Le Cabaret de la belle femme/Chapitre 1

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Albin Michel (p. 9-25).


…POUR LA DURÉE DE LA GUERRE

(6 Août 1914.)

Un doux soleil lisse l’herbe courte des fortifications et miroite comme de l’eau sur les toits d’ardoise du bastion. Les talus râpés, que des plaques de terre jaune rongent ainsi que des dartres, semblent moins misérables dans cette tendre lumière du petit jour. La nuit les a lavés, le matin les repasse.

Derrière le bureau de recrutement, sous les hangars étroits, nous sommes quelques centaines entassés. On se croirait entre les barrières d’un marché de province, un jour de foire. C’est le même grouillement d’hommes, la même rumeur joyeuse de voix, de piétinements, de cris et de gros rires. On s’appelle, on se bouscule, on discute, on s’amuse, et les nouveaux venus, musette au côté, vont grossir les groupes impatients qui se nouent, cous tendus, coudes en coin, autour des soldats du bastion. Dix demandes se croisent.

— Où qu’il faut aller ?

— Hé les gars ! Pour ceux qui ont perdu leur livret ?

— Ce qu’on va tout de même nous prendre ? Ça fait trois jours qu’on nous fait revenir… Faudrait tout de même qu’ils se décident avant que la guerre soit finie.

Les soldats écoutent à peine, donnent des renseignements vagues et pénètrent sans se hâter dans le bastion dont la porte se referme.

— Ils ne peuvent pas savoir ce que nous donnerions pour avoir leur capote et leur képi, me dit mon voisin, un myope à la barbe éplorée qui regarde timidement par-dessus son binocle, comme si ses yeux s’ennuyaient derrière leurs verres. Depuis lundi, je fais la queue huit heures par jour.

— Moi aussi. Je crois que nous ferions mieux d’aller à la Place.

— Pas la peine, nous dit un camarade, ils n’en savent pas plus qu’ici. J’y suis allé, on m’a envoyé à La Tour-Maubourg. De La Tour-Maubourg, on m’a renvoyé boulevard Suchet… C’est partout le même truc : ils ne savent pas.

— Oui, c’est étonnant ce qu’il faut faire de démarches pour avoir le droit d’aller se faire casser la gueule.

— Hier, j’ai pu me faufiler dans les bureaux, on m’a demandé si je savais faire du pain ; il paraît qu’à Lyon ils manquent de boulangers. J’ai dit que non, bien sûr, alors on m’a foutu dehors en me disant d’attendre.

— D’attendre quoi ?

— On ne sait pas… Il paraît qu’ils ont trop d’hommes.

Plusieurs, fatigués de piétiner, sont allés s’étendre sur l’herbe et dorment, leur casquette sur la figure.

Un arsouille en chandail gris, grimpé sur un tertre, sonne des airs de caserne dans son poing fermé, son large pouce tendu vers sa lèvre imberbe pour munir d’une embouchure ce clairon imaginaire. Un dormeur s’éveille et le regarde.

— Hé ! lui crie-t-il, si tu vois les Boches, appelle-moi vite qu’on aille leur couper les esgourdes.

Tous, sans se concerter, ont été séduits par cette idée originale : couper des esgourdes de Prussiens. Leurs désirs, tout d’abord, étaient moins précis et chacun avait le sien : l’un voulait ramener un casque de uhlan pour s’en faire un pot de fleurs, l’autre un drapeau, pour y tailler un corsage à sa femme ; un petit bonhomme apoplectique dont le ventre énorme se balance sous une ceinture de flanelle rouge parlait hier, avec un rire goulu, des gretchens grassouillettes « qu’on allait s’envoyer en loucedé », et un couvreur en cotte bleue qui n’arrête pas de manger avait rêvé d’effectuer des besoins grossiers au pied de la statue équestre de Guillaume II. Mais à présent tous ces souhaits individuels s’effacent devant le désir commun : couper des esgourdes de Prussiens. Ou d’autres morceaux, plus virils.

— Plein un casque, que je te dis, beugle le couvreur en agitant son couteau, blanc de fromage. T’as vu, ils ont encore fusillé des Alsaciens, plus de vingt… Et un curé !… Je peux pas les blairer.. moi, les curés, mais justement puisque c’est pas des hommes, on n’a pas le droit de les tuer. Ou alors, c’est qu’on est des fumiers.

Et le myope approuve ce jugement malsonnant dont les termes, huit jours plus tôt, l’eussent choqué. — Parfaitement, des fumiers, répète-t-il d’une voix honnête qui ne sait pas prononcer ces gros mots.

Il doit être sept heures. Pour arriver parmi les premiers, je me suis levé à l’aube et j’ai traversé Paris à pied, faisant fièrement claquer mes chaussures cloutées, comme des godillots de soldat. Je ne les quitte plus depuis dimanche, pour les faire à mon pied, mais aussi pour que les passants devinent où je vais. Quand je croise une femme, je mets mon chapeau sous mon bras, afin de montrer mon crâne à l’ordonnance, tondu comme une boule de billard, et je sifflote de travers le réveil en campagne, pour laisser croire que cette sonnerie familière m’obsède.

D’autres se donneraient une allure martiale ; moi, plus ambitieux et plus naïf, je veux avoir l’air soldat. Cela me passera… Et, au lieu de cambrer la taille, de poitriner, je m’exerce à marcher le dos un peu voûté, comme écrasé sous le poids du sac, en traînant bruyamment sur l’asphalte mes chaussures de chasse, où l’on a ajouté des clous. J’ai même acheté une pipe en merisier que je n’allume jamais, par crainte du mal de cœur, mais qui ne quitte pas ma bouche, et quand je crois que quelqu’un m’observe, je crache de côté, comme on doit faire à la caserne, pour me donner une contenance.

Nous sommes bien cinq cents qui, depuis le 2 août, venons tous les matins à ce bureau de recrutement avec le désir de signer notre engagement. On se retrouve au petit jour dans la cour du bastion que les factionnaires ne gardent pas encore à cette heure matinale et l’on attend, sans trop d’impatience, l’arrivée du soldat qui va planter ses poteaux à l’entrée des travées. Plein d’indifférence, il les place au hasard : Livrets sans fascicule, Visite médicale, Renseignements divers, Engagements ; et l’on s’entasse par fournées d’hommes, entre les deux barrières au bout desquelles personne ne viendra jamais nous renseigner.

On piétine là jusqu’à midi. Parfois, un de nous tente de mettre un peu d’ordre dans la cohue.

— Il faut faciliter la besogne du capitaine, crie-t-il avec autorité.

Aussitôt, on nous bouscule, on nous fait prendre l’alignement, on forme des séries, mais pendant que les uns se mettent en file, les autres rompent déjà les rangs, ceux-ci reculent, ceux-là se glissent le long de la balustrade pour gagner des places, et, en un instant, la compagnie retourne au troupeau. Alors, fatigué de courir de tête en queue, comme un chien de berger, le jeune homme zélé rentre dans le rang, vexé d’avoir perdu si vite ses premiers galons.

Personne ne pense à la guerre. Pas de grands mots : gloire, victoire, revanche… On dit simplement : « On va se battre » ; et pas un ne comprend tout ce que cela veut dire.

Ce qui préocupe les camarades, c’est l’atelier fermé, le crédit coupé chez les commerçants, la dernière paye qui s’en va sou à sou.

Dans le brouhaha, j’entends parler comme de choses toutes simples de combats sanglants, d’exécutions en masse, d’épiceries qu’on pille, et des heureux effets du schrapnell « qui vous écrase la tétère comme une tomate ». On s’entretient de la mort avec la tranquille indifférence des fossoyeurs : elle a, d’un coup, perdu tout son prestige…



Nous n’avons jamais été si nombreux que ce matin. De La Tour-Maubourg, on a renvoyé une trentaine de réservistes, oubliés sur les listes, qui traînent, depuis trois jours, la musette plate, de bastion en bastion, sans savoir où coucher. Beaucoup de volontaires ont amené des camarades, et le couvreur vient d’arriver avec une bande bruyante de sans travail qu’il a racolés dans son quartier.

— Hé ! les copains, beugle-t-il, tous les chantiers sont fermés, c’est ici la dernière usine où qu’on embauche.

Ceux-ci organisent leur départ au régiment comme une vraie partie de plaisir, une vaste ribouldingue dont l’État fera les frais. Un promet :

— Je vous ferai la cuisine, moi. Vous verrez comment qu’on se tapera la tête.

Un petit créole, qui patiente avec nous depuis le premier matin, est venu avec quatre autres pays chauds — des étudiants sans doute — et blottis les uns contre les autres, souriants et souffreteux, ils ont l’air de grelotter dans un coin de cage.

Par-dessus la barrière, on interroge le factionnaire, qui demande du tabac.

— Est-ce que tu crois que ça sera pour aujourd’hui ?

— Peut-être bien, répond-il avec son fatalisme militaire.

— Il paraît qu’à Vincennes il y en a près de dix mille à habiller.

— C’est pas étonnant…

— On m’a dit qu’on attendait qu’il y ait assez de morts dans l’Est pour pouvoir nous donner des uniformes, rapporte sérieusement un camarade bien informé.

— Ah ! fait le militaire avec la même indifférence… Moi, je m’en fous : j’ai touché la collection de guerre comme les copains, seulement, je ne pars pas, à cause que la commission m’a mis inapte… Et rien que du bath, hein, regardez les pompes qu’ils nous donnent.

Lourdement, il lève la jambe et nous montre son soulier jaune, qu’on dirait taillé à la serpe dans du pitchpin.

— Avec ça, tu parles qu’on peut aller à Berlin, dit le gros rougeaud avec un air d’envie.

— Bah ! y a pas de presse pour le voyage, fait le soldat.

Et, posément, il bourre sa pipe, qu’il cache derrière son dos quand le sergent pousse la porte. Le temps passe, lentement, goutte à goutte. Cette attente aveugle m’exaspère. Quelqu’un pense-t-il seulement à nous, dans cette morne bâtisse ? Les soldats ne savent jamais rien et les officiers que nous voyons descendre d’automobile ne font que traverser le trottoir en se pressant.

Vers dix heures, enfin, un lieutenant se montre. Les dormeurs dégringolent les talus, les flâneurs accourent, on se bouscule le long des barrières…

Bientôt, la cour est pleine. Tout le monde crie ensemble :

— Ah ! Bravo… Chut !… Écoutez… Pour les engagements ?… Ne poussez pas, ça ne sert à rien… Bour les Alsaziens, mon lieudenant ?… Vos gueules !

L’officier, un petit, nous regarde d’un air excédé. Peu à peu, la cohue se tait, bien tassée. L’officier peut appeler :

— Les insoumis et les déserteurs seulement, crie-t-il d’une voix grêle.

— Et les autres, réclame-t-on de tous côtés.

— Plus tard. Les insoumis et les déserteurs d’abord.

Un « ah » de déception monte de cette foule. Quelques hommes fendent les groupes et se glissent par la porte entr’ouverte.

— Les veinards ! grognent les autres…

Mon voisin le myope, en s’excusant, s’est frayé un passage, et il entre parmi les premiers, avec deux gars solides, au front buté et à la nuque courte. Il baisse la tête et ne se retourne pas ; lui seul ne paraît pas très fier de passer avant nous, mêlé à ces privilégiés en espadrilles.

— C’est ceux-là qu’on prend, braille avec un ricanement de mépris le petit rougeaud au front luisant de sueur. Ils se foutent du monde, alors, au recrutement. Des gars comme ça, mais j’en boufferais quatre ! Et pourquoi d’abord qu’ils font passer avant nous les déserteurs ? Je suis plus que déserteur, moi : j’ai sept condamnations.

Et, pour montrer qu’il ne se vante pas, il sort de sa poche un casier judiciaire tout neuf, soigneusement plié dans un carnet crasseux, comme une pièce rare. La feuille est presque pleine, et de son gros doigt à l’ongle rongé l’homme désigne chaque alinéa.

— Vous pouvez compter, y en a bien sept… Toutes pour outrages aux agents, excepté une que c’était une bêtise de jeunesse… Moi, les bourriques, je ne peux pas les encaisser… La dernière fois, ils m’ont fadé : six mois… Eh bien, je trouve que je devrais passer avant les insoumis.

Le lieutenant, que tous les hommes questionnent à la fois, s’éloigne sans tourner la tête.

— Mon lieutenant ! supplient les réservistes, empilés dans la travée voisine… On nous envoie de La Tour-Maubourg, on n’a pas de livrets.

— Et les engagements ? crions-nous de notre côté.

Mais la porte claque derrière l’officier, et après une longue clameur de désappointement, les hurlements fondent en brouhaha. On se résigne.

— Pour ce que nous avons à faire, on peut attendre, hein, dit le couvreur qui s’éloigne avec ses copains.

La cohue s’émiette, notre champ de foire se vide. Ceux qui étaient au bout de la file se rapprochent vite de la porte, dans l’espoir de passer les premiers, tandis que les autres, découragés. vont s’étendre sur l’herbe ou se dirigent, par bandes, vers le marchand de vins dont la buvette regorge.

Beaucoup rentrent chez eux pour déjeuner. Quelques-uns, vautrés sur les talus, mangent de la charcuterie et boivent à la régalade. Le troquet a mis hier une pancarte à sa devanture : On peut apporter son manger, et des femmes viennent rejoindre leurs maris, avec du rôti froid dans un filet.

On parle fort. On rit. Dans la salle du billard, un ouvrier, debout, chante Le Rêve passe… S’il y avait un marchand de frites et une escarpolette, on se croirait un dimanche, à Nogent…



Assis à la terrasse, devant un litre de vin blanc, nous regardons courir sur le boulevard poudreux les chevaux de réquisition que trois officiers examinent.

Conduites, la longe courte, par des vieux inhabiles qui ont de la peine à courir, les bêtes arrivent en trottinant, chevaux de fiacre aux jambes maigres et aux flancs en cerceaux et percherons à croupe large, dont la lourde tête pendante semble toujours chercher un reste de grain au fond d’une mangeoire vide.

Un des chevaux, abandonné par son conducteur, a senti l’herbe des fortifications, cette herbe encore vivante dont il ne connait plus le goût. Sa grosse tête sans mors, sans bride, sans œillères, sa pauvre tête ridiculement nue se tourne vers le talus et, sans hâte (on dirait d’un vieillard songeur), il traverse le trottoir. Il arrache d’abord quelques touffes roussies, en bordure, puis, prenant confiance, il grimpe péniblement sur le tertre et, balançant sa queue pelée, il tond l’herbe courte, pauvre comme son poil.

— Mange, mon vieux, lance joyeusement une femme : tu ne sais pas qui c’est qui te mangera…

Du bout de l’avenue en arrive un autre, cahin-caha, traîné plutôt que conduit par un territorial qui boite un peu. L’homme et la bête sont également minables : lui, habillé de raccroc, son pantalon rouge taché aux genoux, un veston de civil tout fripé, le képi sans jugulaire, et le cheval pelé, les paturons énormes, son garrot à vif couvert de mouches, comme une croûte qui bouge.

Tous les dix mètres, le cheval s’arrête, n’en pouvant plus. Le territorial arc-bouté, le bras raidi, tire sur la longe, et la rosse exténuée repart pour son équarisseur, butant à chaque pavé. Un peu plus loin, elle s’arrête encore, sans entêtement, à bout de forces.

— Avanceras-tu, bourrin ! crie l’homme, tirant plus fort.

Le cheval trébuchant fait un dernier effort et se traîne vingt pas de plus. Enfin, arrivé devant le bastion, c’est le terme. Les pattes fléchies, l’œil trouble, la poitrine agitée d’un souffle haletant, il s’arrête, fini, prêt à s’abattre.

L’homme lui secoue la tête d’un brusque coup de longe, mais cela ne paraît pas le réveiller : c’est le sommeil d’avant la mort. Le territorial tire sauvagement, tire à deux mains, mais la bête épuisée ne bouge toujours pas, ne semblant même plus souffrir.

Alors, se tournant vers nous, le soldat nous dit d’un ton gouailleur, en haussant les épaules :

— On va à Berlin…

Puis il lâche la bride et se met à l’écart, les deux mains dans les poches, attendant que la rosse s’abatte et crève.

Je détournais la tête, apitoyé, quand la bande du couvreur a traversé le boulevard en criant :

— Ça y est ! C’est notre tour…

À ce signal, les hommes affluent ; en un clin d’œil, le café se vide, dans un boucan de chaises qu’on renverse et de verres brisés. Une cohue bruyante s’amasse devant la grande porte du bastion dont un seul factionnaire défend l’entrée. Une bousculade continue fait tournoyer cette foule, des remous éloignent des hommes et en emportent d’autres. Bientôt, on ne voit plus que des casquettes aux premiers rangs : les chapeaux sont battus… Les hurlements reprennent :

— Nous d’abord, crient les engagés.

— Non ! non ! C’est à nous, protestent les mobilisés sans livrets.

Et, épaules contre épaules, les deux groupes reprennent la lutte, leur masse balancée d’un va-et-vient de vague.

Pendant près d’un quart d’heure, on beugle sans rien entendre, on se porte dans la cohue des coups sournois, on s’insinue, on s’arc-boute, et la horde écrasée semble geindre. Puis, comme la porte ne s’ouvre toujours pas, le nœud trop serré se détend, la masse compacte se fendille, et la foule apaisée flotte mollement devant le bastion. Les plus enragés s’égosillent :

— Qu’on nous dise au moins quelque chose, bon Dieu ! Est-ce qu’il faut rester ?

— C’est-y aujourd’hui ou pour demain ?

— Tu parles d’une organisation !

Mais on se lasse aussi de crier et la faction reprend, monotone. Le gros rougeaud, dont le front ruisselle, a fait sauter d’un coup de pouce le bouton de sa chemise dont le col l’étouffait.

— Sûrement, ils le font exprès pour nous faire crever, mugit-il d’une voix qui s’enroue. Qu’on nous envoie en Prusse, nom de Dieu, puisqu’on ne leur demande pas autre chose…

Aussitôt, l’idée des plaisirs qui l’attendent là-bas amollit son visage crispé.

— Sans blague, je crois qu’on va rigoler un bon coup. C’est qu’elles sont girondes, les petites Boches, faut pas se gourrer. J’en ai connu une qui était placée chez mes patrons, vous parlez d’une bonne affaire… Eh bien, là-bas ; il n’y aura qu’à tendre la main pour en cueillir.

Mais une idée grave barre son front d’un pli soucieux :

— Seulement, pas de blague, faudra faire attention aux gosses. Repeupler la Prusse, leur fabriquer de beaux mômes, ça n’a rien à faire… Mais il y a toujours moyen de moyenner, pas vrai ?

Et sa bouche gourmande se fend jusqu’au milieu des joues, rien qu’à parler de ces joies défendues.

C’est moi qu’il a pris pour confident et je dois écouter le récit de ses mornes paillardises : la fois où il a culbuté la concierge dans sa loge, la fois où il avait emmené une petite dans le bois de Clamart, la fois où il est parti sans payer rue Blondel… Un coup de tonnerre vient interrompre son roman d’amour.

À peine a-t-on pu voir le ciel s’obscurcir : l’orage crève aussitôt. Une brusque rafale de pluie nous fouette en plein visage, et c’est la débandade, dans une explosion de cris amusés : un vrai déjeuner champêtre surpris par une giboulée. On traverse le boulevard en courant, les épaules hautes, pour arrêter l’eau qui glisse dans le cou. En trombe, on envahit le café…

La pluie crépite et rebondit, faisant passer sur la chaussée comme des moires, des ondes rapides d’eau vaporisée. Sur le trottoir, les lourdes gouttes tambourinent furieusement.

On blague ceux qui sont restés adossés au bastion, se croyant à l’abri.

— Hé ! là-bas, les troupes sont fraiches ?

Bientôt, la gouttière déborde, et c’est une cataracte qui tombe du toit sur les camarades.

— Ça y est ! Ils ont gagné ! triomphent bruyamment ceux du café.

Ceux d’en face se sauvent, le veston collé aux épaules, sautant dans les flaques d’eau, et tout le monde se tord. Parfois, sous le store du mastroquet, la pluie nous atteint aussi, d’une gifle froide, et le groupe serré se tasse en riant. Puis, tout d’un coup, l’orage s’arrête, comme il est venu, son arrosoir vide. Et le soleil luit…

— La porte s’ouvre ! crie quelqu’un. Oui, cette fois, c’est vrai, le lieutenant vient de sortir sur le perron, et c’est une nouvelle ruée. D’une voix qu’on entend à peine dans le charivari, l’officier demande :

— Reste-t-il des insoumis ou des déserteurs ?

Une clameur lui répond, qui a l’air d’une huée. On rit, on crie « Hou ! hou ! », mais sans colère, pour s’amuser.

— Et les condamnés à mort ? glapit un farceur.

Le lieutenant hausse les épaules et attend qu’un ou deux intéressés se dégagent de la cohue. Narquois, les camarades leur livrent passage.

— Tu débarques de Bruxelles, mon pote ?.. Si tu passes avant nous à Munich, laisse-nous des saucisses…

— Bonjour au kronprinz !

Près de moi, un homme en jaquette me sourit.

— Les premiers seront les derniers, fait-il en s’écartant devant un déserteur.

Tout à l’heure, je l’ai remarqué comme il retirait discrètement sa rosette violette, dont certains avaient l’air de rire.

— Je voudrais bien rejoindre mes anciens élèves, là-bas, me dit-il encore. Je suis professeur.

Dressé sur le bout de ses souliers, cramponné à nos épaules pour se grandir, le gros rougeaud, que la rage garrotte, hurle sa fureur :

— Et nous, alors, qu’est-ce qu’on fout ?

— Tout à l’heure, répond l’officier étourdi par tous ces cris.

— Mais ça fait trois jours qu’on nous répète le même boniment, Est-ce qu’on accepte les engagements, oui ou m… ? Je veux partir, sacré n… de D… !

— Oui, nous voulons partir, répète d’une voix menue le petit créole que la foule a poussé jusque sur le perron.

Et tous reprennent fougueusement ce cri, comme si leurs voix unies devaient forcer les portes :

— Partir ! partir…

Le lieutenant, qui semble le prisonnier de toutes ces faces écarlates, attend que le tumulte cesse. Puis il nous crie :

— Nous recevons d’abord les étrangers qui veulent contracter un engagement dans la Légion pour la durée de la guerre… Ceux qui sont dans ce cas peuvent s’inscrire immédiatement pour la visite médicale.

— Et nous ? Et les Français ? hurle-t-on de toute part.

— Les Français qui veulent servir dans la Légion étrangère peuvent le faire en contractant un engagement de quatre ans, répond l’officier d’une voix cassée. Les étrangers seuls sont admis pour la durée de la guerre.

Une clameur plus violente couvre ses paroles. Cent questions se confondent, qu’on n’entend pas. À bout de colère, le rougeaud a foncé dans la cohue, la tête et les poings en avant.

— Tant pis ! vocifère-t-il. J’en ai marre d’attendre, j’en prends pour quatre ans…

Son gros corps tourne dans la mêlée. Pressé, poussé, écrasé, il se hisse enfin sur le perron. Avant d’entrer, il se retourne et, agitant triomphalement sa casquette, il beugle :

— Au revoir, les copains !… Pas de poireau pour les légionnaires… À Berlin… Vive la Légion !…

Une acclamation lui répond. La porte claque… Cela en fait toujours un…

À chaque coup de vent, les arbres s’ébrouent et un peu de pluie chantonne dans le ruisseau. Sur la chaussée, toutes les flaques d’eau reflètent du ciel, le ciel très pur d’après l’ondée.

— Quatre ans, grommelle un homme d’une voix pâteuse…

Celui-là n’a guère quitté le bistrot. Les jambes molles, la tête basse, laissant pendre ses deux mains inutiles, il médite confusément. Sa moustache poisseuse tache sa bouche ; il doit faire un effort pour nous dévisager de son œil trouble, le professeur et moi.

— Il veut partir pour quatre ans, reprend-il de sa voix avinée. Quatre ans… Sûr et certain que ce copain-là est fou…