui n’est pas au service du bien est comme le soleil qui réchauffe une planète morte.

— As-tu entendu parler de Maxime Gorki ?

Je n’ai lu qu’un article qui signalait l’apparition de cet écrivain. Un vagabond qui décrit admirablement les vagabonds, c’est cela ?

— Ce n’est pas que cela. Gorki est l’artiste insurgé que tu conçois. Dommage que tu ne connaisses pas le russe. Gorki décrit des bas-fonds que j’ai retrouvés dans ce bureau de placement dont tu t’effraies. Certes, l’art n’est jamais la vie photographiée, mais plus que la vie. Ainsi Léonard et Macovei ne sont que deux anciens marchands de soieries, aujourd’hui ruinés et misérables, l’un pour avoir aimé la femme, l’autre pour avoir aimé un neveu. Nitza est moins encore : un garçon qui voulait faire sa carrière dans l’armée, qui s’est présenté comme sergent à l’examen de sergent-major et s’est vu évincer par les examinateurs simplement parce que sa tête ne plaisait pas à ses messieurs. C’est tout et ça n’a l’air de rien. Pour la vie, c’est la répétition d’une de ses millions de photographies banales. Car tout le monde aime des femmes et des neveux, et tout le monde échoue à l’examen de sergent-major. Et de cet amour ou de cet échec, tout le monde souffre.

Cependant, il me semble bien que Léonard, Macovei et Nitza ont un peu trop aimé, l’un la femme, l’autre son neveu et le troisième les galons de sergent-major, pour se mettre dans l’état où ils sont. Et seul l’art pourrait nous dire comment ils ont aimé. À eux, il serait inutile de le demander.

Tu verras encore demain Vassili l’Adventisla[2] et père Florea, employés également, deux drôles, chacun à sa façon.

Mikhaïl sourit et ajouta :

— Et moi ? Crois-tu que je ne fais pas aux yeux des autres, une drôle de tête ? Et toi ? Crois-tu ne pas en faire une pareille ? Les moins intéressants, pour moi, sont Cristin et Craïoveanu. Ils ne sont que de bons socialistes. Mais ils m’amusent.

— Et ce fou ? demanda Adrien.

— Ah oui, le fou ! Eh bien, le pauvre « Méphisto » a la plus banale des histoires. Il est l’orphelin d’un boyard pauvre. Il n’était qu’un lycéen de dix-huit ans quand il vit son père, leur voiture et le cheval broyés par un train sur un passage à niveau. Il s’en tira sans une égratignure, mais il y laissa sa raison. Depuis, voilà quinze ans qu’il fait le « tour du monde ».


ILs quittèrent la brasserie vers minuit. Avant d’arriver au « Bureau », Mikhaïl dit :

— Sache que souvent Léonard couche lui aussi dans notre « asile », et alors il faut tâcher d’être plus respectueux. Il ne réclame rien, mais c’est l’habitude.

— Comment, dit Adrien, même Léonard est sans abri ?

— Non. Il a un appartement. C’est-à-dire, il loge dans l’appartement d’une femme qu’il entretient. Je t’avais dit que c’est un homme à femmes. Il l’est même dans sa misère naturellement. Et comme jadis, il ne choisit que des garces. Jamais une brave femme ! Par sa faute. Des braves, il ne sait que faire. Ainsi l’actuelle, quoique sincère, le met à la porte trois fois sur cinq. Parfois, au milieu de la nuit. Car ils ne font que se chamailler. Et alors elle lui rappelle qu’elle est dans ses meubles, et le chasse.

— Et il lui obéit comme un agneau ? Il ne sait pas lui passer une raclée ?

— Non, jamais, Léonard est un homme vraiment bon.

— Bon ! On ne peut pas être bon avec les vipères.

Certes, dans notre banlieue de Braïla, j’ai vu souvent des hommes battre gratuitement leurs femmes, et en ce cas la femme doit crever les yeux de sa brute. Mais je connais aussi des femmes avec lesquelles l’existence n’était possible qu’à condition de les battre.

— Tu ne parleras pas de cela à Léonard. Tu serais ridicule ! Il est ce qu’il est, et ce n’est pas à ses cinquante ans qu’un gamin lui apprendra quelque chose à ce sujet. Cristin, qui pratique ta méthode, la lui a recommandée un jour plus qu’il ne le fallait. Léonard lui a répondu : « Vous aimez faire l’amour avec une femme que vous avez d’abord battue. Moi, j’aime faire cela avec une femme que j’ai d’abord caressée. Question de goût, mon ami. »

— Et où couche-t-il dans le « Bureau » ?

— Sur le banc qui est en dessous de la fenêtre de la pièce contiguë au Bureau.

— Pourquoi pas dans cette pièce même. J’y ai aperçu un bon divan.

Mikhaïl sourit :

— Tu veux tout savoir dès le premier jour de ton arrivée. Eh bien, cette pièce est louée par Cristin seul. C’est soi-disant pour des colloques avec ses socialistes mais, en réalité, c’est son pied-à-terre pour des amours extra-conjugales. Il aime bien les jolies servantes.

— Ah, le coquin ! Il fait cela, étant marié et père ? Et vertueux socialiste ? Mais je ne lui en tiendrai pas rigueur. Je comprends ça. Moi aussi j’aime bien les jolies femmes, même celles qui ne sont pas des servantes. Seulement il m’est toujours pénible de les aborder. C’est une adresse qui me fait défaut.

— Cristin, lui, la possède au superlatif. C’est un coq, un diable ! Aux plus belles filles qui défilent dans le « Bureau », il a toujours quelque chose à dire en particulier. Mais seul le divan en est le témoin.

— Tiens ! C’est très sympathique. J’aime l’amour. D’ailleurs, tu l’aimes autant.

— Et, comme toi, je suis stupide devant la plus stupide des jolies filles. Il y a quelques jours, Cristin m’en a soufflé une bien mignonne. Pourtant il lui eut été facile de me la laisser, celle-là. Mais il m’a dit, après coup, que je l’avais trop… « tourmentée » ! Lui, il en a fait une bouchée.

Devant le « Bureau », Adrien remarqua que la lumière du réverbère était diminuée de moitié. La rue ne montrait plus que des façades noirâtres, le long desquelles glissait, presque invisible, le gardien public. Au moment d’entrer, ils entendirent des voix dans le « Bureau ».

— Tu vois ? chuchota Mikhaïl, Léonard est là. Ça fait la troisième nuit de suite que la garce lui refuse son toit. Pauvre homme ! Ne te mêle pas de leur conversation. Il a toujours l’habitude, quand il couche ici, de bavarder avec Macovei sur leur passé commun.

Mikhaïl tira doucement le nœud d’une ficelle qui fit grincer la targette de la serrure. La porte s’ouvrit. C’était un « système » qui permettait au locataire initié de rentrer, la nuit, sans avoir besoin de clef. Ils traversèrent le « Bureau » silencieux, pour aller au dépôt chercher leur « literie », cependant que Léonard, du banc où il était allongé, s’exclamait avec une force qui étonna Adrien :

— E-é-eh ! Prévoir !… Prévoir !… Pourquoi ne l’as-tu pas prévu, toi ? Tu en savais autant !…

Dans le dépôt, Adrien demanda à Mikhaïl :

— Est-ce qu’ils se disputent ?

— Non, au contraire, c’est très tendre. Ils remettent sur le tapis, encore et encore, toutes sortes de questions périmées, ayant l’air de se faire des reproches réciproques au sujet de leur faillite. En réalité, ils ne font qu’évoquer des jours qui ont été joyeux pour tous deux. Contente-toi d’écouter. Cela leur est bien égal.

— Mais peut-on dormir dans ces conditions ?

— Très bien ? Surtout quand on a quelques kilomètres de pavé dans les jambes, après une journée d’allées et venues avec les domestiques. L’embêtant, c’est que parfois ils se réveillent plusieurs fois la nuit pour se poser les questions les plus saugrenues. Mais on se rendort vite, à force d’habitude. Le tout, c’est de ne pas coucher le ventre creux.

Mikhaïl chargea Adrien d’une vieille couverture piquée très épaisse, dont l’endroit de satin était tout déchiré, et empoignant lui-même un gros paillasson, dit avec une fierté enfantine :

— Ça, c’est ma propriété ! On m’en a fait cadeau. Tu verras comme on dort bien dessus. Sur les bancs durs, c’est affreux. J’y ai passé quelques nuits, pires qu’en prison.

Ils éteignirent la lampe, traversèrent l’atelier des plapamari et vinrent jeter leurs fardeaux au pied du secrétaire, à même le sol. Le « Bureau » ne recevait maintenant du réverbère qu’un faible faisceau de rayons. On y distinguait à peine les dormeurs. Les deux anciens négociants continuaient leurs soliloques, mais, cette fois, d’une voix monotone qui aida Mikhaïl à s’endormir tout de suite. Adrien ne put le faire que bien plus tard. Le paillasson lui enfonçait les côtes, le piquait. Partout des bosses, des trous, de la paille agaçante. Point d’oreiller.

Il pensait aux autres, qui se contentaient de bien moins que lui. Ils couchaient habillés, blottis sous un vieux paletot, la tête sur un paquet de linge sale ou sur le pantalon roulé, Et ce banc de bois, étroit, dur ! Quelle vie ! Il s’assoupit au milieu des sifflements lointains du gardien, le cerveau fatigué d’une foule de sensations disparates, le cœur gros de pressentiments tristes. Puis, sans savoir s’il avait dormi ni l’heure qu’il était, il se réveilla à moitié, les paupières lourdes, dans un bruit confus de voix chuchotantes, irréelles :

— … Hi ! hi ! hi !

— Est-ce qu’elle voulait décamper, elle aussi ?

— Pas du tout ! Elle se fichait pas mal de son mari. Seulement, Loutsa, dans son affolement et à cause de l’obscurité, avait déguerpi en emportant les effets de Constance également. Elles s’étaient déshabillées toutes deux dans le noir, jetant tout le fouillis sur la même table. Puis, lorsqu’on a frappé à la porte, « au nom de la loi », Loutsa et Viorel se sont sauvés par la fenêtre en un clin d’œil, les bras chargés de vêtements. Tantsi et moi, nous sommes restés tranquilles permettant à ces messieurs de faire leurs constatations. Dieu !… Quelle nuit mouvementée !…

— Oui, oui… Ça ne devait pas être drôle !… Et quel a été le résultat ?

— Eh bien, la fuite de ces deux-là n’a servi à rien, car Loutsa s’était trompée de pantoufles, laissant les siennes et prenant ceux de Tantsi. Son mari les a reconnues tout de suite. Il a même dit à Tantsi : « Vous êtes une belle truie, vous aussi, chère Madame Stanesco. »

— Une belle truie, qu’il a dit ?. Ho ! ho ! ho ! Elle n’a rien répondu ?

— Si !  : « Pas de remarques, Monsieur ! » Et comme le cocu emportait les souliers de sa femme, elle lui a lancé : « Veuillez dire à Madame votre épouse de me renvoyer les miens, et le reste ! Elle m’a laissée toute nue, ce qui n’est pas trop mal quand je suis à côté de mon mignon Gogou ! »

— Ah ! Tu étais son mignon Gogou ! Eh bien, bouffe maintenant du pain sec et couche sur la planche, cher mignon Gogou ! C’est cette Tantsi qui a contribué le plus à notre ruine !

— Bo ! bo ! bo !

— Il n’y a pas de bo ! bo ! bo ! Souviens-toi : l’achat que tu lui as fait, après son divorce, de la maison de Pavelesco, nous a mis dans l’impossibilité d’honorer nos plus importantes créances. D’où la faillite.

— Oui-i-i ? Et où était ta cote, dans ces créances ? Disposais-tu, toi au moins, de ta cote ?

— Ma cote… ma cote !

— Oui, oui ! Ta cote ! Ne venais-tu pas d’engloutir plus de cinquante mille francs, pour sauver ton neveu de la prison ? Donc nous étions logés à la même enseigne : moi, avec ma Tantsi, toi, avec ton Lica !… Allons !… Ne me parle pas ?

Mikhaïl, réveillé par les mouvements qu’Adrien faisait en se retournant sans cesse sur un côté et sur l’autre, bougonna doucement :

— Je t’avais dit que pour vaincre l’insomnie, il faut compter du bout des lèvres jusqu’à la fatigue, ou bien conjuguer un des verbes français que je t’ai enseignés. Allons, dis après moi : je dors, tu dors, il dort…


IV


Des équipages somptueux — voiture, chevaux, cocher, — il y a trente ans, n’existaient au monde qu’en Russie et à Bucarest. Il n’est pas question des équipages de riches particuliers, qu’on peut voir dans tous les pays, mais bien de voitures publiques que n’importe qui, pour peu qu’il eût une mine et un maintien convenables, pouvait se payer, à l’heure ou à la journée.

La place du théâtre National, à Bucarest, offrait alors un spectacle de beauté pure, digne de l’existence humaine en dépit des cruautés qui constituent la rançon dont une partie de l’humanité paie toujours les réjouissances de l’autre partie. Cette place du Théâtre, pour ce qui était de ses édifices, ne méritait pas même le regard d’un borgne. Mais la vue des voitures et leurs attelages, alignés comme les coursiers au départ du poteau, valait à elle seule le prix d’un voyage de New-York à Bucarest. Les cochers ne valaient pas moins. C’étaient tous des Russes, pesant dans les cent kilos, imberbes, laids comme de vieilles femmes grasses, car ils appartenaient hélas, à la secte des châtrés. Taillés en géants, graves et solennels comme des papes, occupant leur siège dans une fière rigidité, ils tournaient le dos au « National », et ce « National » ne méritait pas autre chose. On les appelait des Mouscals, c’est-à-dire, des moscovites.

Et un « Mouscal », c’était tout, toute cette fortune représentée par l’homme, sa voiture et ses bêtes, où l’on ne savait qu’admirer le plus : l’harmonie des lignes ? la splendeur des vernis savants ? La délicatesse des harnais ? La science de la conduite du type en livrée chatoyante ? Ou plutôt, uniquement, la magnifique noblesse des chevaux dont les queues atteignaient le sol et le rythme de leur trot impétueux, qui accaparaient également les regards et réduisaient à rien la beauté crâne de l’élégante renversée sur des coussins moelleux, dans la voiture suspendue sur de souples ressorts et qui glissait silencieusement sur ses roues caoutchoutées ?

On ne prenait pas un mouscal pour faire des courses dépourvues d’agrément, non, jamais ! On le prenait pour « faire un tour à la Chaussée ». Le mouscal et la Chaussée (Kisseleff) se mariaient comme l’amour et la jeunesse. L’un était le complice de l’autre, pour le bonheur de la petite autant que de la grande société bucarestoise. Car la chaussée Kisseleff, ce modeste Bois de Boulogne des Bucarestois, est ouverte à tous ceux qui ne gênent pas la richesse par leur misère trop manifeste. Et une heure de mouscal ne coûtait pas plus qu’un dîner dans un bon restaurant. Le mouscal était pour ainsi dire à la portée de toutes les bourses.

Mais il n’était pas « pour tous les nez ». Et ici on pouvait distinguer l’homme sérieux du frivole, le riche ou le mondain né, du parvenu, du fourvoyé. Rien ne ridiculisait plus cruellement qu’une course avec le mouscal si on n’était pas à sa place. Cette place-là, il suffisait de l’occuper une fois pour y être jugé.

Adrien l’avait compris et s’amusait, un matin du début de juin, à caractériser les bêtes qui se livraient au mouscal dans le cadre de la Chaussée où, pour la première fois, il venait faire une promenade très matinale.

C’était un dimanche. Une petite altercation, qu’il avait eue la veille avec Mikhaïl, lui avait fait quitter le paillasson dès l’arrivée du jour. Rasé de frais, correctement vêtu, il était parti pour le bois. Sans Mikhaïl, ce qui ne lui allait pas. Et assez triste pour un tas de raisons.

Depuis un mois, tous les jours dix heures durant, il restait perché sur une longue échelle d’où il badigeonnait les façades de grands édifices. C’était le plus assommant des travaux du bâtiment et le moins bien rétribué, quarante centimes l’heure, mais il n’avait rien trouvé de mieux. Le soleil, le vent, la chaux l’avaient rendu méconnaissable. Mains et visage marbrés de crevasses. Jambes ankylosées. Courbature. À midi et le soir l’extrême épuisement lui enlevait tout appétit. La nuit les brûlures l’empêchaient de dormir. Il ne protestait pas. C’était le mauvais côté de son destin.

Mais, se disait-il, où allons-nous de ce train-là ? Voilà la question. Ça va bien, travailler dur et souffrir même physiquement. Ça va encore, ne rien lire, ne rien voir, ne pas vivre pendant tout le temps qu’on exerce ce travail abrutissant. À une condition ! C’est qu’il vous accorde la possibilité de faire des économies permettant de prendre des vacances d’une durée égale à celle du travail, sans quoi la vie est une absurdité. Or, comment espérer le temps de vacances, quand avec un salaire de vingt-quatre francs par semaine il était impossible d’économiser un sou, à moins de dormir gratuitement sur un paillasson et de ne se nourrir qu’à moitié ? Pourquoi vivre, alors ?

Il voyait cependant des hommes, tous ses collègues, qui acceptaient cette existence-là avec une soumission bovine de l’enfance au cercueil. À quelques exceptions près, ils supportaient leur sort avec une gaieté dont l’inconscience l’épouvantait. Toute leur espérance se réduisait à une possible augmentation de salaire, bien insignifiante, due à une application à un acharnement, à une servilité, à des intrigues même, que le patron devait un jour remarquer et récompenser.

— Voilà ma classe ! Voilà d’où je viens et où je suis destiné à pourrir ! Voilà le sentiment de dignité humaine propre au monde dont on espère la grande libération de demain !

Il y avait bien le socialisme. Mais il s’infiltrait dans l’esprit des masses avec la vitesse d’une tortue ? Au stade où il se trouvait, il faisait figure d’échantillon, tel un tigre ramolli dans un parc public de la « Zoo » révolutionnaire. De la révolte recommandée. De l’espoir offert en pilules et garanti conforme à une doctrine totalement indigeste. Il dispensait l’homme de juger et de sentir. Il lui défendait même de le faire autrement qu’en masse et sur commandement. C’était une question d’état-major, une affaire des chefs dépositaires de registres.

« Oui, le socialisme. Le salut problématique des esclaves. Il me fait une belle jambe ! »

Ne pouvait-on pas agir autrement ? Tout seul. S’esquiver. Saboter. Travailler le moins possible, au prix des pires privations ? L’ordre, la chaîne de l’ordre, voilà l’ennemi ! Les anarchistes ont bien raison. Cette société humaine, y compris ses moutons révolutionnaires désireux d’un nouvel ordre, encore de l’ordre, n’a pas droit au moindre respect.

« Il faut tirer une carotte à cette société, une carotte quotidienne et très honnête ! »

Car enfin, s’il y a l’idéal commun de demain, on a aussi sa vie à soi, son idéal quotidien, qu’il fallait réaliser de son mieux. Il y avait ce tas de beaux livres, qu’Adrien venait d’acheter chez les antiquaires et qu’il n’avait pas le temps de lire. Il y avait ses belles pensées, ses rêveries.

Et ces allées magnifiques ? Ces tilleuls en fleurs ? Ce chant des oiseaux ? Cette fraîcheur ? Cette douce promenade matinale dans le bois, qui lui faisait bénir l’existence ? Tout cela ne comptait pas ? Fallait-il se résigner à payer sa cotisation, à écouter des discours et à chanter l’Internationale pendant des siècles ?

— Adrien !

Une voiture venait de le croiser. Elle s’arrêta. Une jeune et belle femme, modestement vêtue, sauta à terre. Elle vint à Adrien, les deux mains tendues.

— Loutchia !

— Mais oui, c’est moi ! Que je suis heureuse de te rencontrer ! Depuis quand es-tu à Bucarest et que fais-tu ? Mais ne parlons pas ici. Viens ! Montons et allons loin, loin !

Adrien était perdu. Évanouies, toutes ses pensées. Les grands yeux noirs de la femme lui perçaient le cœur. Le parfum qu’elle répandait l’étourdissait. Son corps fondait sous la chaleur qu’elle lui transmettait, par le serrement de ses mains gantées.

— Viens donc ! Pourquoi hésites-tu ?

— Non, balbutia-t-il. Je ne monte pas. Lâche ton mouscal. C’est mieux à pied.

— Ce n’est pas mal « dans le mouscal » non plus !

— Peut-être. Mais je n’y monterai pas. Inutile d’insister. Prenons plutôt une route latérale à pied.

— Mon Dieu que tu es curieux ! J’avais pourtant un si grand plaisir à faire cette promenade en voiture. Dois-je te céder, moi, femme ?

— Oui, toujours.

— Dans un autre sens, mais pas pour les caprices.

— Chez moi ce n’est pas un caprice.

— Quoi, alors ?

— Une impossibilité.

— De monter dans une voiture ?

— De monter… « dans un mouscal ».

Elle lui fit la moue. Ne devinant pas son trouble, elle fut impressionnée par son calme, alla renvoyer la voiture et revint lui prendre le bras :

— Est-ce que je t’importune ?

— Nullement.

— Et c’est tout ?


Lucie Nicolesco, ou Louichia tout court, était une très jolie poupée, stupide comme une botte. Enfant naturelle d’une marchande de volaille de Braïla, elle comptait le même nombre de printemps qu’Adrien. Pendant les premières années de leur adolescence, ils furent voisins de logement et Loutchia, quotidiennement battue par son ivrognesse de mère, dut souvent aux interventions d’Adrien de n’être pas complètement assommée. Pour son bonheur, la marâtre disparut à temps, lui laissant une petite habitation et quelques économies qui lui permirent de se pomponner et de sortir, les soirs d’été, montrer son museau dans les allées du Monument, où, promptement un brave vieux seigneur terrien la ramassa et la rendit mère. Elle n’avait alors que dix-sept ans.

Les deux années qui suivirent furent atroces pour la pauvre fille-mère. Son tuteur, un oncle de même espèce que la morte, fit d’elle et de son petit deux vrais martyrs. Si bien qu’un jour Loutchia confia à Adrien son intention de se jeter dans le Danube.

— Et ton amant, le boyard ?

— Il est gravement malade.

— Malade, mais riche et célibataire !

— Je n’ose plus l’embêter. D’ailleurs ses héritiers montent autour de son lit une garde difficile à franchir.

Adrien la franchit, lui, et trouva à qui parler. Un homme bon, sceptique, très instruit et presque heureux de quitter le monde. Quand le jeune homme eut fini de lui décrire la misère de son rejeton, ainsi que de lui apprendre la décision de Loutchia, il fondit en larmes.

— Écoute, mon garçon, lui dit-il, l’attirant sur sa poitrine et lui soufflant dans le visage une haleine fétide, écoute : j’ai déjà laissé à Loutchia un peu d’argent, mais si tu me promets de l’épouser, je lui fais une petite rente. Aimes-tu Loutchia ?

— Je l’aime comme amie d’enfance, répondit-il, décidant de tout promettre, mais de ne rien tenir.

— Eh bien, épouse-là ! Et voici !

Il griffonna quelque chose sur un papier, ferma et lui remit le pli :

— Porte cette lettre à mon notaire.

Ce disant il enlaça Adrien par le cou et l’embrassa paternellement.

Quelques mois plus tard, il déposait son âme entre les mains du Seigneur des boyards qui, leur vie durant, engrossent une douzaine de Loutchia mais ne laissent de rentes qu’à une seule. Par hasard.

L’heureuse héritière d’un revenu annuel de trois mille francs proposa le mariage à Adrien. Pour toute réponse, celui-ci se sauva à Bucarest. Elle suivit, le chercha et ne le trouvant pas, s’arrangea une petite existence indépendante, pleine de béate félicité. De prudence aussi. Car, malgré sa niaiserie, Loutchia voyait clairement combien le monde est dur avec celui qui n’a que ses deux bras et même avec celle qui n’a que sa beauté. À part cela, elle adorait son gosse. L’idée de se voir un jour retomber avec lui dans une misère qu’elle ne connaissait que trop lui faisait calculer minutieusement toutes ses dépenses et ne se permettre que le superflu qui ne comportait aucun risque, et seulement après avoir réalisé une petite économie sur son budget mensuel.

Point d’amitié féminine. Point d’amants « crampons ». Nul ne connaissait sa modeste demeure. Cependant elle aimait l’homme. Elle l’aimait hors de la maison, assez rarement et s’étant d’abord assurée que son cœur ne l’accompagnait pas dans ses escapades.

Une seule exception à cette règle sévère : Adrien. À Adrien elle aurait tout confié, son cœur et sa rente, le sachant d’une honnêteté à toute épreuve. Pendant des mois, elle lui avait écrit de nombreuses lettres, l’appelant amoureusement à Bucarest, le nommant son « sauveur », le « seul mari » de ses rêves, l’« ami unique ». Adrien ne lui avait répondu qu’une seule fois, lui conseillant de se méfier de lui autant que des autres hommes :

« Je suis ton « sauveur », admettons-le, puisque j’ai eu l’idée d’aller voir l’homme qui te devait bien le pain que tu manges aujourd’hui. Mais je ne me sens capable d’être le « mari » d’aucune femme, encore moins celui de tes rêves. Quant à l’« ami unique », bon Dieu, que ferais-tu de mon amitié ? Elle n’est pas si facile que tu te l’imagines ! »

Il redoutait la bêtise de Loutchia, se rappelant son engouement pour la lecture des faits-divers, sa conversation banale, son esprit incapable de la moindre élévation, son goût pour la frivolité propre à la petite cocotte.

Et, quand même, il avait pour Loutchia une réelle sympathie. Elle était femme. Femme chaude. Près d’elle son corps mâle avait souvent pris feu. Il l’a toujours désirée. Mais, ignorant encore l’amour, il avait évité toutes les occasions qu’elle lui offrait pour se donner à lui. C’était par crainte de lui révéler justement cette ignorance, qu’il jugeait humiliante pour un mâle.

Depuis, il avait fait son chemin, là aussi.


Adrien était un garçon trop sincère et trop faible devant la femme qui lui embrasait les sens. Se laissant conduire par Loutchia dans les allées de la Chaussée, il se taisait et même n’écoutait qu’avec la moitié d’une oreille le monotone babillage qu’elle lui débitait sans arrêt à propos de tout. Il connaissait d’avance tout ce qu’elle pouvait lui raconter. Ce n’était pas par ce côté-là qu’il risquait d’être captivé, mais par ce corps jeune, ferme, brûlant, qui se collait au sien et lui obscurcissait la raison. Il sentait comment toute sa volonté, toutes ses pensées, tout son être bourré de plans, de rêves, d’une infinité de désirs fondaient, s’évanouissaient devant cette seule chaleur, tyrannique, irrésistible, que lui transmettait la femme.

Et alors, pour la centième fois, il se posait la redoutable question de la liaison qui rend l’homme l’esclave de la femme, de la famille, tuant en lui tout le reste, tout ce qui pourrait être un noble vagabondage dans l’universalité du songe.

Pour celui qui, comme lui, faisait de ce vagabondage le but de sa vie et devait gagner son pain à la sueur de son front, Adrien considérait la famille comme le plus implacable ennemi. On ne vagabonde pas en famille, dans les sphères du songe, cette famille fût-elle des plus unies, des plus idéales. Encore moins, quand on est lié à « une nigaude qui te peuple la maison de nigauds » comme dit un axiome.

« Regardez, bonnes gens, pensait Adrien qui se sentait de plus en plus vaincu, regardez pour combien peu de choses je dois renoncer à toutes mes aspirations vers le sublime. Écoutez les sottises qu’elle me ronronne inlassablement depuis plus de deux heures ! Regardez, écoutez et dites-moi si ça vaut la peine de tourner le dos à l’univers, afin de consacrer son existence à une demi-douzaine de vermisseaux qu’on appelle sa famille ! »

En effet la pauvre Loutchia lui ronronnait, justement :

— Ah, si tu savais comme la vie est belle à Bucarest ! Ma vie, en tout cas. ( « Ça, c’est autre chose ! » pensait Adrien) Je me lève tard. J’aime tant le lit ! ( « Parbleu ! Qui ne l’aimerait ? » ) Je sonne et on m’apporte le café ( « Ah ! tu as une servante ! » ) J’ai une fillette, une petite paysanne qui me fait tout le travail, même le blanchissage, sans que cela me coûte un sou. La nourriture, l’abri, une défroque, c’est tout. ( « Et tu trouves cela chouette ! » ) Puis j’envoie Maritza me chercher Universul. ( « Où je sais bien ce que tu lis et où il n’y a même rien d’autre à lire. » ) Là-dessus, mon Coco se réveille. Alors, j’ai pour une heure à faire sa toilette, à le pomponner, à le cajoler…

— Tu n’as pas aussi un petit loulou ?

— Non ! Toutes les cocottes en ont. ( « Tiens ! Ça n’est pas bête ! » ) Enfin, je fais ma propre toilette et je sors. C’est l’heure des apéritifs.

— En prends-tu ?

— Très rarement. Quand on m’invite. Et quand l’invitation n’est pas suspecte.

— Comme l’est-elle, lorsqu’elle l’est ?

— Oh, mon chéri ! À Bucarest, une femme indépendante comme moi risque, neuf fois sur dix, de tomber sur la fripouille patente. En un rien de temps, on est embobinée. Ce n’est pas que le type profite de ton corps, mais, ensuite, il cherche à spéculer sur toi. Aussi je préfère la solitude. Je me méfie des connaissances qu’on fait à tout bout de champ. Et je m’en tirerais très bien comme cela. Seulement, voilà : j’adore l’opérette. Or les spectacles coûtent cher. Il faut qu’un gigolo vous y conduise. Voilà l’embêtant ! Où trouver le galant qui vous mène deux fois de suite à l’Oleteleshanu, sans que, en sortant à minuit, il ne nous demande de vous accompagner « jusqu’à la porte », qu’ils disent, puis de lui permettre de « monter un petit peu ». Oh, je connais bien leur truc ! Mais ils ne m’ont jamais eue ! Personne ne m’a encore accompagnée chez moi.

Elle songea un instant et ajouta :

— Toi, tu seras le seul homme qui connaîtras ma demeure.

— Pourquoi faire cette exception ? demanda-t-il sans conviction et presque à regret, car malgré cette peur de la femme qui vous ligote, il était prêt à l’écraser tout de suite dans ses bras.

— Quelle question ! fit-elle, regardant sa montre. Mais parce que je t’invite à déjeuner avec moi. Tu ne refuseras pas, j’espère !

Et avant qu’Adrien ait pu esquisser la moindre opposition, elle fit stopper un mouscal et sauta dans la voiture. Adrien la suivit, tête basse. Tête vide de songes ! Mais corps brûlé par le désir de dévorer la femme ! Oui : dévorer cette chair jeune et sotte. Sotte ! Quelle stupidité ! Comme si on faisait l’amour avec l’intelligence ! Après tout, l’amour aussi fait partie du « vagabondage dans l’universalité du songe ». Ne se sentait-il pas, en ce moment, transporté de bonheur ? Voilà encore du divin ! Cette belle femme que tant de Bucarestois voudraient posséder, c’est lui qui la possédera tout à l’heure, lui, qu’elle désire de toute son ardente jeunesse, quand même elle serait sotte ! Puis, soyons justes, depuis un mois qu’il peinait à Bucarest, sans avoir touché la moins désirée de toutes les femmes, n’avait-il pas senti le vide de sa dure existence ? Pourquoi donc écarter de ses lèvres, de ses yeux, ce corps qui frémit à côté de lui ? Pourquoi ? Pour aller un soir, rue de la Croix-de-Pierre s’abreuver d’un amour qu’on achète avec un franc ? Certes, il y a les livres, il y a ses rêves, sa liberté. Eh bien, il aura tout cela… et l’autre. Elle ne lui a posé aucune condition, ni plus parlé de mariage. Elle s’offre à lui. Doit-il la repousser ? Voilà ce qui serait bête. — Mais il y a ce sacré mouscal !

— Eh bien, s’écria-t-il tout haut : tant pis pour le mouscal aussi !

Elle le regarda, amoureuse :

— Pourquoi « tant pis pour le mouscal », mon chéri ? Et pourquoi… aussi ?

— Je pensais à une de mes convictions.

— Ah, oui ! Tu n’aimes pas le mouscal !


Elle occupait un minuscule mais propret appartement rue des Saules. Quartier de gens aisés. Adrien aima tout de suite son intérieur, malgré le manque de goût qui y régnait. Mais, du vrai goût, il n’en avait lui-même pas énormément et n’en faisait pas grand cas. Pourtant chez Loutchia, il fut choqué par la multitude de cartes postales illustrées, de bibelots et de statuettes de plâtre qui encombraient les tables, les étagères qui couvraient les murs. Des scènes érotiques, des « nus », de « belles têtes » en couleurs. Chiens, chats, perroquets, « Vénus », émaillés ou en albâtre.

Il le lui fit remarquer :

— Tu disais que toutes les cocottes ont des loulous. Ces « beautés-là » également, on peut les voir chez toutes les prostituées.

Le temps d’aller se laver les mains à la cuisine, et quand il revint, tout le fouillis avait disparu.

— Voilà ! fit-elle, ouvrant les bras. Plus de « beautés » !

« C’est épatant, pensa Adrien, aurait-elle un si bon caractère ? »

Il lui enlaça la taille et lui inclina la tête sur l’épaule, qu’il caressa tendrement, en se disant : « Quel dommage que ce bon côté de l’existence comporte de si grands dangers, pour des hommes comme moi ! Sans cela, qui serait si fou de se priver d’un tel bonheur ? »

L’appartement n’avait que deux belles pièces au premier, ouvrant sur une cour carrée ornée de trois grands ormes. Adrien en fut charmé. Il s’accouda, mélancolique, à la fenêtre et songea au paillasson de son bureau de placement, sombre, hostile, hurlant la misère. Tandis qu’ici : propreté douillette, foyer imprégné d’amour, certitude du lendemain. Vie dignement humaine, et non vie de chien !

« Tu n’as qu’à lever un doigt, et tout cela t’appartiendra. Tu en serais le maître. »

Loutchia, vêtue d’une jolie robe de chambre, vint lui prendre la tête et l’embrassa longuement :

— Tu ne veux pas voir mon Titi ?

Ils se trouvaient dans une pièce qui était à la fois petit salon et salle à manger. Elle le conduisit dans la chambre à coucher, où Adrien vit sur le tapis, un boulot de gosse de deux ans et demi, qui jouait avec un tas de poupées et d’oursons ? Il ne parut guère surpris par l’apparition de l’inconnu. De ses grands yeux bleus, qui n’étaient pas ceux de sa mère, il fixa un instant l’étranger, puis il tendit les bras vers Loutchia, l’appelant « Lola ». Elle le souleva et l’écrasa sur sa poitrine. L’enfant était d’une propreté irréprochable. Adrien lui prit une menotte et la baisa doucement. Juste pour être aimable. Il n’aimait pas les enfants.

Elle le comprit :

— Tu ignores quel bonheur ces amours-là apportent à une mère qui n’a rien d’autre au monde.

— Peut-être… Surtout quand la mère a un petit revenu.

— Oh ! pour lui, je serais capable de me faire servante !

— Mais non de supporter l’indifférence d’un beau-père.

— Ça non.

— Eh bien je serais pour lui ce beau-père. Il faut donc te méfier de moi !

Il tourna le dos, froidement, et alla d’un meuble à l’autre, d’une pièce à l’autre, admirant les beaux travaux à la main qui ornaient l’intérieur de Loutchia et qui étaient sortis de ses doigts habiles : dentelles, broderie, jours. Elle le suivait du regard, attristée. Il venait de la frapper au cœur. Il anéantissait son plus bel espoir : donner Adrien pour père à son Titi. Pour vrai père, et non pour beau-père. Encore moins un beau-père « indifférent ».

La pauvre Loutchia se laissa choir sur un fauteuil, son enfant dans les bras, et pleura en silence. Dans la salle à manger, Adrien aperçut quelques gros livres, dont la plupart en fascicules, rangés sur une étagère. Il les examina, un à un : les Trois Mousquetaires, — Catherine II de Russie, le Capitaine Dreyfus dans l’Île du Diable, Rocambole.

« Hum ! Quand une femme est belle, elle ne peut lire que ce que lisait Mme Thuringer : Sa Majesté l’Argent et son Altesse l’Amour. C’est une malédiction ! »

Mais il découvrit Graziella. Il l’emporta et retourna à Loutchia, qu’il trouva ramassée sur son enfant, engourdie.

— Allons… Ne pleure pas… Je t’ai dit ce que je sens en ce moment, mais… Que sais-je de ce qui adviendra dans l’avenir. L’homme n’est pas une pierre… Tout est possible dans la vie…

Elle leva la tête et Adrien se reprocha sa dureté. On voyait que la malheureuse souffrait sincèrement. Elle posa l’enfant à terre et prit la main d’Adrien, qu’elle appuya contre sa joue :

— Tu ne sais pas ce qui peut se cacher derrière la frivolité d’une mère. Oui, je suis une femme légère, j’aime cette vie facile et mon indépendance. Mais tout n’est pas bonheur à ce foyer. Il y manque l’homme. Je sens cette absence chaque fois que je sors, chaque fois que je rentre, quand je suis à table et quand je me réveille au milieu de la nuit. Je pense que toutes les femmes seules doivent sentir cette absence. Et sais-tu pourquoi ?… Tu souris, mais tu as tort, tu n’y es pas. Oh, je sais que je suis bête ! Cependant, je vais t’apprendre ceci : ce qui manque le plus à une femme — qu’elle soit bête ou intelligente, riche ou pauvre, mais femme — ce n’est pas l’amour, ni le pain, et pas même un père pour son enfant, c’est une protection. Si une femme est vraiment femme, le protecteur ou l’appui est son premier besoin, dès qu’elle se lance dans la vie.

Voilà pourquoi les prostituées ont des souteneurs. De toutes les femmes, elles sont les plus seules dans la vie, elles qui pourtant ne sont entourées que d’hommes. Mais tous ces hommes ne font que profiter de leur jeunesse, de leur beauté. Certes, le jour où jeunesse et beauté ont disparu, le souteneur ne vaut pas plus que les autres, mais là n’est pas son rôle. Il n’est que le compagnon des heures tristes qui abondent dans la vie quotidienne d’une prostituée. Ce compagnon, que le ciel accorde à toute femme honnête, la prostituée se l’achète, le paie. Elle le veut au prix même d’être battue par lui et cruellement exploitée. Car, pour une femme seule, plus impitoyable que la canaille est sa solitude.


— Je suis édifié, dit Adrien, feuilletant Graziella. Mais je regrette de ne pouvoir être un compagnon, fût-ce des plus honorables, pour aucune femme.

— Ce n’est guère louable, ce que tu dis là ! Tu dois être un féroce égoïste !

Adrien se fâcha :

— Mais tu es folle, ma foi ! D’abord, je n’ai pas liquidé l’affaire du service militaire, puis je n’ai pas de situation.

— De la blague, tout cela ! Du service, tu seras exempté, car tu es fils unique d’une mère veuve et sans fortune. Quant à la situation, qu’est-ce que tu espères ? Devenir un jour procureur ? Ne gagnes-tu pas ton pain ? Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

— Il me faut peut-être une femme comme toi, qui possède une petite rente ! Justement, je n’aime pas le travail, je suis un paresseux. Me veux-tu, tel que ?

— Oui.

Adrien la considéra longuement :

— Tu es folle, Loutchia !

Une voix tremblante se fit entendre derrière la porte :

— Madame est servie.

— Voilà ! fit Adrien, pouffant de rire. « Madame est servie ! » C’est toi qui lui as appris cette bêtise des grandes dames ? Pauvre Loutchia ! Je te plains… Mais laissons là toutes ces questions et allons manger. Je sens une bonne odeur de piments farcis.

Loutchia lui sauta au cou et l’étouffa de baisers :

— Oui, oui, oui ! Tu seras mon compagnon, mon mari, mon amour et même le vrai père de Titi, car tu es honnête, voilà, honnête !

Il n’eut pas la force de s’opposer à son étreinte. Le sang lui affluait au visage. Sa tête tourna, comme au-dessus du vide. Ses tempes battaient au point de lui faire mal. Elle le sentit et, encouragée, y alla de son mieux, le brûlant de son corps enflammé par le désir.

Alors, cédant à sa propre poussée volcanique, il la souleva dans ses bras et la jeta sur le lit.

— Maritza ! cria-t-elle.

— Oui Madame.

— Garde au chaud les piments farcis !


V


Ce n’est que le lendemain lundi à quatre heures qu’Adrien quittait le nid d’amour de la rue des Saules. Ainsi, il avait manqué la première journée de travail de la semaine.

« J’ai fait blau-Montag »[3] comme tous les ivrognes, se disait-il, employant l’expression allemande commune aux ouvriers roumains, auxquels les Allemands avaient appris tous les métiers, après les avoir gratifiés du premier roi de la nation.

On jugeait très sévèrement l’ouvrier qui, le lundi matin, n’était pas sur le chantier. Cette absence, en effet, caractérisait le pochard, qui buvait le dimanche toute sa paye de la semaine et ne pouvait pas se lever le lendemain matin. On l’excusait une fois, puis la récidive entraînait le renvoi. Adrien ne se faisait pas de mauvais sang pour le renvoi mais il ne voulait pas être classé dans la catégorie des pochards. Aussi toute sa joie était gâtée.

Car il avait connu une immense joie sensuelle, la plus complète de tout ce que sa fraîche expérience en amour comptait à cette date-là. Loutchia lui révélait une amoureuse exempte de tous les raffinements de la femme légère. Elle était honnête, sincère, jusqu’au fond de l’âme. Il en était séduit. Et quoique loin d’envisager toute possibilité de mariage, il convenait que Loutchia pouvait parfaitement être sa maîtresse. Il sera donc son amant, bien sincère. Ils ne se donneront l’un à l’autre que de l’amour. Il n’y avait là rien de malhonnête. Quant à la « situation », on la laissera de côté, d’autant plus que son amante avait son pain assuré. Et lui, qui ne l’avait pas, il ne lui demandera jamais rien. Il se débrouillera. S’il lui arrive un jour de tomber dans la misère, eh bien, elle n’en saura pas grand’chose. Il fera semblant de ne pas manquer du nécessaire. Voilà. Et sa vie sera ainsi plus belle que s’il devait végéter sans amour, les sens tourmentés en permanence. Cela non plus n’était pas une vie, de courir tous les samedis soirs, rue de la Croix-de-Pierre, acheter de l’amour pour un franc. Ignominie. Laideur.

Au moment de se séparer et alors qu’ils s’y attendaient le moins, une exigence de Loutchia les jeta l’un contre l’autre. Elle lui demanda de venir loger chez elle. Il lui déclara ne pas y songer. Nouvelles larmes qu’il effaça rapidement, lui promettant de venir coucher deux fois par semaine, le dimanche et le mercredi.

— Plus, c’est impossible ! Je risque de multiplier les absences comme celle d’aujourd’hui, malgré toute ma bonne volonté. Ce n’est pas à tort qu’on dit que la femme dort toujours sur un pan de la chemise de son homme qui, le matin, n’ayant pas le cœur de gâter un sommeil si cher, préfère ne pas se lever, lui non plus.

— Tu coucheras sans chemise !

— Alors, tu trouverais moyen de t’endormir sur mon bras. Non, non ! Soyons sérieux. Il nous en coûterait plus cher si je restais sans occupation. Cela m’obligerait à te quitter.

— Donne-moi au moins ton adresse. Où habites-tu ?

— Dans un ignoble trou !

— Où ?

— Permets-moi de ne pas te le dire. Ça me fait honte. Je n’y reste que parce que c’est Mikhaïl qui le veut.

— Ah, tu es avec Mikhaïl ? Il est donc revenu de Mandchourie ? Eh bien, dis-lui que je l’embrasse et que je l’invite à déjeuner dimanche prochain. Je préparerai du canard aux petits pois, son plat favori.


Au bureau de placement, Adrien trouva Mikhaïl au comble de l’angoisse. Il pensait à quelque accident et s’apprêtait à aller demander des renseignements à la police. Adrien lui raconta tout. Mikhaïl s’écria :

— Et tu fais une tête si malheureuse, quand tu sors des bras d’une belle femme ? Farceur !

— Oui, mais j’ai fait blau-Montag, comme tu vois.

— Ah, ça… Les aventures coûtent cher. Et maintenant, iras-tu loger chez elle ? Sûrement !

— Jamais !

— Tiens ! Comme tu es fort ! Je te félicite, pour l’aventure et pour la preuve de caractère que tu me donnes. Pourvu que ça dure… Mais, dis-moi : n’as-tu pas eu besoin d’argent, en cette circonstance ? Tu es parti, hier matin avec deux francs dans la poche.

— Je les ai encore ? Elle ne m’a pas même permis de payer le mouscal.

— Quelle admirable poulette ! Dommage qu’elle n’ait pas une sœur pour moi aussi ! Nous ferions un beau carré d’as.

— Ce n’est pas vrai, intervint Macovei. Tu connais mal le poker : dans un carré d’as, il ne peut pas y avoir deux dames.

— En es-tu certain ? Souviens-toi de votre carré, à toi et à M. Léonard, bien plus panaché, car il y avait deux pachas, un janissaire et une odalisque coûteuse.

— Justement, c’était un bluff guère réussi : nous y avons fait faillite !

Léonard, de son bureau, se retourna lentement et braqua sur Macovei ses yeux clairs :

— C’est ton… « janissaire » qui nous a décapités !

— Mon « janissaire » ou ton « odalisque coûteuse », je n’en sais rien. Je dis seulement que ces carrés-là vous font toujours faire faillite. Il faut s’en méfier.

— Macovei a raison, conclut Mikhaïl, je ferai attention à ma cagnotte.

Et considérant à la ronde les jolies servantes qui se trouvaient dans le « Bureau », il ajouta :

— Cependant j’aime bien les « odalisques » aussi ! Pas vrai, Tassia ?

Tassia, qu’on appelait « la belle mocancoutsa » parce qu’originaire de Transylvanie, était le flirt de Mikhaïl. À cause de sa beauté, elle se voyait, au bout de peu de jours, chassée de toute place où la maîtresse jalousait son mari coureur. Mais, possédant de jolies économies, elle ne s’en faisait pas. Et, toujours de bonne humeur, elle égayait le « Bureau » en racontant tout ce qu’elle savait des maisons où elle avait servi.

— Je ne sais pas ce que c’est qu’une « odalisque », répondit-elle, mais je vous ai entendu parler des pachas. Et je me souviens d’une patronne qui appelait son mari « mon pacha ». C’était un gros bonhomme, chauve, lourdaud et dont le ventre pouvait contenir tout un baril de bière. Madame s’en plaignait. Elle rappliquait tout le temps à l’office nous raconter, à la cuisinière et à moi, les luttes qu’elle livrait la nuit au ventre de son pacha.

Tassia partit d’un rire significatif et, le visage empourpré, continua :

— Ce n’est pas tant au ventre qu’elle en voulait, qu’à ce qu’il y avait en dessous : « C’est malheureux, disait Madame. Au lieu d’un machin respectable comme presque tous les hommes en ont, mon pacha n’a qu’un tout petit piment ! » Dites ! « Elle appelait ça un tout petit piment ! »

Macovei sauta de sa place :

— Qu’est-ce qu’elle vient de dire ? « Petit piment ? » Ti-i-i ! Que c’est triste pour un homme d’avoir « un tout petit piment ».

— « Pour un homme », dites-vous que c’est triste ? répliqua Tassia. Je vous demande pardon ! C’est la femme, qui a le droit de s’en plaindre. Madame avait raison !

Tout le « Bureau » riait en se tenant les côtes. Encouragés, quelques clients grossiers se mirent à lancer des plaisanteries de mauvais goût. Léonard les fit taire en leur montrant une voiture de maître qui venait de s’arrêter devant le « Bureau ». Il se leva majestueux, pour recevoir une grande dame qui entrait. Grave, presque revêche mais élégante, distinguée, elle ne salua que le patron :

— Bonjour, Monsieur Léonard.

— Je vous baise les mains, Madame Stoenesco. Veuillez prendre place. Il y a longtemps qu’on ne vous a pas vue. J’espère que vous êtes toujours contente de notre Amélie.

— Oui… Cette dernière femme de chambre me convient. Il n’en va pas de même avec les cuisinières. Je n’arrive pas à mettre la main sur une bonne.

— Pourtant, Madame, la Polonaise…

— …Certes, elles savent presque toutes leur métier, mais, voilà, elles me volent toutes !

Les cuisinières présentes firent une grimace, vite effacée. Léonard, confus, songea longuement :

— Qui pourrais-je vous recommander, Madame ? Je n’ai en ce moment rien qui soit digne de votre maison. Attendez, je veux regarder bien.

C’est dans son gros registre qu’il regarda, mais ce n’était qu’un truc. Places et domestiques on les savait par cœur. La consultation du registre ne faisait que sauver les apparences et permettait de gagner du temps.

La dame vint en aide :

— Si je ne me trompe, vous avez un agent, un de ces nouveaux croyants, appelés adventistes.

— Oui, Madame. Vassili.

— Eh bien ne pourrait-il pas me dénicher quelque chose de convenable ? On me dit de toutes parts que les domestiques adventistes ne volent et ne mentent jamais ? Cela leur est, paraît-il, défendu par leur foi. Je voudrais en faire, moi aussi, l’expérience.

— Nous tâcherons, très estimée Madame, de vous trouver une cuisinière adventiste. Vassili, qui est absent en ce moment, fera tout son possible de vous en découvrir une. Veuillez compter sur notre dévouement que vous avez souvent eu l’occasion d’apprécier.

Cristin entra, juste pour entendre les dernières paroles de son associé. Il salua assez froidement la cliente qui partait, et alla boudeur au fond du « Bureau ». Léonard l’attrapa :

— Écoutez Cristin ! Tâchez d’être un peu plus poli avec les clients ! Savez-vous qui vous avez salué si malhonnêtement ?

Cristin n’eut pas le temps de répondre : une demi-douzaine de domestiques présents poussèrent des hurlements furieux :

— Salope !

— Canaille !

— C’est elle qui est une voleuse !

— Ah, elle veut une adventiste !

Léonard parut stupéfait de cette brusque levée de boucliers. Cristin même, qui s’apprêtait à rugir, dut calmer son petit monde. Puis :

— Je la connais parfaitement. Peut-être mieux que vous si je dois en juger d’après les salamalecs que vous venez de lui faire. J’ai même eu le malheur, il y a deux ans, de lui exécuter un trousseau pour sa fille, et j’en suis encore pour la moitié de mon argent. C’est une vache ! Elle ne paie personne, ni fournisseurs ni domestiques, ou le moins possible. On lui fait trente procès par an, mais qui peut se vanter d’en avoir gagné un ? Car, lorsque ce n’est pas son frère qui est ministre, c’est son cousin qui est président de la Chambre, ou son beau-frère qui est sénateur. Pour ne point parler de son oncle qui est conseiller à la Haute Cour de Cassation, ni de son mari multi-millionnaire qui ravage les forêts de l’État et corrompt ou détruit quiconque ose se mettre en travers de ses innombrables concessions forestières. C’est une famille de pieuvres ! Votre « très estimée » Mme Stoenesco !

— Et vous avez oublié, dit Macovei, son père, qui a fait partie de la commission de sécularisation des biens monastiques et… Et je ne dis plus rien.

Un pauvre vieux qui était là avec sa femme, cherchant une place pour eux deux ; témoigna à son tour :

— Je la connais moi aussi. L’année dernière, elle nous engagea, moi et trois autres copains, pour lui scier, fendre, et ranger à la cave deux wagons de bois de chauffage. Elle a tellement marchandé que nous avons convenu de travailler, moitié pour de l’argent, moitié pour la nourriture. Et non seulement nous n’avons pas connu le goût de son pain, mais elle a même refusé, oui refusé, de nous payer presque les trois-quarts de la somme due disant que nous n’avions pas besoin de « tant d’argent ». Ce n’est pas tout. Un de mes camarades s’est entêté à vouloir réclamer son dû, coûte que coûte, et un jour il s’est permis de vociférer un peu devant sa porte. Elle a fait appeler le gardien qui l’a conduit au poste où on lui a cassé deux côtes. C’était écrit dans le certificat médical.

— Et on n’a rien pu obtenir avec ce certificat ? demanda Nitza qui semblait outré de ce qu’il venait d’entendre.

— Comment, obtenir ?

— Mais en justice, nom de Dieu !

Le vieux sourit tristement :

— En justice… Quelle justice ? Vous n’êtes pas de ce pays ! Un coupeur de bois, aller en justice contre un policier et une dame Stoenesco ! Vous plaisantez !

— Pourtant, il y avait un certificat médical !

— Ah, oui, le certificat ! Bon pour se torcher le derrière avec ! Et Marine a bien fait de le remettre, contre une thune, à un type qui était venu le voir à sa sortie de l’hôpital. J’en aurais fait autant !

— Vous entendez, Monsieur Léonard ? dit Cristin. Jolie espèce de dame « estimée », votre cliente. Et qu’est-ce qu’elle est venue demander ?

Léonard ne répondit pas. Une grosse femme s’esclaffa :

— Ha ! ha ! Elle veut une cuisinière croyante, qui ne la vole ni ne mente ! Eh oui, nous faisons toutes de la gratte, mais ce n’est pas sur l’argent de nos patrons, c’est sur le prix des marchandises que nous allons débattre comme des folles, au grand marché, à des heures indues.

— Une croyante ! s’écria Cristin. Elle en a du culot, cette pourriture ! Dommage qu’elle ne soit pas tombée sur moi avec sa demande ! Je lui en aurais donné, moi, des croyantes !


À ce moment, Vassili parut. Un homme dans la trentaine, petit, blafard, nerveux, très musclé, les yeux d’une mobilité de singe. La grosse femme lui sauta dessus :

— Voilà le cher adventiste, qui fera l’affaire de Mme Stoenesco ! Il a dans sa manche des cuisinières croyantes, qui ne volent pas et qui ne disent que la vérité.

— Qu’est-ce qui te prend ? répliqua Vassili, d’une voix aigrelette, s’arrêtant, sincèrement étonné, au milieu du « Bureau » et donnant un coup d’œil à la ronde.

On le mit au courant de la question. Il écouta tout le monde, vivement intrigué, approuvant tout le temps.

— Eh bien, conclut-il, je ne trouve là rien d’extraordinaire. On vole, mais on n’aime pas être volé. La terre est pleine de dames Stoenesco qui ne vivent que de l’injustice.

Le vieux coupeur de bois demanda, excité :

— Et vous trouvez qu’il faut servir de telles dames ?

— Certes, non : on ne doit servir que Dieu !

— Ça c’est autre chose. Mais « en attendant la justice de Dieu, ce sont les saints qui vous dévorent » ! dit le proverbe. C’est ce qui m’est arrivé, à moi, avec cette dame.

Il répéta son histoire pour Vassili, qui l’écouta jusqu’à la fin, puis, à la stupéfaction générale bondit sur le pauvre vieux :

— Et qui me dit que tu es meilleur que cette riche ? Tu as été volé. Mais ne voles-tu pas à ton tour quand tu peux ? Es-tu plus juste avec ton frère ? En as-tu plus de cœur ? Car saint Mathieu nous dit : le royaume de Dieu est comme un empereur, qui appelle un de ses serviteurs et lui réclame les dix mille talents qu’il devait à son maître. Mais le serviteur ne peut pas payer cette dette. Alors le maître veut vendre l’homme et sa femme et ses enfants et tous ses biens. Et le serviteur tombe à genoux et demande un sursis que l’empereur lui accorde promptement. Mais, sortant de chez son maître, le serviteur rencontre un misérable qui lui devait cent deniers. Il le prend à la gorge, le terrasse, lui réclame sur-le-champ son dû et, comme l’autre ne peut pas payer, il le jette en prison. Alors le maître l’appelle et lui dit : « Serviteur perfide ! Pour toute ta dette je t’ai pardonné, puisque tu m’en as prié. Ne fallait-il pas à ton tour, pardonner à celui qui te priait de lui accorder un sursis ? » Et, se fâchant, le maître jeta son serviteur aux travaux forcés, jusqu’au paiement de toute sa dette.

Cela est écrit au chapitre XVIII de l’Évangile de saint Mathieu. Et il faudrait voir si tu n’es pas ce serviteur perfide.

Mikhaïl souffla à Adrien :

— Il sait tous les évangiles par cœur, mais ce n’est pas pour les avoir lus, car il est complètement ignare. Il se les est fait lire plusieurs fois et a tout fixé dans sa mémoire.

Dans le « Bureau », tous ceux qui connaissaient l’illuminisme de Vassili rirent de la tête que fit le domestique ainsi apostrophé. Celui-ci s’en aperçut et s’offusqua :

— Qu’est-ce que tu me chantes là avec ton saint Mathieu ! Aucun pauvre ne me doit de l’argent et je n’ai jeté personne en prison. Mais si je pouvais mettre la main au collet de quelques riches qui m’ont volé un argent gagné à la sueur de mon front, eh bien, malgré tous tes évangiles, je les enverrais dans l’autre monde, sans plus de sursis !

Vassili se tapa les cuisses, ricanant :

— C’est cela ! Et cela aussi est écrit : « N’entreront pas dans le royaume de Dieu tous ceux qui me disent : Seigneur ! Seigneur ! » Ha, ha ! Les pauvres ! Pauvres ou riches, chacun croit faire quelque chose pour le salut de son âme, simplement en criant : Seigneur ! Seigneur !

Toujours plus furieux, au grand amusement des auditeurs, le vieux répliqua :

— Et que fais-tu de plus, toi l’adventiste ?

— Moi ? demanda Vassili, devenant tout à coup grave, moi ? Eh bien, je ne te raconterai qu’un fait, et je voudrais voir ensuite ta tête : c’est, jeune recrue, de m’être jusqu’à la fin refusé à jurer fidélité au drapeau. Car il est dit : « Que ta parole soit oui, oui ; et non, non ! » Et j’ai déclaré à ces Messieurs que je serais fidèle au drapeau, sans prêter de serment, mais à condition que le drapeau ne me demande rien qui soit contre la lettre des Évangiles. Puis, je n’ai plus rien dit. Et ces Messieurs se sont acharnés à vouloir arracher à mes fesses ce qu’ils n’ont pas pu arracher à ma bouche. Pendant des mois ils ont maltraité mes fesses au point de les transformer en une plaie. Après, ils m’ont jeté en prison. Après la prison, les fesses, et de nouveau la prison ! Cela a duré des années. Je croyais mourir. Mais je n’ai point cédé et ils m’ont chassé de la caserne, comme indigne de service. Une année entière j’ai été malade et incapable de gagner mon pain et ce fut le temps où mon cœur s’est le plus réjoui, car il est écrit : « Heureux ceux qui seront insultés et opprimés et maltraités, à tort, pour Moi. »

Là, Vassili se tut et, haletant, le visage empreint d’épouvante, comme s’il venait de revivre le drame de la caserne, il regarda le vieux, qui, intimidé, dit :

— Si c’est vrai tout ce que tu nous racontes là, eh bien, je ne pourrais pas souffrir comme toi pour le Seigneur. D’abord parce que je n’ai plus de fesses. J’en ai laissé des morceaux dans toutes les cours des riches où j’ai scié du bois.

La grosse cuisinière s’écria :

— Les riches lui ont bouffé les fesses !

L’adventiste, qui croyait avoir jeté sa semence sur de la terre fertile, s’aperçut qu’il n’avait fait que provoquer une hilarité générale. Il prit son chapeau et s’en alla. Ceux qui étaient étrangers au « Bureau » le suivirent. Il commençait à faire nuit.

Léonard ouvrit le tiroir du secrétaire où se trouvait son long pain blanc et, ainsi qu’il faisait presque tous les soirs, se mit à mâchonner de petits carrés de pain, qu’il découpait avec son canif, montrant un grand souci à ce que les morceaux fussent bien symétriques. Le peu de jour qui régnait encore dans la pièce adoucissait les traits de son visage. Il n’avait point l’air malheureux. Il ne semblait même pas résigné à ce sort, dont le moins qu’on pouvait dire, c’est qu’il n’avait rien de gai. Léonard, les yeux toujours fixés sur la rue, était passif et comme dans une attente d’un genre neutre, malgré la fixité trop impérieuse de son regard. Son état d’âme semblait être celui d’un homme chargé de soucis, mais calme.

Cependant les affaires du « Bureau » allaient mal. On n’y tirait que le loyer et une maigre subsistance. Pour tout dire, patrons et agents, même Mikhaïl, se voyaient mis au régime du pain sec, sauf Cristin qui ne vivait pas que des bénéfices du « Bureau ». Certes, les patrons gagnaient plus que leurs agents, mais, comme de coutume, Léonard s’empressait de remettre à sa maîtresse toute somme qui dépassait une dizaine de francs. Lorsqu’il en possédait le double ou le triple, c’était la fête. Alors, il se délectait un ou deux jours par semaine en compagnie de sa belle, puis, retournait vite au pain sec et au banc du « Bureau », où il passait des nuits d’insomnie.

Adrien comprit que, ce soir-là encore, l’énigmatique personnage serait de la communauté. Il remarqua que Nitza et Macovei étaient peu bavards et fut fixé sur l’état de leur bourse, lorsqu’il les vit aller se chercher chacun un petit pain noir de dix centimes, qu’ils mangèrent, silencieux, assis sur les bancs.

Macovei, son air joyeusement résigné, lui faisait plus de peine que Nitza avec sa mine coléreuse.

« C’est l’autre qui souffre bien plus réellement », se disait-il, les observant à la dérobée.

Il fit signe à Mikhaïl de l’accompagner dehors.

— Alors ? demanda-t-il dans la rue.

— Alors ? répéta Mikhaïl, souriant. C’est comme ça ! Très mauvaise cette dernière semaine. Je crois que seuls Vassili et père Florea ont touché quelques francs, mais ce ne sont pas eux qui en ont le plus besoin, car ils ont des femmes qui travaillent et même de petites économies. Macovei et Nitza ne font que s’endetter chez Cristin qui est bien aimable avec eux. Il ne leur refuse jamais une pièce de cinquante centimes.

— Et toi ? Comment va la caisse ?

— Vingt francs, dont quinze sont à toi et seulement. cinq à moi. Depuis un mois ma part ne fait que diminuer. C’est ta part, ou ton apport, qui nous sauve.

— Qu’est-ce que ça veut dire « ma part », « ta part » ?

— Rien. Je te dis ce qui en est.

Mikhaïl souriait, mais on voyait qu’il était triste.

— Fais bien attention à ton travail, recommanda-t-il. Tâche de le conserver le plus possible. Si tu viens à en manquer nous sommes fichus ! En ce moment, mon apport est nul. Au cas où cela n’irait pas mieux, bientôt il faudra que tu me nourrisses. Aussi, ne recommence plus ton blau-montag d’aujourd’hui.

— Qu’as-tu mangé ces deux jours ?

— Du pain et du fromage. Et c’est ce que nous mangerons tous deux ce soir. Ce n’est pas un malheur. Pour toi surtout qui n’as pas seulement bien boulotté mais qui t’es encore régalé d’un article dont je manque plus que de pain.

— À propos : où en es-tu avec Tassia ?

— Pas loin de la convaincre. Pourvu que Cristin ne la convainque pas avant moi. Je les ai vus ce soir se faire des signes bien suspects. As-tu remarqué qu’ils ont disparu presque en même temps ? Mais il ne peut l’avoir que dans la chambrette du « Bureau », et alors je le saurai. S’il me joue le tour cette fois encore, je le prends à la gorge !


Ce fut une soirée plus triste que d’habitude. À dix heures, chacun des hôtes du « Bureau » sentait qu’en vain l’un attendait de l’autre une parole qui fournit un sujet de discussion propre à faire passer une partie de la nuit. Ils restaient là, alignés sur les bancs, le corps immobile, faces spectrales à cause de la lumière du réverbère qui éclairait un peu la pièce. Seul Nitza se levait de temps à autre, tournait en rond comme un fauve dans la cage, crachant et monologuant des imprécations inintelligibles, mais Léonard le pria poliment de mettre fin à son manège, disant que cela lui faisait mal à la tête. Aussi, quand l’horloge de l’hôpital Coltsea frappa onze heures, le « Bureau » avait pris sa physionomie d’asile de nuit, chaque dormeur allongé sous sa couverture ou son paletot, à sa place habituelle : Nitza et Macovei tout au fond ; Léonard, à droite, sous la fenêtre de la pièce à Cristin ; et Adrien et Mikhaïl sur leur paillasson au pied du secrétaire. Le dernier murmure avant le sommeil leur fut arraché par le pauvre « Méphisto » qui vint asséner au réverbère son coup de canne quotidien et crier un long et sinistre :

— Pa-ri-i-is !

Pour disparaître aussitôt.

Croyant que le fou allait les embêter, Nitza leva la tête, prêt à le chasser. Puis il se fourra sous sa harde, réfléchissant :

— Paris ! Qui diable peut voir Paris ? Les riches et les fous !

Mikhaïl, la pensée à Tassia, avait longtemps attendu qu’un bruit dans la chambrette lui annonçât une nouvelle visite nocturne de Cristin, amenant une conquête qui eût pu cette fois être la « mocancoutsa ». Il savait que le galant s’introduisait prudemment, par une entrée indépendante, qui donnait sur la cour. Mais, fatigué, il s’était endormi presque rassuré. Et, une fois pris par le sommeil, il lui arrivait rarement de se réveiller avant le matin. Il savait chasser par l’auto-suggestion toute cause d’insomnie.

Il n’en allait pas de même avec Léonard, dont les nuits étaient plutôt blanches. Et ce fut lui seul d’abord qui entérinait Cristin arriver après le coup de minuit.

— Le voilà qui rapplique, murmura-t-il, d’assez mauvaise humeur.

Le timbre sonore de sa voix réveilla Adrien, dont le sommeil était toujours léger. Il n’avait rien compris, mais ouvrant les yeux il rencontra le regard du patron.

— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-il.

— C’est la « musique » de Cristin qui recommence ! répondit l’autre, du bout des lèvres.

La « musique », c’était le bruit des ébats des deux amoureux : le lit qui grinçait très fort et, souvent, les soupirs aussi et les gémissements de la femme. On demandait parfois à Cristin :

— Que leur fais-tu à tes « poules » pour qu’elles mugissent ainsi ?

— Ça leur plaît ! répondait-il, fier.

Ce plaisir, auquel s’ajouta le grincement régulier du lit, ne manqua pas cette nuit-là encore, de rendre la « musique » particulièrement violente. Adrien ne l’ignorait pas plus que les autres pensionnaires et il eût fait de son mieux afin de se rendormir, mais il était curieux maintenant de savoir si la partenaire ne se trouvait par hasard être l’amie de Mikhaïl. Il écouta, attentif, toute la partition qui se termina sans qu’il en fût édifié. Et le sommeil lui alourdissait déjà les paupières, quand une autre partie fut entamée.

Cette fois, il y eut de vrais cris et il reconnut nettement la voix de Tassia qui disait :

— Donne chéri, donne fort !

Interdit, Adrien regarda Léonard qui, au même moment, levait le bras et frappait à la fenêtre :

— Doucement, Cristin, nom de Dieu !

Adrien fut certain que Mikhaïl allait se réveiller, apprendre la vérité et provoquer un scandale, mais le malheureux prétendant n’en avait cure. Par bonheur, après l’alerte, le tapage des deux insensés diminua, lentement, et tout rentra dans le calme.

Tout, sauf quelque chose de bien étrange, qu’Adrien remarqua du côté de Nitza, qui couchait sur un banc placé dans son voisinage immédiat. Tourné face au mur, Nitza faisait des mouvements qui attirèrent l’attention du peintre. Celui-ci ne se doutait de rien, mais, intrigué de la régularité des gestes que trahissait le manteau dont Nitza était couvert, il se leva sur un coude, fouilla du regard le clair-obscur de la pièce et comprit. C’est-à-dire qu’il se souvint qu’un jour Mikhaïl, s’emportant contre le sans-gêne de Cristin, lui avait dit :

— Le plus triste, c’est que, pendant que Cristin fait l’amour avec une femme, Nitza le fait tout seul, le pauvre ! Il guette ces moments-là et n’en rate pas un coup.

Adrien, levé sur son séant, voulut se rendre compte si Macovei et Léonard savaient ce qui se passait. Le premier ne bougeait pas. Il couchait sur le banc situé dans le coin le plus noir du « Bureau ». On n’aurait pas su dire s’il dormait ou non. Mais sûrement le second, mauvais dormeur, n’ignorait rien. Pourtant, malgré la lumière suffisante et quoiqu’ils fussent tout près l’un de l’autre, Adrien ne sut rien lire sur la face placide de Léonard, pas même quand Nitza poussa, à la fin, un miaulement assez fort pour être entendu. Ce petit cri glaça le cœur d’Adrien.

« C’est là son plaisir ! » pensa-t-il en se recouchant.

Ce n’est pas qu’Adrien fût d’une innocence totale dans la pratique de ces plaisirs-là. Entre sa quatorzième et sa seizième année, des gamins du même âge, mais plus experts en la matière, l’y avaient initié. Il avait connu alors une époque où la brève joie quotidienne que lui procurait le vice alternait avec les longues heures de regret. Car il avait remarqué que sa constitution physique, robuste jusqu’à cette époque, déclina promptement et fit de lui un garçon maigriot, presque chétif, après qu’il eut contracté la malfaisante habitude. Il s’en débarrassa à temps, avec une énergie qu’il ne put apprécier que bien plus tard, grâce à un livre d’éducation sexuelle qui lui dévoila les terribles dangers auxquels il se serait exposé s’il eût continué. Mais ce même livre qui, l’arrachant au vice, devait aussitôt le mettre dans la voie naturelle, le dégoûta et l’épouvanta en lui décrivant, à l’aide aussi de force illustrations, les nombreuses et presque incurables maladies dont cette voie était à chaque pas semée pour l’adolescent. C’est ce qui lui fit attendre jusqu’au seuil de ses dix-neuf ans pour connaître la femme, dans la personne de la belle servante hongroise de la maison Thuringer. Et dès ce jour il fut un jeune homme sain, normal. Il savait qu’il avait besoin de femmes, comme il avait besoin de pain, d’air et de liberté. Il ne pouvait certes pas en avoir comme il le voulait, mais ce n’était pas une raison, se disait-il, pour se dédommager en en revenant à ce vice de l’adolescence, qu’il avait presque oublié.

Aussi ne comprenait-il pas Nitza :

« Diable ! Dans toute la masse de femelles auxquelles il se frotte journellement dans ce « Bureau » n’en trouve-t-il « pas une qui veuille de lui ? Pourtant il est beau garçon. »

Mais il se souvint que le pauvre Nitza était dans un dénuement trop criant pour oser aborder une femme :

« Voilà ce qui m’attend si, un jour, je tombe dans une misère pareille à la sienne ! Mikhaïl à raison : je dois tenir fermement, tenir ! Pas de bêtises ! »

Cependant il savait bien ce que cela voulait dire : tenir ! Des humiliations sans fin qu’il fallait avaler tête basse. Un travail pénible et mal rétribué, pendant lequel on ne vivait que pour le patron. Un cafard quotidien, d’immenses désirs de liberté, de flâneries, qu’il fallait vaincre brutalement. Une société abominable de compagnons, dont la conversation rasante, la mentalité impossible, les intrigues agressives lui répugnaient plus que tout le reste. Non ! Avec cette humanité-là, il n’avait de commun que la chaîne de l’esclavage. C’était tout, tout ! Tenir ! Comment ? Il était bon, ce Mikhaïl !

Le sommeil l’avait quitté. Dans le cadre sinistre de ce « Bureau-asile », le problème de l’existence se présenta à lui sous un jour plus sombre que jamais.

De quoi demain sera-t-il fait ?


Le jour suivant, sur le chantier, ses appréhensions se confirmèrent. À six heures du matin, alors que, dans un coin de l’atelier, Adrien changeait de vêtements, le contremaître, renfrogné, l’aborda de front :

— Ne te déshabille pas ! Attends le patron !

— Pourquoi ?

— Tu demandes encore « pourquoi. » ? Tu as du culot. C’est pour t’apprendre à vivre ! Blau-Montag, hé ?

« Voilà qui veut m’apprendre à vivre », songea Adrien, s’asseyant sur une caisse de blanc de zinc et allumant une cigarette. « Si ce merde-au-cul était le dictateur du pays, il enverrait au gibet tous ceux qui font blau-Montag. »

Adrien savait que le contremaître était encore plus brute que le patron, qui souvent avait dû intervenir pour tempérer ses violences verbales à l’égard des ouvriers et donner raison à ceux-ci. Petit homme sec, méchant comme la gale et même très peu habile dans le métier, il en voulait à quiconque le dépassait en capacité ; il n’avait qu’un mérite, bien triste : c’était de pousser le travail, de traquer les hommes, de ne pas leur permettre de souffler une minute, leur reprochant le temps même qu’ils mettaient pour aller uriner. Cela faisait l’affaire de presque tous les patrons qui octroyaient à ces chiens un franc de plus par jour qu’au meilleur ouvrier. Pour ce franc, le contremaître était prêt à vendre son âme au diable. Adrien le haïssait à mort.

L’un après l’autre, les travailleurs arrivaient, haletants, et se déshabillaient au galop, balbutiant une excuse pour le petit retard dont ils se savaient fautifs. Le bourreau les recevait tous avec l’engueulade traditionnelle :

— Naturellement : c’est toujours la faute au tram, à l’éloignement, à votre montre qui ne s’accorde jamais avec la mienne ! Paresseux ! Vauriens ! — Allez, vite, vite : il est six heures un quart !

Et tout à coup, prenant un ton badin, il se mit à railler Adrien :

— Regardez ce beau Monsieur, au faux-col impeccable ! Il est matinal aujourd’hui, pour faire oublier sa bombe d’hier. Et il croit que cela ira tout seul, comme si rien ne s’était passé ! L’animal !

Adrien bondit :

— C’est toi qui es un animal ! Espèce d’idiot ! Si tu ne la fermes pas, je te jette ce camion à la figure !

Ce disant, il empoigna un pot de céruse, mais tout finit là, car le patron entra et son premier mot fut d’observer que personne n’était encore à son travail.

— Comme vous voyez ! acquiesça le contremaître ? C’est tous les jours la même histoire, mais je n’y puis rien.

— Et toi ? demanda le patron à Adrien. Tu n’as pas même fini de mettre ta salopette ?

— C’est moi qui l’en ai empêché, dit le chef du chantier. Vous savez qu’il a manqué hier à son travail.

— Eh bien ? Il en est à son premier coup, me semble-t-il. Une bonne engueulade, et c’est tout ! Allez, ouste ! Pas besoin de tant parlementer sur mon temps !

Tout le monde fut bousculé comme du bétail, le contremaître en tête, qui digérait mal la conclusion imprévue que le patron avait donnée à son conflit avec Adrien. Le conduisant à son travail, la brute serra le bras du jeune homme et lui dit, grinçant les mâchoires :

— Tu me le paieras !

— Ne me touche pas, ordure !

L’autre s’éloigna, lâchement, mais le fit payer, en effet. La semaine fut infernale pour Adrien. Le contremaître ne lui permit de terminer aucun des travaux qu’il avait déjà dégrossis, selon la coutume qui accorde à l’ouvrier qualifié des moments de répit vers la fin, après lui avoir imposé des efforts pénibles au début. Durant toute la semaine, Adrien ne fit que racler, frotter, laver. D’autres ouvriers venaient ensuite continuer et achever un travail de tout repos, propre, facile.

Il ne souffla mot. Il fit semblant de ne rien remarquer, voulant voir combien de temps cette persécution allait durer et décidé, le moment venu, à en appeler au patron. Car il n’était pas permis au contremaître d’employer un homme, payé quatre francs par jour, uniquement aux travaux de dégrossissement qu’exécutent les apprentis ou des manœuvres. Puis, quitter le chantier sous le fouet de son ennemi, c’eût été lui donner une satisfaction que manifestement il voulait. Non. Plutôt crever à la tâche !

La récompense ne tarda pas à venir toute seule. Le dernier jour de la semaine, alors qu’Adrien nettoyait à la soude caustique la vieille peinture d’un portail, le patron l’aperçut et se mit en colère. Il appela le contremaître :

— Pourquoi cet homme perd-il son temps à de semblables besognes ? Il est un bon « façadier ». Mets-le tout de suite sur la grande échelle, au côté ouest de la façade.

On travaillait au bâtiment de l’Hôtel de France, avenue de la Victoire. Et ce fut là, et le jour même, qu’Adrien dut quitter le chantier, mais d’une façon imprévue et baroque.

La journée tirait à sa fin. Adrien perché au sommet de l’échelle, blanchissait à la chaux le second et dernier étage de l’édifice. En dessous de lui, un autre ouvrier, bon camarade, faisait le raccord avec le premier. Et, tout en bas, un troisième homme barbouillait le rez-de-chaussée. D’un ouvrier à l’autre il pouvait y avoir un écart d’un ou deux mètres. Qui des trois secoua sa brosse pleine de chaux et arrosa copieusement un coquet colonel qui justement passait en dessous, évitant les barrières et se moquant des écriteaux avertisseurs, l’enquête ne put l’établir. Le fait est que l’officier, tout couvert de chaux, fit un tapage inouï, appela le gardien public et réclama le paiement de son uniforme lamentablement sali. Patron, ouvriers et colonel allèrent au poste, où, naturellement, un si gros personnage ne pouvait pas ne pas avoir gain de cause, malgré la constatation officielle des barrières et des « Attention à la peinture » qui avertissaient les passants des travaux en cours d’exécution. Connaissant bien la justice du pays et préférant un arrangement à l’amiable aux risques et aux tracas d’un procès coûteux, le patron déboursa promptement une certaine somme et le plaignant retira sa réclamation. Mais Adrien et son camarade du premier furent congédiés le soir même.

La vérité dans cette affaire était toute autre et Adrien ne l’ignorait pas. Certes l’officier était dans son tort, mais il n’avait pu être aussi affreusement arrosé de chaux rien que par mégarde. On l’avait fait exprès. Et c’était le camarade du premier, un diable de gamin, qui s’amusait à faire cela. Travaillant au-dessus de lui, plus d’une fois Adrien l’avait surpris en train de tremper sa brosse et de la décharger violemment sur la tête d’un paisible piéton. C’était son plaisir et la punition qu’il appliquait à ceux qui se moquaient des avertissements. Le coup fait, on eût juré qu’il n’y était pour rien ? On le voyait imperturbable, absorbé par sa besogne, tandis qu’en bas le piéton arrosé s’égosillait en vain. Puis il riait comme un bossu, tout seul.

Cette fois, son jeu n’alla pas sans qu’il y eût de la casse. Le patron voyait bien qu’il ne s’agissait pas de quelques gouttes de chaux tombées par hasard. C’était une averse que le colonel avait reçue sur la tête. Mais comme l’ouvrier du rez-de-chaussée avait été mis hors de cause par l’enquête, Adrien ne voulut pas se sauver à son tour, au prix d’une déclaration contre le coupable, d’autant plus qu’ils étaient bons amis. Il se tut, empocha sa dernière paie et alla raconter à Mikhaïl l’hilarante histoire.

Mikhaïl approuva son attitude :

— Tu ne pouvais pas agir autrement. Tant pis ! Peut-être qu’il y aura moyen de trouver de l’embauche ailleurs Enfin. C’est malheureux, mais c’est ainsi.

Et puisque le lendemain dimanche Loutchia les attendait tous deux, avec un canard aux petits pois, eh bien, ce n’était pas le moment d’être triste.

Vive Loutchia et… son canard !


VI


Bucarest, le 10 août 1904.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« J’ai reçu les quinze francs que tu m’as envoyés. Tu es toujours bonne avec moi, malgré mes incartades. Mais peux-tu dire que c’est la méchanceté qui me fait fuir la maison ? Non, mama, c’est mon destin. Et le destin, c’est notre cœur. Nous sommes grands, ou petits ou médiocres, par notre cœur, auquel nous obéissons aveuglément. C’est lui qui nous conduit au bien comme au mal. Où me conduira-t-il, le mien ? Qui saurait le prédire ? Du matin au soir je ne pense qu’à de belles et grandes choses. J’aimerais être utile à ce monde qui souffre, par sa faute, par son égoïsme. Mais ma pensée se noie dans ma propre misère.

« Ce matin quand le facteur m’a apporté ton mandat, j’étais affamé comme un loup en plein hiver. Depuis une semaine, nous ne nous nourrissons plus, Mikhaïl et moi, que de pain sec, et rien que d’une seule miche noire de dix centimes, à nous deux, une fois par jour. Nous ne travaillons plus du tout. Bucarest est vide. Les riches sont partis en villégiature. Peut-être cela ira mieux à la rentrée. Jusque-là, ce sera pour nous la famine.

« Mais l’homme ne meurt pas de faim. Aussi, sache que, dans ma misère, je ne suis qu’à moitié malheureux. Je le serais totalement si, même en ne me nourrissant que de poulets rôtis, je devais agir contre la volonté de mon cœur.

« Quel dommage que tu n’aies pas appris à lire et à écrire ! C’est gênant de correspondre par l’intermédiaire des autres. Je prie Iléana d’écrire plus lisiblement et de ne mettre que tes paroles, rien de plus. Et je la remercie.

« Toi, je te serre dans mes bras et je baise tes pauvres mains brûlées par les lessives. Ton fils.

« Adrien,
qui a aujourd’hui vingt ans
et qui mangera à sa faim,
grâce à ta bonté. »


Destinée d’homme généreux ! Rien de plus cruel !

Il est permis à la fripouille humaine de commettre toutes les imprudences, toutes les folies : rien ne lui arrivera. Elle se tirera toujours d’affaire. Elle ne connaîtra jamais les affres de la misère. Tandis que l’homme au cœur immense, la moindre légèreté qu’il se permette le conduit à des malheurs sans fin.

Les tristesses de son existence de vagabond, Adrien les cachait toujours à sa mère. La sachant suffisamment malheureuse, il ne voulait pas la tourmenter encore plus en lui dévoilant son véritable état, ainsi qu’elle le lui demandait dans toutes ses lettres griffonnées par Iléana, une jeune femme presque ignare de son voisinage.

« Tu me dis dit ta maire que tu travail mais je ne te croit pas dit mama Zoitza mon cœur me le dit tout les soirs mon œil goche frappe fort et même je me suis fais tiré les cartes par la Baba linca et je sait que tu souffre tu n’a pas du travaille… cest vrai jai été moi Aussi voir les cartes… »

Pour qu’il écrive cette fois à sa mère une lettre aussi navrante, il a fallu que sa misère soit des plus noires. Et encore ne lui disait-il pas toute la vérité. Ce n’était pas « depuis une semaine », mais bien depuis un mois qu’il se nourrissait rien que de pain sec, pour ne point parler des jours où Mikhaïl et lui n’avalaient que de l’eau.

Tous leurs beaux vêtements étaient vendus — dix francs le complet — et l’argent mangé. Les meilleures chemises mêmes furent livrées au marchand juif, une à une, pour un franc pièce. Ce fut une dégringolade qui en moins d’une quinzaine de jours leur fit toucher le fond de l’abîme. Mikhaïl disait :

— Ce qui nous est arrivé à nous, on ne peut le voir que dans les ports de la Méditerranée, où le soleil rend le vagabond fou de joie, le grise au point de lui faire commettre les plus formidables bêtises. Ainsi, j’ai connu une fois à Smyrne un jeune comte russe, un étourdi que sa famille avait banni à Tobolsk, d’où il avait pris le large après avoir falsifié la signature de son père et empoché une grosse somme. Débarquant à Smyrne, il possédait encore plus de mille roubles, mais, huit jours ne s’étaient pas passés, que mon comte se faisait rapatrier par le consulat, dans un état de misère pareille à la nôtre. Comme nous, il avait vendu jusqu’à ses chemises, et il disait que le soleil de Smyrne « valait bien la peine de lui sacrifier pour un béchlik[4] jusqu’à votre propre derrière ». Nous avons fait comme ce comte. Et je reconnais que cette fois c’est moi le grand coupable, ou plutôt ma belle Polixéni, qui fut mon soleil smymiste, un soleil, hélas, qui ne brilla que pendant trois jours !

« Mais que veux-tu ?…

Adrien ne « voulait » rien. Il comprenait tout. Car cela était venu comme une rafale, ce beau dimanche où ils furent les invités de Loutchia, brave fille qui, sachant Mikhaïl seul, lui avait préparé une délicieuse surprise : Polixéni !

Ils s’étaient rendus chez Loutchia de bonne heure, soigneusement mis et astiqués comme des gigolos. Mikhaïl qui venait de toucher quelques bons « placements », s’était décidé à « une petite bombe ». Ce fut une grande et bien coûteuse qui l’attendait, mais, là, c’était la faute au destin. Lui ne pensait qu’à un innocent délassement :

— Notre « caisse » dispose d’une cinquantaine de francs. Nous ne risquons donc rien si j’en sacrifie dix ou quinze pour me payer aujourd’hui une mignonne « poulette » que Loutchia saura bien me dénicher parmi ses camarades. N’est-ce pas que tu trouves cela juste ? Je « jeûne » depuis plus d’un mois. Ce soir, ce sera mon baïram !

Et quel baïram ce fut !

Introduits par la servante, vers les onze heures, ils furent stupéfaits de se trouver en présence d’une jeune femme, une vraie beauté orientale qui, nullement troublée, quitta le divan et vint à eux les mains tendues :

— Pas besoin de vous présenter, messieurs ! Nous vous attendons. Prenez place. Notre amie est allée chercher du caviar et de bons vins. Elle ne va pas tarder à rentrer.

Adrien et Mikhaïl se regardèrent, muets, confondus, stupides. Qu’est-ce que cette femme, cette « odalisque », qui fait les honneurs de la maison, comme si elle était chez elle ? Ils ne purent, les premiers moments, qu’allumer des cigarettes et contempler le tapis comme des écoliers.

La fausse maîtresse appela la servante :

— Apporte la tsouica et des olives.

Heureusement ! Ils se jetèrent sur la salutaire eau-de-vie et en avalèrent chacun trois petits verres de suite. La jeune femme n’en prit qu’un. Très à son aise sur son divan, elle faisait semblant de feuilleter un catalogue de modes, mais les deux amis remarquèrent qu’elle retenait dans son ventre un rire fou. Adrien prit courage :

— Tout de même, Madame, vous devriez nous dire à qui nous avons l’honneur de… de… parler quoique nous soyons muets comme deux carpes ! C’est votre faute !

Elle éclata enfin et rit tout son saoul, puis s’approchant d’Adrien :

— Sacré ami oublieux ! Je ne te rappelle personne ?

Adrien resta coi, supportant avec peine les yeux noirs dont l’inconnue le fixait par-dessous ses cils et sourcils tout aussi noirs.

— Personne ! bredouilla-t-il.

— Pas même une certaine amie qui venait parfois rendre visite à Loutchia, rue Grivitza, à Braïla.

Adrien secoua la tête.

— Diable ! s’exclama-t-elle. Tu n’étais cependant pas si petit ! Tu avais peut-être huit ou neuf ans. Eh bien alors, je dois me présenter. Ce qui est malheureux, car je n’aime pas le nom de mon mari : Polixéni… Topolog !

— Ah, Polixéni ! s’écria Adrien. Que je suis bête ! En effet, je me souviens maintenant. Mais, reconnais que tu étais, en ce temps-là, un affreux laideron…

— …Tandis qu’à présent ? fit-elle orgueilleuse.

— À part ton abominable « Topolog » tu es un amour !

— Oui, un amour ! confirma Mikhaïl, à moitié ivre, ivre de tsouica et de joyeux espoirs.

Et, se levant maître de lui, fier, narquois, il prit et baisa une main de Polixéni, puis :

— Permettez : Mikhaïl Mikhaïlovitch Kazanski, duc du Sahara ! proclama-t-il et de nouveau il lui baisa la main.

Loutchia parut :

— Eh bien ! Ça va plus vite que…

— …Que quoi ? coupa Mikhaïl, se précipitant sur l’aimable amie et la soulevant dans ses bras. Peux-tu dire que tu ne t’y attendais pas ?

Il se mit à tourner en rond dans les deux pièces, découvrit l’enfant, l’étouffa de baisers et finit par hurler, les bras au ciel :

— Oh ! oh ! mais c’est la fête ! le baïram !

Il avala, coup sur coup, deux autres verres de tsouica.

— N’est-ce pas que je sais penser à tout ? dit Loutchia.

Mikhaïl extasié regarda la jeune orientale :

— Polixéni… Polixéni ? Cela veut dire, en grec, la trop étrangère ! Et moi, moi ? Ne suis-je pas aussi le trop étranger ?

— Vous parlez grec ? demanda Polixéni.

— Ils le parlent tous deux, dit Loutchia.

Polixéni s’écria :

— O-ô-oh ! Alors, je vous chanterai ce soir :

Slsdso, sldsso, émorfi microùla !

Mikhaïl perdit complètement la tête. Debout, le visage embrasé, les cheveux en désordre, il leva la main :

— Écoutez, amis, figurez-vous que je vais mourir ce soir…

— Mourir ce soir ! dit Loutchia. Merci ! Ce soir tu ne vas pas mourir, mais faire l’amour, plutôt, avec cette belle Grecque-là, — n’est-ce pas, Polixéni ?

La Grecque vint jeter ses bras autour du cou de Mikhaïl :

— Oui, mon palikare, tu vas mourir dans mes bras, ce soir.

— Écoutez ! C’est le baïram ! Je prends le commandement ! Tout pour l’amour aujourd’hui ! N’est-ce pas, Adrien ?

Les deux amis se regardèrent. Et eux seuls comprirent toute la signification de leurs regards.

— Oui, approuva Adrien ! Tout pour l’amour !

— Tant pis, n’est-ce pas Adrien ?

— Tant pis, Mikhaïl !

— Jamais rien regretter ?

— Jamais.

Mikhaïl prit son chapeau :

— Dans une demi-heure je suis de retour !

On voulait l’arrêter, mais il était déjà dehors.

— Où va-t-il ? demanda Loutchia.

Qu’en sais-je ? répondit Adrien. Je sais qu’il est heureux ! Diablesses de femmes que vous êtes !


À table, Adrien remarqua que Mikhaïl n’avait plus sa bague, ornée d’une émeraude assez belle :

« C’est donc pour cela que tu es parti en coup de vent ? » pensa-t-il. « L’a-t-il vendue, ou seulement engagée ? »

Mikhaïl, revenu un peu de ses petits verres, semblait méditer en cachette, tout en se régalant du canard, tout en répondant aux questions. Mais il n’y mettait plus qu’un élan tempéré. Et encore une fois Adrien put constater la distinction de cet homme qui, sans se donner la moindre peine, trahissait par toute son attitude la splendeur de sa race, de son origine :

« Il est, à cette table, le seul bien élevé. Nous autres, des rustres. »

— Buvez, buvez donc ! conviait Loutchia. On était plus gais tout à l’heure. Toi, surtout, Mikhaïl : tu as perdu tes bonnes dispositions, dans ta course mystérieuse. Qu’en as-tu fait ?

Mikhaïl détourna la question :

— Rien qui vaille la peine d’en parler. Et tu ferais mieux de nous dire, à Adrien et à moi, d’où tu as tiré, avec tant d’à-propos, notre belle Polixéni.

— Ah, voilà ! C’est ta chance. Le mari de Polixéni…

— To-po-log ! Dieu, que c’est laid !

— C’est laid, mais ça fait bien l’affaire de notre amie, car elle le trompe en le tenant par la main. Eh bien, Topolog est un illustre bottier et chef socialiste à Galatz, où il possède une belle boutique.

— Comment ? Polixéni arrive de Galatz, maintenant ?

— Oui, mon duc… du Sahara ! Car, aujourd’hui et les deux jours qui vont suivre, les socialistes tiennent leur premier congrès. Et comme Polixéni a ici une vieille tante de qui elle doit hériter, son mari ne s’est pas opposé à ce que sa femme l’accompagne et passe ces trois jours auprès d’elle.

— Pas entièrement, dit Polixéni. Ainsi, cet après-midi, vers les cinq heures, je dois aller rejoindre mon cocu à la fête champêtre de Baneasa, où les congressistes de province vont contempler le déploiement des bannières et des forces socialistes de la Capitale.

— À cinq heures ? s’écria Mikhaïl. Alors je suis fichu !

— Pas tant ! Jusque-là, nous aurons le temps de nous aimer six fois de suite.

— Six fois de suite ? Seigneur ! As-tu l’habitude de tels hercules ?

— C’est pourquoi il faut boire, dit Loutchia. Et plus que des vins français, à partir de ce moment.

— Hum ! fit Mikhaïl. Comme si les vins indigènes n’étaient pas tout aussi excellents ! Un vrai Cotnari, par exemple.

— Ça ne fait rien. Je suis amoureuse de la France, de Paris. Paris ! Qui m’y mènerait, je serais son esclave pendant une année !

— J’en connais un qui y va tous les jours, mais il court un peu trop fort.

Adrien éclata de rire, et on dut raconter aux femmes l’histoire du pauvre « Méphisto ».

— Tout de même, dit Mikhaïl chagriné ; ce n’est pas un plaisir pour nous, de voir Polixéni nous quitter dès cinq heures.

— Ce ne sera que pour un moment, mon amour ! Le soir, ces braves chefs socialistes se réuniront en une longue séance de Comité, où je n’aurai rien à chercher.

Adrien se tapa le front :

— J’ai une idée ! Nous irons tous à la fête. Ne suis-je pas moi-même une espèce de socialiste ? Nous ferons semblant de ne pas nous connaître. Et à la fin nous nous retrouverons. De cette façon, Mikhaïl ne perdra pas de vue son trésor insoupçonné.

Tout le monde trouva l’idée géniale. On se jeta sur les vins français. À trois heures, Adrien et Loutchia partaient pour Baneasa :

— Nous serons constamment autour de la buvette des congressistes. Vive l’amour, les enfants !


Une fête champêtre socialiste, à cet âge d’or du socialisme et de la foi humaine, était un spectacle qui réchauffait le sang du sceptique le plus blasé. Tout un monde de martyrs de la besogne obligatoire, rendue insupportable par une cruelle exploitation à ses débuts, venait y clamer son brûlant espoir en une délivrance qu’on voulait prochaine. Forêt, soleil, plein air et une grouillante fraternité. Pas un visage qui n’arborât son plus franc sourire. Pas une âme qui ne fût prête pour le grand sacrifice. Totale et universelle confiance dans l’avenir de l’humanité. L’homme, cette brute, croyait en lui-même.

Camarade ! Qui es-tu ? Sondeur de Câmpina ? Charpentier de Galatz ? Tisserand de Jassy ? Débardeur de Braïla ? C. F. R.-iste de Constantza ? — Viens que je te paie un verre ! — À bas le capitalisme ! — Vive l’Internationale socialiste !

C’était tout. Neuf cervelles sur dix ne savaient rien de plus. Mais toutes les neuf étaient alimentées par des cœurs généreux, tels qu’on n’en connaîtra plus jamais. Cela aura vécu. La grande délivrance sera l’œuvre d’un monde désabusé. Œuvre morte. À chacun, sa grosse tranche de pain, enduite du fiel de l’indigence spirituelle. C’est le destin de la brute humaine triomphante.


Le crépuscule de juin commençait à aplatir les visages en les déformant, quand Adrien, Mikhaïl et Loutchia, grisés, et fourbus de s’être livrés sans ménagement aux jeux d’une foule irrésistible dans son entraînement, s’éloignèrent un peu du tapage pour se promener dans le bois et respirer l’air pur. Ils se dirigeaient lentement vers la buvette pour échanger encore un regard avec Polixéni et se désaltérer.

Chemin faisant, Adrien vit un homme qui venait à leur rencontre. Le type du sportsman, soigneusement mis, mais dont toute la personne attestait le penseur. Un penseur malgré lui, inné, un homme dont le cœur et le cerveau témoignaient, par tous les détails du visage et par son attitude, d’une fructueuse activité de toutes les minutes. Adrien reconnut en lui le camarade Costi Alloman, le secrétaire de l’Union des Syndicats ouvriers, la meilleure plume et le meilleur orateur du mouvement socialiste. Ouvrier de son état, le décorateur de la Cour. Il venait de rentrer de Paris, où il avait vécu plusieurs années et s’était acquis une belle culture générale. Un peu poète, un peu adorateur de la femme, mais surtout causeur de haute qualité. C’était là son don le plus incontesté. On aimait sa société, et il sacrifiait volontiers ses rares heures libres dans une seule intention : s’enrichir lui-même dans une discussion avec un partenaire de sa taille ou bien éclairer, instruire, tirer de l’erreur un esprit utile à la cause. On pouvait dire qu’il n’avait pas de passion plus impérieuse, ni d’autre but dans la vie.

Excepté Mikhaïl, et dans un genre différent, Adrien ne connaissait pas un cœur, une intelligence en état de se mesurer avec la beauté de cet esprit, profond, varié, lucide, sévère, tolérant et honnête, entièrement dévoué à l’idéal socialiste, mais sans être entiché de dogmatisme. Nullement. Ce qui faisait de lui un chef un peu isolé au milieu des autres théoriciens du Parti, confus, tracassiers, qui redoutaient son éclectisme.

Adrien ne redoutait que sa logique, lui, le sentimental chaotique. C’est pourquoi, malgré son ardent désir de faire sa connaissance, il s’était jusque-là borné à écouter quelques-uns de ses discours publics et, une seule fois, dans une brasserie, de suivre sans y participer une intéressante discussion d’Ailoman avec des amis politiques. Il était sorti de là avec la conviction que, mis en présence de son esprit inconséquent au point de vue socialiste, Alloman ne ferait de lui qu’une bouchée.

Pourtant il aimait et admirait passionnément cet idéaliste, cet homme supérieur. Et, le voyant maintenant s’approcher solitaire, manifestement avec l’intention de ne pas l’éviter, Adrien lui sourit, de loin, en signe de consentement. Et, de loin, Alloman articula d’une voix tendrement ferme :

— Le camarade Adrien Zograffi, n’est-ce pas ?

— Je salue amicalement le camarade Alloman ! répondit Adrien, tendant sa main que l’autre serra avec une discrète effusion.

On fit les présentations, quand Adrien sentit le regard du vautour — un regard paisible mais de vautour — se poser sur son agnelle. Cela lui plut. On peut toujours avoir affaire à l’homme complet. Bien plus utilement qu’aux vertueuses larves humaines.

Alloman demanda :

— Réussie, notre fête, hé, amis ? Que dites-vous de ce populo ? Je vous vois un peu malmenés : vous vous êtes sûrement bien divertis, pêle-mêle avec la foule.

— Plus que vous, qui me semblez assez solitaire, répartit Adrien.

— Ce qui prouve que la masse est digne des adhésions les plus honorables, voire d’hommes farouchement jaloux de leur indépendance.

— Ça, c’est une pierre dans mon jardin ! Mais, dites : vous aussi, vous n’admettez que des adhésions formelles ? Ne peut-on aimer et servir sans être du nombre ?

— Question complexe. Je l’admets et je ne l’admets pas. Je ne puis entamer cette controverse ici, dans un bois en obligeant une aimable dame à nous écouter debout.

— Eh bien, c’est simple : mes amis et moi, nous sommes prêts à vous suivre là où il vous semblera à propos d’aborder une telle controverse. Avec vous, cela est pour moi d’une importance capitale.

— Vrai ? Et si je vous prouve que ma thèse est la bonne, me promettez-vous d’en tirer la juste conséquence ?

— Vous voilà déjà qui avancez votre étau ! Malheur à moi ! Que vous dire ? Je vous promets de mettre, sous vos yeux, mon cœur à nu. Vous l’admettrez ou non.

— Ha, ha ! Vous offrez donc à mon « étau » votre sincérité absolue. C’est un piège ! Mais je l’accepte. Et, pour aujourd’hui — car j’espère que nous sortirons amis de ce débat — je ne vous demande aucune promesse. Je suis amicalement curieux de voir votre cœur de près, quoique je le connaisse pas mal par vos brillants articles, qui eussent fait meilleure mine dans l’organe du Parti.

— Où ils n’auraient trouvé que cinq cents lecteurs !

Alloman se cabra :

— Camarade Zograffi ! Souvenez-vous : l’homme sanctifie le lieu !

Ils allèrent à la buvette. Et ce fut une controverse calme, quoique passionnée, qui dura deux heures. Adrien, en dépit de la défaite qu’Alloman lui infligeait par périodes et sans conteste, bénissait en lui-même les minutes qu’il vivait dans la société de ce beau spécimen de militant socialiste. Comme toujours, Alloman dirigeait tout naturellement le débat et ne permettait aucune digression, aucun écart de la ligne juste du sujet, avant que celui-ci soit épuisé et la conclusion tirée. Car Adrien avait la mauvaise habitude, dans une discussion polémique, de marcher sur plusieurs chemins à la fois et de tout embrouiller. Il ne le faisait pas intentionnellement. Il déviait malgré lui. Le don oratoire n’était pas son fort. Il n’était clair et maître de son sujet que sur le papier. Alloman le constata et l’excusa, certain de l’honnêteté foncière du jeune homme :

— Faites attention : vous déraillez constamment et vous désarçonnez à tort votre adversaire, qui pourrait vous croire malhonnête. C’est curieux : vos articles sont si lumineux et si logiques !

Ils débattaient le thème éternel de la conscience révolutionnaire du militant socialiste. Adrien disait : indépendance et honnêteté. Alloman plaidait : honnêteté et discipline. Il repoussait l’allégation de Craïoveanu, selon laquelle il était permis à un militant de trahir, après avoir longtemps fait preuve de conséquence devant les principes et, par cela, servi la cause :

— Non. Un traître est un traître. Le parti doit l’éviter ou le démasquer et l’exclure le plus tôt possible, car son long séjour et sa trahison finale occasionnent toujours de grosses déceptions dans l’esprit des masses, qui, si ces défections se multiplient, arrivent à la fin à douter de la solidité de l’enseignement socialiste même. Toutefois il n’est pas moins vrai qu’un Parti qui ne peut pas compter sur la discipline de ses militants tombe dans le chaos et s’effrite.

— Alors, pour être bon militant, on doit anéantir sa personnalité, comme les curés. Il faut être un numéro de série.

— Parfaitement, et jouer son rôle comme tel. La personnalité, dans un mouvement socialiste, n’est que la Révolution, avec son but final : la société communiste.

Adrien n’était pas convaincu et il discuta longuement sur les droits et les avantages de l’indépendance de l’esprit, mais Alloman le confondit et l’impressionna lorsqu’il lui dit :

— Vous prétendez être un généreux et cela est incontestable. Mais, alors, comment accordez-vous la générosité avec l’attitude égoïste de l’homme qui ne veut rien sacrifier de sa personne ? Car, sans l’esprit de sacrifice, la générosité n’est qu’un mot.

Et aussitôt Alloman illustra sa thèse par une foule d’exemples tirés de l’histoire, qui prouvaient que tous les grands esprits n’étaient parvenus au but qu’à force de sacrifier leur personne au bien de la communauté humaine.

— Même l’église, que nous méprisons et combattons, n’est parvenue à jouer son grand rôle dans l’histoire et à élever ses cathédrales qu’en sacrifiant sur son autel l’indépendance de légions d’esprits généreux. C’est la loi de tout progrès. Plus on est grand d’âme, et plus on doit comprendre que les petites satisfactions que nous apportent les mesquins scrupules de notre conscience ne comptent pas devant le suprême devoir de servir l’humanité souffrante, de supprimer l’injustice, de tâcher, enfin, de créer l’ordre social le plus approché de la perfection. Qui voudriez-vous qui fasse cette réforme, sinon les esprits généreux, par la force du sacrifice ? Répondez-moi !

Adrien ne souffla mot. Il tendit ses deux mains à Alloman, qui les lui serra affectueusement, heureux de s’apercevoir qu’il manquait très peu à ce garçon pour le faire s’atteler « dans les rangs ».

Il le flatta un peu :

— Vous êtes, sans nul doute, un talent réel et une belle âme. Nous en manquons terriblement, car la bourgeoisie attire à elle et récompense tous les talents, tandis que nous, bon Dieu, que pouvons-nous leur offrir d’autre que notre pauvreté matérielle et la satisfaction du devoir accompli ?

Et voyant justement s’approcher de leur table un de ces talents accaparés par la bourgeoisie, un ancien socialiste, devenu rédacteur à Dimineala, Alloman ajouta :

— Voici, par exemple, notre doux « camarade » Iosif Nadejde. Il nous a quittés, pour aller mettre son bon cœur et son talent au service du bourgeois démocrate Constantin Mille. Je parie qu’il vient pour vous parler.

— Pas précisément, dit le nouveau venu, un homme jeune au visage paisible. Je viens, d’abord, pour te serrer la main, à toi. Et puisque tu me reçois si mal, eh bien, oui, je vais proposer à Zograffi de reprendre sa collaboration à Dimineata.

Nadejde s’assit à leur table. Alloman, visiblement mécontent de cette offre, alluma une cigarette et regarda de côté, l’air indifférent, mais prêt à bondir. Il épiait Adrien du coin de l’œil, décidé à n’intervenir que dans le cas où son poulain, oubliant tout, accepterait l’offre.

Iosif Nadejde, journaliste démocrate de belle race, comprit la situation et n’insista que légèrement. Il dit à Adrien :

— Je n’ai su que tout dernièrement que vous étiez à Bucarest. Est-il vrai que vous travaillez dans la peinture ?

— J’y ai travaillé. On m’a congédié hier soir.

— Alors, je tombe à point. Faites-nous des enquêtes sur les conditions du travail et des reportages sur les grèves. Vous y gagneriez votre vie. Il est dommage de laisser dormir votre plume, après un début si heureux. Il y en a mille qui voudraient être à votre place. Et naturellement, rien ne vous empêche de donner, au journal du Parti, vos articles socialistes.

Alloman bouillonnait intérieurement. Adrien, tout à ses regrets, répondit comme un condamné :

— Non… Je vous remercie… Votre offre m’honore et me fait plaisir. Mais, pour le moment, je n’ai aucune idée arrêtée au sujet de ma collaboration possible où que ce soit. Et de toute façon, je n’aime pas la profession de journaliste. Je ne suis qu’un dilettante.

Nadejde causa d’autre chose, puis se leva. Alloman quitta à son tour Adrien :

— Je vous dis au revoir, quand vous voudrez. Maintenant je dois aller à une séance du Comité.

Il cachait mal sa satisfaction.

Vers la fin de la controverse avec Alloman, un autre personnage était venu prendre place à la table des trois amis ; un tout jeune avocat, long et mince comme une perche, coquet et fat, mais sympathique malgré sa fatuité : Raoul Penesco. On l’appelait familièrement Poutsi, on ne savait pourquoi, peut-être à cause de son zézayement enfantin. C’était le dandy du Parti, efféminé, drôle, platement spirituel, affectueux avec tout le monde. Bon cœur. L’enfant gâté du « Cercle Féminin ». On ne le prenait jamais au sérieux.

Adrien ne le connaissait que de vue. Penesco venait, soi-disant, pour mieux connaître Adrien ; en réalité, c’était parce qu’il avait vu Loutchia.

— Tiens, Poutsi ! dit Alloman. C’est un de nos « avocats sans cause » dont parle Marx. Il ne manque jamais de montrer son nez, là où il voit une jolie femme.

— Pardon ! Ze ne suis avocat que depuis une année et ze gagne déza ma vie. Quant aux jolies femmes, ma foi, qui ne les aime ? Toi, par exemple ?

On ne fit plus attention à lui. On continua le débat. Ce qui fit bien l’affaire du dandy, qui se mit à divertir Loutchia qu’on avait oubliée, et réussit à la faire rire aux éclats. Mais, appelé par un groupe d’amis, il s’en alla peu après, non sans avoir chuchoté quelque chose à la jeune femme dans un galant baiser sur la main. Loutchia le regretta :

— Mon Dieu ! Que vous êtes ennuyeux, avec vos interminables parlotes ! Voilà un socialiste qui ne m’a pas rasée !

— Oh ! fit Alloman vexé. Vous avez raison, madame : tout le monde n’a pas le génie de Poutsi !

Lorsqu’ils furent seuls, Adrien demanda ce qu’on allait faire. Loutchia avait son projet :

— Je vous invite à Flora ! Polixéni est d’accord. Nous voulons ce soir nous payer une petite noce.

— Une « petite » noce ? dit Adrien, à Flora ! Mais c’est la boîte de nuit des grosses nuques.

— C’est égal ! Nous serons ce soir des grosses nuques ! Mikhaïl dit à Adrien, en grec :

— Tu vois que j’avais raison de taper sur ma bague !

Il faisait nuit. Depuis un moment Polixéni — que son mari et sa bande « rasaient » impitoyablement à une table voisine — faisait des signes désespérés à Loutchia, la priant de patienter. Son Topolog, un brave homme d’une cinquantaine d’années, gros et chauve, était saoul. Il entonnait l’Internationale après chacune des plaidoiries socialistes auxquelles se livraient les convives.

Enfin la fanfare enrouée de la fête hurla elle-même l’Internationale du départ général. Topolog se sépara de sa femme, lui lançant d’une voix rauque, pour compléter ce qu’il lui avait déjà dit :

— Et, si tu veux, tu peux coucher chez ta tante ! Il se peut que moi-même, ce soir, je sois en retard. Nous avons de graves décisions à prendre !

— Ouf ! s’écria Polixéni, rejoignant ses amis. Il n’y a rien de plus embêtant que d’être la femme d’un socialiste. Heureusement, ils sont toujours à leurs séances de comité !… Filons vite !


À trois heures du matin, ils étaient encore à Flora. L’addition, qu’on avait demandée plusieurs fois dans l’intention de s’en aller « raisonnablement », montait à cent soixante francs. Une fortune. Polixéni à part, tous les autres étaient ivres morts ! La grecque buvait peu et ne se saoulait guère, la boisson lui faisant craindre des maux de tête, auxquels elle était sujette.

Par contre elle aimait bien l’amour et s’en payait, sur le canapé même du cabinet particulier, pendant que Loutchia et Adrien allaient prendre de l’air dans les avenues de la Chaussée, où se trouvait l’établissement Flora.

Jusqu’à minuit, Polixéni, accompagnée d’un tizgane violoniste, avait chanté des couplets grecs qui furent le clou de la soirée. Mikhaïl en était fou et en redemandait à tout moment. Mais, à partir de cette heure-là, Polixéni se tut. Elle prétendait avoir reconnu la voix de son mari, lors du passage dans le couloir d’un groupe d’arrivants :

— Si c’est lui, vous allez voir ce que je vais lui passer !

— Tu es folle ! disait Loutchia. D’abord il ne peut pas être ici. Puis, s’il y est, tu ne vas pas te montrer, j’espère.

On ne put la tirer de ses soupçons ? Elle avait l’oreille tendue à tous les bruits et voulait sortir pour écouter aux portes des autres cabinets. On l’en empêcha.

— Mais je veux aller aux waters ! protesta-t-elle.

Loutchia la déjoua :

— Ici les femmes ne vont pas aux waters. Elles pissent dans le seau à glace, comme voici !

Elle enleva la bouteille de Champagne vide, et montra à son amie comment s’y prendre. Puis elle jeta le contenu par la fenêtre dans le jardin.

Polixéni fit semblant de se résigner, mais, bien plus tard, lorsqu’on n’y pensait plus, elle se sauva dehors. Et ce fut le scandale. On l’entendit crier furieusement devant la porte d’une pièce voisine :

— Eh bien ! C’est là ta séance de comité ? Topolog, confus mais joyeux, était sorti s’expliquer :

— Ce n’est pas ma faute ! On m’a amené. Que veux-tu, ma mignonne, c’est le Congrès ! Mais, dis donc : comment l’as-tu appris ?

— Ça, c’est mon affaire ! Donne-moi vite l’argent que tu as sur toi, tout l’argent, et tu peux rester. Ah ! voilà où vont les économies que je m’évertue à faire à la maison : Flora, hé ? Tu en as un nez, pour Flora ! Autant que ce cher Cristin, que voilà !

Les garçons, discrètement, s’en tordaient les côtes.

Elle le fouilla, lui prit l’argent, puis, le poussant à reculons jusqu’au milieu de ses camarades qui riaient aux larmes, elle lui dit :

— Demain matin je retourne à Galatz !

Et elle sortit en faisant claquer la porte.

Le lendemain matin, les quatre amis, prenant le café rue des Saules, se roulaient sur le tapis, fous de joie.

— Non, mais ! s’exclamait Polixéni. Voyez-vous ça ? Des socialistes à Flora ! Et ce Cristin, qui fait la morale à tout le monde !

Elle n’en revenait pas.

Mikhaïl trouvait cela bien naturel :

— Pourquoi t’étonner ? les socialistes ne sont-ils pas des hommes comme tous les autres ? Il y a un mot français qui dit : « Nul ne peut péter plus haut que son cul ! »


VII


Ce mois d’août, Bucarest fut une étuve. Dès huit heures du matin et jusqu’au crépuscule, la coupole céleste était un brasier permanent. Pas un nuage. Pas la moindre brise. La réverbération du pavé et des maisons blanches, unie à l’immobilité de l’air, rendait la respiration impossible dans la rue. Des terrassiers, des portefaix et des travailleurs du bâtiment s’évanouissaient à chaque pas. Tout le monde circulait moitié nu. Les chemises, les corsages, les jupes collaient sur les corps inondés. À midi, à la sortie du travail, et, entre une et deux heures, à la reprise, les chevaux des trams surchargés tombaient comme des mouches frappées en tas. Jusqu’à ce qu’on relevât les bêtes, les wagons stationnaient en plein soleil, pendant de longues minutes, tandis qu’à l’intérieur les gens, entassés comme des sardines, étouffaient, et les hommes se plaignaient à haute voix que les femmes « sentaient trop fort ».

Partout, du papier bleu bouchait les fenêtres.

Adrien essaya encore deux ou trois fois de travailler aux façades, mais il s’avoua vaincu. Après une journée de peine, parfois après quelques heures seulement, Mikhaïl le voyait apparaître, las, épuisé, triste. Il le recevait toujours fraternellement :

— Ça ne va pas, hé ? Tant pis ! N’insiste plus. Nous ne mourrons pas de faim. Prends, toi aussi, dans ce tas de servantes et tâche d’en placer. Parfois, ça colle. N’en tirerais-tu que deux « taxes » par semaine, ce serait encore bien.

C’est ainsi qu’Adrien devint à son tour « agent ». Et c’est alors seulement qu’il parvint à comprendre le prix de la solidarité qui régnait dans ce « Bureau » qu’il avait tant maudit.

Les dix centimes, prix d’une miche de pain noir, ou, au pire, les cinq centimes, pour l’achat d’une demie, on les trouvait presque toujours dans la poche la plus misérable, même dans celle de père Floréa, le petit vieux rapiat qui, ses yeux de crapaud hors de la tête, écumant, se défendait comme un diable et ne sacrifiait le sou qu’à force de se voir cerné et conspué de tous côtés. Parfois, la miche de pain ou rien que la demie, on l’obtenait également à crédit. Dans la même rue, quelques numéros plus haut, un mélancolique vieillard, le père Sandou, avait sa baraque en bois qui alimentait tout le voisinage. Il se méfiait de la vente à crédit, car, non seulement les pauvres, mais les riches mêmes l’avaient volé. Néanmoins, devant les supplications trop insistantes et une certaine caution morale, il cédait en murmurant dans sa grosse moustache :

— Voilà… Je vais te voir… Si tu paies ça demain, tu en auras une autre fois. Sinon, fini !

Parmi ceux qu’on « tapait », Vassili l’Adventiste, vu sa foi qui venait plutôt de son bon cœur, se laissait presque régulièrement tirer le sou ou les dix centimes. Comme Floréa, s’il ne manquait jamais d’argent, ce n’était pas seulement parce que l’un et l’autre avaient de « bonnes maisons » qui payaient les taxes des placements, mais aussi parce qu’ils avaient une femme qui les logeait et les nourrissait.

— Frère, disait Mikhaïl à Vassili. Donne, et que ta charité soit inscrite dans le registre du Seigneur !

— Oui : donne, donne, frère ! Mais il est dit que des deux chemises, il faut donner l’une, pas toutes les deux !

Pourtant, il donnait, le brave homme, il donnait à fonds perdus. Mais celui qu’on « tapait » le plus souvent était Cristin. Il ne se passait pas de jour qu’il ne distribuât des trente et même des cinquante centimes. Il le faisait selon l’humeur du moment, tantôt volontiers, tantôt en jurant tous les saints du calendrier, mais il donnait.

Le plus embêtant pour les ventres creux, c’était que Cristin, manquant souvent la maison, prenait ses repas au « Bureau » à la barbe des affamés : une portion de ragoût aux patates ou une assiette de pot-au-feu, des piments farcis, des sarmale, tant de bonnes choses qu’il faisait venir du bistrot du coin et dont l’odeur remplissait de salive les bouches sèches depuis la veille.

Toujours pressé, il dévorait gloutonnement, tout en parlant à Léonard qui, lui, au moins, avalait ses carrés de bon pain blanc. Les autres, le nez allongé, n’avalaient que leur salive, ou crachaient copieusement. Alors, s’en apercevant » Cristin bondissait :

— Nom de Dieu ! Vous jeûnez encore. Mais c’est terrible. Que fichez-vous là ? Vous ne faites que vous masturber !

Ce n’était pas un mot. C’était vrai. Et non seulement pour Nitza, mais aussi, cette fois, pour Adrien et pour Mikhaïl. La faute en était à la misère, à l’épuisement physique, à l’abattement moral, qui détraquaient le système nerveux. Une cause d’excitation permanente était la présence en masse des femmes sales qui croupissaient là toute la journée. Leur odeur en était insupportable. Et, pour comble de malheur, l’habitation possédait deux latrines qui se prêtaient à merveille à faciliter et même à occasionner la pratique de ce vice.

Dans la cour, deux cabines en planches offraient leur peu de confort à une vingtaine de locataires, dont le nombre se trouvait quotidiennement doublé avec le monde du « Bureau ». Une main bien intentionnée avait tracé au goudron Femmes sur une porte, Hommes sur l’autre. On respectait les indications, si rien ne s’y opposait. Mais la cabine des femmes était exposée à l’éclairage du soleil tandis que celle des hommes était obscure. De plus, on avait pratiqué des trous qui permettaient aux hommes de regarder chez les femmes. On pouvait contempler celles-ci dans leur nudité intime. Et lorsqu’on voyait une jeune qui se glissait hors du « Bureau » vers la cour, on pouvait aussi voir un gaillard qui se dépêchait d’aller occuper l’autre cabine, si elle n’était déjà occupée par un concurrent qui avait pris les devants.

Les femmes sortaient, indifférentes, ne se doutant de rien. Les gars, abattus, le visage empourpré. Car la femme, si sale et si pauvre soit-elle, trouve toujours un comparse pour s’accoupler, tandis que l’homme, hygiène corporelle à part, ne peut penser à l’amour que lorsqu’il sait avoir de quoi payer au moins deux repas et la chambre de passe. On pouvait voir cela tous les soirs dans les cabarets des Transylvains. Les femmes y venaient danser, manger, boire et se faire prendre sur un grabat, sans se soucier de rien. L’homme, lui, payait tout. Aussi n’y allait-il que s’il savait pouvoir faire les frais de l’amour.


Adrien et Mikhaïl étaient tombés plus bas que ce mâle qui peut faire les frais de l’amour au cabaret des Transylvains, où, au moins, le plaisir était partagé. Plus bas même que le misérable qui peut se payer, moyennant un franc et un café de dix centimes, l’amour des maisons closes de la rue Croix-de-Pierre. La pièce d’un franc, ils ne la voyaient que rarement, et alors leur première pensée était d’acquitter la dette du boulanger et, si possible, de manger un plat chaud. Quant au bel amour de la rue des Saules, il n’avait duré que le mois de juin. Adrien abandonna Loutchia sans crier gare, dès qu’il se vit réduit à la misère. Elle lui écrivait maintenant à Braïla des lettres désespérées, auxquelles Adrien ne répondait pas.

Il était au fond de l’abîme. Agent affamé d’un bureau de placement. Très peu présentable. Humilié. Incapable de batailler, pour toucher la taxe, avec une clientèle généralement hargneuse et malhonnête. Parcourant en long et en large, comme un condamné, la vaste étendue de la capitale, sous un soleil impitoyable, il était huit fois sur dix reçu par une furie qui l’accablait d’insultes :

— Vous êtes des vauriens, tout comme ce ramassis de domestiques paresseux, incapables et voleurs, que vous m’amenez, tous plus abjects les uns que les autres ! Et vous voudriez la taxe ! Dehors !

Ou bien c’était le domestique qui, à l’office, lui débitait :

— Non. Je n’y reste pas. C’est trop dur. Et la nourriture, des déchets, bons à jeter aux porcs. On tient tout sous clef. Un seul morceau de sucre, le matin. Une pauvre tranche de pain par repas. Non. Je quitte.

Ainsi arrivait midi, l’heure la plus pénible de la journée pour celui qui ne peut se réconforter à une table, ne fût-ce que d’un bol de soupe chaude et d’un os à ronger. Lorsqu’il se savait riche de quatre sous, cette heure-là trouvait presque toujours Adrien rôdant autour des grandes halles. Il y avait là des baraques qui vendaient des restes pressés de lard fondu. C’était la seule alimentation quelque peu substantielle et appétissante, parce que sentant le rôti froid, qui permettait d’avaler le pain d’une manière moins inhumaine. Pour deux sous, on en obtenait une tranche satisfaisante. Tout n’était pas mangeable. Parmi les lardons grillés bien succulents, on découvrait des tas de grumeaux, fibreux comme de la laine, impossibles à mastiquer, ou des os broyés, des nerfs, de la couenne dure. Mais il restait de quoi pouvoir tromper son palais.

C’était alors des jours supportables. Surtout parce que le malheur des autres contribuait à adoucir le sien. Parfois ce déchet de lard fondu, appelé joumari, provoquait la joie des affamés du « Bureau », où chacun, rentrant de ses courses, venait midi et soir étaler son maigre repas, ou seulement sa mine désolée.

— Des joumari les enfants ! criait-on.

On partageait avec plus malheureux que soi, et là, Nitza tenait le record. Le pauvre garçon mourait de faim d’un bout de la semaine à l’autre. Et, sa miche à la main, il ne cessait d’arpenter la pièce, mêlant à ses bouchées des blasphèmes philosophiques :

— Dites-moi s’il ne vaudrait pas mieux être voleur ! Oui, la prison est préférable à cette existence. L’honnêteté est une invention diabolique des bourgeois à l’usage des pauvres. Sa pratique, il la rendent obligatoire pour ceux d’en bas, mais ils s’en passent. Qu’est-ce que l’honnêteté ? Une vertu qui offre aux puissants le moyen légal de jeter les faibles en prison et de garder pour eux tous les biens de la terre. Voilà tout !

— C’est pourquoi, répliquait Cristin, il faut être socialiste, et abattre un jour l’édifice de l’ordre bourgeois, bâti sur le mensonge.

— Oui : et quand l’ordre socialiste sera édifié, il y aura encore ceux qui vont à Flora et ceux qui restent à l’usine, pourquoi pas ? Ou peut-être tu veux me faire croire que ce jour-là, tout le monde ira à Flora ! Voilà qui serait une belle blague ! On voit dès à présent l’image de votre futur ordre socialiste : Bebel roule carrosse et son armée de fonctionnaires mène une bonne petite vie bourgeoise, derrière les rideaux de ses somptueux bureaux.

Ce coup de Flora, ajouté aux histoires qui circulaient sur le compte de la bureaucratie socialiste allemande, rendait Nitza sceptique à l’égard de toute promesse d’une société meilleure à réaliser dans l’avenir. D’ailleurs Adrien constatait chaque jour davantage, dans les nombreuses discussions politiques sur la doctrine et la morale socialistes qui avaient lieu entre les camarades, la différence de conception ou de pensée qui séparait des hommes unis par une même foi. On y distinguait nettement l’homme de la masse et l’individualiste. Le premier acceptait sans contrôle des théories classiques toutes confectionnées : le développement industriel, parvenu un jour à son point culminant, créera le prolétariat et lui inculquera une conscience de classe qui, le moment venu, lui fera renverser le capitalisme que remplacera la société socialiste. Et alors tout ira pour le mieux. Il ne faut donc regarder qu’à une chose : s’organiser. L’individualiste n’accordait à ces théories qu’une foi limitée. Il observait l’homme destiné à cette tâche et lui trouvait des faiblesses morales capitales. Il prétendait que l’organisation ne suffit pas pour faire la révolution et que, même si cela était, l’ordre nouveau qu’on instaurerait ne serait pas bien différent de l’ancien, si le prolétaire est tout aussi avide de bonne vie bourgeoise que le bourgeois même. On aurait une société socialiste corrompue, immorale et injuste, où l’égalité ne serait qu’un mot. Il fallait par conséquent s’attacher bien plus à moraliser l’homme qu’à simplement l’incorporer et le bourrer de théories qui n’exigent de lui qu’une solidarité dépourvue de toute obligation morale.

C’était là une façon de penser chère à Adrien également.

Un autre sujet d’âpres débats était le rôle du machinisme dans le monde à venir. Les socialistes genre troupeau lui attribuaient des vertus infaillibles et qui feraient le bonheur du prolétariat. Celui-ci n’aura plus de besognes pénibles à exécuter. Tout sera fait par la machine. Même dans la société capitaliste les conditions techniques du travail forment un des points les plus importants du programme socialiste. Exemple l’Allemagne, où les puissantes organisations ouvrières, avec l’aide d’une technique toujours plus parfaite, ont assuré au prolétariat une vie digne de l’homme. Les usines allemandes sont propres comme des pharmacies. Le travail y est facile. Le nombre des heures de travail toujours plus réduit. Voilà l’idéal.

Cristin était l’apologiste du système dans les réunions fortuites qui avaient lieu le soir, de préférence chez les plapamari, où les chômeurs et les affamés trouvaient régulièrement du thé, du pain et du fromage dont on pouvait goûter sans avoir l’air de rien. Il exaltait les bienfaits de la technique moderne, le jour où celle-ci passerait entre les mains des socialistes :

— Bien des produits de première nécessité sont aujourd’hui inaccessibles au travailleur. Nous augmenterons la capacité de consommation de la classe ouvrière en uniformisant les conditions d’existence. Par cela même, le chômage aura disparu. On ne produira que selon la demande. Nous accorderons sans inconvénient le rythme de la production à celui de la consommation. Plus de stocks qui pourrissent, au beau milieu d’une privation quasi-universelle. Plus de guerres pour les débouchés. La machine tordra le cou au capitalisme et aidera à édifier l’ordre communiste.

Ici Adrien se séparait de presque tout le monde. Au risque de passer pour un primitif, il avouait sa haine de la technique poussée à outrance. On l’accusait de tolstoïsme rétrograde. Il répliquait :

— Non. Je ne dis pas qu’il faut retourner à l’alchimie ou à l’éclairage au suif. Je ne suis pas contre le chemin de fer, le tram électrique, le téléphone et toutes les sciences qui améliorent la vie humaine, en supprimant la peine, la souffrance, la barbarie. Mais j’ai horreur de toute technique qui fait de l’homme une autre machine, un simple outil qui n’a pas besoin de penser ni le droit de s’ennuyer. Et c’est ce qui arrive avec la division mécanique du travail. Une chaussure, un vêtement, une chemise ne sont plus exécutés, chaque pièce entièrement par le même homme, mais par trente. Ainsi les métiers disparaissent et avec eux le goût du travail. L’ouvrier, réduit au rôle de surveillant, n’accomplit plus que des gestes, quelques gestes dépourvus de signification et abrutissants. L’initiative, le talent, l’intérêt sont balayés. Les heures deviennent longues comme des siècles. Sous la poussée vertigineuse de la machine, le cerveau de l’homme se pétrifie, meurt. L’humanité mécanique sera libre dans l’imbécilité parfaite. L’homme ne travaillant que cinq ou deux heures par jour sera plus stupide que celui qui en met aujourd’hui douze et quatorze dans l’artisanat. Non. Je suis une créature qui pense et qui est sensible à ce que font ses mains. Je veux être intéressé, absorbé, accaparé par mon travail, en écartant bien entendu l’exploitation de ma personne. J’ai des préférences. Je veux aimer mon métier. Je suis incapable d’exécuter, proprement, n’importe quoi.

Puis le progrès technique est immoral. Il camelote tout. Rien de ce qui se fait à la machine ne peut être comparé à ce qui se fait à la main. Une serrure que le tzigane esclave avait forgée il y a deux cents ans pour la demeure de son maître fonctionne encore aujourd’hui. Celles qui nous viennent de l’usine, et de la meilleure qualité, il faut les changer tous les ans. Une demi douzaine de chemises que ma grand’mère avait confectionnées pour son mariage lui a suffi jusqu’à mon arrivée au monde. Moi, j’ai beau en acheter des plus solides qui soient au marché : une chemise me fait trois mois. Il en est de même pour tout ce qui sort de la machine. On est volé.

Enfin, je ne suis pas d’avis qu’il faut multiplier les besoins matériels de l’homme. Pourquoi augmenter la masse du travail humain, en inventant chaque jour mille futilités ? Cela peut faire l’affaire du capitalisme qui cherche tous les moyens imaginables pour créer des sources de richesse, toujours renouvelées. Mais le socialisme ? Il doit assainir la vie, la simplifier, afin de libérer l’homme de toute peine inutile et de lui permettre de penser, de contempler la Création. Décidément je suis un mauvais socialiste.


Adrien se sentait seul dans sa pensée, par bien d’autres côtés encore. Il y avait une « élite socialiste » — chefs et sous-chefs de l’ancien « mouvement » et de l’actuel — qui se piquait de marxisme, d’économie politique et de littérature. Il la fréquentait parfois, et tâchait de la comprendre. Il n’y parvenait pas ou très peu. Ces hommes semblaient avoir avalé un enseignement doctoral, infaillible et rigide, à l’aide duquel ils expliquaient tout, comprenaient tout, répondaient à tout, avec une facilité et une promptitude orgueilleuses et souvent mordantes, et ils ne concevaient ni ne toléraient aucune contradiction. Ils ignoraient tout naturellement le doute. Devant la manifestation du moindre esprit d’indépendance ou d’une différence de tempérament, ils éprouvaient une répugnance physique. Une Conception matérialiste de l’histoire dont Adrien ne saisissait pas la vérité axiomatique, encore moins la pérennité, offrait à ces hommes la clef de tous les événements sociaux, de toutes les actions humaines, jusqu’aux moindres faits divers, dès les origines de l’histoire à nos jours. Cette « conception » attribuait la même cause matérielle à tous les faits capitaux de tous les temps : aux habitations lacustres comme à l’existence des dessins exécutés par l’homme des cavernes ; à la Guerre de Troie comme à la philosophie de Socrate ; à l’apparition de César comme à celle du Christ ; aux Croisades comme à la Renaissance.

Parmi les interprétations qu’on donnait, à l’aide de cette science, aux faits et gestes de l’humanité, il y en avait qui arrachaient à Adrien des cris d’admiration, tellement elles étaient vraies. Mais il ne comprenait pas pourquoi on expliquait de la même manière l’éphémère Cromwell et l’éternel Shakespeare, la machine à vapeur et Byron, la misère du paysan roumain et le pessimisme splendide de la poésie du génial bohème Eminescu. Tempérament, caractère, personnalité, arbitraire, n’existaient pas. La même litanie pour expliquer la totalité, l’universalité des événements de la vie.

« Ainsi, se disait-il, si je viens au socialisme, ce serait parce que je suis pauvre. Eh bien, non : j’en ferais autant si j’étais riche. Bien mieux, au cas où le socialisme ne changerait rien à l’injustice des hommes, je serais capable d’obliger mes concitoyens à être justes, en leur flagellant les fesses. Pourvu qu’on me donne le pouvoir absolu d’appliquer la justice par tous les moyens. Que fiche-t-elle ici, la conception matérialiste de l’histoire ? Je suis un révolté, non pas parce que pauvre, mais parce que généreux. Je me moque de toutes les faveurs dont la vie me comblerait, si je dois vivre au milieu d’une souffrance universelle ! Et si tel penseur pauvre était pessimiste, tel autre l’était autant, quoique régnant sur un immense empire. »

De là, il concluait à la fragilité de la doctrine socialiste, qui prévoyait la disparition de l’injustice pour le jour où les causes économiques actuelles de cette injustice auront disparu :

« Si le cœur de l’homme égoïste ne change pas au spectacle de l’exemple et par la force de l’éducation, il n’y a pas d’ordre social qui puisse changer la face du monde. Dans la plus parfaite égalité des droits la canaille trouvera toujours moyen d’opprimer le faible. Et je ne crois pas à la bonté angélique de ma classe. Je ne crois pas davantage à l’égalité des droits parmi les hommes. Tel acte peut s’appeler justice dans un cas, et injustice dans un autre. Tous les hommes n’ont pas les mêmes besoins. On ne peut ni offrir ni retirer à tout le monde les moyens d’avoir, par exemple, une vaste bibliothèque, dans le même esprit de justice qu’on mettrait en permettant à chacun de gagner son pain et en lui défendant d’avoir un palais. »

Déambulant par tout Bucarest, seul ou flanqué d’un domestique, Adrien ruminait sa pensée solitaire. Il avait un grand pouvoir de méditer dans l’indigence. La faim même ne parvenait à le tirer de ses songeries. Les exigences de son cœur étaient plus impérieuses que celles de son ventre. Et les premières avaient sur les secondes l’avantage de ne lui demander aucun effort.

Les deux aspects préférés de son vagabondage étaient le contact avec la nature et le contact avec les livres. L’un complétait l’autre. L’un le reposait de l’autre. Mais, n’allant plus à la Chaussée Kisseleff par crainte de rencontrer Loutchia, il rôdait maintenant dans le jardin de Cismegiu, qui gâtait son plaisir parce qu’il puait la valetaille. La vraie domesticité, celle qui est innée et qui se retrouve parmi les membres mêmes des familles les plus illustres, constitue une caste fermée tout aussi haïssable, tout aussi frappée de tares morales que celle qui ne peut pas vivre si elle doit se passer de ses services. L’une et l’autre se refusent à prendre la physionomie commune de l’humanité, qui se trouve entre ces deux extrémités de l’homme normal. C’est pourquoi il est si facile de confondre un larbin de race avec un diplomate de race et inversement, au moment où tous deux sont en train de se prosterner devant celui qui pour chacun représente le maître. Ils ne peuvent vivre qu’entre la platitude et l’arrogance, créant une atmosphère irrespirable pour quiconque n’est pas de leurs castes.

Dans le Cismegiu de l’époque, dont cette valetaille en majorité transylvaine s’était rendue maîtresse, l’apparition de tout homme libre sur l’une des allées ressemblait à celle d’un crocodile au milieu d’un troupeau de paons. Ainsi que font à tout moment ces oiseaux stupides et fiers, toute la domesticité accueillait le promeneur avec des cris et des rires hystériques. Elle passait son temps à découvrir au solitaire une particularité de costume ou d’attitude, et la ridiculisait en dehors de tout à-propos.

Adrien, avec sa tête dans la lune et sa myopie qui le faisaient souvent buter contre le fil de fer d’une pelouse, fut aussitôt repéré et baptisé « le jeune philosophe ». Et vas-y avec les rires et les quolibets les plus vexants ! Il dut renoncer à Cismegiu au bout de peu de temps et se contenter du voyage spirituel dans le royaume des bouquinistes du boulevard Elisabeta.

De pauvres juifs, tous, dissimulant le plus dignement possible leur misère derrière un faux-col en celluloïd et un vêtement savamment reprisé. Très intelligents ; parfois instruits ; mais, surtout, connaisseurs d’hommes et plus encore de clients, qu’ils pouvaient identifier de loin. Adrien était pour eux un de ces petits acheteurs qui ne marchandent pas trop et ne chicanent jamais. Ils n’ignoraient pas que sa bourse ne lui permettait pas toujours d’acheter le livre qui lui plaisait et, pour l’obliger, l’invitaient parfois à emporter pour un jour l’œuvre qui le faisait baver. Il refusait, se contentant de remarquer pour son expérience personnelle que le Juif n’est pas toujours le marchand vénal qu’on prétend. Ces antiquaires éprouvaient une vraie joie lorsqu’ils s’apercevaient qu’un client savait apprécier à sa valeur le livre rare ou simplement intéressant qu’il avait entre les mains, et cette joie ne venait pas de leur cupidité mais du bonheur même qu’ils remarquaient chez un client possible ou probable à la découverte d’un ouvrage réputé.

Ainsi, un des jours de sa misère la plus noire, alors qu’il n’avait pas un sou vaillant, Adrien tomba sur le Culte des héros, de Carlyle, nouvellement traduit et assez cher. Le livre avait encore l’avantage d’être très propre, neuf. Il le serra sur sa poitrine et ferma les yeux, se souvenant des beaux extraits qu’il venait de lire dans la critique des journaux.

— Vraiment ? s’exclama le bouquiniste. Vous aimez tant ce livre ?

On n’aurait su dire qui des deux était le plus heureux.

— Ah, fit Adrien, je souffre plus que si j’avais perdu ma liberté ! Je ne peux pas l’acheter. Et il partira avant ce soir.

— Je te le réserve, pendant deux jours !

— Inutile ! Je suis dans la purée permanente.

— Prends-le, alors, et rapporte-le moi demain.

— Non. Je serais incapable de m’en séparer.

Que faire ? Ils se regardaient l’un l’autre, désolés, car ils étaient presque amis. Puis :

— Tenez ! dit Adrien. J’ai un beau portefeuille, dont une femme m’a fait cadeau. Je vous le donne en échange !

C’était de Loutchia qu’il tenait ce portefeuille, dont un monogramme en argent rehaussait la valeur.

Le marchand ne l’examina même pas. Il accepta :

— Sincèrement : il ne m’intéresse pas. Ma famille a besoin de pain, non de portefeuille. Mais puisque ce Carlyle vous rend si heureux, prenez-le. Et si un jour vous pouvez me le payer, je vous remettrai l’objet.

— Pas comme cela ! Le jour où je pourrai vous payer le livre, je vous laisserai le portefeuille, pour vous prouver ma reconnaissance de la joie que vous me procurez aujourd’hui.

Il s’en alla, léger comme une plume et lourd de bonheur comme un amoureux qui vient d’embrasser pour la première fois une femme trop désirée.

Un peu plus loin, il se heurta, nez à nez, contre un type qui lui avait brusquement barré le chemin. C’était un tout jeune concitoyen juif, espèce de reporter pour les petits faits-divers à Dimineata, et qui s’en trouvait si gonflé d’orgueil qu’il ne tenait plus dans sa peau. Le garçon voyait déjà miroiter, vers le sommet de sa vie, la place de rédacteur en chef de ce grand quotidien et, qui sait, peut-être même celle de directeur, car il était de ces hommes qui savent que tout est possible à qui veut et ose. Dans ce but et à l’exemple de tant de juifs qui ont la mauvaise habitude de troquer leur nom contre un des noms le plus typiquement indigènes, il s’était fait appeler Le Noir, rejetant son « Schwartz » comme une honte et un porte malheur. Grand, fort, fier de son double menton et de sa voix, volontairement grave, il aborda Adrien avec une agressive impertinence qui voulait passer pour de l’amitié :

— Ho ! ho, ho ! Arrête-toi, journaliste plein de (hum !) « talent » ! Et qui fais le terrible devant des offres de collaboration qui ne sont pas pour des nez comme le tien !

Adrien, brutalement ramené sur cette terre si riche de crapules et si pauvre de Carlyle, sentit le sang lui refluer au cerveau. Il frappa le type d’un coup de poing en pleine poitrine :

— Va-t-en dans le cul de ta mère ! Idiot !

Et il passa son chemin d’un pas accéléré.


Le Bureau de placement et son annexe, l’atelier de plapamaria, offraient à Adrien un troisième moyen de vivre sa vie comme il l’entendait. Ce n’était plus un « trou à cafard », mais, ainsi que Mikhaïl le lui avait dit, un lieu d’où on pouvait mieux dompter la misère. Il s’en apercevait maintenant. Même ce Léonard renfermé en lui-même, qui ne donnait ni ne demandait un sou à personne, collaborait avec sa part de détresse à l’effort commun contre le désespoir. Il se nourrissait de pain sec autant que les autres, couchait comme eux sur les bancs du « Bureau », se taisait et peut-être espérait. Il n’avait jamais un mot pour consoler les autres, mais pas non plus pour les injurier, pour se montrer las de leurs lamentations, de leur chahut, de l’encombrement dont ils emplissaient son bureau, à lui, le patron. Et même son attitude passive, sa personne distraite, sa solitude au milieu de tous, son silence humainement tolérant constituaient une espèce de point d’appui dans ce vide peuplé du désarroi général.

Léonard était, de fait, le vrai patron du « Bureau ». Et aussi le compagnon-chef de l’« asile de nuit ». Il se levait le premier, le matin, permettant aux autres de « roupiller » un peu plus que lui ; car sa toilette était longue. Il se savonnait trois fois, se rinçait à grande eau et mettait un temps infini à discipliner la couronne rare de ses cheveux, ainsi qu’à brosser soigneusement sa vieille redingote, en se servant de sa brosse à moustache, qui lui volait de la main à tout moment et qu’il ramassait toujours sans s’indigner, ni faire cas des rires étouffés des dormeurs à demi réveillés. Puis, le visage rafraîchi et l’air convaincu que la nouvelle matinée allait sûrement apporter quelque bonne surprise, il ouvrait bruyamment la porte du « Bureau » et se plantait droit sur le seuil, face à la rue, comme il faisait autrefois lors de l’ouverture de son grand magasin de soieries à Calarash. Ce moment était le signal neutre de la levée générale. Il le faisait durer le temps de fumer une cigarette. Si par hasard tout le monde n’était pas debout lorsqu’il se retournait et allait occuper sa place au secrétaire, soulevant les pans de sa redingote d’un mouvement irréprochable et familier, il lançait, simplement, doucement, sans regarder :

— Allons… Levez-vous.

On décampait vivement, en emportant ses hardes et après un coup d’œil furtif vers l’homme qui était déjà installé pour douze heures. Il n’y bronchait plus de toute la journée. On était même étonné quand on le voyait quitter un moment son fauteuil pour se diriger avec gravité vers les latrines. Il arrivait alors parfois que Macovei se permît d’insinuer discrètement, en le touchant du coude, clignant de l’œil et chantonnant :

— At-ten-ti-on ! La belle Aglaïa est là !

Retour des cabinets, sachant qu’on avait bien ri, pendant son absence, de la blague de Macovei ; il traversait le « Bureau », muet, les yeux encore plus écarquillés que de coutume, comme pour dire : « Il ne me manquerait plus maintenant que de me masturber ! » Mais il n’eut jamais dit cela.

Les jours où Macovei était en veine d’« encaissements », le brave vieux se faisait une joie de payer, le matin, un café turc à tout le monde. Alors Léonard se cabrait comiquement, quoique content de voir son ancien associé s’installer près de lui, tendre, souriant, caressant d’une main la petite tasse, de l’autre sa barbiche bourrée de souvenirs :

— Hum…

Léonard le regardait une seconde :

« Hum, quoi ? » avait-il l’air de lui dire.

— Hum… Tu sais, Léonard ?

— Non, je ne sais rien.

— …Je me dis, certains jours, que… peut-être…

— Il n’y a pas de « peut-être ».

— …si tu avais voulu…

— Je ne pouvais rien vouloir.

— …Cela ne serait pas arrivé.

( « Cela », était leur faillite. D’autres fois, il l’appelait « la chose », ou bien « l’accident ».)

Léonard ouvrait le registre des clients. Macovei absorbait une première gorgée de café, allongeant les lèvres pour ne pas y tremper sa moustache. Ce faisant, il arrondissait sa bosse comme un chat effrayé. Et longtemps, le visage éclairé de son bon sourire, ses yeux s’acharnaient à faire un trou dans le sol. Léonard tournait lentement les feuilles, consultait, allait plus loin, s’arrêtait :

— Tu ne m’as pas dit si ton placement de la rue Romaine était « encaissé » ou non.

— …Cinquante mille francs eussent suffi pour nous tirer d’affaire, cette fois-là encore.

De gros éclats de rire partaient de Mikhaïl, d’Adrien, de Nitza qui écoutaient malgré eux :

— Mais vous n’y êtes pas, ni l’un ni l’autre !

Là-dessus l’arrivée du premier domestique de la journée mettait fin à l’amusant tête-à-tête :

— Bonjour.

Et celui-là, sans plus, allait prendre place sur un banc. Ces gens qui couchaient la plupart du temps habillés, qui sait dans quel taudis, sur quel grabat et dans quelle promiscuité, apportaient presque toujours sur leurs corps et leurs vêtements une forte odeur de rat ou de chien mouillé. On n’en faisait jamais la remarque. Ceux du « Bureau » ne sentaient pas le musc non plus. Si c’était un inconnu, on interrogeait l’homme, ou la femme :

— Quelle place voudriez-vous ?

Telle ou telle place, selon le domestique, ce qui n’avait pas d’importance. Mais, insensiblement, au bout d’une heure ou deux, le troupeau humain désœuvré remplissait le « Bureau » et alors on était renseigné sur la vie intime des maîtres.

— Oui, je suis orpheline. Et, comme je vous dis, j’avais bien voulu travailler, jusqu’à ma majorité, sans recevoir de salaire ; pour une petite dot. J’avais alors quatorze ans. « Si tu restes jusqu’à tes vingt ans, disait madame, je te donnerai mille francs et je te marierai à un garçon qui me plairait. » Mais voilà, il y avait belle lurette que ma vingtième année était révolue et madame ne trouvait aucun garçon qui fût à son goût. Je lui en ai amené une masse. Elle les déclara tous indignes d’une « poupée dotée » comme moi. Alors j’en ai eu assez. J’ai demandé ma paye, pour partir. C’était après neuf années de service, sans avoir touché un sou de salaire, et on m’habillait aussi de hardes et on me chaussait de savates éculées. Pour commencer, elle fit la sourde oreille. J’insistai pendant des mois. Nous nous disputâmes. Enfin, un jour, après m’avoir traitée de « souillon » et de « vadrouilleuse » elle me jeta cinq cents francs à la figure ! Bien entendu j’ai crié haut. C’est alors qu’elle et sa fille m’ont battue jusqu’au sang et m’ont chassée… Qu’en dites-vous ?

— Quel est le nom de cette aimable dame ?

— Kivuleanu… Mme Vve Kivuleanu.

— ?…

— N’est-ce pas, par hasard, cette vieille rombière qui écrit dans les journaux et se mêle à tous les meetings, pour réclamer une « Société pour la protection des animaux ? »

— C’est cela. Son appartement est plein de canaris. Elle fabrique même des nids d’oiseaux qu’elle espère qu’on lui achètera un jour pour les accrocher dans les arbres. Elle prétend que les oiseaux des pays civilisés ne pondent que dans de tels nids. Est-il possible que les gens civilisés soient si bêtes ?

— Et si tendres avec les poupées qu’ils « dotent » ?


Mais ces ragots-là n’intéressaient Adrien que dans une faible mesure. Malgré leur côté authentique et humain ; il ne leur accordait qu’un crédit limité. C’est vers les débats idéalistes qu’allait sa passion. Il y trouvait son compte.

Tous les soirs, les braves plapamari accueillaient cordialement aussi bien les camarades sérieux que les petites fripouilles anarchistes et les demi-fous. L’atelier avec son immense lit haut perché, au-dessus duquel travaillaient quatre, cinq, six hommes, déployant leurs belles plapama, s’y prêtait admirablement. À sept heures, chaque ouvrier pliait sa couverture et la jetait sur une corde tendue près du plafond. Le vaste lit de planches recouvertes d’un tissu restait libre. On faisait venir du thé, du pain, du fromage ; car, les ouvriers, étant presque tous célibataires, aimaient bien s’attarder là jusque vers le milieu de la nuit, goûter à quelque chose et assister ou participer aux discussions, qui étaient instructives ou cocasses.

La plupart de ces garçons venaient du fond de quelque province, Olténie ou Moldavie. Bucarest les dévorait promptement, faisant des uns des arrivistes, des autres des chenapans ; et une petite partie seulement était touchée par la flamme de l’idéal. Ceux qui, plapamari ou ouvriers d’autres métiers, renfermaient en eux le grain sacré de l’idéalisme, étaient tôt ou tard attirés par le cénacle libre de l’atelier Craïoveanu-Cristin, dont la réputation était double : celle d’une maison de premier ordre, n’exécutant que des travaux artistiques, et celle d’un foyer socialiste. Les uns y venaient se spécialiser, s’en allaient au bout de peu de temps ou y étaient pris ; les autres n’y cherchaient que la chaleur des idées et de l’amitié, à l’exemple de Mikhaïl et d’Adrien.

Certes les deux amphitryons, accueillant tout ce monde de naufragés, tâchaient d’y recruter le plus possible de membres pour leur parti socialiste, mais ils n’étaient pas moins humains, voire cordiaux, à l’égard des réfractaires comme Adrien, des neutres comme Mikhaïl, et même lorsqu’ils se trouvaient en présence d’un anarchisant qui venait prêcher la discorde et faire des prosélytes. Ils se contentaient de savoir que tous ces idéalistes faméliques étaient, en bloc, des ennemis du capitalisme.

De tous les types qui défilaient le soir dans l’atelier des plapamari, Adrien aimait plus particulièrement un certain Pâcalâ. Nom prédestiné car il est celui du drôle populaire, du farceur qui se joue du monde, mais surtout celui du raseur tragi-comique qui, en toute sincérité, n’arrive à s’entendre avec personne et en souffre lui-même plus que les autres. C’était la dernière signification qui convenait le plus à ce Pâcalâ.

Lui-même plapama, mais ouvrier médiocre. Vieux socialiste. Petit bonhomme. Un ratatiné. Ignorant le rire. Face tourmentée, mobile, fiévreuse. Parlant vite et mal. Gesticulant ridiculement. Les yeux et l’esprit toujours en quête d’un contradicteur. Pâcalâ, autodidacte et philosophe confus, avait, sa vie durant, lu, bouquiné, rongé, dévoré deux fois de suite toute la bibliothèque du Parti. De là, ainsi que de son caractère intègre, avaient résulté son malheur et celui de ses camarades : Pâcalâ avait l’obsession de l’inconséquence socialiste, qu’il tenait à découvrir chez les membres du Parti les plus en vue. Il les abordait et les apostrophait n’importe où : dans la rue, à la terrasse d’un café et même lorsqu’ils parlaient à la tribune. Front plissé, la volonté tendue, le mot et le geste prompts à éclater, il suivait l’orateur pas à pas, l’approuvait, rarement, applaudissant tout seul avec précipitation, mais surtout l’interrompant bruyamment et, dans un cas comme dans l’autre, recevant force horions de ses voisins immédiats qui, eux, voulaient écouter. Il n’y faisait pas attention et continuait de plus belle :

— Juste ! Juste ! C’est cela ! Voilà qui est bien ! Pa-ar-fait !

Mais plutôt :

— Parle pas, toi ! Tu ne paies pas ta cotisation ! — (ou bien) : Tu es toi-même un bourgeois. — (ou encore) : Tu bats ta femme ! — Tu te saoules ! — Tu divagues ! — Tu n’as rien lu ! — Tu ignores la doctrine ! — Tu es aussi un exploiteur !

On lui assénait des coups de poings dans les côtes et on lui criait :

— Tais-toi, Pâcalâ !

« Pâcalâ », c’est-à-dire le fou, le drôle, le farceur. Car on croyait qu’il portait ce nom comme un sobriquet. Mais on sut que c’était son vrai nom, le jour où, comparaissant en justice comme témoin, le greffier, ne voulant pas croire à ce nom, appela :

— Faites entrer M… M… Pascal !

Il était dans la salle, mais il se tenait coi.

— Monsieur Pascal ! répéta l’huissier. Mais Pâcalâ ne bronchait pas, malgré les insistances des camarades qui le poussaient des coudes et mouraient de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a là ? demanda le président.

— Il y a le témoin que vous appelez, mais…

— Je ne suis pas « Pascal », cria l’assiégé en se levant, mais Pâcalâ !

— Je ne voulais pas y croire, dit le greffier, mais c’est bien cela : Pâcalâ.

Tout le tribunal rit poliment. Peu après, il s’aperçut vraiment du « Pâcalâ » qui déclara, coléreux, ne pas vouloir prêter serment sur le crucifix, mais sur l’« honneur », sur la « conscience », car il était libre-penseur.


VIII


Vers la fin du mois d’août, une nouvelle des plus séduisantes traversa comme l’éclair le monde miséreux des bureaux de placement : un monsieur riche et paralytique demandait de belles servantes, pour l’étranger ; il payait royalement. C’est Nitza qui, le premier, apporta la nouvelle, après l’avoir vérifiée à son seul avantage, plaçant en cachette une de ces belles servantes que le monsieur demandait et empochant une somme inouïe, absolument inusitée dans le placement des domestiques : trente francs !

Le « Bureau » était bouche bée. Cristin dit :

— Trente francs pour une servante, quand on peut l’avoir, même pour aller à l’étranger, à dix francs ? Ça me paraît bien suspect !

— Ce n’est pas trop payé, dit Nitza, car j’ai battu le pavé plus de dix jours et je lui ai présenté plus de vingt femmes jusqu’à ce qu’il en ait trouvé une à son goût. Il les veut grandes, fortes, présentables, de vraies belles femmes !

— Il ne leur demande rien d’autre, quant au service ?

— Rien.

— C’est un proxénète !

— Ha, ha, s’exclama Nitza, triomphant ! Je m’attendais à ce que tu me dises cela. Mais voilà : j’y ai pensé moi-même et j’ai pris mes précautions. Eh bien, inutile de suspecter cet homme. D’abord il porte la médaille Vaillance et Fidélité, puis un jour je l’ai trouvé déjeunant entre les députés Louca Tomescu et Stéphane Covrig. Alors j’ai tout su, car j’ai assisté à leur conversation, pendant qu’il m’expliquait comment doivent être les femmes dont il a besoin. Il s’agit de figurantes pour je ne sais quelle sorte de spectacle à Paris. Il l’a dit en français à ses amis les députés, qu’il tutoyait. Et il appelle notre ministre de l’Intérieur par son diminutif, Silica. Enfin, j’ai compris qu’il est retraité, ancien inspecteur de la Sûreté Générale. Que voulez-vous de plus ? Il est de la haute pègre !

En effet, tous les soupçons tombèrent. Et une course folle s’engagea entre les agents de tous les bureaux ainsi qu’entre les belles servantes. C’était à qui arriverait le plus vite, avec son offre et son espoir, devant ce fameux paralytique, dont le nom était Racaceanu. Toutes les affaires courantes furent rejetées au second plan. Au diable les placements à cinq francs. On sut bientôt que, pour une femme vraiment à son goût, Racaceanu payait non pas trente francs, mais le double et le triple. Et il ne s’embarrassait pas de la condicoutsa, ce vil carnet policier que la loi imposait à tous les domestiques pour mieux les asservir. Puis, quelles conditions pour l’engagée ! Une avance de trois cents francs. Garde-robe battant neuf. Passeport. Voyage payé. Et, là-bas

Eh bien, là-bas, c’était le paradis de la femme veinarde : cinq cents francs par mois, féerie, banquets, etc. Et le reste qui attend toute femme belle et, naturellement, complaisante. C’est son affaire !

Un mois et demi durant, place Saint-Georges, où les bureaux de placement pullulaient, on n’entendit que le nom d’un homme : Racaceanu, et celui de l’endroit où il habitait : rue de l’Ombre. Sous les beaux arbres du jardin qui porte également le nom de Saint-Georges et où l’on ne voyait jusque-là que des serviteurs bavards ou tristes, on vit toute une floraison de grosses cocottes, horriblement fardées et fanfreluchées, qui accostaient les agents des bureaux, avec la voix enrouée et les manières de la rue Croix-de-Pierre :

— Chéri ! Ne crois-tu pas que je ferais l’affaire de Racaceanu ? Essayons ! Cent francs pour toi si ça colle !

Et quand on apercevait un des employés vêtu d’un beau complet acheté Au pou d’or (ou chez le « Père Lazare »), comme Nitza, qui passait rayonnant place Saint-Georges, on disait avec envie :

— En voilà un qui a fait son coup rue de l’Ombre !

Adrien et Mikhaïl furent eux aussi de la superbe aventure. Ils « travaillèrent » ensemble. Par amitié, par nécessité pratique et aussi, le cas échéant, par esprit de solidarité dans le malheur. Car Mikhaïl ne partageait pas la crédulité générale quant à la rectitude morale du monsieur décoré de la Vaillance et Fidélité qui déjeunait chez lui en compagnie de députés et appelait des ministres par leur diminutif :

— Il est plus que certain, ainsi que Cristin le disait, que nous nous trouvons en présence d’un proxénète. Mais le type est soutenu d’en haut. Et puisque tant de monde trempe dans l’affaire, disons-nous aussi qu’elle est propre, d’autant plus que c’est nous deux que Racaceanu préfère.

Racaceanu les préférait parce qu’ils s’étaient montrés, dès le début, expéditifs, intelligents. Ils ne l’embêtaient pas avec toutes sortes de femmes impossibles, à l’exemple de tous les autres agents. Ils avaient le mérite de lui avoir fourni, coup sur coup, trois « superbes juments » ainsi qu’il les nommait. Et Mikhaïl fut le seul agent qui lui parla français, ce qui flatta la fripouille.

Un costaud à la physionomie ordinaire. Moustaches à la Guillaume. Raie grisonnante au milieu de la tête. Regard effronté. Élégamment vêtu et tout couvert de bijoux chers : nombreuses bagues ; épingle à grosse perle à la cravate ; grosse chaîne d’or, traversant toute la largeur de sa poitrine.

Il recevait assis dans un voltaire. Près de lui, on voyait en permanence une femme qui était le modèle de ce qu’il demandait. Elle ne parlait jamais. C’est lui seul qui pérorait, jovial et ferme :

— Monsieur ! disait-il à Mikhaïl, en français. craignez pas rien ! Jé vai-t’en foutre moi à ceux qui soupçonnent de loucheté ! C’est parce qu’ils bavont d’envie ! Moi jé souis un homme honnête et qui connais les affaires, voilà !

Et, un jour, se lançant dans une histoire de Côte d’Azur, il dit, à un moment donné :

— J’ai pris le Pé-Lé-Mé et vrrr ! à Nice !

Il avait prononcé en roumain les lettres du « P. L. M. ». Depuis, Mikhaïl ne l’appelait plus que Pélémé, mot qui approche, dans la langue roumaine, de l’expression « ma peau ».

Et Pélémé par-ci, Pélémé par-là, jusque vers la mi-octobre où, « vrrr », un beau matin, Pélémé fut pris par le collet et jeté au cachot, dans un grand vacarme des journaux qui hurlaient au Proxénète de la rue de l’Ombre.

Hélas, il ne fut pas le seul à être arrêté ! Tous les agents des bureaux de placement, les patrons en tête, le suivirent. Dans les sous-sols de la préfecture de police se rencontrèrent, à cette occasion, deux douzaines d’hommes que les rivalités du métier faisaient se haïr cordialement : patrons et agents, pour la plupart hommes sans honneur et sans caractère, anciens policiers ou mouchards destitués pour corruption, chantage, fraudes. Ils se réfugiaient derrière l’enseigne, honorable en apparence, d’un Bureau de Placement, où les affaires des placements ménagers n’étaient qu’un prétexte. Dans l’arrière-boutique on introduisit les serviteurs spécialisés dans les vols domestiques et on les plaçait là d’où ils pouvaient facilement rapporter des bijoux et de l’argenterie, ou même des billets de banque. On y fabriquait de fameux « certificats » de service. On faisait du mouchardage privé pour le compte de dames et de messieurs cocufiés. On procurait de belles filles blennorragiques à de graves pères de famille. À ceux qui n’étaient pas aussi graves, on les offrait sur place, pour cinq francs, tout compris, sauf le traitement médical inévitable. Et s’il arrivait quelque gros scandale de vol ou de débauche, qui faisait péricliter la boîte, on découvrait toujours dans les fiches un monsieur haut placé auquel on avait rendu service, et qui sauvait l’entreprise.

C’est mêlées à toutes ces têtes louches qu’on vit, au moment de ces arrestations en masse, les figures innocentes de Léonard et de Macovei, les plus à plaindre de tous, car ils étaient les seuls du « Bureau » qui n’avaient jamais mis le pied rue de l’Ombre. De la grande salle commune, où on avait entassé tout le monde, on faisait appeler « bureau » après « bureau » au complet, qu’on alignait devant un commissaire géant et féroce, espèce de fauve policier, pour qui le premier acte de l’instruction était de foncer sur le prévenu et de lui casser la figure.

Adrien et Mikhaïl reçurent aussitôt chacun deux gifles qui les firent tourner en rond comme des girouettes. Puis, on ne sut pas pour quelle raison — car la brute possédait des informations exactes sur la culpabilité ou sur l’innocence des arrêtés — il empoigna le pauvre Macovei par la poitrine et le frappa contre le mur :

— Vieux pézéveng !

Alors on vit Cristin, avec son culot formidable, se précipiter sur le téléphone. On l’empêcha d’aller plus loin, mais il asséna un coup de poing sur le bureau du commissaire et hurla, rouge de colère :

— Je veux téléphoner au camarade Mortzun ! Il faut que le ministre de l’Intérieur sache ce qui se passe dans ce repaire de bandits ! Oui, bandits !

Le commissaire, ébahi, ricana, les mains dans les poches :

— Ah ! Monsieur Cristin est le… « camarade » de M. le ministre de l’Intérieur ! Je l’avais oublié ! Pauvres ministres généreux ! Comme ils paient maintenant leurs péchés de jeunesse. — « Ca-ma-rades »… — Eh bien : foutez-moi le camp tous !

Dans la rue, Cristin regrettait d’être parti sans avoir « obligé le commissaire à consigner ses brutalités dans un procès-verbal », mais Mikhaïl qui, une minute avant, se voyait « en route pour la Sibérie », se disait :

« Je l’ai échappé belle ! »

Macovei marmotta, mélancolique :

— Payez-moi au moins un bon plat de viande au chou, vous autres qui avez fait des affaires, pour me dédommager de la bosse que j’ai derrière la tête !


L’affaire de la rue de l’Ombre fut promptement étouffée, dans un chœur d’aboiements de la presse qui alla toujours en diminuant d’intensité, au fur et à mesure des interventions officieuses ou des pots-de-vin distribués. Racaceanu, mis en liberté sous caution, ne fit plus jamais parler de lui. C’est l’agréable sort de tous les « Pélémé » roumains, qui savent cultiver des relations parlementaires ou ministérielles. Encore fut-on heureux, dans cette occasion, que des innocents n’aient pas payé la casse.

Mais l’aventure avait épouvanté nos deux héros : Mikhaïl et Adrien, dégoûtés, profitèrent d’une demande de deux garçons d’étage, venant de l’Hôtel English, et changèrent d’existence. Ils devinrent des « londonniers » d’hôtel. Ils savaient au reste que, revenus aux affaires habituelles de placement, qui ne vous permettent ni de vivre ni de mourir, leur « caisse », riche maintenant de trois cents francs, s’épuiserait vite. Pour ne pas parler du mauvais temps qui commençait, pluies, vent, froid. Aussi, la « niche » de l’Hôtel English était bien venue.

Hôtel de second ordre à l’époque, avenue de la Victoire, face au Théâtre National. Salaire : quinze francs par mois, logé, nourri et pourboires. Chaque garçon avait, pour compagne d’étage, une femme. Le travail : vingt à vingt-cinq chambres à entretenir ; de plus, la femme devait brosser les vêtements des voyageurs ; le garçon, astiquer leurs chaussures. Adrien eut le second étage. Mikhaïl le troisième. Patron : Ghitza Pârvu, espèce de brave tzigane, noir comme l’ébène, trapu, fortes moustaches, actif, sévère, mais juste. Autant que cela est possible à un patron, M. Pârvu l’était, aussi longtemps que la besogne allait comme à la caserne, militairement. Sans quoi, le juron, puis le congé venaient promptement vous renvoyer, à la roumaine, dans la « daraverra » de votre mère, afin d’y être refait et peut-être mieux réussi. (C’est le sens de cet envoi typique.) L’hôtelier imposait encore, parce que père malheureux : un de ses enfants, une jeune fille, était épileptique, tombant plusieurs fois dans la même journée. Le spectacle de ses crises, souvent public, était des plus déchirants. Le pauvre homme en souffrait plus que la malade. Celle-ci semblait un fantôme. Tout le personnel en compatissait et tâchait de faire son devoir.

Mais c’était dur, dur ! On se levait à cinq heures du matin. On allait au plumard — misérable plumard collectif, pour chaque sexe — vers les dix ou onze heures. Immense journée remplie d’une besogne écrasante. Et même dégoûtante. Et mal récompensée.

Clientèle médiocre. Provinciaux, avocats, médecins, ingénieurs, commerçants, pensionnaires, militaires, popes. De temps en temps, quelque fripouille de député, exigeant, arrogant. Après toute une semaine de services rendus, beaucoup de ces messieurs filaient à l’anglaise — (n’était-on pas dans l’English Hôtel ?) — emportant en douce leur petite valise. On restait, consterné, devant la chambre vide. On crachait et on s’exclamait :

Bon voyage, peu de bagages !

Dans les meilleurs cas, alignée comme des orangs-outangs des deux côtés du vestibule, toute la valetaille alertée par la cloche des départs, on recevait cinquante centimes, parfois un franc. Lorsqu’on en recevait deux, la violence de la courbette exécutée faisait craquer l’échine :

— Merci ! Merci ! Merci !

Et au moment du départ, on savait à l’avance si le client était de ceux qui donnent ou de ceux qui ne donnent pas. Dans le premier cas, le voyageur s’apercevait à temps de la misérable présence des « orangs-outangs » dont les espoirs lui barraient le chemin mieux qu’un fleuve de feu ; il en comptait rapidement les têtes et se pourvoyait à la caisse de la menue monnaie appropriée. Et lorsque, la conscience tranquille, le brave, l’excellent homme s’engageait dans le passage brûlant de l’étroit vestibule, il avait déjà l’argent à la main, le faisait même sonner, distrait, inconscient, tout en causant au patron qui, lui aussi, sans avoir l’air de rien, soupesait dans sa tête le montant de la somme destinée aux pourboires, dont la distribution n’était plus qu’une question de détail.

Tout aussi facile, mais combien désolante, était la constatation préalable qu’on faisait dans l’autre cas, celui du voyageur qui aime trop son argent. Cette vilaine bête ne se pourvoit jamais de menue monnaie, ne redoute guère le passage des espoirs enflammés, joue toujours la comédie de l’homme pressé qui ne voit pas les « orangs-outangs » et parle, et raconte, et gesticule, et rit, tout en payant à la caisse, tout en soignant sa mallette et son pardessus, puis, comme une flèche, bravant le cri de sa conscience, s’élance vers la sortie. Mais les gorilles le serrent au passage :

— Bon voyage, Monsieur, bon voyage !

— Ah ! oui… vous… (il fouille dans toutes ses poches) c’est embêtant ! Je n’ai que ces sous-là, cette fois.

« Cette fois ! »

Il y avait pire. Les « mensuels » par exemple, ceux qui logent au mois. Ce n’est pas assez qu’ils vous gratifient d’un franc tous les trente jours, mais encore ils transforment leur chambre en musée, en cuisine et en buanderie. En latrines aussi, parfois.

Quant à ceux-ci, l’étage de Mikhaïl s’enorgueillissait d’une actrice. Celui d’Adrien d’un poète. L’actrice avait au moins la gentillesse d’aider à son ménage et de faire ses « nécessités inexorables » aux w. c. Le poète, lui, plus divin que l’actrice, chiait dans sa chambre. On ne l’eût jamais cru, le voyant, le matin, élégant dans sa misère, se diriger mélancolique vers les ministères qu’il tapait à tour de rôle. Mais c’était un brave homme quand même. Et puis, le public qui le lisait ignorait les coulisses de sa poésie.


Oui, c’était dur. On peinait trop, on gagnait peu, on couchait et on se nourrissait très mal. Pourtant cela allait, cahin-caha. Car, dehors, il n’y avait rien de mieux. Dehors, décembre soufflait sa bise en rafales.

— Tenons bon ! disait Mikhaïl. Défense de se laisser emporter par le cafard. Je te préviens : si je dois quitter cette place en plein hiver, je quitte la Roumanie aussi. Je filerai en Égypte. Je ne veux pas risquer de dépenser mes économies et retourner au paillasson et à la miche noire du « Bureau ». Fini le « Bureau » ! N’oublie pas que la tuberculose nous guette tous les deux. Nous sommes très affaiblis. Encore quelques mois de privations par ce temps de chien, et il ne nous reste plus que le revolver. À moi, tout au moins, qui n’ai pas une mère pour me soigner.

On était décidé à tenir bon. Le sort en décida autrement pour Adrien.

Un soir, quinze jours environ avant la Noël, Nitza vint, essoufflé, apprendre à Adrien que le juge d’instruction Moanga, de Braïla, le citait par mandat comme inculpé dans un « rapt de mineure ». C’était un policier qui avait montré au « Bureau » le mandat d’amener :

— Nous avons répondu que nous ignorions ce que tu étais devenu. Mais on te trouvera. Décampe donc !

Adrien planta tout là et, la nuit même, il partait pour Braïla.

« Rapt de mineure ! se disait-il dans le train. Je rêve ! Quand ai-je ravi ou aidé à ravir une mineure ? »

Et sa pensée s’arrêta à une aventure banale qui ne pouvait, pas même de loin, ressembler à un rapt de mineure. Au printemps, peu avant son départ pour Bucarest, des camarades l’avaient traîné à une soirée dansante populacière. Traîné, car Adrien n’avait rien de commun avec la danse. Mais :

— Viens ! Ne sois pas ours ! Tu verras : il y a un tas de petites poulettes qui… marchent !

Il céda. Et en effet dans la cohue du « bal » on lui montra une jeune fille « qui ne faisait pas de façons ».

— Mais elle n’a pas quinze ans ! objecta Adrien.

— Qu’est-ce que cela peut te faire. Elle a déjà couché avec une douzaine de types ! Emmène-là !

Il l’emmena. Et le matin, lui glissant une pièce de cent sous, ils se séparèrent amis.

« Est-ce que cela s’appelle un rapt ? » se demandait-il.

— Oui, mon chenapan ! lui cria le juge Moanga, un gros homme que son fauteuil ne pouvait pas contenir. Cela s’appelle rapt ! Entends-tu ? Rapt-de-mi-neu-re. Et cela se punit de une à trois années de prison ! La loi est catégorique. Tu as enlevé une mineure d’un bal et tu l’as déshonorée.

— Déshonorée ! Je vous demande pardon, Monsieur le juge, mais je peux vous citer des témoins qui déclareront avoir couché avec elle, bien avant moi.

— Ah ! Tu peux citer de tels témoins ? Donne-moi leurs noms et adresses.

Adrien en fournit deux, séance tenante.

— Je vous en apporterai d’autres, demain.

Le juge, bonhomme, laissa tomber ses bras. Il avait perdu son assurance. Tranquillisé, il toisa Adrien. Et ici intervint un joli incident, caractéristique des mœurs de la justice roumaine :

— Tu viens de me dire que tu es peintre, n’est-ce pas ? fit le juge, en bâillant.

— Oui, Monsieur le juge.

— Eh bien, voilà : je vais citer ces témoins qui, dis-tu, ont couché avant toi avec la mineure, je vais prendre leurs déclarations et, si elles se trouvent exactes, je tâcherai de rendre un non-lieu ? Pendant ce temps, tu feras la peinture de ma salle à manger. Je paierai les fournitures. Ça va ?

— Ça… va, monsieur le juge.

Ça devait aller ! Autrement, adieu le non-lieu !

Adrien comprenait bien ce que voulait dire ce je tâcherai.

Outré, malheureux de se voir obligé de s’attarder à Braïla, Adrien alla place du Polygone examiner la salle à manger qu’il devait repeindre à l’œil. Il se trouva en présence d’un travail à l’huile. De l’huile, en hiver ! Misère ! Des jours et des jours entre deux couches, pour leur permettre de sécher. Cela le mènerait jusqu’à Noël. Non, l’amour d’une mineure ne valait pas ça !

— Je la veux, dit le magistrat, entièrement rouge, rouge-sang. Petite bordure au plafond. Des panneaux aux murs. Il me la faut pour les fêtes. Courage, mon garçon !

Adrien peina dur jusqu’à la veille de Noël, termina la salle à manger et obtint le non-lieu. Mais le procureur Eremie fit appel et arracha au tribunal une condamnation de quinze jours de prison, dont Adrien ne se soucia pas, mais qu’il dut purger, bien des mois plus tard, au retour d’un voyage en Égypte.

Pourquoi cette persécution ?

Tout simplement parce que la mineure avait un oncle, gardien public à la porte de la demeure du procureur Eremie ; en priant cet aimable défenseur de la vertu féminine de poursuivre ainsi Adrien, le bon oncle espérait décider le jeune homme à épouser sa nièce. Il ne parvint qu’à le salir d’une condamnation infamante.

Malgré la salle à manger, faite à l’œil !


Adrien passa la Noël en compagnie de sa mère, qui se considéra heureuse de cet événement inespéré, en dépit des cancans dont le quartier se fit un plaisir d’entourer le séjour de son fils à Braïla.

— Oui, disait-on de tous côtés. Il devra épouser la petite salope ! Sinon, le procureur lui collera trois années de prison ! C’est bien fait !

Retournant à Bucarest, le lendemain des fêtes, Adrien crut échapper à un cauchemar :

« Pourquoi prennent-ils tant de plaisir à ce que j’épouse une salope, ou que je doive purger trois années de prison ? Qu’ai-je fait à ces gens ? Ô vie ! Où est l’humanité que j’aime ? »

C’est aux souffrances morales de sa mère qu’il pensait chaque fois que le besoin de médisance du quartier remettait sa conduite sur le tapis. La pauvre femme supportait tout, sauf l’idée de voir son idole passer pour un vaurien. Mais le mois de janvier n’était pas écoulé, qu’une autre histoire allait empoisonner ses vieux jours.

Ce fut l’affaire des bagarres qui se produisirent à Bucarest lors de la grande manifestation de sympathie pour la révolution russe de 1905, organisée par les socialistes à la date du 24 janvier, salle de l’Éforie. Ce jour-là, où la bourgeoisie mène grand tam-tam national pour fêter l’anniversaire de l’Union des Principautés danubiennes sous le sceptre du bon prince Couza en 1859, le parti socialiste décida d’affirmer son existence et d’inaugurer sa nouvelle activité par un imposant déploiement de forces ouvrières qui ferait écho à la manifestation quasi universelle de l’Internationale socialiste, fixée à cette date pour protester contre les massacres tsaristes et l’arrestation de Maxime Gorki.

L’effervescence des esprits qui précéda ce meeting fut telle qu’Adrien, comme tant d’autres néophytes, crut que la dernière heure du capitalisme avait sonné. La presse démocratique était pleine de détails sur les horreurs auxquelles se livrait l’armée du tsar pour venger sa défaite de Mandchourie, en massacrant la paisible population des grandes villes. Le portrait du pope Gapone et celui de Gorki étaient découpés dans les journaux et conservés religieusement comme des icônes. Gorki surtout devint en peu de jours la figure la plus populaire des écrivains révolutionnaires. Un premier recueil de ses nouvelles, paru sous le titre Quelque chose de mieux, de plus humain, se volatilisa en une semaine. On y trouvait notamment les morceaux : Le Lecteur, Konovalov, Makar Tchoudra, Iémilian Pilliaï, Tchelcache. Le soir, l’atelier de plapamaria et le Bureau » se transformaient en salle de lecture. On lisait à haute voix, on relisait du Gorki et on ne s’en rassasiait jamais. Adrien, couchant cette fois dans l’atelier et seul, contemplait le portrait de l’écrivain et pensait :

« Ça, c’est vraiment nouveau dans le monde. Un manœuvre, presque illettré, parvenu à cette puissance d’expression artistique et révolutionnaire. Voilà une destinée dont tous les écrivains ne peuvent pas s’enorgueillir. Il y faut, en plus du talent, le grand cœur du révolté. »

Une autre circonstance venait s’ajouter à cette exaltation générale et accroître l’autorité morale du meeting projeté. Un révolutionnaire, russe ou bulgare, on ne savait pas bien, mais qui parlait roumain, le Dr Stantchoff, était arrivé depuis quelques jours et tenait des colloques assidus et secrets avec un petit nombre de chefs socialistes. Parmi ceux-ci, Adrien avait aperçu la figure unanimement respectée du vieux révolutionnaire bessarabien Ramoura, l’auteur des livres En exil et Au bagne, récits de sa propre activité dans les rangs du Parti socialiste russe. Il était constamment accompagné de sa fille aînée, la Dsse Enfrossina Ramoura, elle-même révolutionnaire mais, à l’époque, tout comme son père, un peu distante du nouveau mouvement ouvrier. Cristin, initié à ces conciliabules, affirmait que les trois personnages allaient promptement entrer en lice. Il y aurait donc du chambard.

Quelques-uns des habitués affamés du « Bureau » et des plapamari, se donnant des airs de martyrs, déclaraient être prêts à mourir, en ce jour du « meeting décisif », lorsqu’on « jetterait la bourgeoisie à terre ». Nitza était pour la mort. Il en avait marre. Adrien, lui, ne voulait pas mourir ce jour-là, précisément, mais il était parti pour donner son « coup d’épaule ». Tant pis pour les mères qui aiment trop leurs fils !

Il ne s’ensuivit aucune mort, et la bourgeoisie en fut pour sa chaude alerte.

Le préfet de police était alors le jovial « cnéaz » Morouzzi, gentleman barbu et ventru, qui savait toujours prendre les choses par leur bon côté et qui n’avait pas froid aux yeux. Au moment où la salle de l’Éforie craquait de bon peuple et où la police perdait la tête, le magnifique préfet se faisait arranger sa barbe. Sa flicaille, pataugeant dans une neige molle, ne savait plus où le chercher. Et après qu’on se fût bien battu, à l’entrée de la salle seulement, car à l’intérieur on grignotait des pois chiches et on entonnait L’Internationale, le « cnéaz » fut découvert chez un coiffeur. Il apparut, se dandinant comme un canard, le sourire gaiement sceptique.

— Où voyez-vous la révolution ? demanda-t-il à ses limiers.

Quelques nez abîmés, dont Cristin et Adrien, parvinrent à se frayer passage jusqu’au préfet :

— On ne nous permet pas d’entrer !

— Le droit de réunion…

— La constitution…

— Mais oui, mais oui, mes enfants ! Tout cela existe ! Faites, absolument ! Avec de braves révolutionnaires, tels que mes vieux amis les Ramoura et le Dr Stantchoff, la Révolution ne se fera pas aujourd’hui même ! Ils voudront bien penser à mes responsabilités !

Cela ne plut pas à Cristin, mais quelques douzaines de camarades lui en bouchèrent un coin en criant, comme dans les réunions électorales :

— Vive notre préfet ! Vive le « cnéaz » Morouzzi !

Et l’entrée de la salle fut prise d’assaut.

Mais les polices sont malheureuses si elles ne peuvent faire preuve de leur zèle. Comment laisser passer une si belle occasion de justifier son existence de policier ? Ne se souvenait-on pas de la réplique d’un préfet de police modèle qui, devant le rapport quotidien de ses agents affirmant tous les matins que rien ne s’était passé pendant la nuit, s’était exclamé :

— Ah ! Rien ne se passe en ville ? Tout va pour le mieux ? Alors qu’est-ce que nous foutons là ? On n’a plus besoin de nous ! Allez, messieurs : vos démissions !

Aussi, les bons élèves de ce maître policier décidèrent de faire, eux, la révolution. Justement, à la sortie du meeting, les manifestants semblaient se moquer de la police. Ils chantaient trop L’Internationale le jour même d’une fête nationale et criaient trop « Vive Gorki », ce Gorki dont on ne savait qui il était ni où il se trouvait afin de l’appréhender. On bouscula la foule, en l’invitant à se disperser. Cela suffit. Quelques poings levés, quelques cris « séditieux », et vas-y avec les matraques des flics et les sabres des commissaires qui s’abattirent drus sur la masse des têtes. Puis, les arrestations. Une cinquantaine, dont Nitza et Adrien, le visage tuméfié. La nuit, on les passa à tabac encore plus copieusement. Et le lendemain, chaque provincial, flanqué d’un agent, prenait le chemin de sa ville natale. « Retour au lieu d’origine ! »

Le nom d’Adrien parut dans les journaux. La bonne banlieue s’empara de la nouvelle et la commenta à sa façon :

— On le savait bien ! Un chenapan ! Il ne se passera pas longtemps avant qu’on l’aperçoive mis aux fers, entre deux baïonnettes ! Pensez donc : un « sotsialiste » ! C’est-à-dire, contre l’État ! Ah, non, alors !

Et la pauvre mère qui ne comprenait rien :

— Pourquoi te mêles-tu des affaires de l’État ? Est-ce là une question qui regarde les gens de notre rang ? Peut-on quand on est pauvre, se croire plus intelligent que les ministres ? Et comment « lutter » avec ses bras nus contre l’État qui a la police et l’armée ? Puis, qu’as-tu, bon Dieu, à prendre la « défense » des ouvriers russes ? Tu es fou ! Ne sais-tu pas que le puissant tsar peut, n’importe quand, venir, nous rendre esclaves, comme il l’a déjà fait du temps de mes grands-parents ? Voilà qui manquerait encore à notre misère ! Les sotnias de cosaques ivres, qui chapardent les pourceaux et violent les femmes ! — Laisse donc l’État tranquille et occupe-toi de tes affaires !


Seul, triste, ses économies presque gaspillées, Adrien s’ennuya pendant deux semaines à Braïla, mais du moins il passa devant le conseil de révision, fut trouvé inapte pour le service et exempté. Il était maintenant libre, libre de franchir la frontière ! Vers le milieu de février, il fila de nouveau à Bucarest.

Mikhaïl le reçut fraîchement. Durant près de deux mois, il avait bataillé avec le patron pour garder la place d’Adrien, au moyen de remplaçants provisoires qu’il instruisait lui-même et qu’il aidait pour que le service ne souffrît point. À présent, un garçon « définitif » occupait l’étage. Il avait déconseillé à Adrien de participer au meeting malencontreux. L’autre n’en avait fait qu’à sa tête.

— Que vas-tu devenir, maintenant ?

— Je ne te demanderai pas à manger ! répondit-il, malhonnête.

Le brave Mikhaïl se fâcha, et il y avait de quoi. Ils se séparèrent brouillés. Adrien retourna au « Bureau », flâna pendant quelques jours et se sentit malheureux à mourir. Sans Mikhaïl, le monde était vide : le « Bureau » d’une tristesse à vous crever le cœur. Il ne travaillait presque plus. Nitza, disparu. Macovei, malade, languissait dans la chambrette glaciale. Père Floréa et l’Adventiste, partis. Seul Léonard continuait à occuper son fauteuil et à mâchonner ses carrés de pain sec, soufflant dans ses mains ou les réchauffant au-dessus d’un poêle qui sommeillait à sa proximité. Mais déjà les grands yeux clairs de l’ancien négociant commençaient à se refermer doucement sur le désespoir certain d’une vie trop vainement héroïque. Ils ne regardaient plus dans la rue, avec la vaillante anxiété qu’on leur connaissait. Ils n’attendaient plus rien de cette rue trompeuse. Et, dépourvu de leur lumineuse volonté, tout le visage était éteint : front rapetissé, joues flasques, lèvres boudeuses, menton lâche, narines collées, teint assombri.

Léonard ne semblait plus préoccupé que d’un unique souci : courir, toutes les demi-heures, voir « ce que faisait » Macovei, lui souffler à lui aussi dans les mains et lui mettre aux pieds une brique chaude. Parfois il disait à Cristin, qu’on voyait rarement :

— Donne-moi deux sous, pour que j’aille chercher un thé à Macovei.

Et un jour, pour la première fois, il parla à Adrien :

— Oui… Sûrement… Je suis plus fautif que Macovei, pour la perte de notre magasin. J’aurais dû sacrifier cette dernière femme qui m’a donné le coup de grâce. Il ne pouvait pas laisser mettre son neveu en prison. Ce gars-là était toute sa vie, son seul bonheur. On ne change pas d’enfant comme on change de femme. Je n’y ai pas pensé. Je fus aveugle… Maintenant, c’est trop tard. Il n’y a plus qu’à mourir. Nous mourrons tous deux. Bientôt.

Des domestiques, emmitouflés, ouvraient de temps en temps la porte du « Bureau » et vite la refermaient, s’en allaient. Le désert qui y régnait ne leur plaisait pas. Léonard, un instant réveillé de ses songes, clignait ses paupières à demi closes et baissait la tête.

Un jour, une vieille femme entra :

— N’avez-vous pas un valet de chambre, qui veuille soigner un vieux monsieur, malade ?

— Si ! répondit Adrien. J’y vais, moi. Mais il faut payer la « taxe » tout de suite.

— Et si vous ne restez pas même huit jours au service ? Car, vous savez, c’est assez dur.

— Je vous garantis quinze jours d’essai et, si je pars au bout de ce terme, vous me retiendrez la « taxe ».

— À cette condition, je paie. Combien ?

— Dix francs.

La femme mit l’argent sur le secrétaire :

— J’ai une commission à faire. Dans une heure, je repasse ici, vous chercher.

— Mon pauvre ami ! dit Léonard, la vieille partie. Vous ne savez pas de quoi il est question. C’est un gros vieux ankylosé, qu’il faut, deux fois par semaine, soulever dans vos bras, mettre dans la baignoire et frotter pendant deux ou trois heures, car il souffre encore d’une maladie de la peau. Personne n’y reste. Cette femme, qui est sa ménagère, court tous les mois les bureaux de placement. On la connaît. Je vous conseille de ne pas y aller. Vous n’y résisterez pas. C’est une sale besogne.

— C’est égal. J’y vais quand même.

— Alors… Je comprends : c’est pour me faire toucher ces dix francs.

— Et aussi parce que la liberté ne me dit rien en ce moment. Je m’ennuie. Je veux faire quelque chose, n’importe quoi. J’irais baigner même des porcs.

La bouche de Léonard esquissa une grimace. Il posa lentement son front sur le dos de ses deux mains réunies, les bras affalés sur le bureau.


IX


Le vieillard solitaire de la rue du Général Ipatescu n’était pas précisément un malade. Plutôt un infirme. Il s’appelait Dumitrescu. Boyard avorton. Riche. Grand collectionneur de papillons.

Adrien vit un homme respectable, très âgé, à la belle barbe blanche, et chauve. Il était au lit, assis sur son séant, en chemise de nuit, entre de gros coussins. Depuis vingt ans il était ainsi. Une loupe à la main, il lisait des journaux.

La vieille ménagère poussa Adrien dans la chambre du maître et disparut sans un mot, ce qui sembla bizarre au jeune homme. À peine put-il murmurer un bonjour.

— Approche-toi, dit l’infirme, le regardant avec des yeux pénétrants.

Adrien fit un pas vers son lit.

— Encore ! Je ne vais pas te manger !

Quand il fut près du lit, le vieux lui attrapa une main, l’attira à lui avec force et se mit aussitôt à lui examiner les ongles. Justement, Adrien les avait longs ; il s’en excusa :

— Je les couperai. Ils sont trop longs.

— N’y touche pas ! Je te le défends. Voilà des ongles qui feront mon affaire. Car ta besogne capitale ici, c’est de me gratter tout le corps et tous les soirs, avant de me coucher, sauf la veille des bains, que je prends deux fois par semaine à une heure du matin. Ces bains durent de deux à trois heures, suivant ton adresse à me débarrasser de la peau morte, et c’est là ta seconde besogne. La troisième, c’est de me laver le matin toute la tête, sauf les deux matins où je sors du bain. Et c’est tout, mon gars !

Ce disant, il donna à Adrien une tape sur le sexe :

— Ha, ha ! Tu en as un morceau !

« Eh bien ! pensa Adrien, ébahi. Pour un boyard, tu dois être d’une jolie espèce ! »

Deux jours plus tard, l’ancien valet, qui ne devait quitter le service qu’après avoir instruit Adrien, dit à celui-ci, lui montrant un gigolo qui traversait l’office, raide, sans un mot, pour gagner l’appartement du vieillard :

— Voici l’amant de M. Dumitrescu. C’est un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Il vient chaque semaine frotter le derrière de notre patron, le seul endroit de son corps que nous ne frottons pas, comme tu as bien vu. Mais ce frottement-là rapporte au type chaque fois, le double de ton salaire : cent francs !

— Aimables mœurs, dans cette maison ! dit Adrien.

— Oh, ce n’est pas tout ! Le patron ne manquera pas de te faire sa cour, comme il me l’a faite à moi, car il aimerait bien s’en tirer à meilleur compte.

— Merci !

— Et si tu ne marches pas, il te rendra la vie dure ! C’est pourquoi aucun valet ne reste plus d’un mois.


La vie du domestique chez cet infirme n’était pas mauvaise. Le travail, quoique dégoûtant, était faisable. Le « grattage » du soir demandait au valet de veiller jusqu’à minuit, quand le malheureux vieillard se mettait à nu et offrait aux ongles de son infirmier toutes les parties de son corps, parcelle par parcelle. C’était toute une opération, qui durait une heure. Et qui exigeait de la patience, de l’adresse. On y allait, le long de la partie traitée — dos, poitrine, cuisse ou jambe, — avec les deux mains à la fois, collées aux pouces, et non pas en tirant à soi, ce qui eût occasionné des « brûlures », mais en poussant avec tous les huit ongles, droit en avant, ce qui « satisfaisait la démangeaison » et apportait le soulagement nécessaire au sommeil. La peau perdait ainsi une couche de pellicules irritantes, pareilles à du son. À la fin de la séance, on en ramassait dans le drap une bonne poignée. Pendant la journée, le patient se grattait tout seul, avec ses pauvres doigts tordus, aux ongles énormes. Quand le « grattage » était exécuté irréprochablement, M. Dumitrescu geignait de plaisir et bénissait la vie. Alors, il régalait Adrien de fruits confits, dont tous deux étaient friands. Mais il y avait des soirs où cette opération n’allait guère au rythme voulu, et alors Adrien était traité avec de violents coups d’ongle dans ses bras nus. Il en sortait parfois couvert de petites blessures saignantes très envenimées.

Les bains de la nuit étaient fatigants, plutôt à cause du besoin de dormir. On transportait la baignoire dans la chambre du malade, en prenant toutes les précautions pour ne pas salir le beau tapis. On la remplissait et on la vidait, au moyen de seaux. Après que le corps avait trempé une demi-heure, commençait le frottement avec les pouces, centimètre carré par centimètre carré. La peau s’en allait, comme du fromage râpé. C’était long, ennuyeux. Le vieillard ne finissait jamais de tâter son corps et de montrer les endroits insuffisamment nettoyés.

— Ici… Ici aussi… Là, encore un peu…

Car son calme des jours suivants dépendait de la façon dont ce nettoyage avait été accompli. Parfois, amollis, suant à grosses gouttes, ils s’endormaient tous deux, l’un dans son bain, l’autre sur son tabouret, les bras dans l’eau :

— Allons ! disait le patient réveillé. Il n’en reste qu’un petit bout, aux fesses. Frotte bien. Je te donnerai de beaux abricots.

Le lavage de la tête, le matin, était facile, quoique tout aussi méticuleux. On asseyait l’homme à la turque sur une grosse toile cirée, la cuvette sur ses cuisses dans le lit même. On le savonnait plusieurs fois, on lui massait le cuir chevelu, les joues, le cou, et on le rinçait à grande eau. Mais à chaque lavage, Adrien remarquait une bizarrerie, qu’il attribuait au caractère du vieux.

Celui-ci possédait deux énormes porte-monnaie, bourrés d’argent, qu’il gardait habituellement sous ses coussins, car il payait tout comptant et en monnaie exacte jusqu’à un centime. Une fois par mois, son banquier venait lui apporter la somme nécessaire, en billets de cent et de vingt, en pièces de cinq, en francs et demi-francs et en une masse de gros sous, de petits sous, de pièces de deux centimes et d’un centime. Lorsqu’il fallait payer, par exemple, une livre de viande pour l’office, à trente-cinq centimes le kilo, il tirait de sa bourse dix-huit centimes. C’était sa manie, et Adrien ne s’en montrait pas trop étonné. Mais il ne savait pas pour quelle raison, au moment du lavage de la tête, le vieillard retirait de leur place ces deux sachets de cuir et les fourrait dans ses caleçons, entre les jambes, sous la cuvette. Un jour, se tordant de rire, il en demanda l’explication.

— Ce sera un peu vexant pour toi, dit le patron, mais je vais te le dire. Voilà : on m’a volé une fois ! J’avais un garçon comme toi, mais bête. Il me lavait mal et je le piquais de mes ongles. Un jour, comme j’étais la tête dans la cuvette et tout aveuglé par le savon, le vilain m’a soustrait les deux bourses que je gardais alors, même pendant le lavage, sous les coussins. Bien mieux, étant furieux de mes coups d’ongles, il me renversa la cuvette contre ma poitrine, inondant le lit, et prit la poudre d’escampette, me laissant dans cet état-là, moi, infirme, misérable, qui ne puis vivre un jour sans l’assistance que tu vois… Depuis, je cache l’argent entre mes jambes.

— Et vous pensez que je pourrais vous faire comme ce garçon ?

— Je n’en sais rien ! Non. Je ne le pense pas. Mais maintenant, je m’en suis fait une habitude.


Il ne le pensait pas. L’homme, quoique grossier, avare et vicieux, ne manquait pas d’intelligence, ni de culture. Il s’aperçut vite qu’Adrien n’avait pas l’étoffe d’un valet, et il l’avait pris en une estime qui se traduisait quotidiennement pas de longs entretiens, presque amicaux, sur la littérature et les idées du temps, et même par des confidences. Il raconta au jeune homme des fragments de sa belle vie de rentier libre, sa jeunesse, entièrement vouée à l’amour de la nature et passionnée pour les papillons, à la chasse desquels il avait consacré plus d’un quart de siècle :

— Les collections que tu vois là, sur les murs, ne représentent qu’un dixième de ce que je possédais. Car, il y a cinq ans, tombant gravement malade et croyant mourir, je les ai toutes distribuées à mes amis. Puis, j’ai guéri et m’en suis morfondu l’âme. J’ai prié qu’on me les prête, pour le peu d’années qui me restent encore à vivre, mais on ne m’en a rendu que quelques-unes, et pas les plus belles.

Parfois, soudainement excité, il faisait des allusions transparentes à son « besoin d’amour filial », un amour filial qu’Adrien n’avait aucune peine à interpréter, car le vieux accompagnait sa déclaration sentimentale de gestes qui trahissaient clairement ses intentions.

— Si tu veux être bon avec moi, m’aimer un peu, t’occuper de mes vieux jours de pauvre homme seul, je te laisserai à ma mort une partie de ma fortune.

Et les yeux hors de la tête :

— Viens, mon enfant, que je t’embrasse !

Adrien se sauvait à l’office, sans rien répondre. Et pendant quelques jours, le vieillard n’insistait plus, mais il espérait arriver à ses fins. Il se montrait bienveillant, tendre, et même large, améliorant l’ordinaire de son domestique et lui offrant des fruits confits. L’infirme ne se nourrissant que de lait, de croûtes de pain grillé et de fruits, la viande était achetée uniquement pour la cuisine de l’office. Peu de viande et bien laide. On en acheta davantage et d’une qualité meilleure, ce qui étonna la vieille servante, femme de confiance, très ancienne dans la maison, taciturne, froide, passant son temps à épousseter l’appartement et à raccommoder ses nippes. Elle aidait encore à préparer les bains nocturnes ainsi qu’à habiller et à déshabiller M. Dumitrescu, qui, presque tous les jours, sortait en coupé faire des promenades dans les bois. Pour cette dernière besogne, les deux serviteurs n’étaient pas de trop, car les membres du malade, ankylosés, raides, tordus, avaient de la peine à entrer dans les vêtements, les chaussures, les gants. On mettait une heure avant d’en finir. Il souffrait, geignait, tempêtait. Appuyé sur sa canne, on le conduisait jusqu’à la voiture, le soutenant par les aisselles. C’était alors un pitoyable beau monsieur, tout vêtu de noir, funèbre, sa respectable barbe blanche déployée sur la poitrine, le regard sévère, le maintien rigide. Vu dans la fuite du coupé, on ne devinait pas son atroce infirmité.

C’était surtout au retour de ces promenades que, réinstallé dans son lit, le malheureux avait l’habitude d’agacer Adrien avec ses avances d’amour « filial ». Certes la personnalité du garçon imposait toujours à l’inverti et lui faisait adopter des formes, tant l’admirable force de l’âme humaine oblige au respect l’homme le plus dégradé. Hélas, la force du vice dépasse celle de l’âme et s’acharne à l’avilir.

Un jour, au moment où Adrien touchait le salaire de son premier mois de service et recevait un pourboire de dix francs, le vieillard l’empoigna des deux mains par le devant de son pantalon et lui cria :

— Laisse-moi voir ton « morceau » ! Laisse-moi l’embrasser !

Il y eut une scène pénible, écœurante. Adrien menaça de partir sans même donner ses huit jours. Depuis, tout se gâta. La vie dans la maison devint un enfer. Rien n’allait plus au goût du maître, qui frappait son domestique de furieux coups d’ongles, ne faisant de ses bras qu’une seule plaie. Si bien qu’un matin, exaspéré, lors d’un lavage, Adrien appliqua au vieux un coup de poing à la tête et, pour son malheur, s’exclama :

— Saloperie ! Je serais capable de mettre le feu à ta maison et de te faire brûler comme un rat !

Le soir même, appelé en cachette par la vieille servante, un monsieur sombre, qui était le commissaire de police du quartier, se faisait introduire chez l’infirme. Peu après, Adrien comparaissait devant ses deux juges :

— Voilà celui qui m’a frappé et qui veut me faire brûler comme un rat !

Adrien fut battu jusqu’au sang, sous les yeux de son patron. Il gagna sa chambre, chancelant, le visage et le corps meurtris de coups de poing et de pieds. Il en fut malade pendant plusieurs jours, incapable de bouger. Un autre domestique, promptement trouvé, assista le vieux tant bien que mal.

Enfin, remis de ses blessures, il fit son paquet pour partir, sans demander l’argent qui lui revenait. Alors la servante lui glissa, muette, un bout de papier. Le vieux disait : « Je suis une canaille. Je te demande pardon à genoux. Ne me quitte pas sans venir m’accorder ton pardon : les remords me feraient m’enlever la vie. »

Adrien y alla. Et, dès qu’il parut, les larmes jaillirent des yeux de son bourreau :

— Sache, mon enfant, que ce sont les hommes qui ont fait de moi l’ordure que tu as bien nommée. Je suis venu au monde, amoureux de tout ce que je voyais, bon, compatissant, épris de la nature surtout. Mais un jeune berger de notre domaine, que j’aimais pour ses histoires et drôleries, sut si bien s’« amuser » avec moi, alors que j’avais une douzaine d’années, que bientôt je ne pus plus me passer du plaisir qu’il greffa à mon corps et qui devint et resta pour toujours mon premier besoin, plus violent que la faim… Voilà ma misère, mon malheur. Voudras-tu me pardonner mon crime à ton égard ?

Adrien se tenait près de la porte :

— Je vous le pardonne.

— Et accepteras-tu de moi une petite somme d’argent ?

— Ça, non. Je n’accepte que mon dû. La souffrance ne se paie pas.


Gel sibérien, malgré le mois de mars qui tirait à sa fin. Depuis quelques jours, une bonne neige poudreuse permettait aux traîneaux de voler en tous sens, remplissant l’espace des sons de leurs clochettes.

Adrien, la valise sur l’épaule, quitta la rue du Général Ipatescu, comme on quitte un hôpital lorsqu’on est tuberculeux, l’âme engourdie et vide du convalescent qui ignore si c’est la vie qui l’attend dehors, ou bien le retour de la maladie. Absence totale de sentiments marqués. Ni amour, ni haine. Ni espoir, ni appréhension. La sortie de ces cinq semaines de claustration, avec l’abominable vision de la fin, le laissait indifférent devant la liberté retrouvée. Il n’éprouvait pas même le besoin de revoir Mikhaïl, dont il ne savait plus rien. Et, chose curieuse, il se sentait bien ainsi : ne plus être poussé par aucune volonté intérieure d’agir dans un sens ou dans un autre.

Mais, parvenu au milieu d’une artère principale, la foule des traîneaux galopant comme des fantômes, le givre abondant des arbres et la blancheur aveuglante du paysage lui donnèrent l’envie de prendre un traîneau. Il en héla un et monta :

— Où allons-nous ?

— Où vous voulez. Promenez-moi un peu. Tenez : le long des quais de la Dâmbovitza.

Le froid cinglant lui fit du bien, sans le réveiller. Il somnolait, les yeux mi-ouverts, la valise à ses pieds, ne sachant pas comment il mettrait fin à cette course. Des édifices, des rangées d’arbres, des piétons pressés, parfois, l’image d’une grande dame ou d’un richard emmitouflés dans leur fourrure défilaient rapidement en sens contraire. Il se pelotonna dans le gros plaid du traîneau. À Cotroceni, le cocher demanda :

— Nous continuons ?

— Non. Conduisez-moi à une bonne pâtisserie, avenue de la Victoire.

Devant la pâtisserie, il se demanda ce qu’il allait faire de sa valise, pas bien belle. Tant pis :

— Attendez-moi dix minutes, dit-il au cocher. Il entra et demanda des gâteaux, prenant place à une table du fond du magasin. À cet instant même, il pensa à Loutchia et, une minute après, elle parut, suivie de Poutsi, l’avocat de la fête champêtre. Aussitôt il leur tourna le dos pour ne pas être vu, tandis que son cœur recevait un coup de poignard qui lui fit perdre le souffle. Il ferma les yeux, la tête penchée sur sa poitrine, du plomb dans le corps, et resta ainsi même après le départ de son ancienne maîtresse et de la nouvelle acquisition de celle-ci. Puis ses lèvres articulèrent, sèches :

— Poutsi ! Elle m’a remplacé par Poutsi !

Mais pourquoi cela lui faisait-il tant de mal, un mal qu’il n’avait jamais encore connu ? Est-ce qu’il aimait donc Loutchia ? Et à ce point ? Pourquoi, alors, l’a-t-il quittée ? La brave fille lui avait assez écrit. Il ne lui avait jamais répondu. Alors ?

« Oui… Mais… Poutsi ! »

Poutsi ou un autre, n’était-ce pas la même chose ?

« Non ! non ! C’est affreux ! C’est Poutsi qui couche maintenant avec ma Loutchia ! »

Sa Loutchia !

Il se leva, anéanti. Le traîneau le déposa devant le « Bureau », mais un gros cadenas à la porte l’avertit que celui-ci avait fermé boutique. Il entra chez les plapamari. L’atelier était au complet. Le même. Mais les visages n’étaient pas gais comme d’habitude. Cristin travaillait lui aussi. Personne ne fit attention à Adrien. Le bonjour réciproque. C’est tout. Puis Cristin dit :

— Macovei est depuis hier à la morgue.

Adrien l’avait deviné :

— Et Léonard ?

— Il est à moitié fou. Il se tuera, sûrement !

— Et on ne peut rien faire pour lui ?

— Quoi faire ? Lui prêter cent francs ? Deux cents ? Il ne les veut même pas ! Et on le comprend.

— Où est-il, maintenant ?

— Aux préparatifs de l’enterrement qui aura lieu demain.

— Mikhaïl est-il au courant ?

— Nous ne l’avons pas revu depuis qu’il est entré à l’English.

Adrien décida de ne pas aller lui annoncer la nouvelle de la mort de Macovei. À quoi bon ?

Il sortit.

Vide.. Vide… Néant de l’existence.

Mais non ! Poutsi ! Ah, cette Loutchia, qui disait mépriser les Poutsi ! Les femmes sont toutes les mêmes, va !… Oui, elles sont les mêmes et pourtant le poignard est là, dans son cœur. Il va toujours plus profond : Loutchia couche avec Poutsi ! Mais c’est intolérable ! Comment va-t-il oublier cela ? Juste en ce moment où il est seul. Sans Mikhaïl. Et Macovei, mort. Et le « Bureau », mort. Et les plapamari, froids, silencieux, presque hostiles

« Dieu, où est mon humanité ? »

La neige battue, haute de trois empans, avait nivelé les trottoirs. On ne savait plus si l’on était sur son chemin et dans son droit, ou bien à côté. Traîneaux et piétons allaient en zigzag, pêle-mêle. On s’engueulait. Cette désorientation et celle de sa tête causèrent à Adrien des ennuis à chaque pas ; il se fit bousculer par tout le monde, faillit être renversé.

Il marchait sans savoir où. L’image de Mikhaïl et celle de Loutchia, avec leurs domiciles opposés l’un à l’autre, lui firent prendre une direction contraire à tous deux. Car il n’avait l’intention d’aller voir aucun de ces êtres aimés, malgré leur image qui l’obsédait.

Non, il n’irait pas les voir ! Pour Loutchia, c’eût été humiliant pour lui et cela n’eût servi à rien : elle couchait avec Poutsi. Il ne la voulait plus. Et pour Mikhaïl… Eh bien, Mikhaïl se montrait têtu. Pourquoi n’avait-il plus donné signe de vie ? Certes il l’avait vexé lui disant qu’il ne lui demanderait pas « à manger », vilaine parole qu’on ne jette pas à la figure d’un grand frère comme Mikhaïl. Mais était-ce une raison pour qu’il le boude à l’infini ? Qu’il lui garde une telle rancune ? Se doutait-il de ce qui se passait maintenant dans son cœur ? Du désespoir dont lui, Adrien, était la proie en ce moment ? Et qui pourrait le pousser au suicide !

« Oui : je suis capable de me tuer ! Tout est Néant ! »

Il se trouva soudain devant la vitrine du libraire Socec. Grand étalage de livres nouvellement parus, notamment une belle édition des poésies d’Éminesco et les Revenants d’Ibsen. Il les contempla presque froidement :

« Vous aussi n’êtes qu’illusion ! Votre beauté ? Cela dépend de notre cœur. Tout dépend de notre cœur. Si nous sommes heureux, ou au moins contents, une brassée de foin, au-dessus de la tête, nous suffit pour nous faire bénir l’existence. Mais, dans le malheur, à quoi nous servirait le paradis même !

Se sentant bousculé, il partit, méprisant, dans la direction de la poste centrale et tomba sur un attroupement. Il s’y intéressa. Un vieux monsieur, qui exhibait une rosette à la boutonnière de son paletot, venait de frapper un pauvre diable que les gens soulevaient de la neige. On se trouvait juste devant l’église Ilatari et le monsieur, bon chrétien, s’y était arrêté pour se signer, quand le battu l’apostropha, lui lançant la plaisanterie populaire qui fait allusion aux péchés des bigots :

— Fais-toi un gros signe de croix, car le diable est vieux !

— Bon dieu ! s’exclama Adrien, regardant l’homme qu’on remettait sur ses jambes. C’est toi, Pâcalâ ?

C’était Pâcalâ, qui naturellement, dans sa haine du bigot, avait raillé le chrétien public, sans s’occuper de la décoration. Adrien le retira vivement de la foule et le traîna avec lui :

— Qu’avais-tu à te moquer de ce type ?

Pâcalâ en veston était gelé. Il essuyait le sang qui lui coulait du nez. Un peu plus loin, il s’écroula. Adrien le releva et le conduisit par le bras :

— As-tu été si malheureusement frappé, ou es-tu malade ?

— Non… ce n’est rien. Mais je n’ai pas mangé depuis deux jours.

— Et tu trouves que c’était le moment de plaisanter les canailles religieuses et de te faire battre !

Ils entrèrent dans une gargote de la rue Brézoïanu. Adrien consulta le menu et demanda deux plats de viande de porc à la choucroute. Mais Pâcalâ, au lieu de manger, pérorait à voix éteinte :

— Il faut pourchasser la superstition, l’ignorance. C’est notre devoir, à nous socialistes. Le peuple en est intoxiqué. L’église ! Un des plus grands ennemis de la libération des masses ! Nous devons la démasquer !

— Laisse ça, maintenant, et mange !

— Les popes sont les gendarmes d’un Dieu qui fait bien l’affaire du capitalisme. Coude à coude avec les vrais gendarmes, ils tiennent nos paysans dans la servitude. Il faut…

— … Il faut manger, Pâcalâ ! Tu parleras après.

Il avala quelques bouchées et recommença :

— On nous frappe, lorsque nous voulons éclairer les masses. Cela prouve que la lumière apportée au peuple ne convient pas aux maîtres du monde. Karl Marx le dit bien…

— Au diable Marx, maintenant que tu es affamé ! Mange, bon Dieu !

— Je suis affamé… Ça ne fait rien. On ne meurt pas de faim. Mais je dois te dire ce qui en est…

— Et que veux-tu me dire ? Me convaincre moi, du rôle funeste de la religion ? Ça dépend, encore ! Entre les mains des hommes, les croyances les plus sublimes deviennent des moyens d’abrutissement et de persécution. Voilà ce dont je suis certain. Le croyant qui t’a frappé tout à l’heure est une brute. Mais tous les croyants ne sont pas des brutes ; preuve, ma mère qui croit et qui est une sainte femme.

Pâcalâ mangeait et désapprouvait, bougonnant :

— Tu es un mauvais socialiste. Tu n’as pas assez lu. Le socialisme doit balayer toutes les croyances de la bourgeoisie. Elles sont, toutes, pourries…

— Eh bien, sache que je ne crois pas à l’infaillibilité de ton socialisme !

— Mon socialisme !

Il jeta la fourchette, se leva et sortit en coup de vent, sans même avoir fini de manger.

Adrien fut navré :

« J’aurais dû me taire et lui permettre de se rassasier. Pauvre Pâcalâ ! »

Il commanda un café, fuma et revint à sa tristesse. Pourquoi avait-il abandonné Loutchia ? Il aurait dû l’épouser, accepter la collaboration régulière que lui offrait « Dimineata », se faire un avenir, se créer un foyer, rendre sa mère heureuse. À quoi lui avait servi la ligne de conduite qu’il s’était tracée ? Le voilà seul, seul sur la terre et sans aucune envie d’aller plus loin. Amitié, livres, indépendance : vanités ! Il a poussé Loutchia dans les bras de Poutsi, voilà le résultat de sa foi en ces valeurs-là. Il s’aperçoit maintenant de leur inanité. Sa Loutchia, amante de Poutsi !

Tout devint noir sous ses yeux ! Le cœur lui faisait un mal physique. Il étouffait. Allumant une autre cigarette, il paya et sortit.

Aussitôt la bise lui fouetta la vue.


Transi de froid dans son vieux pardessus, exténué par trois heures de marche à demi inconsciente le long des quais de la Dâmbovitza, il se trouva, vers le soir, devant la « Halle aux Vieilleries ». Il y entra. Un Juif se jeta sur lui :

— Qu’est-ce que c’est à votre service ?

— Il me faut un revolver.

Le marchand recula comiquement :

— Un revolve-é-er ? Ça, ce n’est pas un article courant. N’avez-vous pas besoin d’autre chose encore ? par exemple : une bonne armoire ; des chaises presque neuves ; une superbe lampe…

D’autres marchands juifs l’entourèrent :

— Qu’est-ce qu’il veut ?

Le premier Juif ouvrit les bras :

— Il lui faut un revolver, dites !

— Par ce froid !

Adrien alla plus au fond de la halle et trouva un revolver calibre 6.35. Il le fit claquer plusieurs fois. L’arme fonctionnait bien.

— Des balles, en avez-vous ?

— Je n’en ai que deux.

Il acheta le revolver avec ses deux balles pour cinq francs et sortit par l’autre extrémité de l’édifice afin de ne pas s’exposer aux railleries yiddisch des premiers marchands.

Dans la rue, il sentit un gros soulagement. Sa tête devint lucide. Le mal physique du cœur disparut. La fatigue aussi. Rien ne lui pesait plus.

« C’est curieux ! pensa-t-il. C’est comme la rage de dents qui s’évanouit dès qu’on voit l’instrument dans la main du dentiste. Je ne l’aurais jamais cru. »

Une seule place restait encore sensible : Loutchia couchait avec Poutsi ! Voilà l’irréparable. Voilà ce qu’il ne pourra jamais oublier. Mais maintenant, si l’insupportable revient, il se tuera.

Se tuera-t-il, vraiment ? En aura-t-il le courage ? Et pourquoi pas ? Il y a des douleurs qui sont pires que la mort. Enfin… Il a le revolver. On peut tirer, dès que cela ne va plus.

Pour le moment, il avait froid et voulait boire du thé. Autour de lui, des enfants aux faces et aux mains gelées luttaient avec la bise, les bras chargés de bois de chauffage. Ils avançaient, héroïquement, serrant avec amour sur leur poitrine le fagot de bois qui apporterait du bonheur dans la promiscuité de leur taudis. Adrien connaissait bien cela :

— Donnez-moi, pour quinze centimes, cinq kilos de bois ! avait-il, enfant, si souvent crié dans la boutique du marchand.

« Ah ! pourquoi ne reste-t-on pas toujours enfant ! »

Il s’engouffra dans une houleuse maison de thé populacière de l’avenue Vacaresti. Vapeur aveuglante. Peuple juif bavard, vivace, intelligent, spirituel, quoique crevant de misère. Pas moyen de trouver une place libre. On était entassé comme des harengs. Quatre et cinq bouches penchées sur la même portion de thé de vingt centimes, absorbaient avidement de l’eau bouillante, presque incolore et sans sucre. Mais les têtes, les yeux et les bras, et les langues surtout, semblaient possédés par un furieux besoin d’imposer leur opinion, de tout dire d’un seul coup, de boucher un coin à l’adversaire.

Adrien y reçut une violente douche d’optimisme et retira la main qui serrait dans la poche le ridicule revolver.

Ce monde ! Ce monde écrasé de malheurs ! Mais où était-elle donc, sa souffrance ? Sous ces visages, suants, épanouis, tous ces yeux brillants de joie railleuse. Tous ces hommes sales, loqueteux, à moitié ou complètement affamés, qui se tournaient vers lui pour le voir et l’identifier, ou simplement pour l’accueillir, triomphants, lui faire place et l’entraîner dans leur vacarme, le gagner ou le confondre, le « découdre », en tout cas, et surtout ne pas lui tolérer cette mine d’enterrement qui n’est pas de mise !

Adrien traversa la cohue, revint sur ses pas et se sauva honteux. Là, pour lui, il n’y avait pas de place au propre ni au figuré, surtout au figuré.

Il alla prendre son thé au Café Boulevard. Peu de monde. Beaucoup de glaces, de cuivres, de nickels. De la propreté hostile. Une dame raide au comptoir. Des garçons qui réprimaient leurs bâillements. De la lumière électrique indiscrète, des messieurs à monocle, très discrets, qui épiaient le voisin du coin de l’œil. Des conversations à voix basse, qui cessaient dès qu’un nouveau client apparaissait dans le local.

Ce n’était pas ça non plus. Adrien sentit que les yeux à monocle lui fouillaient poliment le ventre et pénétraient jusqu’à son revolver. Il avala son eau tiède et vida les lieux :

— Au diable, avec vos têtes bien surveillées !


C’était l’heure où les plapamari, la journée finie, prenaient leur thé. Adrien ne voulut pas être de la compagnie. Il n’avait pas envie de parler, ni de voir qui que ce soit. Possédant la clef de l’atelier, du côté de la cour, il décida de rentrer après la fermeture, vers les neuf heures. Mais jusque-là, où passer le temps ? Dans un restaurant ? Il n’avait pas faim.

Il dut tout de même y aller, à cause du froid et par dégoût des autres locaux publics.

Seigneur, que les heures sont sinistres quand le désespoir vous ronge l’âme ! Jamais Adrien n’avait su ce que c’était que la longueur du temps. Au contraire, pour lui, le temps avait toujours été trop court, même lorsqu’il ne faisait rien. Que s’est-il passé ? Comment son bel équilibre venait-il de se briser ?

« Je suis peut-être malade. Mikhaïl avait dit que la tuberculose nous guette. »

Il se peut. Pourtant il y avait un fait précis : Loutchia ! Ce n’était pas là une souffrance imaginaire, mais une atrocité insupportable. Il n’en sortira pas sans qu’un événement vienne promptement lui faire passer ce mal. Quel événement ?

Avec des précautions, pour ne pas être vu par les clients du bistrot où il se trouvait, Adrien tira le revolver de la poche du pardessus et le contempla, sur ses genoux :

— « Ce doit être terrible, que de lever le bras, coller le canon sur la tempe et appuyer sur la gâchette. »

Pour l’instant, il n’était pas décidé à ce geste. Mais l’idée qu’il pouvait le faire n’importe quand lui apportait du calme.

À neuf heures, il pénétrait dans l’atelier et, sans allumer, passa dans le « Bureau ». Léonard était là, allongé sur le banc, le visage éclairé par la lumière du réverbère. La solitude qui régnait glaça le cœur d’Adrien. Il n’eut pas la force de dire bonsoir, ni d’articuler aucun autre mot. Il prit place sur la chaise à côté de Léonard, qui ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Cela le rendait presque méconnaissable. Il regardait Adrien, la bouche entr’ouverte, les paupières mi-closes, immobiles. On ne voyait pas ses yeux. Aussi n’était-ce pas un regard qu’il avait. C’était une attitude. Il semblait dire :

— Maintenant je suis prêt.

Au bout de dix minutes, Adrien comprit que le cadavre de Macovei les séparait et rendait sa présence inutile à côté d’un homme qui était lui aussi un mort. Il eût voulu se retirer mais ne savait comment, quand le pilier du réverbère retentit sous le coup de matraque de Méphisto, qui hurla, lugubre, la voix enrouée :

Li-vor-no-o-o !

Adrien sursauta. Il se leva, tremblant, alla dans le dépôt de l’atelier et se fourra vivement dans un tas de vieilles couvertures, où le sommeil ne tarda pas à venir le plonger dans le néant.


Le lendemain matin devait avoir lieu l’enterrement de Macovei. Adrien se leva avant l’ouverture de l’atelier et se sauva. Il passa toute la journée au musée historique et au musée d’histoire naturelle. Sans rien y voir. L’âme plus vide que jamais. Le soir, à sept heures comme il dînait dans un petit restaurant, une jeune femme, voisine de table lui fit de l’œil. Il accepta aussitôt l’invitation, ils prirent le café ensemble, il écouta, sans presque desserrer les dents, une fade lamentation concernant l’hiver dur et le « manque de travail » et, à la fin, alla coucher avec la femme dans un petit hôtel rue Coltsea.

Il ne la toucha pas de toute la nuit. Le jour venu, une affreuse nouvelle l’attendait dans les journaux, alors qu’il prenait son café turc : Léonard s’était suicidé la veille au soir. Le journal racontait que « M. Cristin, le socialiste bien connu, inquiet de l’abattement moral dont avait fait preuve Léonard après l’enterrement de son ancien associé, était allé à huit heures du soir au bureau de placement, s’enquérir de son état, il l’avait trouvé pendu à la serrure même de la porte intérieure du bureau, bien que le bas du corps fût entièrement affalé sur le sol ».

Adrien ne pouvait pas croire cela :

« À la serrure ! Il a dû se traîner, alors, pour parvenir à s’étrangler ! Quelle horreur ! »

Cette mort l’épouvanta. La mort même l’épouvanta. Un grand besoin de vivre, de vivre à tout prix, le poussa vers l’hôtel English. Tomber dans les bras de Mikhaïl, lui demander pardon, puis quitter Bucarest, partir ensemble à l’étranger, n’importe où, mais y jouir de la vie, du soleil, de la liberté, même dans la misère !

Ce ne fut qu’une courte crise d’espoir. La nuit le trouva indécis, dans un café du quartier de Mikhaïl. L’idée de retrouver son ami renfrogné, peut-être prêt à une rupture définitive, l’arrêta plusieurs fois à l’entrée de l’hôtel. À dix heures, il gagna la couchette de l’atelier.

Il y veilla jusqu’au matin. La serrure et le pendu qui traînait sur le sol lui dansèrent sous les yeux pendant toute la nuit.

C’était dimanche. L’atelier restait fermé.

« Je ne me lèverai aujourd’hui que sous l’aiguillon de la faim » pensa-t-il.

En effet, il ne se leva qu’à midi, après avoir dormi quelques heures. Son regard tomba sur le revolver, posé sur la chaise à son chevet. Tout en s’habillant et en allumant le poêle de l’atelier, il se demandait quel serait son destin des jours suivants ? Se tuera-t-il, finalement ou bien la vie l’emportera-t-elle sur la mort ? En ce moment, grâce au pendu, son cœur avait mis en échec la menace du revolver. Mais, après ? Adrien aurait beaucoup donné pour le savoir.

Il fit un saut dans le quartier se chercher du pain, du fromage, du thé, du sucre. De retour, il tomba sur Mikhaïl qui, assis sur la chaise, tenait le revolver dans une main, les deux balles dans l’autre. Il était chiquement habillé ; et sa valise, à côté de lui, ce qui fit comprendre à Adrien qu’il avait quitté sa place.

Les deux amis se considérèrent un instant, muets, Adrien, debout, ses emplettes sous les bras, Mikhaïl, assis à la place du revolver. Le dernier dit, montrant l’arme :

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Vraiment tu étais décidé à suivre Léonard ? Et ta mère ? Ta mère qui ne vit que pour un égoïste comme toi ? Tu n’y pensais plus ?

Et comme l’autre se taisait, il ajouta, révolté :

— Âne !… Dire que je venais te parler Égypte, Grèce, voyages !… Tu en es indigne !

PANAÏT ISTRATI.

Monastère Neamtz
(Carpathes Moldaves)
novembre 1932.


FIN
  1. Plapamarie, de plapama, couverture de lit, piquée et souvent travaillée avec art, métier presque inconnu en Occident. Les artisans s’appellent plapamari.
  2. Adepte de la Christian-science.
  3. Lundi bleu
  4. Cinquante centimes or environ.