Le Buste voilé/Chapitre III

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L’Édition populaire (p. 18-22).


III


Semblable à un insouciant promeneur qui suit un sentier, dont les bords fleuris enchantent son regard et sollicitent ses pas, et qui s’aperçoit bientôt qu’il s’est peut-être trop avancé sur un terrain inconnu, je sentis que je m’étais laissé trop facilement aller au courant de mes jeunes aspirations, et je résolus de m’arrêter. Prends garde, me disais-je, l’amour est là, il est près de toi et te guette, l’amour qui pour les uns, est le stimulant des belles et grandes choses ; et pour les autres, l’appât où viennent mordre les passions mauvaises, le leurre où viennent se tromper les plus fiers et les plus sûrs esprits. Tu ne veux pas, tu ne peux pas te marier encore, mais le voudrais-tu, ce n’est pas là que tu dois faire ton choix. Laisse donc cette jeune fille qui ne sera pas ta femme ; ne trouble pas le repos de son âme ; laisse-la dans la sphère, qui lui est propre attendre, sans que sa virginale candeur ait à rougir ou à souffrir, l’heure qui lui amènera un époux. Et puis la vanité s’en mêlant, je me demandais sottement, bêtement, ce qu’on dirait quand on apprendrait dans le pays que Carlo Rinaldi, l’artiste, avait pris pour femme une « fornarina », une boulangère ! Stupide orgueil ! Qu’étais-je donc moi-même ? Étais-je issu de la famille de Jupiter ? Comptais-je donc parmi mes ancêtres des princes, des ducs, des marquis, des comtes, des barons, pour craindre ainsi de faire une mésalliance ? N’étais-je pas le fils d’un simple fabricant de faïence ? Et son père, ne valait-il pas le mien ?

Plein de ces idées, dont quelques-unes avaient au moins le mérite d’une franche honnêteté, je fis d’abord des visites moins fréquentes. Peu à peu elles devinrent assez rares ; on m’en fit de tendres reproches ; je prétextai la nécessité de presser l’exécution de mes travaux.

Nino continuait toujours à me visiter. Le cher enfant s’était pris à m’aimer passionnément. Je lui faisais mille tendres caresses, et il me semblait parfois que j’indemnisais ainsi Pia de la peine que devait lui faire éprouver mon absence. Quand il restait trop longtemps, Pia venait l’appeler dans la cour, et chaque fois que j’entendais sa voix, je tressaillais malgré moi. J’ouvrais la porte et je la saluais, et nous échangions quelques paroles banales. Rarement elle se rapprochait assez pour qu’il fût possible de leur donner une autre tournure. Je sentais que la pauvre fille luttait au moins autant que moi contre l’attrait du sentiment qui nous remplissait tous deux en nous faisant souffrir. Au bout de quelque temps, je remarquai dans toute sa personne une espèce d’alanguissement, sur ses traits une teinte morbide de mélancolie. Son teint commençait à n’avoir plus que les reflets de la rose épanouie sur une tige dont un ver a déjà mordu la racine. Mon cœur se serra, et j’eus pitié de la pauvre fleur. Je sentis en moi des élans de compassion et de passion ; je fus sur le point de lui crier : Oh ! ne souffre plus, ma belle Pia, je t’aime, je t’aime ! Mais ce que j’appelais ma raison, fit taire tous ces nobles mouvements de mon âme. Et j’avais vingt ans ! Ah ! quels beaux fruits a portés ma raison !

Sur ces entrefaites, un riche Américain du nom de John Palmer, ayant des travaux d’art à faire exécuter dans sa villa qui était aux environs de Montepulciano, vint me trouver et me les proposa, à la condition que je consentirais à m’installer chez lui jusqu’à leur entier achèvement. Comme c’était une bonne affaire au point de vue de mes intérêts artistiques et matériels, j’acceptai. Et puis, dois-je le confesser ? c’était un moyen pour moi de m’éloigner pour assez longtemps de Pia. J’espérais que je cesserais de penser à elle, du moins de manière à en souffrir, et qu’elle-même finirait par oublier, ou du moins qu’elle ne verrait plus que comme une ombre vague, indécise, se perdant dans le lointain, le rêve à peine commencé de notre amour.

Je me demande souvent par quelle loi bizarre de la destinée l’homme se trouve condamné à se mouvoir toujours dans un milieu d’oppositions et de contradictions. Je venais d’accepter une proposition comme un bien, comme une espèce de salut, et aussitôt après le fait accompli, j’aurais voulu qu’il n’eût pas eu lieu. Je devais partir, et l’idée de mon départ me mettait hors de moi. Il me semblait qu’il était de mon devoir d’aller dire adieu à la famille Falghieri, et cependant je résistais ; je ne voulais pas revoir Pia, et pourtant je sentais qu’il m’eût été bien doux d’entendre encore le son de sa voix, et de me trouver sous le regard de ses beaux yeux. J’en étais arrivé à lutter contre le bonheur, comme d’autres luttent contre le malheur. Enfin j’eus le triste courage de m’éloigner sans faire une visite, sans embrasser mon cher petit muet. Pauvre enfant ! devais-je donc l’envelopper dans cette espèce de proscription de toute sa famille ?