Le Cœur de pierre (Aimard)/06

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Roy & Geffroy (p. 228-236).


VI

SAN-LUCAR


Après le départ de don Fernando, le gouverneur et le major restèrent un instant affaissés sous le poids des inquiétantes nouvelles qu’ils venaient de recevoir.

Mais cet état de prostration, si éloigné du caractère de ces deux vieux soldats, dont la vie n’avait été qu’une longue lutte, n’eut que la durée d’un éclair : bientôt ils redressèrent la tête comme deux nobles coursiers qui entendent à leurs oreilles résonner le signal de la bataille ; après s’être silencieusement serré la main, leurs traits reprirent l’expression marmoréenne qui leur était habituelle et ils quittèrent la salle à manger.

— Le coup a été rude, j’étais loin de m’y attendre, dit le colonel, mais, vive Dieu ! les païens trouveront à qui parler. Major, prévenez les officiers de se réunir tout de suite chez moi en conseil de guerre, afin de concerter nos moyens de défense.

— À la bonne heure ! répondit le major, je suis content de vous ; j’aime mieux vous voir ainsi fier, résolu et ferme, que faible et presque craintif comme vous l’étiez depuis quelques jours. Caraï ! je vous retrouve enfin, mon ami.

— Ah ! fit le gouverneur en souriant, il ne faut pas vous étonner de ce changement, mon cher Barnum ; il est, au contraire, on ne peut plus naturel. Depuis quelques jours j’étais en proie à de vagues pressentiments qui m’oppressaient et semblaient me menacer de malheurs d’autant plus grands, qu’ils m’étaient inconnus, au lieu que maintenant le coup est porté, je sais à quoi m’en tenir ; il ne me reste pas le moindre doute, mais nous en savons toutes les conséquences.

— C’est vrai, fit le major.

Et il sortit pour s’acquitter de la commission que son chef lui avait donnée.

Les officiers de la garnison se trouvèrent bientôt réunis chez le gouverneur. Ils étaient six, sans compter le major et le colonel.

Après les avoir invités à s’asseoir, don José Kalbris prit la parole :

— Caballeros, leur dit-il, vous savez sans doute pourquoi je vous ai convoqués ; les Indiens menacent encore une fois le presidio, je viens d’en recevoir la nouvelle certaine par l’un de nos éclaireurs, le plus brave, le plus fidèle et le plus intelligent de tous. Le cas est grave, señores, car il paraît qu’une ligue puissante s’est formée entre les Peaux-Rouges, et qu’ils marchent en grand nombre contre nous. Je vous ai donc réunis afin d’organiser vigoureusement la défense et de tâcher de trouver les moyens de donner aux sauvages une si rude leçon, que de longtemps l’envie ne leur reprenne pas d’envahir notre territoire. Mais d’abord voyons quels sont les moyens dont nous disposons.

— Les armes et les munitions ne nous manquent pas, dit le major, nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des fusils, des sabres, des lances et des pistolets à foison, nos canons sont en bon état et abondamment fournis de boulets et de mitraille.

— Ah ! ah ! voilà qui est bon, fit le colonel en se frottant les mains.

— Malheureusement, reprit le major, si nous avons une grande quantité d’armes, nous n’avons que fort peu d’hommes capables de s’en servir.

— Combien avons-nous de soldats ?

— L’effectif devrait être de deux cent soixante-dix, mais par suite de maladie, de mort ou de désertion, il se trouve réduit à cent vingt tout au plus.

— Oh ! fit le colonel en secouant la tête, mais il me semble que ce nombre pourrait être augmenté. Nous sommes dans une de ces positions critiques où la fin justifie les moyens ; l’on doit faire flèche de tout bois : d’ailleurs, il s’agit de la défense commune ; j’espère ne pas trouver d’opposition à l’exécution d’un plan qui peut nous sauver tous.

— Quel qu’il soit, nous nous y associerons.

— Je le sais, aussi n’est-ce pas pour vous que je parle, señores, mais seulement pour les habitants de la ville qui s’y refuseront et que nous serons obligés de contraindre ; il nous faut absolument une force imposante pour garnir nos murailles. Voici ce que je vous propose : tous les peones des haciendas seront enrôlés et formés en compagnies ; les négociants composeront un autre corps ; les vaqueros, bien montés et bien armés, défendront nos approches et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine ; de cette façon, nous réunirons un effectif d’environ onze cents hommes, nombre plus que suffisant pour tenir tête aux sauvages et les obliger à regagner précipitamment leurs villages.

— Vous savez, colonel, que la plupart des vaqueros que nous avons ici sont des criminels pour lesquels toute perturbation est un prétexte de pillage.

— Voilà, pourquoi ils seront chargés de la défense extérieure ; on leur fera un camp en dehors du presidio, dans lequel ils ne pourront s’introduire sous aucun prétexte. Pour diminuer parmi eux les chances de révolte on les divisera en deux compagnies dont l’une sera constamment à parcourir les environs, tandis que l’autre se reposera. En les tenant ainsi toujours en haleine, nous n’aurons rien à en redouter.

— Quant aux créoles et aux étrangers réunis dans le présidio, dit le major, je crois que nous ferons bien de leur intimer l’ordre de venir passer toutes les nuits au fort, afin de pouvoir nous en servir en cas de besoin.

— Parfaitement ; on doublera aussi le nombre des éclaireurs, afin d’éviter une surprise, et des barrières seront immédiatement placées à toutes les entrées de la ville, afin de nous garantir des terribles charges que les Indiens exécutent quand ils attaquent une position.

— Si vous me le permettez, colonel, dit le major, un homme sûr va être expédié aux hacienderos pour les prévenir de se tenir sur leurs gardes et de se réfugier au presidio lorsqu’on les avertira, par trois coups de canon tirés du fort, de l’approche des Indiens.

— Faites, major, car ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par les païens ; il faudra aussi avertir les habitants de la ville que, dès que les Indiens seront en vue, toutes les femmes devront se retirer dans le fort, afin d’éviter d’être enlevées ; les sauvages sont friands des blanches, pendant la dernière invasion ils en ont enlevé près de trois cents : il ne faut pas que ce malheur se renouvelle. Je crois, señores, que nous avons paré autant qu’il était en notre pouvoir à tous les dangers qui nous menacent ; maintenant nous n’avons plus qu’à faire notre devoir en gens de cœur : notre sort est entre les mains de Dieu, qui, certes, ne nous abandonnera pas dans un aussi grand danger.

Les officiers se levèrent et se préparèrent à prendre congé de leur chef.

Un assistente entra en ce moment et annonça qu’un nouveau vaquero demandait à faire son rapport au gouverneur.

Don José fit signe aux officiers de se rasseoir et donna l’ordre d’introduire l’éclaireur.

C’était Tonillo el Zapote, l’ami de Pablito ; parti quatre heures plus tard de l’endroit où ils étaient embusqués pour surveiller les mouvements des Indiens, il était arrivé une heure à peine après lui au presidio, preuve de la gravité des nouvelles qu’il apportait.

Il avait toujours son air railleur et narquois ; son visage pâle et taché de sang et de poudre, ses habits déchirés en plusieurs endroits, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en écharpe, et, plus que tout, trois ou quatre chevelures sanglantes qui pendaient à sa ceinture, montraient qu’il avait eu maille à partir avec les Indiens, et qu’il avait été pour ainsi dire forcé de leur passer sur le ventre pour arriver au presidio.

— Zapote, lui dit le gouverneur, votre camarade Pablito sort d’ici.

— Je le sais, colonel, répondit le vaquero.

— Auriez-vous à nous apprendre des nouvelles pires que celles qu’il nous a apportées ?

— C’est suivant comme vous voudrez les prendre, Seigneurie.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Dame ! reprit l’autre en se dandinant légèrement, si vous aimez votre tranquillité, il est probable qu’avant peu elle sera troublée considérablement, et alors les nouvelles dont je suis porteur n’auront rien de fort agréable pour vous ; au lieu que, si vous sentez le besoin de monter à cheval et de voir de près les Peaux-Rouges, vous pourrez facilement vous passer cette fantaisie, et tout ce que j’ai à vous dire ne pourra que vous faire infiniment de plaisir.

Malgré la gravité des circonstances et l’anxiété qui les dévorait, le gouverneur et les officiers ne purent s’empêcher de sourire de la singulière argumentation du vaquero.

— Expliquez-vous, Zapote, lui dit don José, nous verrons ce que nous devons penser de vos nouvelles.

— Dix minutes à peine après le départ de mon camarade, dit-il, en furetant dans les buissons, qu’il m’avait semblé voir s’agiter d’une manière insolite, je découvris un peon, mais sa frayeur était tellement grande, qu’il avait à peine la force de parler et que ce ne fut qu’après une demi-heure qu’il parvint à me conter les dangers auxquels il s’était soustrait. Ce peon appartenait à un pauvre vieillard nommé Ignacio Rayal, l’un des deux seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San-José, par les Apaches, pendant la dernière invasion il y a vingt ans ; le peon et le maître sans défiance cherchaient du bois lorsque les Indiens apparurent subitement à peu de distance ; le peon avait eu le temps de se cacher dans un terrier de biscacha, mais le vieillard, trop faible pour se sauver, était tombé au pouvoir des sauvages, qui l’avaient massacré avec les raffinements d’une barbarie inouïe ; son corps était méconnaissable, tant il était criblé de blessures : il avait reçu plus de vingt coups de lance, et sa tête était littéralement broyée par les tomahawks. Après avoir tant bien que mal rassuré le peon que je laissai se remettre à notre embuscade, je m’avançai du côté qu’il m’avait désigné et je ne tardai pas à apercevoir une multitude d’Indiens traînant avec eux des bestiaux et des prisonniers. Ces hommes mettent tout à feu et à sang sur leur passage, ils marchent rapidement sur le presidio, pendant que des troupes se détachent de temps en temps pour détruire les haciendas qui se trouvent sur leur passage ; l’hacienda de Piedra-Rosa et celle de San-Blas n’existent plus, elles sont en ce moment un monceau de cendres sous lequel sont ensevelis leurs malheureux propriétaires. Voici mes nouvelles, Seigneuries, faites-en ce que vous voudrez.

— Et ces chevelures ? dit le major en désignant les trophées sanglants qui pendaient à la ceinture du vaquero.

— Oh ! cela, ce n’est rien, fit-il avec un sourire de triomphe ; comme je m’étais un peu trop rapproché des Indiens pour juger convenablement de leur force et de leurs intentions, ils m’ont aperçu et ils ont naturellement cherché à s’emparer de moi, ce qui fait que nous nous sommes un peu chamaillés.

— Ces Indiens ne sont sans doute qu’un parti de pillards des prairies qui veulent voler des bestiaux et qui se retireront dès qu’ils auront assez du butin.

— Hum ! dit Tonillo en hochant la tête, je ne le crois pas ; ils sont trop nombreux, trop bien équipés, et agissent avec trop d’ensemble pour cela. Mon colonel, ces gens ont un autre but ; je me trompe fort, ou c’est une guerre acharnée qu’ils veulent nous faire.

Le gouverneur échangea un regard avec ses officiers.

— Merci ! dit-il au Zapote, je suis content de vous, votre conduite est celle d’un loyal Mexicain. Retournez à votre poste et redoublez de vigilance.

— Vous pouvez compter sur mes camarades et sur moi, colonel. Vous savez que nous n’aimons par les Indiens, répondit Tonillo ; et, après avoir salué les personnes présentes, il se retira.

— Vous le voyez, señores, dit le gouverneur, la position se fait à chaque instant plus critique, ne perdons pas de temps en vaines délibérations, allez.

— Un instant, fit le major, avant de nous séparer j’ai un avis à émettre.

— Parlez, mon ami, nous vous écoutons.

— Dans les circonstances impérieuses dans lesquelles nous sommes, nous ne devons rien négliger ; nous nous trouvons perdus sur un coin de terre éloigné de tous secours prompts et efficaces ; nous pouvons avoir un siège à soutenir au presidio, et alors nous risquons d’être pris par famine : je demande qu’une barque soit immédiatement expédiée au gouverneur général de l’État, pour exposer notre situation critique et demander des renforts, car il est impossible qu’avec le peu de forces dont nous disposons nous puissions longtemps résister aux envahisseurs.

Après ces paroles il y eut un instant d’un silence profond et solennel.

— Que dites-vous de l’avis que vient d’émettre le major Barnum, messieurs ? demanda enfin le colonel en promenant un regard interrogateur sur les officiers.

— Nous le croyons bon, colonel, répondit l’un d’eux au nom de ses camarades ; nous pensons qu’il est urgent de le mettre à exécution.


Quatre sachems précédés d’un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés.

— C’est aussi mon avis, reprit don José, il sera fait ainsi ; maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer.

Alors, avec une activité inconcevable pour qui connaît le caractère espagnol et la profonde paresse qui en forme un des points distinctifs, on organisa la défense ; le danger terrible qui menaçait le presidio rendait en ce moment tous les habitants solidaires les uns des autres, semblait donner du courage à ceux qui en manquaient et redoubler l’ardeur des autres.

Deux heures plus tard, les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les rues barricadées avec soin, les canons mis en état, et les femmes et les enfants renfermés dans les bâtiments du fort.

Une barque avait été expédiée au chef-lieu de l’État comme cela avait été convenu dans le conseil, et cent cinquante hommes déterminés s’étaient retranchés dans le vieux presidio, dont ils avaient crénelé les maisons, prêts à faire tête aux Indiens dès qu’ils paraîtraient.

Le gouverneur et le major Barnum semblaient se multiplier, ils étaient partout, encourageant les soldats improvisés, aidant aux travailleurs et donnant du courage à chacun.

Vers trois heures de l’après-midi, un vent assez fort qui s’éleva tout à coup amena du sud-ouest une fumée épaisse qui empêchait de distinguer au loin les objets, et causée par l’embrasement de la campagne ; comme les habitants du pueblo savaient que du lieu d’où elle venait elle ne pouvait provenir que du fait des Indiens, leur inquiétude et leur anxiété redoublèrent.

Les nations indiennes emploient toujours ce moyen lorsqu’elles veulent faire une invasion sur le territoire des blancs, moyen excellent pour leur système d’attaque par surprise, car, en couvrant tout le pays de fumée, elles empêchent les éclaireurs de les apercevoir de loin, et elles peuvent facilement dissimuler leur nombre et leurs manœuvres.

Ce jour-là, malheureusement pour les Mexicains, les Indiens réussirent d’autant mieux que le vent amenait la fumée sur les plaines et qu’à peine on pouvait voir à dix pas de distance.

Au milieu d’un sol uni comme celui des prairies, qui n’offre aucun point propre à masquer une marche, et où de loin rien n’est plus facile que d’apercevoir l’ennemi entièrement découvert, ce stratagème employé par les Indiens est, on est forcé d’en convenir, des plus simples et en même temps des plus ingénieux.

Le moment avait été on ne peut mieux choisi pour une invasion : on était dans la pleine lune, époque que les Apaches choisissent toujours à cause de la clarté des nuits.

Les éclaireurs arrivaient au galop les uns après les autres annoncer au gouverneur l’approche de l’ennemi qui, d’après leurs calculs, devait arriver pendant la nuit même devant le presidio de San-Lucar.

Le nombre des Indiens croissait à chaque instant. Leurs hordes couvraient toute la campagne ; ils venaient avec une rapidité effrayante, semblant concentrer toutes leurs forces sur le malheureux pueblo.

Le gouverneur fit tirer les trois coups de canon d’alarme ; alors on vit les pauvres rancheros de la plaine arriver en foule dans la ville, traînant avec eux leurs bestiaux, leurs meubles, et versant des larmes de désespoir et de rage à l’aspect de leurs moissons détruites en quelques instants.

Ces pauvres gens campèrent comme ils le purent dans les carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, tous ceux auxquels leur âge permettait de porter les armes s’élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à faire payer cher leur ruine à ceux qui l’avaient causée.

La terreur et la consternation régnaient dans la ville ; on n’entendait partout que des pleurs et des sanglots étouffés ; la nuit vint sur ces entrefaites ajouter encore à l’horreur de la situation en enveloppant la terre de ses épaisses ténèbres.

Des patrouilles nombreuses sillonnaient incessamment les rues, et par intervalles de hardis vaqueros, se glissant comme des serpents dans l’obscurité, allaient à cent ou deux cents pas au dehors s’assurer qu’aucun danger imminent ne menaçait le presidio.

Les choses restèrent en cet état jusque vers deux heures du matin ; à ce moment, au milieu du silence lugubre qui pesait sur la ville, on entendit un bruit léger, presque insaisissable d’abord, mais qui augmentait de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement, et sans que l’on pût deviner comment ils y étaient arrivés, les Apaches couronnèrent le sommet des barricades du presidio en agitant des torches embrasées et en poussant leur cri de guerre.

Un instant, les habitants crurent la ville prise ; mais le major Barnum, qui commandait ce poste, était un trop vieux soldat et depuis trop longtemps habitué à faire la guerre aux Indiens pour se laisser ainsi tromper par leurs ruses. Au moment où les Apaches se préparaient à escalader les barricades, une fusillade bien nourrie et surtout bien dirigée éclata tout à coup et les rejeta en bas des retranchements plus vite qu’ils n’y étaient montés.

Les Mexicains s’élancèrent à la baïonnette ; il y eut un intant de mêlée affreuse d’où s’échappaient des cris d’agonie, des malédictions ; et ce sourd cliquetis du fer froissant le fer, puis ce fut tout : les blancs regagnèrent leur position, les Indiens disparurent ; la ville, un instant illuminée par la lueur fulgurante des torches, retomba dans l’obscurité, et le silence troublé quelques minutes par le bruit du combat régna de nouveau.

Cette tentative fut la seule de la nuit ; les Indiens savaient à quoi s’en tenir, leur hardi coup de main avait échoué, ils allaient, selon toutes probabilités, convertir l’attaque en blocus, s’ils s’acharnaient à prendre la ville, ou se retirer définitivement si leur insuccès les avait fait désespérer de s’en emparer.

Mais au point du jour toutes les illusions des habitants se dissipèrent, les Indiens ne semblaient pas le moins du monde disposés à se retirer.

La campagne offrait un spectacle des plus affligeants : tout était désolé et dans un affreux désordre. Là, une troupe de cavaliers apaches chassaient devant eux des chevaux et des bestiaux volés ; plus près, et faisant face à la ville, une forte troupe de guerriers, la lance debout, épiaient les mouvements des habitants du presidio, afin de repousser une sortie, si on la tentait ; derrière eux des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui, fâchés d’abandonner leurs gras pâturages, poussaient de longs beuglements ; puis çà et là des prisonniers, hommes, femmes et enfants, conduits à coups de bois de lance, tendaient les bras en suppliant, et se traînaient à peine au milieu de leurs féroces ravisseurs ; enfin, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on voyait de longues files d’Indiens qui arrivaient en hâte de tous les côtés ; d’autres plantaient les piquets et établissaient de nombreux callis, enfin la ville était complètement investie.

Chose inouïe, jusqu’alors, et que les plus anciens soldats du fort ne se rappelaient pas avoir remarquée dans leurs guerres précédentes avec les Indiens, c’est l’ordre qui présidait à tout ce désorde, c’est-à-dire la façon dont les callis étaient groupés, la marche serrée et martiale de l’infanterie indienne, la précision de ses mouvements, et surtout, ce qui confondit toutes les prévisions du colonel et du major, ce fut de voir les Apaches tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément un retranchement en terre qui les mit à l’abri du canon.

— Sangre de Dios ! s’écria le colonel en frappant du pied, avec colère, ces misérables ont un traître parmi eux ; jamais ils n’ont fait la guerre ainsi.

— Hum ! murmura le major en mordant sa moustache, nous aurons, je le crains, affaire à de rudes jouteurs.

— Oui, reprit le colonel, et, s’il ne nous arrive pas un secours de la Ciudad, je ne sais pas trop comment cela finira.

— Mal, colonel ! Caraï ! je crains bien que nous n’y laissions notre peau. Voyez, ils sont plus de trois mille.

— Sans compter, reprit don José avec tristesse, ceux qui arrivent encore et qui noircissent la plaine dans toutes les directions. Mais que signifie ce bruit ? ajouta-t-il en regardant du côté où les sons d’une trompette venaient de retentir.

Quatre sachems, précédés d’un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière du vieux presidio.

— Que veut dire cela ? fit le colonel ; ils semblent demander à parlementer. Croient-ils que je serai assez niais pour donner dans le piège ? Major, un coup de canon à mitraille dans ce groupe de païens, pour leur apprendre à nous prendre pour des imbéciles.

— Je crois que nous aurions tort, colonel, et que nous ferions mieux de nous aboucher avec eux : de cette façon nous connaîtrions leurs intentions.

— Vous avez peut-être raison, mon ami, mais qui de nous sera assez fou pour risquer sa peau au milieu de ces bandits sans foi ni loi ?

— Moi, si vous le permettez, colonel, répondit simplement le major.

— Vous ? s’écria don José avec étonnement.

— Oui, n’est-il pas de notre devoir de ne laisser échapper aucune chance de sauver les malheureux confiés à notre garde et à notre honneur ? Je ne suis qu’un homme, ma vie importe peu à la défense du pueblo, la démarche que je vais tenter peut le sauver.

Le colonel étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami, et d’une voix entrecoupée par l’émotion que vainement il cherchait à contraindre :

— Allez, puisque vous le voulez absolument, dit-il.

— Merci ! répondit le major avec un mouvement de joie.

Et il se dirigea d’un pas ferme du côté de la barrière.