Le Cabinet Tory, l'opinion anglaise et la question d'Égypte

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Le Cabinet Tory, l'opinion anglaise et la question d'Égypte
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 705-716).
LE CABINT TORY
L'OPINION ANGLAISE
ET LA QUESTION D'EGYPTE

C’est une affaire grave pour un peuple que de rompre avec sa politique traditionnelle et d’adopter subitement de nouvelles règles, un nouveau système de conduite. Il devrait réfléchir longtemps avant de dire : Ce que nos pères aimaient, nous ne l’aimons plus ; ce que nos pères craignaient, nous ne le craignons plus ; nous entendons nos intérêts autrement que nos pères ne les entendaient. Il y a dans les intérêts généraux d’une nation quelque chose de permanent, et dans son histoire une raison cachée et silencieuse, avec laquelle doivent compter ses caprices, ses goûts et ses dégoûts, ses lassitudes et ses inconstances. La raison finit toujours par avoir raison de nous ; ni l’éloquence des orateurs les plus verbeux, ni les clameurs des plus tumultueux meetings ne peuvent rien contre elle. Tôt ou tard elle châtie les imprudens qui l’ont méconnue et leur enseigne à leurs dépens que, s’il est dangereux de trop parler, il est plus dangereux encore de se brouiller avec l’histoire et de s’inscrire en faux contre les siècles.

On a vu en France un souverain plein de bonnes intentions, mais aussi téméraire que mal conseillé, répudier les traditions nationales pour substituer à la politique de Henri IV le périlleux système des grandes agglomérations. La nation ne l’a suivi qu’avec déplaisir dans les voies aventureuses où il l’engageait, elle avait des scrupules, des défiances, des inquiétudes ; son bon sens protestait, mais son bon sens n’a pas su résister. L’événement lui a prouvé que ses anxiétés étaient fondées. Le souverain a perdu son procès, c’est la nation qui en a fait les frais, et les événemens sont des juges qui font payer très cher leurs sentences ; la justice de l’histoire est la plus coûteuse de toutes les justices. Le royaume-uni offre aujourd’hui au monde un spectacle tout contraire. C’est le souverain et son gouvernement qui demeurent fidèles aux traditions séculaires de la politique anglaise, c’est l’opinion publique qui proteste contre ce qu’elle appelle une politique surannée, laquelle, à son dire, repose sur de vieux préjugés et ne répond plus aux besoins nouveaux ni aux idées du jour, et comme en Angleterre le gouvernement est gouverné par l’opinion, le cabinet tory s’est trouvé dans un cruel embarras. Il voulait agir et il ne pouvait pas ; il en était réduit à montrer à l’Europe le fourreau de son épée, en l’assurant que l’épée était dedans et qu’il aurait bientôt fait de l’en tirer ; mais ce n’était pas la vue d’un fourreau qui pouvait contraindre le& Russes à donner des bornes à leur victoire, ni les empêcher d’aller à Constantinople ou même d’y rester.

Jusqu’à ces derniers temps, la politique anglaise n’avait point été une politique d’insulaires, elle ne s’était jamais désintéressée des affaires de l’Europe ; elle exerçait une sorte de police sur le continent, elle se faisait un devoir de réprimer la licence des uns, de venir en aide à la faiblesse des autres. La politique anglaise s’arrogeait en quelque manière un droit de visite sur l’ambition des grands empires, et quand ces grands empires aspiraient à l’omnipotence, quand ils méditaient quelque grave attentat contre l’équilibre européen, elle se mettait en travers de leurs projets et leur barrait le passage ; whigs ou tories, les hommes d’état britanniques de la vieille école posaient en principe que lorsque le continent a un maître, l’indépendance de l’Angleterre est en danger. La politique anglaise, en remplissant ce rôle aussi glorieux qu’utile, était à la fois libérale et conservatrice. Il y avait un certain nombre d’états dont elle jugeait la conservation nécessaire à sa propre grandeur et à la liberté de ses mouvemens. Parmi ces états nécessaires figurait la Turquie, chargée de garder les clés du Bosphore et des Dardanelles, clés précieuses qu’on ne saurait sans péril abandonner aux mains d’un état conquérant. En vain là Turquie avait-elle lassé par ses déplorables déportemens la bienveillance de ses protecteurs ; quand on a un portier qui a le tort de battre sa femme ou, de mal élever ses enfans ; mais qui, au demeurant, s’acquitte bien des devoirs de sa charge, on lui adresse des réprimandes, on lui rappelle ses obligations de chef de famille, mais on ne le renvoie pas, aussi longtemps qu’on juge impossible de le remplacer, et les bons portiers sont rares.

Dès le début de la guerre russo-turque, le cabinet tory avait déclaré qu’il ne ferait pas la guerre pour les intérêts ottomans, mais qu’il était prêt à la faire pour les intérêts britanniques, que sa neutralité était une neutralité conditionnelle, et que si les Russes victorieux poussaient trop loin leurs succès, il s’empresserait de prendre des mesures de précaution ; ces mesures de précaution, il ne les a pas prises, et quand il s’est retrouvé le 17 janvier en présence du parlement, il n’a pas osé lui déclarer que le moment était venu, qu’il fallait agir. Il s’est contenté de lui annoncer modestement ses intentions, en lui demandant presque pardon de la liberté grande. C’est qu’il sentait sa faiblesse et la difficulté de sa situation. S’il a pour lui les sympathies avouées de la reine, les clubs aristocratiques, l’armée, la marine, il a contre lui la presse, les meetings, la majorité de la nation, la plus grande partie des classes moyennes, et avec beaucoup de gens qui raisonnent, presque tous ceux qui ne raisonnent pas, tous ceux qui n’ont que des impressions et qui se paient ou se grisent de mots. Un écrivain d’outre-Manche a dit qu’aujourd’hui l’opinion publique en Angleterre, c’est l’opinion du brave bourgeois qui prend l’omnibus. Or le brave bourgeois qui prend l’omnibus non-seulement ne veut pas entrer en campagne pour les Turcs, mais il a une sainte horreur pour les crédits supplémentaires, pour les subsides extraordinaires comme pour toutes les mesures de précaution, et il est difficile de lui faire comprendre qu’une attitude ferme et résolue est souvent le meilleur moyen de se soustraire à un conflit et à la nécessité d’aller sur le terrain. « La constitution anglaise, a dit M. Bagehot, se résume en ceci : la masse du peuple obéit à un certain nombre d’individus, et quand on examine ces individus, on s’aperçoit que s’ils ne sont pas de la dernière classe, cependant ce sont des individus assez lourds et assez grossiers ; ce sont, si elle les passait en revue, les derniers auxquels songerait une très grande nation pour leur accorder une préférence exclusive. » Lord Beaconsfield doit voir souvent dans ses rêves Gulliver garrotté par les Lilliputiens. Rien n’est plus triste pour un esprit fringant, audacieux et superbe que d’être le prisonnier des petites gens, et de tous les geôliers ce sont les petites gens qui gardent le mieux leurs prisonniers.

Lalderman favorisé de la fortune et trop adonné aux plaisirs de la table expie quelquefois son bonheur par de méchans actes de goutte, qui le clouent dans son fauteuil. Les peuples très riches, très heureux, très prospères, sont sujets à une sorte de goutte qui à la vérité ne les fait pas souffrir, mais qui les rend impropres au mouvement, à l’action, et leur inspire un amour immodéré de leur repos, de vives et perpétuelles appréhensions à l’endroit de tout ce qui pourrait le troubler. Le brave bourgeois anglais qui représente l’opinion publique considère sa tranquillité comme le premier de ses intérêts auquel il est prêt à sacrifier tous les autres ; quand un cabinet tory, jaloux du vieil honneur national, vient lui dire qu’il y va de la gloire, peut-être du salut de l’Angleterre de prendre des mesures de précaution, il répond sans balancer que la gloire anglaise est au-dessus de toute atteinte et que le bonheur anglais, étant par la grâce du ciel entouré d’eau de tous les côtés, est à l’abri des entreprises de tous les braconniers et de tous les maraudeurs. — Si mes vœux étaient exaucés, répond-il encore, d’un bout du monde, à l’autre chacun resterait tranquille dans son coin. Ce n’est pas ma faute s’il y a des brouillons enclins à chercher leur bien dans le mal d’autrui. Gardons-nous de nous immiscer dans leurs querelles, qui ne nous regardent point. Que nous importe qu’on se batte au nord ou au sud du Balkan ? que nous importe à qui appartient Constantinople ? Défiez-vous du point d’honneur, qui est une chimère, et des prévoyances chagrines, qui corrompent les douceurs de la vie. Pratiquons à l’égard du continent la doctrine du laisser-faire et du laisser-passer ; laissons faire les ambitieux, laissons passer les événemens. Le secret de la bonne politique est de tirer en toute rencontre son épingle du jeu.

Que si le cabinet tory hésite à se rendre à ces raisons, aussitôt les marchands de la Cité s’assemblent dans les Caxton-buildings et adoptent une résolution portant que « toute infraction à une stricte neutralité serait un acte criminel ; » ils somment lord Derby d’avertir la Turquie qu’elle ne doit espérer aucun secours armé de l’Angleterre dans aucune circonstance qui puisse se produire, et ils statuent qu’en conséquence il n’y a pas lieu de rien ajouter aux forces de terre et de mer du pays. Un homme d’état nous disait un jour : « Il n’est pas d’hommes plus dangereux que ceux qui ne mettent jamais leurs pantoufles, car c’est une preuve certaine qu’ils sont à la fois très médiocres et très actifs. » C’est pourtant une question de savoir s’il est plus dangereux de ne jamais mettre ses pantoufles ou de ne jamais les quitter. Que deviendrait la Grande-Bretagne si elle n’ôtait jamais les siennes, elle qui a partout des intérêts à défendre, à Calcutta, à Singapour, à Natal, à Perim, comme à Melbourne et à Québec ? Mais le brave bourgeois qui prend l’omnibus et qui représente l’opinion est à la fois très court d’esprit, très tenace dans ses idées ; il a décidé depuis longtemps que les intérêts anglais commencent à Douvres et à Portsmouth, et qu’il n’est point de coquin assez insolent pour oser les menacer. Comme il a de puissans poumons, une voix forte et retentissante, il parvient sans peine à se persuader qu’il a raison et que tous ceux qui pensent autrement que lui sont des fous dangereux, d’où il infère que ce n’est pas contre la Russie, mais contre lord Beaconsfield qu’il importe à tout bon Anglais de prendre au plus tôt des mesures de précaution. Les matelots de Joppé, craignant de périr, commencèrent par crier à leurs dieux ; puis ils consultèrent le sort pour apprendre quelle était la cause de la tempête ; le sort leur apprit que c’était Jonas, et ils le jetèrent dans la mer. Le public anglais n’a pas besoin de consulter les sorts pour savoir qui cause les tempêtes. Quand il entend gronder la foudre, il ne soupçonne pas lord Derby, ni le marquis de Salisbury, ni le comte de Carnarvon, c’est à lord Beaconsfield qu’il s’en prend, et il lui dirait volontiers ce que disaient au prophète Jonas les matelots de Joppé : « Nous allons te jeter à la mer, et la mer se calmera. »

Le bourgeois anglais qui prend l’omnibus, mais qui ne se pique pas d’être un penseur, se trouve confirmé dans son aversion pour lord Beaconsfield et pour sa politique lorsqu’il voit que ses sentimens sont partagés par un nombre considérable d’Anglais qui pensent ou se donnent l’air de penser. Ce n’est pas avec un parti seulement que le cabinet tory est aux prises, c’est avec une coalition de partis et de sectes de toute espèce. Tous les coalisés chantent le même air, mais chacun adapte à cet air les paroles qui lui plaisent. Les uns sont des humanitaires, des philanthropes, et ils font de la politique de sympathies, bien que l’expérience ait prouvé que de tous les genres de dilettantisme c’est le plus dangereux. A la vérité, des enquêtes consciencieuses leur ont démontré que certains massacres qui ont épouvanté l’Europe ont été dans une large mesure l’ouvrage du panslavisme ; ils s’obstinent à en rendre les Turcs responsables et s’en vont criant partout que l’Angleterre se couvrirait d’un éternel déshonneur si elle s’avisait de prendre parti pour les oppresseurs contre les opprimés, pour les monstres contre les anges. En lisant leurs déclarations, leurs manifestes et leurs journaux, vous n’avez pas besoin de demander : Où est le Bulgare ? Il est partout, il s’étale à la première page comme à la dernière.

Aux bulgaromanes se joignent les gens que dévore le zèle de la maison du Seigneur. Non-conformistes, congrégationalistes, bergers ou brebis de la haute église, tous voient la politique au travers de leur catéchisme, et, détestant à l’égal l’un de l’autre le croissant et la croix latine, ils se sont pris d’une chaleureuse admiration pour l’église russe. Aussi appellent-ils de tous leurs vœux le jour où l’orthodoxie moscovite réclamera Sainte-Sophie à Mahomet, parce que cet événement sera tout à la fois très agréable à Dieu et infiniment désagréable au prisonnier du Vatican. A l’exemple des bulgaromanes, les hommes d’église et les sectaires sont disposés à considérer les populations chrétiennes de la péninsule du Balkan comme « les vrais enfans de la promesse, » et ils leur accordent sans compter toutes les vertus qu’ils refusent impitoyablement aux Turcs. Ils vantent la loyauté serbe, ils célèbrent les louanges du « glorieux, de l’immortel Monténégro, » ainsi que le faisait M. Gladstone dans une lettre récente que la Gazette de Moscou a révélée au monde. Dans cette même lettre, M. Gladstone traitait Osman-Pacha de « brute grossière, quoique courageuse. » Ce subtil raisonneur a-t-il donc juré d’inspirer au genre humain l’amour des brutes ? Et au surplus pourquoi s’est-il arrêté en si beau chemin ? Après avoir refusé l’intelligence au héros de Plevna, dont les Russes ont noblement acclamé le génie militaire, qu’en coûtait-il à M. Gladstone de lui contester aussi le courage ? Le vrai zèle ne recule devant rien.

Le cabinet tory n’a pas seulement affaire à la politique des sympathies naturelles ou artificielles, aux bulgaromanes, aux congrégationalistes, aux orthodoxes de la stricte observance, il a encore maille à partir avec les utilitaires, avec les positivistes, avec beaucoup d’hommes éminens qui sentent le fagot, avec les esprits libres, avec ce qu’on appelle le parti de l’intelligence. Jadis les Anglais passaient pour le peuple réfléchi et pondéré par excellence, pour le peuple des idées mesurées, des sages tempéramens. Ils regardaient avec défiance et avec un peu de pitié le radicalisme continental, dont le caractère est de mépriser les traditions, de proclamer des aphorismes et d’en tirer les dernières conséquences, de pousser tout à l’extrême, d’appliquer à toutes les questions un esprit de géométrie rigide et intransigeant. Le radicalisme et l’esprit de géométrie continental ont passé depuis longtemps la Manche. Il y a aujourd’hui en Angleterre beaucoup d’hommes qui se piquent d’être rationalistes en politique comme en religion ; ils remettent en discussion tous les principes, tous les axiomes sur lesquels reposait la vieille Angleterre et qu’ils traitent cavalièrement de préjugés ou de grossières superstitions. Quel Anglais eût consenti autrefois à s’écrier : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ? « Il en est beaucoup à cette heure qui déclarent sans se faire prier que toutes les colonies, y compris les Indes, ne valent pas un bon bill voté par la chambre des communes et ayant pour effet de donner aux classes ouvrières des représentans dans le parlement ou de réformer les abus de la corporation de Londres. A la vérité, aucun d’eux, que nous sachions, n’a encore demandé au gouvernement de restituer la Nouvelle-Zélande aux Maories et Gibraltar aux Espagnols. Dans la pratique, on impose à ses désirs une certaine retenue, mais quand il s’agit de théorie et de discuter les contingens futurs, on ne se refuse rien, et les colonies sont inexorablement sacrifiées à la logique. Si vous représentez à ces Anglais qui ont l’esprit continental que Constantinople aux mains des Russes mettrait en danger l’empire des Indes, ils vous répondent froidement d’abord que vous vous trompez, ensuite, qu’eussiez-vous raison, ce ne serait pas un motif suffisant pour déterminer le lion britannique à combattre unguibus et rostro les projets de l’aigle à deux têtes, attendu que la possession des Indes n’est point nécessaire au bonheur du royaume-uni. — Nous avons eu la sottise, vous diront ces intrépides logiciens, d’acquérir sur toutes les mers et sur tous les continens une foule de colonies, que nous sommes tenus de surveiller et de protéger. Que nous rapportent ces colonies ? Rien ou presque rien ; elles ne sont pour nous qu’une charge, a dead weight. Puisque la sottise est faite, nous sommes bien forcés d’en subir les conséquences, et nous ne pouvons songer à nous débarrasser d’ici à demain de toutes nos fermes, de toutes nos métairies, de toutes nos possessions prochaines ou lointaines. Nous avons contracté envers les peuples que nous avons pris sous notre protectorat des obligations dont il ne nous est pas permis de nous affranchir volontairement ; mais, si quelque cas de force majeure nous déliait de nos engagemens, nous aurions grand tort de nous obstiner par un sentiment de vaine gloire à conserver l’empire fondé par nos pères, et nous devrions nous empresser de rendre les Indes à elles-mêmes ou de les céder aux Russes, si les Russes veulent s’en charger. Quand le Canada et l’Australie nous échapperaient du même coup, en serions-nous moins ce que nous sommes ? Quand l’empire britannique viendrait à s’écrouler, l’Angleterre en serait-elle moins libre et moins heureuse ? son industrie en serait-elle moins admirable et son commerce moins actif ? son pavillon marchand cesserait-il pour cela d’être le souverain de toutes les mers ? Le royaume-uni, qui compte 33 millions d’habitans, exerce une sorte de tutelle impériale sur plus de 200 millions d’êtres humains. Délivrez-le des soucis de cette tutelle qu’il exerce à titre onéreux, il aura tout son temps pour s’occuper de lui-même, pour améliorer ses lois, pour perfectionner ses institutions, pour travaillera son propre bonheur sans avoir à songer à celui des autres. Que le ciel nous délivre de nos préjugés, et que les Russes s’emparent, s’il leur plaît, du Bosphore et de l’Arménie. Une colonie de moins et une idée juste de plus, ce serait pour nous un double gain.

Rien n’est plus raisonnable en apparence que l’utilitarisme. Il méprise tout ce qui lui paraît inutile, et pourtant que deviendrait un peuple qui cesserait de croire à l’utilité de l’inutile ? Est-il vrai que, si l’empire britannique venait à périr, l’Angleterre n’en serait ni moins libre ni moins riche, que les sources de sa prospérité ne tariraient point, que son industrie serait aussi féconde en miracles et ses affaires aussi florissantes ? Est-il vrai que les grandes nations qui s’abandonnent sans résistance à leur destin, qui livrent leur dépouille aux larrons et leur gloire à tous les vents, conservent tous leurs droits au respect du monde ? Le respect n’est-il qu’une vanité ? Quand on ne croira plus à votre force, la sécurité de votre commerce ne sera-t-elle point compromise ? Qui se chargera de mettre vos marchandises et vos marchands hors d’insulte ? Le pavillon anglais serait-il encore le souverain des mers, s’il n’était protégé dans ses aventures les plus lointaines par l’image visible et redoutable d’un grand empire présent sur tous les rivages ? Est-il vrai d’ailleurs que vos colonies ne vous rapportent rien ? Ne sont-elles pas pour vous une grande école où vous vous instruisez dans l’art de l’administration et du gouvernement, où vous apprenez à déployer vos énergies en les réglant, à fortifier vos reins et votre volonté ? Que cette école vienne à se fermer, ne verra-t-on pas disparaître cette noble variété de l’espèce humaine qu’on appelle l’Anglais ? Et quand il n’y aura plus d’Anglais y aura-t-il toujours une Angleterre ? On avait pensé jusqu’à présent que c’était pour elle une nécessité, un impérieux besoin de se répandre sur l’univers, d’écouler partout le trop plein de sa population et de ses forces, de pouvoir atteindre les régions tropicales et le voisinage des pôles en disant : Ici encore, je suis chez moi I Serait-elle à l’abri des révolutions, une Grande-Bretagne qui serait bornée au sud par le Lands’End, au nord par le cap Duncansby ? Et n’avait-il pas mille fois raison le spirituel publiciste qui s’écriait : — Si les parcs sont les poumons de Londres, les poumons de l’Angleterre sont le Canada, l’Inde et l’Australie ? — A quoi il faut ajouter avec un philosophe qu’il n’y a que deux partis à prendre dans ce monde, ou risquer, ou se cacher.

Au reste, l’anti-imperialism ne sera pas d’ici à longtemps une doctrine populaire au-delà de la Manche. Les Anglais, quelques représentations qu’on puisse leur faire, ne sont pas encore dégoûtés de leurs colonies, et ceux qui disent : Que nous importe l’empire, pourvu que la liberté nous reste ! ne sont pas des ennemis fort à craindre pour le cabinet tory. En revanche, il a sur les bras d’autres adversaires plus embarrassans, qui lui disent : — Ne nous parlez plus des Turcs, leur affaire est jugée, et vous n’obtiendrez de nous ni un homme ni une livre sterling pour sauver les héritiers d’Osman du sort qu’ils se sont attiré par leurs fautes. A quoi bon soutenir à grand renfort d’étais une maison vermoulue qui menace ruine et dont les débris retomberont sur votre tête et vous écraseront ? Laissez l’arrêt du destin s’accomplir et les Russes faire ce qu’il leur plaît. Arrangez-vous plutôt avec eux ; ils ne demanderont pas mieux que de vous désintéresser en vous faisant votre part dans la grande curée. Mon Dieu ! il est fâcheux qu’il y ait des loups, et nous ne les aimons pas plus que vous ; mais puisqu’il y en a, il faut hurler bravement avec eux. Les Russes veulent avoir Constantinople, prenez l’Égypte qui est nécessaire à vos communications avec Bombay et Calcutta, et l’empire des Indes sera sauvé. Gibraltar et Malte sont deux clés de la Méditerranée ; emparez-vous de la troisième qui est Port-Saïd ; la Méditerranée pourra désormais être regardée comme un lac anglais, et la maison des Indes de John Bull se trouvera parfaitement protégée contre tous les escrocs et les voleurs de nuit, against either burglars or sneak-thieves[1]. Aujourd’hui l’opinion publique se prononce contre vous, parce qu’elle voit en vous les amis des Turcs ; le jour où vous vous entendrez avec la Russie pour faire main basse sur la défroque du moribond, l’opinion se retournera comme par enchantement, mais ne perdez pas de temps, profitez de l’occasion.

Le publiciste distingué, grand adversaire des anti-impérialistes, que nous avons cité plus haut, est un chaud partisan de l’annexion de l’Égypte ; il a publié sur ce sujet, dans The nineteenth Century, trois articles fort remarqués. Si l’esprit et le talent suffisaient pour gagner une mauvaise cause, M. Dicey aurait converti tout le royaume-uni à son opinion, ce qui n’est point le cas. Il a tâché de démontrer que la prise de possession de l’Égypte serait pour ses compatriotes une entreprise facile, dont le succès serait agréable aux Égyptiens et ne serait désagréable à personne, pas même à la France. Sur le premier point, il a trouvé un contradicteur éloquent dans M. Gladstone, mieux inspiré cette fois que dans les lettres qu’il écrit à ses amis russes et que publie la Gazette de Moscou. M. Dicey, partant du principe que pour être maître du canal de Suez il faut posséder le Delta, avait avancé que la Porte serait charmée de vendre au gouvernement britannique ses droits de souveraineté, qu’au surplus l’occupation serait aisée et peu coûteuse, que pour en garantir la durée, il suffirait de construire quelques forts, de faire stationner un vaisseau cuirassé à Port-Saïd, de loger une garnison à Alexandrie et d’y installer un résident, ou d’imposer au khédive un administrateur choisi par les Anglais et qui ne pourrait être révoqué sans leur agrément. M. Gladstone l’a réfuté en lui représentant les inévitables entraînemens, les fatales nécessités des conquêtes. L’Égypte est un pays en voie d’agrandissemens, désireux de reculer sans cesse sa frontière au sud. La puissance qui occuperait le Delta se verrait forcée de s’emparer non-seulement de l’Égypte proprement dite, mais des provinces barbares ou même sauvages qu’elle s’est récemment annexées. L’occupation du bassin inférieur du Nil, a dit M. Gladstone, serait un œuf funeste d’où sortirait avant peu un empire africain du nord, lequel embrasserait la Nubie, le Soudan, engloberait le lac Albert et le lac Victoria, et finirait peut-être par aller se rejoindre à Natal et à Cape-Town. La nécessité de s’agrandir sans cesse et de prendre plus qu’on ne peut garder est le châtiment des conquêtes irréfléchies ; c’est par là qu’elles périssent. L’Angleterre porte aujourd’hui toute sa charge, elle a les mains pleines ; si elle les ouvrait pour prendre l’Afrique, peut-être en laisserait-elle tomber l’Asie, et les anti-impérialistes trouveraient leur compte aux rêves que caresse M. Dicey.

Cet ingénieux écrivain parait croire que l’Égypte se donnerait volontiers aux Anglais, que son cœur volerait au-devant des conquérans ; lasse de la verge de fer toujours levée sur elle et des sangsues publiques qu’elle abreuve de son sang, elle saluerait comme un libérateur l’étranger qui se chargera de la défendre contre les injures du sort et contre la tyrannie des percepteurs. M. Dicey est-il sûr de son fait ? Les fellahs lui ont-ils dit leur secret ? C’est un être bien singulier que le fellah égyptien. Ce petit propriétaire, amoureux de son champ, n’a jamais eu à se louer beaucoup des hommes, ni surtout de ses gouvernans, Pharaons, Ptolémées ou khédives ; mais il a trouvé un généreux bienfaiteur qui a toujours pris soin de lui et qui s’appelle le Nil, et il doit à la faveur, du ciel une sorte de gaîté native qui résiste à toutes les fatigues, à toutes les misères, à toutes les oppressions, et lui permet de porter sans fléchir le fardeau de sa vie. « On le croirait aveugle, on le croirait sourd, insouciant du tort qu’on lui fait, de ses maux, de ses souffrances, autant que le bœuf et que l’âne, ses compagnons journaliers, conformes à son génie. Pour lui, la vieille maison de servitude est un héritage et elle a perdu beaucoup de ses épouvantes ; de génération en génération, il habite paisiblement à l’ombre de ses palmiers, accomplissant sa tâche, sinon sans murmurer, du moins avec une inaltérable patience[2]. »

Non, le fellah n’est ni aveugle, ni sourd, ni muet de naissance ; mais pourquoi parlerait-il de tout ce qui blesse ses yeux ? Il est sûr de n’être point écouté. Ceux qui le connaissent affirment que s’il ne parle point, il n’en pense pas moins. Que n’a-t-il voix au chapitre ! Si obscur que soit son cerveau, si engourdies que soient ses pensées, il sait pourquoi il a été assujetti à des corvées de plus en plus onéreuses, pourquoi son corps a été meurtri par le kourbasch et ses terribles lanières en cuir d’hippopotame. Ses maîtres avaient fait un pacte avec des bailleurs de fonds venus de l’Occident, auxquels ils devaient payer des intérêts usuraires ; ils avaient oublié le précepte du premier conquérant mahométan de l’Égypte : « Le point essentiel pour celui qui gouverne ce pays est de ne pas se laisser séduire par les financiers et par leurs systèmes, dont la conséquence est l’accroissement des taxes. » Le fellah sait que s’il a dû vendre la parcelle de terre à laquelle était attachée sa vie comme l’huître à son rocher, c’est qu’il ne pouvait plus acquitter l’impôt, et il sait que si l’impôt s’est accru dans des proportions exorbitantes, la faute en est moins encore au khédive qu’à ses insatiables créanciers. Le fellah n’ignore point, il soupçonne tout au moins que si Ismaïl-Pacha a contracté une dette de plus de 80 millions de livres sterling ; Ismaïl-Pacha n’a pas touché la moitié de cet argent, que le reste est demeuré aux mains des usuriers, des courtiers marrons, des entremetteurs, de toute la race détestable des amorceurs d’affaires. Le fellah voit dans l’étranger établi chez lui un intrus, un privilégié, exempt de toute taxe, possédant toutes les immunités, libre de faire ce qui lui plaît, tout-puissant, promenant partout des yeux de proie et des mains de rapine, accaparant tout le soleil de l’Égypte et dont la soif tarirait les eaux du Nil, si le Nil se laissait boire. Ce n’est pas à son maître que le fellah s’en prend de ses souffrances, c’est au maître de son maître, qui est l’étranger. Jadis Méhémet-Ali disait : « Si le fellah pouvait vomir, il vomirait un Turc. » Aujourd’hui il en veut bien moins au Turc qu’à l’étranger, et pour employer l’énergique langage de Méhémet-Ali, si le fellah pouvait vomir, il vomirait un banquier anglais, un spéculateur français et un agent d’affaires grec, allemand ou italien. Aussi lui persuaderait-on difficilement qu’on prenant possession de la vieille maison de servitude, l’étranger y ferait entrer avec lui la liberté et le bonheur. Au surplus, la seule liberté qu’il ambitionne est celle d’habiter en paix sa hutte de boue et de n’y pas mourir de faim, et les institutions que pourraient lui procurer les Anglais le laisseraient insensible. « Bonaparte, a dit M. Kinglake, avait espéré conquérir l’amitié des Égyptiens en leur promettant une constitution, c’était agir comme le chasseur qui se flatterait d’arriver à remplir sa gibecière en promettant à des perdrix une chambre des communes. » Il est vrai que M. Dicey, qui est un écrivain fort sensé, n’a garde de promettre aux fellahs une chambre des communes ; il ne leur octroie qu’un résident. De deux choses l’une, ou tout le monde se plaindra de ce résident, ou il sera lui-même de tous les hommes le plus à plaindre.

Avant de faire parler les gens il serait bon de les consulter. M. Dicey prétend que non-seulement la conquête de l’Égypte par les Anglais serait agréable à l’Égypte, mais que personne n’y trouverait à redire. M. Dicey fait bon marché des intérêts français à Alexandrie et au Caire, et il tient pour constant quel la terre des Pharaons n’a pour la France qu’une valeur de fantaisie, que si l’Angleterre passait cette bague à son doigt, la France en prendrait son parti ; que si elle n’en prenait pas son parti, on la consolerait facilement comme un enfant boudeur en lui donnant un joujou. — Proposez aux Français, dit-il, le choix entre la possession de l’Égypte et le protectorat de la Palestine, 99 sur 100 choisiront la Palestine. — M. Dicey ait-il fait voter les cent Français ? Il en est assurément qui prendraient en patience tous les malheurs de leur pays s’ils avaient la joie de sentir dans leur poche la clé du Saint-Sépulcre ; mais ces Français ne sont pas la France. Pour ne rien dire de ses intérêts, la France a des souvenirs, et, bien que ses malheurs lui aient appris la résignation, elle ne se résigne pas à tout oublier. Ne parlons pas de la bataille des Pyramides ; mais la France se souviendra toujours que l’une des plus grandes entreprises du siècle, le percement de l’isthme de Suez, a été l’ouvrage de son génie et de sa noble obstination, qui a lassé les résistances et le mauvais vouloir du gouvernement britannique. La France n’a aucune envie de prendre l’Égypte, et elle est disposée à tenir grand compte des intérêts anglais à Port-Saïd et dans la Mer-Rouge ; l’achat des 176,000 actions du canal de Suez par l’Angleterre ne l’a émue que parce qu’elle croyait y voir un acheminement à une conquête. Si cette conquête s’accomplissait, c’en serait fait à jamais de l’entente cordiale entre les deux pays, entente précieuse, également nécessaire à l’un et à l’autre.

Les annexionnistes anglais ne peuvent plus s’abuser sur les sentimens de la France. Leurs illusions, s’ils en avaient, ont été dissipées par la vigilance et la franchise de notre nouveau ministre des affaires étrangères. Le premier soin de M. Waddington a été de s’expliquer à ce sujet avec le gouvernement britannique il a tenu à lui faire savoir que la France entendait pratiquer dans les affaires d’Orient une politique absolument désintéressée, qu’elle ne voulait avoir aucune part aux dépouilles de la Turquie, que, si on lui offrait la Syrie ou autre chose, elle refuserait ces dangereux présens, mais qu’elle attachait une extrême importance au maintien du statu quo territorial dans le bassin de la Méditerranée, et qu’elle serait heureuse de savoir ce qu’en pensait l’Angleterre. La réponse du cabinet anglais a été parfaitement correcte ; les assurances les plus satisfaisantes ont été données non-seulement par lord Derby, mais par lord Beaconsfield lui-même. Le cabinet tory ne se méprend point sur les véritables intérêts de l’Angleterre ; les encouragemens de certains diplomates étrangers qui lui disaient avec instance : « Prenez l’Égypte ! » lui ont paru suspects. Il n’ignore point que, s’il avait le malheur d’y prêter l’oreille, l’exemple qu’il donnerait mettrait à l’aise de dévorantes ambitions, et que les diplomates qui l’engagent à secouer ses scrupules se promettent le double avantage de le brouiller avec la France et de se procurer à eux-mêmes une justification pour toutes les conquêtes qu’ils peuvent rêver. Si l’annexion de l’Égypte servait d’excuse ou de prétexte à l’annexion de la Hollande, l’Angleterre serait-elle contente ? aurait-elle lieu de se féliciter d’un tel marché ?

Dans ce temps d’appétits effrénés, de convoitises intempérantes, une politique parfaitement honnête, soutenue avec résolution et fermeté par le gouvernement anglais, aurait non-seulement un immense succès de nouveauté, elle opérerait des miracles. Elle donnerait à réfléchir aux convoitises intempérantes, elle réveillerait ceux qui dorment, elle rendrait courage à ceux qui craignent, elle ranimerait leur langueur, elle rallierait partout des adhésions. Elle finirait même par avoir raison de l’opinion anglaise ; les bulgaromanes, les sectaires, les philosophes baisseraient pavillon devant elle, et l’on peut croire que le brave bourgeois qui prend l’omnibus et qui adore le succès acclamera lord Beaconsfield, quand lord Beaconsfield lui aura prouvé par ses actes que l’honnêteté courageuse est souvent la plus habile des politiques. En vérité, s’il n’y avait plus en Europe que des peuples conquérans occupés à prendre et des peuples industrieux occupés à les laisser faire, des empires militaires toujours inquiétans pour leurs voisins parce qu’ils n’ôtent jamais leurs bottes et des états libres trop amoureux de leurs repos pour jamais quitter leurs pantoufles, ce monde serait un triste monde et l’Europe un lieu inhabitable. Il dépend du cabinet tory d’épargner à l’Europe les horreurs d’une guerre générale. Les audacieux seront plus timides, les faibles seront plus vaillans le jour où ils auront acquis la certitude que la Grande-Bretagne est toujours la Grande-Bretagne, qu’elle ne se retranche pas dans son égoïsme insulaire, qu’elle a cure des affaires du continent, que ses hommes d’état parlent haut et qu’ils ne parlent jamais en vain.


G. VALBERT.

  1. The Khedive’s Egypt, by Edwin De Leon, ex-agent and consul-general to Egypt, London, 1877, p. 9.
  2. The Khedive’s Egypt, p. 228.