Le Buste voilé/Chapitre IX

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L’Édition populaire (p. 63-68).


IX


Après cela le séjour de l’Italie m’était devenu presque odieux. Je résolus d’aller me fixer à Paris. La veille de mon départ, je fus errer aux abords de la maison Falghieri. Ayant aperçu Nino, je le pris un instant avec moi et je lui confiai une lettre ayant bien soin de lui faire comprendre qu’il devait la remettre secrètement à sa tante Pia. Je suis sûr que l’enfant s’acquitta parfaitement de la commission. La réponse que j’espérais, et qui aurait pu me faire changer de détermination, ne vint pas, et je partis. La rupture, que j’avais voulue dans le temps, était bien consommée. Cette « fornarina », — comme l’appelait dédaigneusement miss Margaret, — dont l’alliance m’avait paru naguère peu flatteuse pour mon orgueil, oui, cette « fornarina », après m’avoir aimé, me repoussait, me répudiait, m’oubliait ! J’étais puni par où j’avais péché.

Le temps que je mis à visiter attentivement tout ce que Paris renferme de curieux et d’utile pour un artiste m’empêcha de ressentir d’abord trop douloureusement la blessure dont j’étais atteint. Mais quand je me retrouvai seul dans le silence de l’atelier, le souvenir de mon bonheur évanoui vint bientôt, comme un fer qu’on retourne dans une plaie, raviver toute ma souffrance. J’avais beau demander à un travail incessant l’apaisement de mon cœur, je sentais que Pia le remplissait tout entier et l’agitait encore, en y faisant entrer tour à tour l’espérance et le désespoir, les regrets et les remords.

Ne pouvant pas vivre sans nouvelles de Pia, j’écrivais de temps en temps à Peppina Balzani. Par elle je savais que ma bien-aimée, avec qui elle s’était reconciliée, avait peu à peu reperdu cette brillante santé dont j’étais si fier ; car elle m’avait dit que c’était à moi qu’elle devait de l’avoir recouvrée. Je savais aussi que sir Edwards était un visiteur assidu de la famille Falghieri, et que le bruit s’était répandu qu’il avait demandé la main de Pia, et que celle-ci la lui avait refusée. Tout le monde taxait ce refus de folie, Peppina me disait dans une de ses lettres qu’elle croyait que Pia m’aimait toujours, et qu’elle en trouvait la preuve dans le redoublement de tristesse que lui avait causé la nouvelle du départ, pour la France, de miss Margaret et de M. Palmer. Elle prétendait que la jeune Américaine n’avait pas d’autre but que de me retrouver à Paris. Il est certain que miss Margaret avait découvert mon domicile et était venue me voir. Mais toutes ses tentatives pour revenir sur un passé, qui avait pu lui être cher, étaient restées sans résultat. Enfin une nouvelle lettre, datée de trois mois après la dernière que j’avais reçue, et ne me disant rien du triste état de Pia dont on ne se doutait pas peut-être, ou qu’on voulait me cacher, me faisait entrevoir que ma présence lui serait fort agréable et pourrait bien lui procurer, une seconde fois, le salut et la guérison.

J’étais absent.

La lettre ne me parvint que quinze jours après. Je répondis aussitôt que je partais.

Quand je vous rencontrai à Florence, l’année dernière, je venais d’arriver, et vous devez vous en souvenir, j’étais encore plein de douces illusions. Quelques heures auparavant j’avais été à Fiesole pour y voir Peppina et concerter avec elle le meilleur moyen de revoir Pia, sans éclat et sans danger d’une trop grande émotion pour elle. Peppina était absente. Le lendemain, de bonne heure, j’entrais dans la maisonnette.

En me voyant la jeune fille me tendit tristement la main en me disant :

— Infelice Carlo, vous arrivez trop tard, notre ange s’est envolé !

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux.

— Au nom du ciel, lui dis-je, de qui parlez-vous ?

— Ne le comprenez-vous pas ? C’est Pia que je pleure.

— Pia est morte ?

— Oui, morte comme une sainte, comme un martyr. Hier, nous l’avons conduite à sa dernière demeure.

Alors, je sentis mes cheveux se dresser sur la tête, mes dents claquèrent, tout mon corps fut secoué d’un tremblement convulsif, un voile épais s’abaissa sur mes yeux, et je tombai la face contre terre comme un homme frappé en pleine poitrine. Quand je revins à moi, j’étais couché sur un petit lit de fer, celui peut-être où avait reposé Pia, et deux personnes me veillaient : c’était Peppina et son oncle, le révérend père Balzani. Je me ressouvins de ce qui venait de se passer, et, bondissant loin de ma couche, je m’écriai :

— Non, non, elle n’est pas morte. Elle n’a pas pu mourir sans m’avoir vu, sans m’avoir pardonné.

— Elle vous a pardonné, Carlo, me dit alors Peppina ; elle m’a chargée de vous le dire. Vers ses derniers moments, comme j’étais assise près de son chevet, elle s’approcha de mon oreille, et murmura : Carlo ne viendra pas, ou il viendra trop tard pour que je puisse lui dire que je lui pardonne et que je regrette le mal que je lui ai fait. Répète-lui mes paroles, et ajoute que j’emporte au ciel le souvenir de notre amour sans tache. Si tu vois que mon départ de cette terre le rend trop triste, essaye de le consoler. Là-haut, je prierai pour lui.

— C’en est donc fait, il est bien vrai qu’elle est morte ! Dieu cruel, tu te fais un jeu d’envoyer des anges ici-bas, pour nous montrer la possibilité du bonheur, et puis tu te hâtes de nous les enlever !…

— Mon fils, me dit alors le père Balzani, n’accusez pas Dieu ; car vous ignorez ses desseins. Qui vous dit que l’épreuve qu’il vous fait subir n’était pas nécessaire pour vous éloigner d’une voie qui n’est pas la vôtre, et vous faire entrer ou ramener dans celle où vous pourrez accomplir vos destinées. Pleurez : les larmes nous soulagent ; mais ne blasphémez pas.

Mes larmes ne purent couler ; la douleur les brûlait dans mes yeux, et malgré les sages paroles du bon moine la révolte grondait dans mon cœur. J’avais hâte de partir pour me trouver seul. Je quittai donc le père Balzani et la bonne Peppina. Je descendis à pied jusqu’à Florence où je ne m’arrêtai que pour prendre un « vetturino » qui devait me conduire à Prato.

Pendant tout le trajet je fus en proie à une espèce de fièvre ardente. Parfois, je me sentais brisé, broyé ; il me semblait que mon corps allait tomber en dissolution ; parfois, au contraire, j’éprouvais une telle surexcitation dans tout mon être que j’aurais voulu lutter contre la nature entière. Par moments aussi il me semblait qu’une griffe de vautour me déchirait le cœur, et ma main, comme si elle eût voulu la saisir et la briser, labourait de ses ongles ma poitrine. Tout près d’arriver, j’aperçus un paysan, qui nonchalamment s’en allait en chantant dans la campagne ; je fus tenté de lui crier : Mais tais-toi, misérable ! Tu ne sais donc pas qu’elle est morte ?

Enfin le « vetturino » me déposa à la porte du cimetière. Dans une petite ville de quelques milliers d’âmes, les morts ne sont pas très fréquentes. Aussi me fut-il facile de trouver la place où reposait ma bien-aimée. Je me précipitai vers la terre fraîchement remuée, et je tombai à genoux en criant : Pia, ma chère Pia, m’entends-tu ? Réponds-moi… C’est Carlo, qui vient te dire le dernier adieu. Mais non, tu n’es pas, tu ne peux pas être morte…, ils t’ont enterrée vivante, les insensés… Tu t’étais endormie pour mieux m’attendre… Mais comme tu dois être mal dans cette couche étroite… Je ne veux pas que tu te réveilles en heurtant tes membres délicats aux parois de la tombe… Ah ! comme cette terre doit peser sur toi… Elle t’étouffe…, je t’entends crier…, tu me tends les bras… Attends, attends, je vais te délivrer et t’emporter loin de ce lieu maudit… C’est la chambre nuptiale qu’il te faut… Oh ! comme tu seras belle dans ta blanche robe d’épousée ! Et tout en parlant ainsi je creusais la terre de mes mains… Elles étaient déjà tout ensanglantées… J’étais à bout de forces. Alors, désespéré, la tête en délire, je pris encore une poignée de terre, et la lançant vers le ciel je criai : Ô mort, c’est vrai, tu as vaincu ! Sombre divinité, prends encore cette victime ; je t’appartiens !…

Elle ne voulut pas de moi.

Vers le soir, je fus réveillé par la pluie d’orage qui commençait à tomber. Je me remis sur pieds, et je me traînai jusque chez moi, chancelant et exténué ; car je n’avais ni bu ni mangé de la journée. Quand la Gazza m’aperçut elle poussa un cri d’effroi ; elle n’eut que le temps d’arriver pour me soutenir.