Le Cœur innombrable/La Justice

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Le Cœur innombrableCalmann Lévy (p. 171-173).

LA JUSTICE


Voici notre désir ardent : qu’on nous envoie,
À nous qui connaissons tout le tourment humain,
Ceux que la vie exacte et soigneuse rudoie
Quand ils ont satisfait leurs plaisirs et leurs mains.

Nous avons la ferveur et la bonne science,
Qu’on nous donne tous ceux que la faim et l’amour
Ont mené durement aux simples violences
Et qu’on allait priver de l’air tendre et du jour.


Nous dirons au pécheur : je serai votre juge
Moi que le joug obscur du cœur et de la chair
A trouvé sans secours, sans lutte et sans refuge.
Et qui sais que le goût des instants est amer.

Vous êtes le proscrit, vous n’êtes pas coupable
D’avoir pris cette grappe et dérobé ce blé,
Puisque j’ai tous les jours, sans effort, à ma table,
Le pain et le plaisir que vous avez volés.

Le désir et la faim ont des raisons profondes,
On ne peut ni marcher ni respirer sans eux,
Pourtant ils ne sont pas votre part en ce monde
Où votre tâche auguste est d’être malheureux.

Vous êtes le vivant et le saignant mystère
Vous qui, plein de vouloir, de force et de besoins
Ne devez pas toucher aux arbres de la terre,
Aux jeux de la moisson, du pressoir et des foins.

— Prenez ce pain, ce vin, cet argent et ce livre,
Appuyez votre front sur le cœur des saisons,
Travaillez, — le travail et sa fatigue enivrent,
Habitez votre rêve ainsi qu’une maison.

Et puis je lui dirai : Va dans la paix, mon frère,
Si je n’avais pas eu de bonheur sous mon toit,
J’aurais peut-être fait ce que tu viens de faire,
Regarde dans mon cœur : je suis semblable à toi.