Aller au contenu

Le Cœur de pierre (Aimard)/10

La bibliothèque libre.
Roy & Geffroy (p. 263-272).


X

LE CAMP DES PEAUX-ROUGES


Grâce aux soins empressés de don Pedro et de sa fille, don Estevan n’avait pas tardé à revenir à la santé.

Son premier soin avait été de révéler à l’haciendero, ainsi qu’il en avait fait la menace à don Torribio, le nom de l’homme qui l’avait si lâchement attaqué et entre les mains duquel don Fernando était tombé.

De ce moment, don Torribio avait été perdu dans l’esprit de don Pedro et de sa fille.

Après ce commencement de vengeance, le mayordomo s’était mis en campagne afin d’apprendre des nouvelles de son ami ; le hasard lui avait été favorable en lui faisant rencontrer el Zapote. Le digne et consciencieux vaquero était alors dans les meilleures dispositions pour donner tous les renseignements qu’on lui demanderait, ayant été le matin même, par suite d’une veine funeste qui s’était acharnée sur lui, complètement décavé au monte et laissé sans un ochavo. Au moyen de quelques onces adroitement données, le mayordomo parvint à apprendre dans les plus grands détails tout ce qui s’était passé et le lieu dans lequel était caché don Fernando.

Aussitôt qu’il eut appris ce qu’il désirait savoir, don Estevan se hâta de laisser là le vaquero et de retourner à l’hacienda.

Doña Hermosa n’était pas une femme ordinaire : elle était douée d’une grande énergie ; de plus, elle aimait don Fernando : elle résolut de le délivrer, mais elle garda le silence, craignant d’inquiéter son père ; seulement elle manifesta le désir d’aller passer un jour ou deux à l’hacienda de las Norias, ce à quoi consentit facilement don Pedro, à la condition qu’elle prendrait avec elle une escorte nombreuse de peones résolus et bien armés.

Au lieu de se rendre à l’hacienda, la jeune fille était venue au présidio, dans lequel elle était parvenue à s’introduire sans être aperçue par les Indiens.

Une fois dans le pueblo, elle avait révélé son projet à don Estevan.

Celui-ci fut effrayé du sang-froid avec lequel la jeune fille lui détailla le plan qu’elle avait conçu, plan dans lequel non seulement elle, mais encore la mère du mayordomo, devait jouer un rôle.

Tous les efforts que tenta le jeune homme pour la faire renoncer à son projet furent inutiles ; bon gré mal gré il fallut qu’il lui obéit.

Lorsque la barque qui emportait don Fernando eut disparu, don Estevan se tourna vers doña Hermosa.

— Et maintenant, lui dit-il, señorita, que voulez-vous faire ?

— Maintenant, répondit-elle d’une voix brève, je veux m’introduire dans le camp des Apaches et voir don Torribio.

Le mayordomo ne put s’empêcher de tressaillir.

— C’est le déshonneur et la mort qui vous y attendent ! dit-il d’une voix sourde.

— Non, reprit-elle résolument, c’est la vengeance !

— Vous le voulez ?

— Je l’exige.

— Très bien, dit-il, je vous obéirai. Allez vous habiller, je vous conduirai moi-même au camp des Indiens.

Les trois personnes retournèrent à la maison de don Pedro, où elles logeaient, sans échanger une parole.

La nuit était complètement venue. Les rues étaient désertes. Un silence de mort pesait sur la ville, illuminée par les sinistres lueurs du vieux présidio, que depuis deux jours les Indiens brûlaient, après l’avoir livré au pillage, et dont on voyait les diaboliques silhouettes se dessiner au milieu des ruines et des décombres.


Les trois personnages marchaient d’un pas ferme au milieu des décombres.

Arrivé à la maison, Estevan s’arrêta dans la cour.

— Réfléchissez à ce que vous allez faire, señorita, dit-il : à quoi bon vous venger ? celui que vous préférez n’est-il pas en sûreté à présent ?

— Oui, mais il a failli être tué ; ce qui a manqué une première fois peut réussir une seconde. Don Torribio m’a frappé dans mes plus chères affections, ma résolution est prise, il saura ce qu’est la vengeance d’une femme.

— Rien ne pourra vous faire changer de résolution ?

— Rien, dit-elle d’une voix ferme.

— Allez donc vous préparer, señorita, je vous attends ici.

Les deux femmes entrèrent dans la maison tandis qu’Estevan s’asseyait pensif sur une des marches du perron.

Son attente ne fut pas longue. Au bout de dix minutes les deux femmes sortirent.

Elles avaient revenu le costume complet des Apaches ; les peintures dont elles avaient recouvert leur visage complétaient l’illusion et les rendaient méconnaissables.

Estevan ne put retenir un cri d’admiration, tant la transformation était entière.

— Oh ! dit-il, vous êtes bien réellement des Indiennes ainsi.

— Croyez-vous donc, reprit doña Hermosa avec un sourire ironique, que don Torribio seul ait le privilège de changer à volonté et de se transformer à sa guise ?

— Qui peut lutter avec une femme ? fit Estevan en secouant la tête. Et maintenant que voulez-vous de moi ? continua-t-il.

— Peu de chose, répondit doña Hermosa, votre protection jusqu’aux premières lignes indiennes.

— Et ensuite ?

— Ensuite, le reste nous regarde.

— Mais vous ne comptez pas rester ainsi seules au milieu des païens ?

— Au contraire, il faut que nous y restions.

— Ma mère ! dit tristement le jeune homme, voulez-vous donc tomber aux mains de ces barbares païens ?

— Rassurez-vous, mon fils, dit la vieille dame avec un doux regard, je ne cours aucun danger.

— Mais cependant…

— Estevan ! interrompit doña Hermosa d’une voix brève, je vous réponds de votre mère.

Le mayordomo baissa la tête avec découragement.

— Enfin, dit-il d’un air peu convaincu, à la grâce de Dieu !

— Partons, dit doña Hermosa en s’enveloppant avec soin dans les plis d’un manteau.

Le jeune homme marchait en avant.

La nuit était épaisse, çà et là des feux mourants, autour desquels dormaient étendus les défenseurs du présidio, ne jetaient qu’une lueur pâle et incertaine, insuffisante pour se guider dans les ténèbres qu’ils augmentaient au lieu de les dissiper.

Une lugubre tristesse pesait sur la ville, au-dessus de laquelle planait un silence de plomb, qui n’était interrompu par intervalles que par les cris rauques des vautours, des urubus et des caracaras, qui se disputaient les cadavres de ceux qui avaient succombé dans le dernier combat, et dont ils tramaient çà et là de larges lambeaux de chair saignante.

Les trois personnages marchaient d’un pas ferme au milieu des décombres, trébuchant contre les pans de murs qui jonchaient la terre, enjambant les cadavres, et troublant l’horrible festin des oiseaux de proie qui s’envolaient avec de sourds glapissements de colère.

Ils traversèrent ainsi la ville presque dans toute sa longueur et arrivèrent enfin, après des détours sans nombre et avec des difficultés inouïes, à l’une des barrières placées en face du camp des Indiens, dont on voyait scintiller à peu de distance les nombreuses lumières, et dont on entendait les cris et les chants. Les sentinelles, après avoir échangé quelques mots avec le guide, laissèrent passer les trois personnages ; à quelques pas en dehors, Estevan s’arrêta, ses compagnes l’imitèrent.

— Doña Hermosa, dit-il d’une voix basse et entrecoupée, voici le camp des Indiens devant vous ; si je vous accompagnais plus loin, mon escorte pourrait vous être fatale, je dois donc m’arrêter ici ; du reste, quelques pas à peine vous séparent du but que vous voulez atteindre.

— Merci, et au revoir, Estevan, dit la jeune fille en lui tendant la main.

Le jeune homme retint cette main dans la sienne.

— Señorita, dit-il d’une voix profonde, un mot encore.

— Parlez, mon ami.

— Au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, renoncez à votre funeste projet ; croyez-en mon expérience, il en est temps encore, et retournez à l’hacienda del Cormillo ; vous ne savez pas quels dangers vous menacent.

— Estevan, répondit résolument la jeune fille, quels que soient ces dangers, je les brave ; rien ne pourra me faire changer de résolution. Ainsi donc, au revoir !

— Au revoir ! murmura tristement le digne jeune homme.

Doña Hermosa se retourna et s’avança d’un pas ferme du côté du camp des Indiens, Na Manuela hésita une seconde avant de la suivre, et tout à coup elle se jeta dans les bras de son fils.

— Ah ! s’écria celui-ci avec une émotion terrible, surtout chez un pareil homme, reste avec moi, ma mère, je t’en supplie !

— Oh ! répondit la digne femme avec noblesse en désignant la jeune fille, la laisserai-je donc se sacrifier seule ?

Estevan ne répondit pas :

Manuela l’embrassa une dernière fois, puis faisant un effort suprême, elle s’échappa des bras de son fils, qui cherchait en vain de la retenir, et d’un bond elle rejoignit doña Hermosa.

Le mayordomo les suivit avec anxiété des yeux autant qu’il lui fut possible de les distinguer dans les ténèbres, avec lesquelles elles ne tardèrent pas à se confondre.

Alors il poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement, et il reprit à grands pas la route qu’il venait de parcourir en murmurant à voix basse :

— Pourvu que j’arrive à temps, et qu’il ne se soit pas encore présenté à don José Kalbris.

Au moment où Estevan arrivait au fort, le gouverneur en sortait en compagnie de don Torribio Quiroga : mais le Mexicain, absorbé par les idées qui bourrelaient son cerveau, ne remarqua pas les deux cavaliers qui passèrent à le toucher sans attirer son attention.

Ce funeste hasard fut la cause d’un malheur irréparable.

Après avoir quitté le jeune homme, les deux femmes marchèrent pendant quelques instants au hasard, se dirigeant vers les lumières qui se trouvaient devant elles.

Arrivées à une certaine distance, elles s’arrêtèrent pour reprendre haleine et afin de calmer les mouvements de leur cœur qui battait à se rompre dans leur poitrine.

À présent que quelques pas à peine les séparaient des toldos des Indiens, leur projet leur apparaissait avec tout ce qu’il avait de hasardeux et de téméraire, et, quelque résolution qui les animât, les pauvres femmes sentaient malgré elles leur courage les abandonner, et leur cœur se glacer d’effroi à la pensée de l’horrible drame dans lequel elles allaient jouer le principal rôle.

Chose étrange ! ce fut Manuela qui rendit à sa compagne la fermeté qui l’abandonnait.

— Señorita, lui dit-elle, à mon tour de vous servir de guide ; à présent, si vous consentez à suivre mes conseils, j’espère que nous parviendrons à conjurer les nombreux dangers qui nous menacent.

— Parle, répondit doña Hermosa, je t’écoute, nourrice.

— Il nous faut d’abord laisser ici ces manteaux qui cachent nos vêtements et nous feraient immédiatement reconnaître pour des blanches.

En disant ces mots, elle se dépouilla de son manteau qu’elle jeta loin d’elle, doña Hermosa l’imita sans hésiter.

— Maintenant, reprit-elle, marchez près de moi ; quoi qu’il arrive, ne témoignez aucune crainte et surtout ne prononcez pas un seul mot, sans quoi nous serions perdues sans rémission.

— Bien, fit la jeune fille.

— Nous sommes, continua Manuela, deux Indiennes qui ont fait au Wacondah un vœu pour la guérison de leur père blessé. Vous m’avez bien comprise. Surtout pas un mot !

— Allons ! et que Dieu nous protège.

— Ainsi soit-il, répondit Manuela en faisant dévotement le signe de la croix.

Elles se remirent en marche.

Cinq minutes plus tard elles entraient dans le camp.

Les Indiens, enivrés des faciles succès qu’ils avaient obtenus sur les Mexicains, se livraient à la joie la plus vive.

Ce n’était que chants et danses de toutes parts.

Quelques barils d’aguardiente, découverts dans le vieux présidio et dans les haciendas pillés aux environs, avaient été traînés dans le camp et défoncés.

Aussi un désordre inouï, un tohu-bohu étrange et sans nom régnait parmi les Indiens, que l’ivresse rend fous furieux et capables des plus grands excès.

Le pouvoir des sachems était méconnu ; du reste, la plupart d’entre eux étaient dans le même état que les guerriers, et nul doute que, si les habitants de San-Lucar avaient eu des forces suffisantes pour tenter une surprise, ils eussent fait un massacre épouvantable de ces créatures abruties par les liqueurs fortes et incapables de se défendre en ce moment.

Grâce au désordre, les deux femmes purent escalader la ligne du camp sans être remarquées : alors, le cœur palpitant, les membres frissonnants de terreur, mais le visage calme et impassible, elles glissèrent comme des couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues au milieu des buveurs, qui les heurtaient à chaque pas, cherchant au hasard, s’en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile du soin de leur faire trouver parmi tous ces toldos construits pêle-mêle celui qui servait d’habitation au grand visage pâle.

Depuis assez longtemps déjà elles erraient ainsi, au hasard, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre ; enhardies par le succès, leur terreur s’était presque entièrement dissipée, et elles échangeaient parfois entre elles un regard d’encouragement, lorsque tout à coup un Indien d’une taille athlétique saisit doña Hermosa par la ceinture, et, l’enlevant de terre, lui appliqua un vigoureux baiser sur le cou.

À cette insulte inattendue, la jeune fille poussa un cri de frayeur et, faisant un effort surhumain, elle se dégagea des bras de l’Indien, qu’elle repoussa loin d’elle avec force.

Le sauvage recula en trébuchant sur ses jambes avinées et roula sur le sol avec un cri de rage, mais se relevant presque aussitôt il bondit comme un jaguar sur la jeune fille.

Na Manuela se jeta vivement devant elle.

— Arrière ! dit-elle en posant résolument sa main sur la poitrine de l’Indien, cette femme est ma sœur.

— El Zopilote est un guerrier qui ne supporte pas une insulte, répondit le sauvage en fronçant les sourcils et en dégainant son couteau.

— Veux-tu donc la tuer ! fit la vieille dame avec effroi.

— Oui, je veux la tuer, reprit-il, si elle ne consent pas à me suivre dans mon toldo ; elle sera la femme d’un chef.

— Tu es fou, reprit Manuela, ton toldo est plein, il n’y a pas place pour un autre feu dedans.

— Il y a place pour deux encore, répondit l’Indien en ricanant. Et, puisque cette femme est ta sœur, tu la suivras.

Au bruit de cette discussion, un groupe d’Indiens s’était formé autour des deux femmes, qui se trouvaient être le centre d’un cercle qu’il leur était impossible de franchir.

Manuela mesura d’un coup d’œil la gravité de la position dans laquelle elle se trouvait ; elle se vit perdue.

— Eh bien ! reprit el Zopilote en saisissant de la main gauche la chevelure de doña Hermosa, qu’il enroula autour de son poignet, et en brandissant son couteau, ta sœur et toi, me suivrez-vous dans mon toldo ?

Doña Hermosa s’était affaissée sur elle-même ; à demi renversée sur le sol, les yeux fermés, elle attendait le coup mortel.

Manuela se redressa, ses yeux lancèrent un éclair, et, arrêtant résolument le bras du Zopilote :

— Puisque tu le veux, chien ! dit-elle d’une voix forte, que ton destin s’accomplisse ! Regarde-moi, le Wacondah ne laisse pas impunément insulter ses esclaves.

Jusqu’à ce moment la vieille dame avait tâché, autant que possible, de se tenir de façon à ce que son visage restât dans l’ombre et que nul ne pût distinguer ses traits ; mais alors elle se plaça tout à coup en pleine lumière.

En apercevant les bizarres peintures de son visage, les Indiens poussèrent un cri de surprise et se reculèrent avec effroi.

Manuela sourit de son triomphe, elle voulut le compléter.

— Le pouvoir du Wacondah est immense, dit-elle : malheur à qui voudrait s’opposer à ses desseins ! C’est lui qui m’envoie. Arrière tous !

Et, saisissant le bras de doña Hermosa, à peine remise de l’émotion terrible qu’elle venait d’éprouver, elle s’avança vers un des côtés du cercle.

Les Indiens hésitèrent un instant. Manuela étendit le bras avec un geste de suprême commandement : les sauvages, vaincus, s’écartèrent à droite et à gauche et lui livrèrent passage,

— Je me sens mourir ! murmura doña Hermosa.

— Courage ! lui dit Manuela à voix basse, nous sommes sauvées !

— Oh ! oh ! dit une voix goguenarde, que se passe-t-il donc ici ? et un homme se plaça devant les deux femmes en leur lançant un regard moqueur.

— L’amantzin ! murmurèrent les Indiens, et, rassurés par la présence de leur sorcier, ils se pressèrent de nouveau contre les prisonnières.

Manuela tressaillit intérieurement et sentit le désespoir s’emparer d’elle en voyant perdu le résultat de sa ruse ; cependant la courageuse femme voulut tenter un dernier effort.

— Le Wacondah aime les Indiens, dit-elle, c’est lui qui m’envoie vers l’amantzin des guerriers apaches.

— Ah ! répondit le sorcier d’un accent railleur, et que me veut-il ?

— Nul autre que toi ne doit l’entendre.

— Ooah ! dit l’amantzin en s’approchant de la vieille dame, sur l’épaule de laquelle il posa la main en la regardant fixement ; quelle preuve me donnes-tu de la mission dont t’a chargé l’esprit tout-puissant ?

— Veux-tu me sauver ? lui dit rapidement et à voix basse Na Manuela.

— C’est selon, répondit l’autre, dont les yeux étincelèrent, en se fixant sur la jeune fille, cela dépend d’elle.

Doña Hermosa réprima un geste de dégoût.

— Tiens, reprit Na Manuela en lui présentant les riches bracelets en or incrustés de perles fines qui ornaient ses bras.

— Och ! fit le sorcier en les cachant dans sa poitrine, c’est beau, que veut ma mère ?

— Être débarrassée de ces hommes d’abord.

— Et ensuite ?

— Délivre-nous premièrement.

— Il sera fait ainsi que tu le veux.

Les Indiens étaient restés immobiles, spectateurs impassibles de cette courte conversation, qu’ils n’avaient pu entendre ; le sorcier se tourna vers eux, et, leur montrant un visage bouleversé par la frayeur :

— Fuyez ! dit-il avec un accent terrible : cette femme porte un mauvais sort ; le Wacondah est irrité ; fuyez ! fuyez !

Les Indiens, que la présence seule de leur sorcier rassurait, le voyant en proie à cette terreur pour eux indéfinissable, se jetèrent les uns sur les autres et se dispersèrent de tous les côtés, sans en demander davantage.

Dès qu’ils eurent disparu derrière les toldos :

— Eh bien ! dit l’amantzin aux deux femmes, croyez-vous que je puisse vous protéger ?

— Oui, répondit Manuela, et je remercie mon père, il est aussi puissant qu’il est sage.

Un sourire d’orgueil satisfait se dessina sur les lèvres minces du cauteleux Indien.

— Je puis me venger de ceux qui me trompent, dit-il.

— Aussi n’essaierai-je pas de tromper mon père, répondit la Mexicaine.

— D’où vient ma fille blanche ? demanda-t-il.

— De l’arche du premier homme, répondit-elle avec assurance en le regardant bien en face.

Le sorcier rougit.

— Ma fille a la langue fourchue du cougonar, dit-il, me prend-elle pour un iguane que l’on trompe comme une vieille femme ?

— Voici un collier, dit-elle en présentant un riche collier de perles à l’Indien, que le Wacondah m’a remis pour l’homme inspiré des Apaches.

— Och ! fit le sorcier, ma mère ne peut pas mentir, elle est sage ; quel service puis-je encore lui rendre ? ajouta-t-il en envoyant, après y avoir jeté les yeux, le collier rejoindre les bracelets.

— Je veux que mon père me conduise au toldo du grand chef blanc qui combat dans les rangs des guerriers apaches.

— Ma fille désire parler au visage pâle ?

— Je le désire.

— Ce guerrier est un chef sage, recevra-t-il des femmes ?

— Que cela n’embarrasse pas mon père, il faut que cette nuit je parle au grand chef.

— Bon ! ma mère lui parlera, mais cette femme ? ajouta-t-il en désignant doña Hermosa.

— Cette femme, répondit Manuela, est une amie du Chat-Tigre, elle aussi est chargée d’une mission auprès du sachem.

Le sorcier secoua la tête.

— Les guerriers fileront la laine des vigognes, dit-il, puisque les femmes font la guerre et s’assoient au feu du conseil.

— Mon père se trompe, reprit la vieille dame, le sachem aime ma sœur.

— Non, répondit l’Indien.

— Voyons, dit la Mexicaine impatientée des tergiversations du sorcier, et craignant le retour de ses persécuteurs, mon père refuse-t-il de me conduire au toldo du grand chef ? Qu’il y prenne garde, il nous attend.

Le sorcier lui lança un regard perçant, la vieille dame le supporta sans baisser les yeux.

— Bon ! dit-il, ma mère n’a pas menti, qu’elle me suive.

Et, se plaçant entre les deux femmes, qu’il saisit chacune par un poignet, il les guida à travers le dédale inextricable du camp.

Les Indiens qu’ils rencontraient sur leur passage s’éloignaient avec des signes non équivoques d’une grande frayeur,

L’Amantzin n’était pas fâché de ce qui était arrivé, car, à part le profit qu’il avait relire de cette rencontre, l’incident qui en avait été la suite avait servi à raffermir son pouvoir aux yeux des crédules et superstitieux Indiens, qui le supposaient réellement inspiré par le Wacondah : aussi son visage rayonnait de joie.

Après un quart d’heure à peu près de marches et de contre-marches, ils arrivèrent à un toldo devant lequel était planté le totem des tribus réunies entouré de lances frangées d’écarlate et gardé par quatre guerriers.

— C’est ici, dit le sorcier à Manuela.

— Bon ! répondit la Mexicaine ; que mon père nous fasse entrer seules.

— Dois-je vous quitter ?

— Oui, mais mon père peut nous attendre au dehors.

— J’attendrai, répondit brièvement le sorcier en jetant un regard soupçonneux sur les deux femmes.

À un geste de l’Amantzin, les sentinelles placées devant le toldo livrèrent passage à celles qu’il conduisait.

Elles entrèrent le cœur palpitant ; le toldo était vide.

Elles ne purent réprimer un soupir de satisfaction ; l’absence de don Torribio leur donnait le temps de se préparer à l’entrevue que doña Hermosa désirait avoir avec lui.

L’Amantzin était demeuré debout à l’entrée du toldo ; cet homme, élevé depuis peu à cette dignité par l’influence du Chat-Tigre, était son âme damnée et lui servait d’espion.