Le Cabinet des fées/Tome 33/03

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Le Cabinet des fées
ou collection choisie de contes de fées, et autres contes merveilleux
Tome trente-troisième
Barde, Manget & Compagnie.

La Princesse Camion


IL y avoit une fois un roi & une reine qui n’avoient qu’un fils ; c’étoit leur unique eſpérance. La reine, depuis quatorze ans qu’il étoit né, n’avoit jamais eu nul ſoupçon de groſſeſſe. Le prince étoit joli à merveille, il apprenoit tout ce qu’on vouloit. Le roi & la reine l’aimoient à la folie, & leurs ſujets y avoient mis toute leur tendreſſe ; car il étoit affable pour tout le monde, & cependant il ſavoit bien faire la diſtinc‍tion des gens qui l’approchoient ; il s’appeloit Zirphil. Comme il étoit fils unique, le roi & la reine réſolurent de le marier au plus vite, afin de voir naître de lui des princes qui puſſent ſoutenir leur couronne, ſi malheureusement Zirphil leur étoit enlevé.

On cherchoit donc à pied & à cheval une princeſſe digne du dauphin : mais il ne s’en trouvoit point de convenable. Enfin après une grande perquiſition, on vint dire à la reine qu’il y avoit une dame voilée qui deſiroit entretenir ſa majeſté en particulier, ſur une affaire importante. La reine ſe mit vitement ſur ſon trône pour lui donner audience, & ordonna qu’on la fit entrer. Cette dame s’approcha ſans ôter ſes crêpes blancs qui tomboient juſqu’à terre. Quand elle fut aux pieds du trône : Reine, dit-elle, je m’étonne que ſans m’avoir conſultée vous ſongiez à marier votre fils. Je ſuis la fée Marmotte, & mon nom fait aſſez de bruit pour avoir été juſqu’à vous. Ah ! madame, dit la reine, en deſcendant promptement de ſon trône pour aller embraſſer la fée ; vous me pardonnerez aiſément ma faute, quand vous ſaurez que je n’avois écouté que comme un conte toutes les merveilles qu’on m’a dites de vous : mais à préſent que vous me faites la grâce de venir dans mon palais, je ne doute plus de votre puiſſance, & vous ſupplie de vouloir bien m’honorer de votre conſeil. Il n’en va pas ainſi avec les fées, reprit Marmotte, une telle excuſe en ſatisferoit peut-être une du commun ; mais je ſuis mortellement offenſée ; & pour commencer à vous punir, je vous ordonne de faire épouſer à votre Zirphil la perſonne que je vous apporte. À ces mots elle fouilla dans ſa poche, tirant un étui à cure-dent, elle l’ouvrit, & il en ſortit une petite poupée d’email, ſi jolie & ſi bien faite que la reine, malgré ſa douleur, ne put s’empêcher de l’admirer. C’eſt ma filleule, continua la fée, & je lui ai toujours deſtiné Zirphil. La reine étoit toute en larmes, elle conjuroit Marmotte par les paroles les plus touchantes, de ne pas l’expoſer à la riſée de ſes peuples, qui ſe moqueroient d’elle ſi elle leur annonçoit ce mariage. Qu’eſt-ce à dire ſe moquer, madame, dit la fée ? Ah, nous verrons ſi l’on doit ſe moquer, madame, dit la fée ? Ah, nous verrons ſi l’on doit ſe moquer de ma filleule, & ſi votre fils ne doit pas l’adorer. Je veux bien vous dire qu’elle le mérite ; elle eſt petite, cela eſt vrai, mais elle a plus d’eſprit que tout votre royaume enſemble : quand vous l’entendrez vous en ſerez ſurpriſe vous-même ; car elle parle, je veux bien vous le dire. Allons, petite princeſſe Camion, dit-elle à la poupée, parlez un peu à votre belle-mère, & montrez-lui ce que vous ſavez faire. Alors la jolie Camion ſauta ſur la palatine de la reine, & lui fit un petit compliment ſi tendre & ſi raiſonnable, que la reine ſuſpendit ſes larmes pour baiſer de tout ſon cœur la princeſſe Camion. Tenez, reine, dit la fée, voilà mon étui, remettez-y votre belle-fille ; je veux bien que votre fils s’y accoutume avant de l’épouſer, je crois que cela ne tardera pas ; votre obéiſſance peut adoucir mon courroux : mais ſi vous allez contre mes ordres, vous, votre mari, votre fils & votre royaume, tout reſſentira l’effet de ma colère ; & ſur-tout remettez-la de bonne heure le ſoir dans ſon étui ; car il eſt important qu’elle ne veille pas. À ces mots elle leva ſon voile, & la reine s’évanouit de frayeur, quand elle apperçut une véritable marmotte en vie, noire, velue & grande comme une vraie perſonne. Ses femmes vinrent à ſon ſecours, & quand elle fut revenue de ſon évanouiſſement, elle ne vit plus rien que l’étui que Marmotte lui avoit laiſſé.

On la mit au lit, & l’on fut avertir le roi de cet accident ; il arriva tout effrayé. La reine fit ſortir tout le monde, & avec un torrent de larmes, elle conta ſon aventure au roiſ qui n’y avoit point ajouté foi juſqu’au moment où il vit la poupée que la reine tira de ſon étui. Juſte ciel ! s’écria-t-il, après avoir un peu médité, ſe peut-il que les rois ſoient expoſés à de ſi grands malheurs ! Ah ! nous ne ſommes au-deſſus des autres hommes que pour ſentir plus douloureuſement les peines & les malheurs attachés à la vie ; & pour donner de plus grands exemples de fermeté, ſire, reprit la poupée avec une petite voix douce & claire. Ma chère Camion, dit la reine, vous parlez comme un oracle : enfin, après une converſation d’une heure entre ces trois perſonnes, il fut conclu que l’on ne divulgueroit point encore ce mariage, & qu’on attendroit que Zirphil, qui étoit à la chaſſe pour trois jours, ſe déterminât à ſuivre les ordres de la fée, que la reine ſe chargea de lui apprendre.

En attendant, la reine & même le roi s’enfermoient pour entretenir la petite Camion : elle avoit l’eſprit fort orné, elle parloit bien, & avec un tour ſingulier qui plaiſoit beaucoup ; cependant, quoiqu’elle fût animée, ſes yeux avoient un fixe qui étoit déplaiſant, & la reine ne s’en choquoit, que parce qu’elle commençoit à aimer Camion, & qu’elle craignoit que le prince ne la prît en averſion. Il s’étoit paſſé plus d’un mois déjà depuis que Marmotte avoit paru, que la reine n’avoit encore oſé lui montrer ſa prétendue. Un jour il entra chez elle comme elle étoit encore au lit : Madame, lui dit-il, il m’eſt arrivé la choſe du monde la plus ſurprenante à la chaſſe ces jours paſſés ; j’avois toujours voulu vous le cacher : mais enfin cela devient ſi extraordinaire qu’il faut abſolument que je vous le diſe.

Je ſuivois un ſanglier avec beaucoup d’ardeur, & je l’avois pourſuivi juſqu’au fond de la forêts ſans prendre garde que j’étois ſeul, lorſque je le vis ſe précipiter dans un trou qui ſe fit à la terre ; mon cheval s’étant lancé après, je tombai pendant une demi-heure, & je me trouvai au fond ſans m’être bleſſé. Là, au lieu du ſanglier, que j’avoue que je craignois de trouver, je trouvai une perſonne fort laide, qui me pria de deſcendre de cheval & de la ſuivre. Je n’héſitai pas, & lui donnant la main, elle fit ouvrir une petite porte qui étoit auparavant cachée à ma vue, & j’entrai avec elle dans un ſallon de marbre vert, où il y avoit une cuve d’or couverte d’un rideau d’une étoffe fort riche : elle ſe leva, & je vis dans cette cuve une beauté ſi merveilleuſe, que j’en penſai tomber à la renverſe. Prince Zirphil, me dit cette dame qui ſe baignoit, la fée Marmotte m’a enchantée ici, & c’eſt par votre ſecours ſeul que je puis être délivrée : Parlez, madame, lui dis-je, que faut-il que je faſſe pour vous ſecourir ? Il faut, dit-elle, m’épouſer tout-à-l’heure, ou m’écorcher toute vive. Je fus auſſi ſurpris de la première propoſition qu’effrayé de la ſeconde. Elle lut dans mes yeux mon embarras ; & prenant la parole : ne vous imaginez point, dit-elle, que je me moque ou que je vous propoſe une choſe de laquelle vous puiſſiez vous repentir. Non, Zirphil, raſſurez-vous, je ſuis une princeſſe infortunée, que la fée a priſe en averſion, elle m’a fait moitié femme, moitié baleine, pour n’avoir pas voulu épouſer ſon neveu, le roi des merlans, qui eſt effroyable, & encore plus méchant, & elle m’a condamnée à l’état où je ſuis, jusqu’à ce qu’un prince, nommé Zirphil, ait rempli une des conditions que je viens de vous propoſer ; pour en venir à bout, j’ai fait prendre la forme d’un ſanglier à ma dame d’honneur, & c’eſt elle qui vous a attiré ici ; j’ai même à vous dire que vous n’en ſortirez point, que vous n’ayez rempli mes déſirs d’une façon ou d’une autre, je n’en ſuis pas la maîtreſſe, Il faut m’épouser tout à l’heure ou m’écorcher toute vive & Citronette, que vous voyez avec moi, vous dira que cela ne peut être autrement. Imaginez-vous, madame, dit le prince à la reine, qui l’écoutoit attentivement, dans quel état me mit ce dernier diſcours. Quoique le viſage de la princſſe Baleine me plût infiniment, que ſes grâces & ſes malheurs la rendiſſent extrêmement touchante, la Baleine me donnoit une horreur effroyable ; cependant, quand je ſongeois qu’il falloit l’écorcher, j’étois au déſeſpoir. Mais, madame, lui dis-je enfin, (car mon ſilence devenoit auſſi ſtupide qu’inſultant), n’y auroit-il point un troiſième moyen. Je n’eus pas achevé ce malheureux mot, que la princeſſe Baleine & ſa ſuivante firent des cris & des lamentations à percer la voûte du ſallon. Ingrat ! cruel ! tigre ! & tout ce qu’il y a de plus farouche & de plus inhumain ! me dit-elle ? tu veux donc que je ſois encore condamnée au ſupplice de te voir expirer ? Car ſi tu ne te réſous à m’accorder ce que je te demande, tu vas périr, la fée me l’a aſſuré, & je ſerai Baleine toute ma vie.

Ses reproches me perçoient le cœur ; elle tiroit ſes beaux bras hors de l’eau, & joignit des mains charmantes pour me prier de choiſir promptement. Citronette étoit à mes genoux qu’elle embraſſoit en criant à me rendre ſourd. Mais comment vous épouſer, diſois-je ? Quelle ſorte de cérémonie faut-il pour cela ? Écorchez-moi, me diſoit-elle tendrement, & ne m’épouſez pas, je l’aime autant. Écorchez-la, diſoit l’autre en criant toujours, & ne vous embarraſſez de rien. J’étois dans une perplexité que je ne puis dire ; & quand je revois à ce que je devois faire, leurs cris & leurs pleurs redoubloient, & je ne ſavois plus que devenir. Enfin, après mille & mille combats, je relevai les yeux ſur la belle Baleine, & j’avoue que j’y trouvai un charme inexprimable. Je me jetai à genoux près de la cuve, & prenant ſa belle main : non, divine princeſſe, lui dis-je, je ne vous écorcherai point, j’aime mieux vous épouſer.

À ces mots, la joie ſe répandit ſur le viſage de la princeſſe, mais une joie modeſte, car elle rougit ; & baiſſant ſes beaux yeux. Je n’oublierai jamais, dit-elle, le ſervice que vous me rendez ; j’en ſuis ſi pénétrée de reconnoiſſance, que vous devez tout attendre de moi après cette généreuſe réſolution. Ne perdez point de temps, crioit l’inſupportabie Citronette, dites-lui vîtement ce qu’il faut qu’il faſſe : il ſuffit, dit la princſſe Baleine en rougiſſant encore, que vous me donniez votre bague, & que vous receviez la mienne ; voilà ma main, recevez-la pour gage de ma foi. Je n’eus pas fait ce tendre échange & baiſé la belle main qu’elle me préſentoit, que je me retrouvai ſur mon cheval, au milieu de la forêt ; & qu’ayant appelé mes gens, ils vinrent à moi, & je revins ici ſans pouvoir dire une parole tant j’étois étonné. Depuis, toutes les nuits je ſuis tranſporté, ſans ſavoir comment, dans le beau ſallon vert, où je paſſe la nuit auprès d’une perſonne inviſible ; elle me parle, & me dit qu’il n’eſt pas encore temps que je la connoiſſe… Ah ! mon fils, s’écria la reine, il eſt donc poſſible que vous ſoyiez réellement marié. Mais, madame, reprit le prince, quoique j’aime infiniment ma femme, j’aurois ſacrifié cette tendreſſe ſi j’avois pu ſortir d’avec elle ſans cela. À ces mots, il ſortit une petite voix des poches de la reine, qui dit : Prince Zirphil, il falloit l’écorcher ; mais votre pitié peut-être vous ſera fatale.

Le prince, ſurpris de cette voix, demeura tout interdit. La reine voulut en vain lui cacher la cauſe de cette aventure, il fouilla promptement dans cette poche qui étoit ſur le fauteuil auprès du lit, & en tira l’étui que la reine lui prit de la main, & qu’elle ouvrit. Auſſitôt la princeſſe Camion en ſortit, & le prince étonné ſe jeta à genoux auprès du lit de la reine pour la conſidérer de plus près. Je vous jure, madame, s’écria-t-il, que voilà la miniature de ma chère Baleine. Eſt-ce donc une galanterie que vous me faites ; & avez-vous voulu m’effrayer, en me laiſſant croire plus long-temps que vous n’approuvez pas mon mariage ? Non, mon fils, reprit enfin la reine, mon chagrin eſt véritable, & vous nous expoſez aux plus cruels malheurs en épouſant la Baleine, puiſqu’enfin vous êtes promis à la princeſſe Camion que vous voyez entre mes mains.

Alors elle lui conta tout ce qui s’étoit paſſé avec la fée Marmotte ; & le prince la laiſſa dire tout ce qu’elle voulut ſans l’interrompre, tant il étoit ſurpris qu’elle & ſon père euſſent donné dans une affaire qui paroiſſoit ſi ridicule. À dieu ne plaiſe, madame, dit-il enfin, quand la reine eut achevé, que je me fuſſe jamais oppoſé aux deſſeins de votre majeſté, & que j’euſſe contrarié le roi mon père, quand même il m’auroit ordonné des choſes auſſi impoſſibles que paroît celle-là ; mais quand je l’euſſe voulu, quand même j’aurois pu devenir amoureux de cette jolie princeſſe comment vos ſujets auroient-ils jamais ?… Le temps eſt un grand maître, prince Zirphil, dit Camion ; mais c’en eſt fait, vous ne pouvez plus m’épouſer, & ma maraine me paroit une perſonne à ne pas ſouffrir patiemment qu’on lui manque de parole ; toute petite que je ſuis, je ſens comme une autre le déſagrément de cette aventure : mais comme il n’y a pas beaucoup de votre faute, ſinon un peu trop d’étourderie, peut-être pourrai-je obtenir que la fée diminue ſa vengeance.

Après ces paroles, Camion ſe tut, car elle étoit épuiſée d’en avoir tant dit. Ma chère mignonne, dit la reine, je vous ſupplie de vous repoſer, crainte de vous faire mal, afin que vous ſoyiez en état de parler à la fée quand elle viendra pour nous deſoler ; vous êtes notre conſolation, & ſi l’on nous punit je le ferai bien doucement, ſi Marmotte ne vous ôte pas d’avec nous. La petite Camion ſentit ſon petit cœur ému des paroles de la reine ; mais étant toute eſoufflée, elle ne put que baiſer ſa main ſur laquelle elle répandit quelques petites larmes. Zirphil fut touché de cette ſituation, & demanda à Camion la ſienne pour la baiſer à ſon tour ; elle la lui donna avec beaucoup de grâce & de dignité, puis elle rentra dans ſon étui. Après cette tendre ſcène, la reine ſe leva pour aller dire au roi tout ce qui s’étoit paſſé, & pour prendre des meſures raiſonnables contre la colère de la fée.

La nuit ſuivante, Zirphil, malgré la garde qu’on avoit redoublée dans ſon appartement, fut enlevé à minuit ſonnant, & ſe trouva à l’ordinaire près de ſon inviſible ; mais au lieu de s’entendre dire les choſes douces & touchantes qu’on avoit coutume de lui dire, il entendit qu’on pleuroit, & que cette perſonne s’éloignoit de lui. Qu’ai-je donc fait, dit-il enfin, après s’être bien fatigué à courir après ? Qu’ai-je fait pour que vous me traitiez ſi mal ? Vous pleurez, ma chère Baleine, quand vous devriez me conſoler de ce que je dois craindre pour ma tendreſſe ! Je fais tout, dit la princeſſe Baleine avec une voix entrecoupée de ſanglots, je fais tout ce qu’il peut m’arriver de cruel : mais, ingrat ! c’eſt de vous que j’ai le plus à me plaindre. Ô ciel ! s’écria Zirphil, hé, quoi ! qu’avez-vous à me reprocher ? L’amour que Camion a pour vous, reprit la voix, & la tendreſſe avec laquelle vous avez baiſé ſa main. La tendreſſe ! reprit vivement le prince ? Eh ! divine Baleine, connoiſſez-vous ſi peu la mienne, pour l’accuſer ſi légèrement ? De plus, quand Camion pourroit avoir de l’amour, ce qui eſt impoſſible, puiſqu’elle ne m’a vu qu’un moment, pourriez-vous le craindre, après celui que j’ai pour vous, après les preuves que je vous en ai données ? C’eſt vous que je dois accuſer d’injuſtice ; car ſi je l’ai regardée avec quelqu’attention, ce n’eſt que parce que ſon viſage repréſente le vôtre, & qu’étant privé du plaiſir de vous voir, tout ce qui vous reſſemble me plaît extrêmement : ne vous cachez plus, ma chère princeſſe & je n’en regarderai pas une autre. L’inviſible ſembla ſe conſoler à ces mots, & ſe rapprochant du prince : pardonnez-moi, dit-elle, ce petit mouvement de jalouſie, j’ai aſſez de ſujets de craindre qu’on me ſépare de vous, pour avoir été affligée d’une choſe qui ſembloit commencer à m’annoncer ce malheur. Mais, dit le prince, ne pourrai-je ſavoir pourquoi il ne vous eſt pas permis de vous montrer ? Car, ſi je vous ai délivrée de la tirannie de Marmotte, comment eſt-il poſſible que vous y ſoyiez encore ſoumiſe ? Hélas ! dit la princeſſe inviſible, ſi vous aviez choiſi de m’écorcher, nous aurions été bien plus heureux ; mais vous avez eu tant d’horreur pour cette propoſition, que je n’ai pas oſé vous en preſſer davantage. Par quel haſard, interrompit le prince, Camion eſt-elle inſtruite de cette aventure ; car elle m’a dit à-peu-près la même choſe ? À peine achevoit-il de prononcer ces derniers mots, que la princeſſe Baleine fit un cri épouvantable, & s’élança hors du lit ; le prince ſurpris en ſortit précipitamment. Mais quel fut ſon effroi, lorſqu’au milieu de la chambre il apperçut l’hideuſe Marmotte qui tenoit par les cheveux la belle princeſſe Baleine, qui n’étoit plus ni baleine ni inviſible ! Il voulut prendre ſon épée ; mais Baleine, toute en larmes, le pria de modérer ſa colère, parce qu’elle ne ſerviroit de rien contre le pouvoir de la fée ; & l’horrible Marmotte, en grinçant les dents, il en ſortit une flamme violette, qui lui brûla les poils de la barbe : Prince Zirphil, lui dit-elle, une fée qui te protège contre moi m’empêche d’exterminer, toi, ton père, ta mère & tout ce qui t’appartient ; mais tu ſouffriras du moins dans ce qui t’eſt le plus cher, pour t’être marié ſans m’a voir conſultée, & tes tourmens ne finiront point, ni ceux de ta princeſſe, que tu ne te ſois ſoumis à mes ordres.

En achevant ces mots, elle diſparut ainſi que la princeſſe, la chambre & le palais, & il ſe trouva dans ſon appartement nud en chemiſe, & l’épée à la main. Il étoit ſi étonné & ſi outré de colère, qu’il ne penſoit pas qu’il geloit de froid ; car on étoit alors dans le plus fort de l’hiver. Au bruit qu’il faiſoit, ſes gardes entrèrent dans ſa chambre, & le prièrent de ſe coucher, ou de ſe laiſſer habiller. Il prit le dernier parti, & paſſa dans la chambre de la reine, qui de ſon côté avoit paſſé la nuit dans la plus cruelle de toutes les inquiétudes. Elle n’avoit pu s’endormir en ſe couchant, & pour tâcher d’y parvenir, elle avoit voulu s’entretenir de ſes chagrins avec la petite Camion : mais elle avoit eu beau ſecouer ſon étui, Camion n’y étoit plus : elle craignoit de l’avoir perdue dans ſes jardins & elle s’étoit levée après avoir fait allumer des flambeaux pour la chercher, mais inutilement ; elle avoit abſolument diſparu, & la reine étoit venue ſe recoucher dans un chagrin épouvantable : elle le laiſſoit éclater quand ſon fils entra. Il étoit ſi affligé lui-même qu’il ne s’apperçut point des pleurs de la reine. Elle, de ſon coté, le voyant tout agité : ah ! ſans doute, lui dit-elle, que vous venez m’annoncer quelque choſe d’affreux ? Oui, madame, reprit le prince ; car je viens vous dire que je veux mourir ſi je ne retrouve ma princeſſe. Comment, dit la reine ! Quoi ! mon fils, aimeriez-vous déjà cette malheureuſe princeſſe ? Quoi ! votre Camion, dit le prince ? Hé, madame, pouvez-vous m’en ſoupçonner ? C’eſt ma chère Baleine qui m’eſt enlevée ; ce n’eſt que pour elle que je veux vivre, & c’eſt Marmotte, la cruelle Marmotte, qui me l’a enlevée ! Ah ! mon fils, dit la reine, je ſuis bien plus affligée encore que vous ; car ſi l’on vous ôte votre Baleine, pour moi l’on m’a volé Camion ; & depuis hier au ſoir, elle eſt diſparue de ſon étui. Ils ſe contèrent alors leur aventure réciproque, & pleurèrent enſemble leurs malheurs communs. On alla informer le roi des cris & du déſeſpoir de la reine & du chagrin de ſon fils. Il vint dans l’appartement où cette ſcène tragique ſe paſſoit ; & comme il avoit beaucoup d’eſprit, il imagina tout d’un coup de faire afficher Camion, avec une grande récompenſe pour celui qui la rapporteroit. Tout le monde trouva cet expédient merveilleux, & la reine même, malgré ſa grande douleur, fut obligée de convenir qu’on ne pouvoit jamais imaginer une choſe auſi ſingulière, ſans avoir un eſprit tranſcendant. On fit des affiches, on les diſtribua, & la reine ſe calma par l’eſpérance d’apprendre bientôt des nouvelles de ſa petite princeſſe. Pour Zirphil, la perte de Camion l’intéreſſoit auſſi peu que ſa préſence ; il réſolut d’aller chercher une fée qu’on lui avoit enſeignée : il demanda permiſſion au roi & à la reine, & il partit ſeul avec un écuyer.

Il y avoit bien loin de ce pays-là dans celui où étoit la fée ; mais le temps & les obſtacles ne pouvoient point arrêter l’impatience amoureuſe du jeune Zirphil. Il paſſa des campagnes & des royaumes ſans nombre ; il ne lui arriva rien de particulier, parce qu’il ne le voulut pas ; car étant beau comme l’amour, & brave comme ſon épée, les aventures ſe ſeroient préſentées s’il les avoit voulu chercher. Enfin, après un an de voyage, il arriva au commencement du déſert où la fée avoit fixé ſa demeure ; il deſcendit de cheval, & laiſſa ſon écuyer dans une petite cabane avec ordre de l’attendre, & de ne point s’impatienter. Il entra dans le déſert qui étoit effroyable par ſa folitude ; les chouettes ſeules l’habitoient, & leurs cris n’épouvantèrent point l’âme magnanime de notre prince.

Un ſoir, il apperçut de fort loin une lumière qui lui fit croire qu’il approchoit de la grotte ; car quelle autre qu’une fée eût pu demeurer dans cet horrible déſert. Il marcha long-temps pendant la nuit ; enfin, au point du jour, il découvrit la fameuſe grotte ; mais un lac de feu la ſéparoit de lui, & toute ſa valeur ne pouvoit le ſauver des flammes qui ſe répandoient à droite & à gauche. Il chercha long-temps comment il pourroit faire, & ſon courage penſa l’abandonner quand il vit qu’il n’y avoit pas ſeulement un pont ; le déſeſpoir le ſervit mieux ; outré de chagrin & d’amour, il réſolut de finir ſa vie dans le lac, s’il ne pouvoit le traverſer. Il n’eut pas plutôt pris cette étrange réſolution qu’il l’exécuta, & ſe jetant à corps perdu dans les flammes, il ſentit une petite chaleur douce qui ne l’incommodoit point, & paſſa ſans peine de l’autre côté. À peine fut-il dehors, qu’une ſalamandre jeune & belle, ſortit du lac, & lui dit : Prince Zirphil, ſi votre amour eſt auſſi grand que votre courage, vous devez tout eſpérer de la fée Lumineuſe elle vous aime, mais elle veut vous éprouver Zirphil fit une profonde révérence à la ſalamandre pour la remercier ; car elle ne lui donna pas le temps de parler ; elle ſe replongea dans les flammes, & il pourſuivit ſon chemin. Il arriva enfin au bas d’un rocher d’une hauteur prodigieuſe, qui ſembloit tout de feu, tant il étoit brillant ; c’étoit un eſcarboucle ſi gros que la fée étoit logée très commodément dedans. Sitôt que le prince approcha, Lumineuſe ſortit du rocher ; il ſe proſterna devant elle : elle le fit relever, & le fît entrer dans la grotte. Prince Zirphil, lui dit-elle, une puiſſance égale à la mienne a balancé le bonheur dont je vous avois doué à votre naiſſance ; mais vous devez tout attendre de mes ſoins ; il faut autant de patience que de courage pour vaincre la méchanceté de Marmotte ; je ne puis rien vous dire de plus. Du moins, madame, reprit le prince, faites-moi la grâce de me dire ſi la belle Baleine n’eſl point malheureuſe, & ſi je puis eſpérer de la revoir bientôt. Elle n’eſt point malheureuſe, reprit la fée ; mais vous ne pouvez la voir qu’après l’avoir pilée dans le mortier du roi des Merlans. Ô ciel ! s’écria le prince. Quoi, madame, elle eſt en ſa puiſſance, & j’ai à craindre, non ſeulement l’amour qu’il a pour elle, mais encore l’horreur de la piler par mes mains ! Armez-vous de forces, reprit la fée, & ne balancez pas à obéir ; de là dépend tout votre bonheur, & celui de votre épouſe. Mais elle mourra ſi je la pile, dit encore le prince, & j’aimerois mieux mourir moi-même….. Allez, dit la fée, & ne répliquez pas ; chaque moment que vous perdez en ajoute à la fureur de Marmotte. Allez chez le roi des Merlans ; dites-lui que vous êtes le page que je lui avois promis, & comptez ſur ma protection. Enſuite, elle lui fit voir, ſur une carte, la route qu’il falloit tenir pour arriver chez le roi des Merlans ; puis elle le congédia après lui avoir appris que la bague que Baleine lui avoit donnée, lui feroit voir tout ce qu’il auroit à faire, quand le roi lui ordonneroit des choſes difficiles. Il partit, & après quelques journées de chemin, il arriva dans une prairie que la mer terminoit, au bord de laquelle étoit attaché un petit navire de nacre de perle garni d’or. Il regarda ſon rubis, & ſe vit dedans montant dans le navire ; il y entra, & après l’avoir détaché, le vent le pouſſa en pleine mer ; & après quelques heures de navigation, le navire s’arrêta au pied d’un château de cryſtal de roche, bâti ſur pilotis. Il ſauta à bas, & entra dans une cour qui conduiſoit à un veſtibule magnifique, & à des appartemens ſans nombre, dont toutes les murailles de cryſtal de roche, gravées admirablement, faiſoient le plus bel effet du monde ; des hommes avec des têtes de poiſſons de toutes les eſpèces habitoient le château. Il ne douta pas que ce ne fût la demeure du roi des Merlans ; il en frémit de courroux ; mais il ſe contraignit pour demander a un turbot, qui avoit l’air du capitaine des gardes, comment il s’y prendroit pour voir le roi des Merlans. L’homme-turbot lui fit ſigne gravement d’avancer, & il entra dans la ſalle des gardes, où il vit ſous les armes mille hommes à tête de brochet, qui ſe mirent en haie ſur ſon paſſage ; enfin, il vint juſqu’à la chambre du trône, après avoir percé une foule infinie d’hommes-poiſſons. Ils ne faiſoient pas grand bruit, car ils étoient muets ; la plus grande partie avoient une tête de merlan : il en vit pluſieurs qui lui parurent les plus conſidérables par la foule qui les entouroit, & par les airs importans qu’ils prenoient avec quelques-uns. Il parvint juſqu’au cabinet du roi, d’où il vit ſortir le conſeil compofé de douze hommes qui avoient des têtes de requin : le roi lui-même parut enfin ; il avoit, comme les autres, une tête de merlan ; mais il avoit des nageoires ſur les épaules, & depuis la ceinture en bas il étoit véritable merlan : il parloit, & ſon vêtement n’étoit compoſſé que d’une écharpe de peau de dorade qui étoit allez brillante. Il avoit un caſque en forme de couronne, ſur lequel s’élevoit une queue de morue qui faiſoit le panache ; quatre merlans le portoient dans un ſceau de porcelaine du Japon, qui étoit grand comme une cuve à ſe baigner ; il étoit rempli d’eau de la mer ; ſa plus grande magnificence étoit de le faire remplir deux fois le jour par les ducs & pairs de ſa cour ; cet emploi étoit extrêmement brigué. Le roi des Merlans étoit fort grand, & avoit plus l’air d’un monſ‍tre que d’autre choſe. Quand il eut parlé à quelques-uns de ceux qui lui apportoient des placets, il apperçut le prince. Qui êtes-vous, mon ami, lui dit-il ? Par quel haſard un homme vient-il ici ? Seigneur, dit Zirphil, je ſuis le page que la fée Lumineuſe vous a promis. Je ſais ce que c’eſt, dit le roi en riant, & en montrant des dents comme celles d’une ſcie : qu’on le mène dans mon ſerrail, & qu’il apprenne à parler à mes écreviſſes. Auſſitôt une troupe de merlans l’entourèrent & le menèrent où le roi l’ordonnoit. En repaſſant dans les appartemens, tous les poiſſons, juſqu’aux plus hauts en faveur, lui firent beaucoup d’amitié par ſignes : on lui fit traverſer un jardin délicieux, au bout duquel étoit un pavillon charmant tout de nacre de perle, avec de grandes branches de corail qui ornoient les murailles. Les merlans favoris l’introduiſirent dans un ſallon pareil pour l’ajuſtement, dont les fenêtres donnoient ſur une pièce d’eau magnifique. On lui fit entendre que c’étoit-là ſa demeure ; & après lui avoir montré une petite chambre qui donnoit dans un coin du ſallon, qu’il comprit devoir être la ſienne, ils ſe retirèrent, & il demeura ſeul, fort étonné de ſe voir comme priſonnier chez ſon rival.

Il rêvoit ſur l’état de ſes affaires, lorſqu’il vit ouvrir les portes de ſa chambre, & que dix ou douze mille écreviſſes, conduites par une plus groſſe que les autres, entrèrent & ſe rangèrent ſur des lignes droites, ce qui remplit preſque ſon appartement. Celle qui marchoit à leur tête monta ſur une table qui étoit à côté de lui, & lui dit : Prince, je vous connois, & vous devez beaucoup à mes ſoins ; mais comme il eſt rare de trouver de la reconnoiſſance dans les hommes, je ne vous dirai point ce que j’ai fait pour vous, afin de ne pas avoir à détruire les ſentimens que vous m’avez inſpiré ; ſachez donc que voilà les écreviſſes du roi des Merlans ; qu’elles ſeules parlent dans cet empire, & que vous êtes choiſi pour leur apprendre le beau langage, l’uſage du monde, & le moyen de plaire à leur ſouverain : vous leur trouverez de l’eſprit ; mais il faudra, tous les matins, que vous en choiſiſſiez dix pour les piler dans le mortier du roi afin de lui en faire un bouillon. L’écreviſſe ayant ceſſé de parler, le prince prit la parole : j’ignorois, madame, que vous euſſiez bien voulu vous intéreſſer à ce qui me regarde ; ce que j’en ſens de reconoiſſance déjà, doit vous faire perdre la mauvaiſe idée que vous avez conçue des hommes en général, puiſque, ſur l’aſſurance que vous me donnez, je me ſens capable d’en être touché : mais ce qui m’inquiète fort, c’eſt de ſavoir comment il faut s’y prendre pour raiſonner avec les perſonnes dont vous voulez bien me confier l’éducation ; ſi j’étois sûr qu’elles euſſent autant d’eſprit que vous, j’en ſerois peu en peine, & j’aurois bien de l’honneur à cet ouvrage ; mais plus elles me ſembleront difficiles à inſtruire, moins j’aurai de courage de les punir de ce dont vraiſemblablement elles ne ſeront point coupables : ayant vécu avec elles, comment aller les livrer à un ſupplice….. Vous êtes obſtiné & grand parleur reprit l’écreviſſe ; mais nous ſaurons vous réduire. Alors, elle ſe leva de deſſus la table, & ſautant à terre, elle prit la véritable forme de Marmotte en vie ; (car c’étoit cette méchante fée), ô ciel, s’écria le prince, voilà donc la perſonne qui ſe vante tant de s’intéreſſer à mes jours, elle qui ne fait que les rendre malheureux ? Ah ! Lumineuſe, pourſuivit-il, vous m’abandonnez. Il n’eut pas achevé ces mots que Marmotte ſe précipita par la fenêtre dans le réſervoir, & diſparut. Il reſta ſeul avec les douze mille écreviſſes. Après avoir un peu rêvé comment il feroit pour leur apprendre à vivre, ce qu’elles attendoient avec grand ſilence, il lui vint dans l’eſprit, qu’il pouvoit bien trouver, parmi elles, la belle & malheureuſe Baleine, puiſque l’affreuſe Marmotte lui avoit ordonné d’en piler dix tous les matins. Eh ! pourquoi les piler, diſoit-il, ſinon pour me faire enrager ? N’importe, cherchons-la, s’écria-t-il en ſe levant, & tâchons au moins de la reconnoitre pour mourir de douleur à ſes yeux. Alors, il demanda aux écreviſſes ſi elles vouloient bien lui permettre de chercher parmi elles, s’il n’y en avoit point une de ſa connoiſſance. Nous n’en ſavons rien, ſeigneur, dit la première qui parla ; mais vous pouvez vous en informer juſqu’à l’heure où nous devons retourner au réſervoir, car il faut y paſſer la nuit abſolument. Zirphil commença ſes perquiſitions : plus il cherchoit, moins il découvroit ; il remarqua ſeulement à quelques paroles qu’il tira de celles qu’il interrogea, qu’elles étoient autant de princeſſes transformées par la méchanceté de Marmotte. Cela lui donna un chagrin inconcevable, d’être obligé d’en choiſir dix pour le bouillon du roi. Le ſoir venant, elles lui firent appercevoir qu’il falloir rentrer dans le réſervoir, & ce ne fut pas ſans peine qu’il ſe réſolut à ſe priver du doux amuſement de chercher la princeſſe. Il n’avoit pu, en toute la journée, parler qu’à cent cinquante ; mais comme il étoit du moins sûr qu’elle n’étoit pas parmi celles-là, il ſe détermina à en prendre dix dans le nombre ; il ne l’eut pas plutôt choiſi, qu’il ſe disſpoſa à les porter aux offices du roi : mais il fut arrêté par les éclats de rire les plus étonnans que faiſoient les victimes qu’il alloit immoler ; il en fut ſi ſurpris, qu’il fut quelque temps ſans parler : enfin il les interrompit pour demander ce qu’il y avoit de ſi plaiſant à ce qu’il alloit faire ? Elles redoublèrent leurs ris avec de ſi bruyans éclats, & de ſi bon cœur, qu’il ne put s’empêcher, malgré les chagrins qu’il reſſentoit, de mêler ſes ris aux leurs. Elles vouloient parler, mais elles ne pouvoient pas : elles ne l’interrompoient que pour dire, ah, je n’en puis plus ! Ah, j’en vais mourir ! Non, il n’y a rien de ſi plaifant ! Et de rire. Enfin, il arriva au palais en riant comme elles à gorge déployée ; & ayant montré à une tête de brochet qui étoit chef de cuiſine, ce qu’il tenoit dans ſes mains, on lui apporta un mortier de porphire vert garni d’or, où il mit ſes dix écreviſſes, & ſe diſpoſa à les piler. Alors le fond du mortier s’ouvrit, & il en ſortit une flamme brillante qui éblouit le prince, & qui rentra en même-temps que le fond qui ſe referma. Il ne vit plus rien, pas même les écreviſſes qui étoient auſſi diſparues ; cela l’étonna, & lui cauſa cependant de la joie, car il étoit affligé de piler des écreviſſes ſi joyeuſes. Le brochet parut fâché de cette aventure, il en pleura amèrement. Le prince en fut auſſi étonné que du rire des écreviſſes ; il ne put en ſavoir la raiſon, car la tête du brochet ne parloit point.

Il retourna, fort en peine de ſon aventure, dans ſon joli appartement où il ne trouva plus les écreviſſes, elles étoient retournées au réſervoir. Le lendemain matin, les écreviſſes entrèrent ſans Marmotte ; il chercha ſa princeſſe, & ne la trouvant point encore, il choiſit dix des plus belles : la même aventure arriva, elles rirent, & le brochet pleura quand elles furent diſparues avec les flammes. Trois mois de ſuite il vit toujours le même ſort ; il n’entendit point parler du roi des Merlans, ainſi il ne s’inquiétoit que de ne point voir la belle Baleine.

Un ſoir qu’il retournoit des offices chez lui, il traverſoit les jardins du palais ; en paſſant proche d’une paliſſade qui entouroit un boſquet charmant, au milieu duquel étoit une petite fontaine jailliſſante, il entendit parler ; cela l’étonna : il croyoit tous les habitans de ce royaume auſſi muets que ceux qu’il avoit vus, il marcha plus doucement, & entendit une voix qui diſoit : mais, ma princeſſe, tant que vous ne vous découvrirez point, votre époux ne vous reconnoîtra jamais. Que veux-tu que je faſſe, diſoit l’autre voix qu’il reconnut pour celle qu’il avoit tant de fois entendue ? La cruauté de Marmotte m’y oblige, & je ne puis me faire connoitre ſans riſquer ma vie & la ſienne ; la ſage Lumineuſe qui le conduit, lui cache ma figure, afin de nous conſerver l’un à l’autre : il faut abſolument qu’il me pile, c’eſt un arrêt irrévocable. Mais pourquoi vous piler, reprit l’autre ? jamais vous n’avez voulu me conter votre hiſtoire ; Citronette votre confidente me l’auroit confiée, ſi elle n’eût pas été choiſie la ſemaine paſſée pour le bouillon du roi. Hélas ! reprit la princeſſe, cette malheureuſe a déjà ſubi le ſupplice que j’attends : je voudrois pouvoir être à ſa place ; car sûrement elle eſt a l’heure qu’il eſt dans ſa grotte : mais dit l’autre voix, puiſqu’il fait une ſi belle nuit, dites-moi pourquoi vous-êtes ſoumiſe à la vengeance de Marmotte ? Je vous ai déjà dit qui je ſuis, & je brûle d’impatience de vous connoître davantage. Quoique cela renouvelle mes douleurs, reprit la princeſſe, je ne puis refuſer de vous ſatisfaire, auſſi bien c’eſt parler de Zirphil, & je me livre avec joie à tout ce qui peut me le rappeler.

On juge aiſément du plaiſir que ſentit le prince dans cet heureux moment, il ſe gliſſa doucement dans le boſquet ; & comme il faiſoit fort obſcur, il ne voyoit rien : il écouta donc de toutes ſes oreilles, & voici mot pour mot ce qu’il entendit.

Mon père étoit roi d’un pays voiſin du Mont-Caucaſe, il régnoit le mieux qu’il pouvoit ſur un peuple d’une méchanceté incroyable ; c’étoit des révoltes perpétuelles : ſouvent les fenêtres de ſon palais avoient été fracaſſées par les pierres qu’on lui jetoit. La reine ma mère qui avoit beaucoup d’eſprit, lui compoſoit des harangues pour appaiſer les ſéditions ; mais quand une avoit réuſſi un jour, le lendemain c’étoit un nouveau train. Les juges étoient las de condamner à mort, & les bourreaux de pendre ; enfin cela vint à un point ſi violent, que voyant que toutes nos provinces mêmes ſe réuniſſoient contre nous, mon père réſolut de s’en aller à la campagne pour ne plus voir des choſes ſi déſagréables. Il mena la reine avec lui, & laiſſa le royaume à gouverner à un de ſes miniſtres qui étoit fort ſage, & moins poltron que le roi mon père. Ma mère étoit groſſe de moi, ainſi elle arriva avec peine au bas du Mont-Caucaſe, où mon père avoit choiſi ſon habitation. Nos méchans ſujets firent des feux de joie à leur départ, & le lendemain, ils étranglèrent notre miniſtre, diſant qu’il vouloit faire l’entendu, & qu’ils aimoient encore mieux leur roi. Mon père ne fut point touché de leur préférence, & reſta caché dans ſa petite maiſon, où bientôt je vis le jour.

On me nomma Camion, parce que j’étois fort petite ; d’ailleurs, le roi & la reine bien las d’honneurs qui leur avoient coûté ſi cher, voulant me cacher ma naiſſance, m’élevèrent comme une bergère. Au bout de dix ans qui leur avoient paru dix minutes, tant ils étoient contens dans leur retraite, les fées qui habitent le Caucaſe, indignées de la méchanceté des gens qui peuploient notre royaume, réſolurent d’y mettre ordre.

Un jour que j’étois avec mes moutons dans la prairie qui joignoit notre jardin, deux vieilles bergères m’accoſtèrent, & me prièrent de leur donner retraite pour la nuit ; elles avoient l’air ſi abattues & ſi triſtes, que mon ame s’en émut de compaſſion. Venez, leur dis-je, mon père qui eſt paſteur voudra bien vous recevoir. Je courus à la cabane pour l’avertir de leur arrivée ; il vint au-devant d’elles, & les reçut avec beaucoup de bonté, ainſi que la reine ma mère. Je fis rentrer alors mes brebis, & je leur tirai du lait pour nos hôteſſes. Pendant ce temps, mon père leur apprêta un bon petit ſouper, & la reine qui, comme je vous l’ai déjà dit, avoit bien de l’eſprit, les entretenoit à merveille.

J’avois un petit agneau que j’aimois à la folie ; mon père m’appela pour le lui donner, afin de le mettre à la broche ; je n’étois pas accoutumée à réſiſter à ſes volontés, ainſi je le lui portai ; mais j’en étois ſi affligée, que j’allai pleurer auprès de ma mère, qui de ſon côté étoit ſi occupée à parler à ces bonnes femmes, qu’elle n’y prit pas garde. Qu’a donc la petite Camion, dit une d’elles, qui me vit toute en larmes ? Hélas ! madame, lui dis-je, c’eſt mon père, qui vous fait rôtir mon petit agneau. Comment, dit celle qui n’avoit rien dit encore, c’eſt pour nous qu’on fait ce mal à la jolie Camion ! Alors ſe levant, & donnant un coup de baguette, il ſortit à l’inſtant de deſſous terre une table magnifiquement ſervie, & les deux vieilles bergères devinrent deux dames ſi belles & ſi éclatantes de pierreries, que j’en reſtai toute immobile, juſques-là même que je ne fis pas attention que mon petit agneau bondiſſait par la chambre, & faiſoit mille ſauts qui réjouirent beaucoup la compagnie ; je courus enfin à lui, après avoir baiſé la main des belles dames ; mais je fus toute étonnée de voir ſa laine toute de canetille d’argent, & toute couverte de rubans couleur de roſe.

Mon père & ma mère étoient occupés à ſervir les fées, car vous vous doutez bien que c’en étoient deux. Elles relevèrent le roi & la reine qui s’étoient proſternés. Roi & reine, dit celle qui paroiſſoit la plus majeſtueuſe, nous vous connoiſſons depuis long-temps, & votre malheur nous a fait pitié. Ne croyez pas que les grandeurs diſpenſent des maux attachés à la vie humaine, vous devez connoître par expérience que plus le rang eſt élevé, & plus on en éprouve de ſenſibles : votre patience & votre vertu vous ont mis au-deſſus de vos malheurs ; il eſt temps de vous en donner la récompenſe. Je ſuis la fée Lumineuſe, & je viens vous demander ce qui pourroit convenir à vos majeſtés : parlez, & ne craignez point de mettre notre pouvoir à l’épreuve ; conſultez enſemble, vos ſouhaits ſeront accomplis : mais ſurtout, ne parlez point de Camion, ſa deſtinée eſt à part. La fée Marmotte, envieuſe de ce qu’elle lui promet de brillant l’a obſcurcie pour quelque temps ; mais elle ſentira mieux le prix de ſon bonheur, quand elle aura connu les malheurs de la vie, nous la protégerons en les adouciſſant : voilà ce qu’il nous eſt permis de vous dire ; parlez, après cela, nous pouvons tout pour vous.

Les fées ſe turent après cette harangue, la reine ſe tourna vers le roi pour lui dire de répondre, car elle pleuroit d’apprendre que j’étois deſtinée à être malheureuſe ; mais mon père n’étoit pas plus en état qu’elle de parler ; il faiſoit des cris pitoyables, & moi, les voyant pleurer, je quittai mon mouton pour venir pleurer avec eux. Les fées attendoient avec une grande impatience & un grand ſilence la fin de nos larmes ; enfin ma mère pouſſa un peu le roi, pour lui faire appercevoir qu’on attendoit ſa réponſe. Il ôta donc ſon mouchoir de deſſus ſon viſage, & dit, que puiſqu’il étoit décidé que je ſerois malheureuſe, aucun des biens qu’on lui offroit ne pouvoit lui être agréable, & qu’il refuſoit le bonheur qu’on lui promettoit, puiſqu’il feroit toujours empoiſonné par l’idée qu’il auroit de ce que j’avais à craindre. La reine ajouta, voyant que ce pauvre homme ne diſoit plus mot, qu’elle ſupplioit les fées de leur ôter la vie, le jour où le deſtin me feroit ſentir ſa rigueur ; & qu’elle ne demandoit pour toute grâce, que de n’en être pas témoin.

Les bonnes fées, attendries par la douleur extrême qui régnoit dans la famille royale, ſe parlèrent un peu tout bas ; puis Lumineuſe, qui avoit déjà porté la parole, dit à la reine : conſolez-vous, madame, les malheurs dont on menace Camion ne ſeront pas ſi grands qu’ils ne puiſſent finir heureuſement : car au moment que l’époux que nous lui deſtinons aura obéi à ce que la deſtinée lui ordonnera, elle ſera heureuſe avec lui pour jamais, & la malignité de notre ſœur ne pourra rien, ni ſur elle, ni ſur lui ; c’eſt un prince digne d’elle que nous lui donnerons ; & tout ce que nous pouvons vous dire, c’eſt qu’il faut abſolument que vous deſcendiez tous les matins votre fille dans le puits, & qu’elle s’y baigne pendant une demi-heure. Si vous obſervez exactement cette règle, peut-être évitera-t-elle les maux dont elle eſt menacée, c’eſt à douze ans que ſe doit accomplir cette deſtinée : ſi elle va juſqu’à treize ſans en reſſentir l’effet, il n’y aura plus rien à craindre : voilà pour ce qui la regarde ; pour vous, deſirez, & nous pouvons accomplir vos ſouhaits. Le roi & la reine ſe regardèrent, & après un peu de ſilence, le roi demanda de devenir ſtatue juſqu’après mes treize ans accomplis, & la reine borna ſes ſouhaits à demander que le puits où je devois être baignée fut toujours convenable à la ſaiſon. Les fées, charmées de cet excès de tendreſſe, ajoutèrent que l’eau ſeroit de fleur d’orange, & que le roi, toutes & quantes fois la reine lui jetteroit de cette eau, reprendroit ſa forme naturelle, & redeviendroit ſtatue quand il le voudroit. Enſuite elles prirent congé de nous, après avoir loué le roi & la reine de leur modération, & leur avoir promis de les aider toutes les fois qu’il en ſeroit beſoin, en brûlant un brin de la canetille dont mon mouton étoit couvert.

Elles diſparurent, & je ſentis du chagrin pour la première fois de ma vie, en voyant le roi mon père devenir une grande ſtatue de marbre noir. La reine fondoit en larmes, & moi auſſi : mais enfin, comme tout ceſſe, je ceſſai de pleurer, & ne m’occupai plus qu’à conſoler ma mère, parce que je me ſentis toute pleine de raiſon, & capable de ſentimens. La reine paſſoit ſa vie aux pieds de la ſtatue, & moi, après m’être baignée comme on l’avoit ordonné ; j’allois chercher du lait de nos brebis, & nous en mangions pour nous ſoutenir ; car la reine n’avoit pas la force de vouloir autre choſe, & ce n’étoit que par amitié pour moi qu’elle vouloit bien conſerver une vie qui lui ſembloit ſi amère. Hélas ! ma fille, me diſoit-elle quelquefois, de quoi nous ont ſervi nos grandeurs & notre élévation ? car elle ne me cachoit plus ma naiſſance ; ne falloit-il pas plutôt naître dans un rang plus bas, puiſque la couronne entraîne des chagrins ſi grands ? La ſeule vertu, ma chère Camion, me les fait ſupporter, ma tendreſſe pour vous y aide encore ; mais il eſt des momens où mon âme ſemble vouloir ſe ſéparer de moi, & j’avoue que je ſens de la douceur à imaginer que je puis mourir.

Ce n’eſt pas moi que vous devez pleurer, ajoutoit-elle, c’eſt votre père, dont la douleur encore plus forte que la mienne, l’a porté à vouloir preſque ceſſer de vivre. N’oubliez jamais, ma chère, la reconnoiſſance que vous lui devez. Hélas ! madame, répondis-je, je ne ſuis pas capable de l’oublier jamais, & je le ſuis moins encore de ne pas me ſouvenir que vous avez bien voulu vivre pour me ſecourir. On me baignoit donc tous les jours, & ma mère s’ennuyoit fort de voir toujours le roi une ſtatue inanimée ; elle n’oſoit cependant le rappeler à la vie, craignant de lui donner la douleur d’être témoin de ce qui devoit m’arriver ; les fées ne l’ayant point ſpécifié, nous en étions dans une inquiétude mortelle. La reine ſurtout qui ſe figuroit des choſes effroyables, parce que ſon idée ayant un vaſte champ pour s’étendre, ne mettoit point de bornes à ſa crainte ; car pour moi, je m’en embarraſſois aſſez peu, tant il eſt vrai que la jeuneſſe eſt le ſeul temps où nous jouiſſons du préſent.

Ma mère me diſoit ſans-ceſſe qu’elle avoit envie de faire revivre le roi, j’en étois d’avis auſſi ; enfin, au bout de ſix mois, voyant que le bain des fées m’avoit fort embellie, & orné mon eſprit, qui ſe formoit de jour en jour, elle réſolut de ſe ſatisfaire, pour au moins, diſoit-elle, donner au roi le plaiſir de me voir ; ainſi elle m’ordonna de lui apporter de l’eau du puits. Effectivement, après le bain je remontai un vaſe de cette eau merveilleuſe, & la ſtatue n’en fut pas plutôt arroſée, que mon père devint homme. La reine ſe jeta à ſes pieds pour lui demander pardon d’avoir troublé ſon repos ; il la releva, & l’embraſſant tendrement, la paix fut bientôt faite, elle me préſenta à lui.

J’ai honte de vous dire qu’il fut charmé & ſurprit ; car, comment me croiriez-vous, belle princeſſe, dit la voix qui s’interrompit, moi, la plus vilaine de toutes les écreviſſes ? Hé ! je vous crois de reſte, reprit celle à laquelle on parloit : moi, qui pouvois me vanter d’être charmante, peut-on l’être ſous cette vilaine écaille ? Mais, pourſuivez, je vous ſupplie, car j’attends avec impatience la fin de votre hiſtoire. Hé bien donc, dit l’autre voix, le roi fut enchanté de moi, me fit mille careſſes, & demanda à la reine ſi elle ne ſavoit aucunes nouvelles. Hélas, dit-elle, qui dans ce déſert peut m’en venir dire ? De plus, uniquement occupée à pleurer votre métamorphoſe, je cherche peu à m’inſtruire d’un univers qui ne m’eſt rien ſans vous : Hé bien, dit le roi, je vais vous en dire, moi : car ne croyez pas que j’aie toujours dormi. Les fées, qui veillent pour nous m’ont fait voir mes ſujets punis. De tout mon royaume elles ont fait un vaſte étang, & tous les habitans ſont autant d’hommespoiſſons. Un neveu de la fée Marmotte, qu’elles ont établi pour roi, les perſécute avec une cruauté ſans égale ; il les mange pour la moindre faute, & au bout d’un temps, qui m’eſt inconnu, il viendra un prince qui ſera roi à ſa place ; & c’eſt dans ce grand royaume, qui ſera rétabli, que Camion doit trouver tout ſon bonheur. Voilà tout ce que j’en ſais : ce n’eſt pas avoir mal paſſé ſon temps, dit-il en riant, que d’avoir ſu ces choſes-là. Les fées venoient m’inſtruire toutes les nuits, & j’en aurois peut-être ſu davantage, ſi vous m’aviez laiſſé plus long-temps ; mais enfin, je ſuis ravi de vous revoir, & je ne ſais ſi je redeviendrai ſtatue ſitôt, par le plaiſir que j’ai d’être avec vous.

Nous paſſâmes quelque temps le plus heureuſement du monde. Le roi & la reine cependant étoient un peu triſtes quand ils ſongeoient que j’approchois de treize ans. Comme la reine me baignoit avec grand ſoin, elle eſpéroit que la prédiction n’auroit point lieu, mais qui eſt-ce qui peut ſe vanter d’aller contre la deſtinée ? Un matin que la reine étoit déjà levée, & qu’elle cueilloit des fleurs pour parer notre cabane, parce que le roi les aimoit beaucoup ; elle vit ſortir de deſſous une plante de tubéreuſe une vilaine bête, faite à-peu-près comme une marmotte ; cette bête ſe jeta ſur elle, & lui mordit le nez ; elle s’évanouit par la douleur que cette morſure lui cauſa, & mon père, au bout d’une heure, ne la voyant pas revenir, la vint chercher. Jugez de ſon étonnement, de la voir preſque morte & toute en ſang ! il fit des cris affreux ; j’allai à ſon ſecours, & nous rapportâmes tous deux la reine encore évanouie, que nous mîmes au lit, & qui fut encore deux heures ſans revenir. Enfin elle commença à donner quelques ſignes de vie, & nous eûmes le plaiſir de la revoir un moment après en très-bonne ſanté hors la douleur de ſa morſure qui la faiſoit beaucoup ſouffrir. Elle demanda d’abord ſi j’avois été me baigner ; mais nous avions été ſi occupés, que je l’avois oublié. Elle en fut bien alarmée ; cependant, voyant qu’il n’en étoit point encore arrivé d’accident, elle ſe raſſura, & nous conta ſon aventure qui nous ſurprit infiniment.

Cependant la journée ſe paſſa ſans autre chagrin ; le roi avoit pris un fuſil, & avoit cherché par-tout la maudite bête, ſans la trouver. Le lendemain, au lever de l’aurore, la reine s’éveilla, & vint me chercher pour réparer la faute de la veille ; elle me deſcendit dans le puits comme à l’ordinaire, mais, hélas ! jour fatal & trop malheureux ! À ce même inſtant, le ciel quoique ſerein fit entendre un tonnerre effroyable, l’air s’alluma, & d’un nuage embraſé il ſortit une flèche de feu qui tomba dans le puits ; ma mère, par frayeur, lâcha la corde qui me tenoit, & je tombai au fond, ſans autre mal que de ſentir que la moitié de mon corps n’étoit qu’un poiſſon énorme, qu’on nomme baleine ; je nageai pendant un peu de temps, & j’appelai la reine de toutes mes forces. Elle ne répondit point, je m’en affligeois, & pleurois amèrement tant ſa perte que ma métamorphoſe, lorſque je ſentis qu’un pouvoir inconnu me forçoit à deſcendre au fond de l’eau ; & que l’ayant touché, j’entrai dans une grotte de criſtal, où je trouvai une eſpèce de nymphe aſſez vilaine, tant elle avoit de l’air d’une grenouille d’une groſſeur exceſſive. Cependant, elle ſourit à mon approche, & me dit : Camion, je fuis la nymphe du puits ſans fond, j’ai ordre de te recevoir & de te faire accomplir la pénitence qui t’eſt deſtinée pour avoir manqué de te baigner ; ſuis moi & ne raiſonne pas. Comment, hélas ! l’aurois-je pu ? J’étois ſi troublée & ſi mourante de me trouver à ſec, que je n’avois pas la force de parler. Elle me prit par la queue, & me tira, non ſans ſouffrance, dans un ſallon de marbre vert qui étoit proche de ſa grotte, & elle me mit dans une cuve d’or pleine d’eau, où je commençai à reprendre mes eſprits. La bonne nymphe en parut ravie. Je m’appelle Citronette, me dit-elle, je ſuis commiſe à ta garde, tu peux m’ordonner tout ce que tu voudras ; je ſais parfaitement le paſſé & le préſent ; pour l’avenir, il ne m’appartiens pas d’y pénétrer : ainſi, commande, & du moins je pourrai t’aider à paſſer le temps de ta pénitence, ſans t’ennuyer. J’embraſſai la bonne Citronette à ces mots, & je me mis à lui conter les événemens de ma vie ; enſuite je lui demandai ce qu’étoient devenus le roi & la reine.

Elle alloit me répondre, lorſqu’une Marmotte effroyable, grande comme une perſonne, entra dans le ſallon, & me glaça d’horreur. Elle marchoit ſur les pieds de derrière, & s’appuyoit ſur une baguette d’or qui lui donnoit aſſez de grâce. Elle s’approcha de la cuve, où j’aurois voulu pouvoir me noyer, tant j’étois effrayée, & levant cette baguette dont elle me toucha : Camion, me dit-elle, tu es en ma puiſſance, & rien ne peut t’en retirer que ton obéiſſance & celle de l’époux que mes ſœurs t’ont deſtiné. Écoute-moi, & perds cette frayeur qui ne ſied pas à un grand courage. Dès ton enfance, je voulus prendre ſoin de toi, & te marier à mon neveu, le roi des Merlans ; Lumineuſe & deux ou trois autres de mes ſœurs s’étoient déjà emparées de ce droit ; j’en fus fâchée, & je fis tomber ma mauvaiſe humeur ſur toi ; ne pouvant rien ſur elles, je réſolus donc de te punir de leur entêtement, & je te douai d’être baleine au moins la moitié de ta vie. Mes ſœurs crièrent tant à l’injuſtice que je diminuai ma vengeance des trois quarts & demi ; mais je me réſervai pour ma complaiſance de te faire épouſer mon neveu. Lumineuſe qui eſt impérieuſe, & malheureuſement au-deſſus de moi, ne voulut pas entendre à cet accommodement, parce qu’elle t’avoit deſtinée avant moi à un prince qu’elle protège. Il fallut donc encore en paſſer à ſon avis, malgré mon reſſentiment ; tout ce que j’en pus obtenir, c’eſt que le premier qui te délivreroit de mes pattes, ſeroit ton époux : voilà leur portrait, interrompit-elle, en me montrant eſſectivement deux boëtes d’or : tu les connoîtras à cela ; mais ſi l’un des deux vient pour te délivrer, il faut qu’il te donne la foi de mariage dans la cuve, & que pour en ſortir, il écorche une à une tes écailles de baleine ; ſans cela tu reſteras toujours poiſſon. Mon neveu ne s’en inquiétera pas : mais pour la protégé de Lumineuſe, il trouvera cela fort vilain, car il m’a l’air d’être un petit monſieur bien délicat. Emploie donc ton adreſſe pour te faire écorcher ; & après cela, tu ne ſeras plus malheureuſe, ſi c’eſt l’être que d’étre une belle baleine bien groſſe & bien nourrie, & d’avoir de l’eau juſqu’au col.

À ces mots, que je laiſſai ſans réplique, je demeurai très-affligée, tant de mon état préſent que de l’écorcherie où je devois paſſer.

Marmotte diſparut en nous laiſſant les deux boîtes à portrait. Je pleurois mes chagrins & ma ſituation, ſans ſonger à les regarder. Lorſque la bonne & pitoyable Citronette me dit : Allons, il ne faut pas s’affliger des maux auxquels on ne peut remédier. Voyons ſi je ne puis pas vous aider à à vous conſoler ; d’abord, tâchez de ne pas tant pleurer, car j’ai le cœur tendre, & je ne puis voir vos larmes ſans avoir envie de les accompagner des miennes. Diſſipons nous en regardant ces portraits. En achevant ces mots, elle ouvrit la première boîte, & me la montrant, nous fîmes toutes deux des cris de Meluſine, en voyant une vilaine tête de merlan, peinte cependant avec tout l’avantage qu’on avoit pu lui donner ; mais malgré cela, de mémoire d’homme on n’a jamais rien vu de ſi laid. Ôtez-moi cet objet, lui dis-je, je ne puis en ſoutenir la vue davantage. J’aimerois mieux être Baleine toute ma vie que d’épouſer l’horrible Merlan. Elle ne me donna pas le temps d’achever mes imprécations contre ce monſtre. Voyez, dit-elle, ce jeune mignon ; oh ! pour celui-là il peut nous écorcher à ſon plaiſir, nous n’en ſerons pas ſi fâchées ! Je regardai vîtement ſi ce qu’elle diſoit étoit vrai, je n’en fus que trop-tôt convaincue. Une phiſionomie noble & charmante ſe préſenta à mes regards ; des yeux tendres & fins embelliſſoient ce viſage plein de douceur & de majeſté ; il y règnoit un air d’eſprit qui achevoit les grâces de cette délicieuſe peinture ; de grands cheveux noirs, bouclés naturellement, y donnoient un air que Citronette prit pour de la nonchalance, & auquel je ne me mépris pas quand je n’y trouvai que le charme de la tendreſſe.

Je regardois donc cette jolie figure avec un plaiſir dont je ne m’appercevois pas, Citronette le remarqua la première. En bonnefoi ! s’écria-t-elle, voilà celui que nous choiſiſſons. Cette folie me retira de ma rêverie, & rougiſſant de mon extaſe : à quoi bon ſe flatter, lui dis-je ? Ah ! ma chère Citronette, ceci m’a bien l’air d’être encore un tour de la cruelle Marmotte ; elle a épuiſé ſon art pour me donner le regret de ne jamais trouver un objet ſemblable dans la nature. Comment ! dit Citronette, déjà des réflexions ſur ce portrait ? Ah ! vraiment je ne m’y attendois pas ſitôt. Je rougis encore de cette mauvaiſe plaiſanterie, & je devins toute embarraſſée d’avoir découvert trop naïvement l’effet que produiſoit ſur mon cœur cette belle peinture. Citronette connut encore ma penſée. Non, non, dit-elle en m’embraſſant, ne vous repentez pas de cet aveu, votre bonne foi me charme ; & pour vous conſoler, je vous dirai que Marmotte ne vous trompe point, & qu’il y a dans le monde un prince qui eſt le véritable original du tableau. Cette aſſurance me donna de la joie dans le moment ; mais l’inſtant d’après je la perdis en ſongeant que ce prince ne me verroit jamais, puiſque j’étois dans les entrailles de la terre, & que Marmotte, par ſon pouvoir, feroit plutôt percer ma demeure par ſon monſtre de neveu, que d’aider le moins du monde un prince qu’elle haïſſoit à cauſe qu’on me l’avoit deſtiné ſans ſon aveu. Je ne cachai plus ce que je penſois à Citronette ; ma feinte même eût été inutile, car elle liſoit avec une facilité ſurprenante les plus ſecrettes de mes penſées ; j’aimai donc mieux m’en faire honneur, elle le méritoit par ſon attachement pour moi, & j’y trouvai une grande conſolation ; car j’éprouvai dès ce jour que quand on a le cœur rempli d’un objet, on eſt bien heureux de pouvoir en parler. Effectivement, j’aimai dès ce moment, & Citronette me débrouilloit avec bien de l’eſprit & de la clarté, la confuſion & le trouble que porte dans une ame le commencement d’une grande paſſion. Elle adouciſſoit ma douleur en m’en laiſſant parler ; & quand j’étois épuiſée de paroles, elle changeoit doucement la converſation qui rouloit preſque toujours ſur ma tendreſſe & ſur mes chagrins. Elle m’avoit appris que le roi étoit tranſporté chez le roi des Merlans ; & que la reine, au moment qu’elle m’avoit perdue, étoit devenue écreviſſe. Je ne pouvois comprendre ceci : on ne devient point écreviſſe, diſois-je ? Comprenez-vous mieux que vous ſoyez devenue baleine, me diſoit-elle ? Elle avoit raiſon ; mais on eſt ſouvent étonné des choſes qui arrivent aux autres, quoiqu’on ait dans ſoi de plus grands ſujets d’étonnement. Mon peu d’expérience faiſoit cela. Citronette rioit ſouvent de mon innocence, & étoit ſurpriſe de me voir ſi éloquente dans ma tendreſſe : car il eſt vrai que je l’étois ſur ce chapitre, & que je trouve que cette paſſion porte de grandes lumières dans l’eſprit. Je ne dormis plus, je réveillois cent fois par nuit la complaiſante Citronette, pour lui parler de mon prince ; elle m’avoit appris ſon nom, & me diſoit qu’il chaſſoit preſque tous les jours dans la forêt au deſſus de laquelle j’étois enterrée. Elle me propoſſoit d’eſſayer de l’atirrer dans notre demeure ; mais je ne voulois pas y conſentir quoique j’en mouruſſe d’envie. J’avois peur qu’il ne mourût faute de reſpiration ; nous y étions accoutumées, cela étoit différent : je craignois que ce ne fut une démarche bien libre : de plus, j’étois déſolée de lui paroître une baleine, & je meſurois ſon averſion pour moi à celle que m’avoit inſpirée la vue du portrait du roi des Merlans, Citronette me raſſuroit, en me diſant que malgré la queue de baleine mon viſage étoit charmant ; je le croyois quelquefois, mais le plus ſouvent j’en étois inquiète, & après m’être regardée, je ne me trouvois pas aſſez bien pour croire que j’inſpirerois de l’amour à celui qui me l’avoit ſi bien fait connoitre ; moyenant cela, mon amour propre ſoutenoit ma vertu. Hélas ! en a-t-on de véritable que celle-là ? Il eſt bien rare d’en trouver une aſſez pure, pour n’être fondée ſur aucun de ces motifs.

Je paſſois mes jours à imaginer des moyens de le voir & de me faire voir à lui, & je détruiſois enſuite tout ce que j’avois imaginé. Citronette m’étoit d’un grand ſecours dans ce temps ; car il faut avouer qu’elle a infiniment d’eſprit, & plus encore de douceur & de complaiſance. Un jour que j’étois encore plus triſte qu’à l’ordinaire, car l’amour a cela de propre, qu’il porte aſſez les âmes douces à la triſteſſe ; je vis entrer l’affreuſe Marmotte avec deux perſonnes que je ne reconnus point d’abord. J’allai me mettre dans la tête que c’étoit ſon malheureux neveu qu’elle m’amenoit ; je fis des cris affreux ; elles s’approchèrent de moi promptement. Mais quand on l’écorchera, dit la vilaine Marmotte, elle ne criera pas plus fort : voyez un peu qu’on lui fait grand mal ! Mon Dieu ! ma ſœur, dit une de ces perſonnes qui étoient venues avec elle, & que je reconnus avec joie pour celles que j’avois vues autrefois dans notre hameau ; laiſſez vos termes d’écorcher, & diſons à Camion ce que nous avons à lui dire. Volontiers, dit Marmotte, mais c’eſt aux conditions que vous ſavez.

La bonne fée, ſans l’écouter ni lui répondre, m’adreſſa alors la parole : Camion, me dit-elle, nous ſommes trop peinées de votre état pour ne pas ſonger à y remédier, d’autant plus que vous ne l’avez pas mérité ; mes ſœurs & moi avons réſolu de l’adoucir de tout notre pouvoir. Voici donc ce que nous avons imaginé. Vous allez être préſentée à la cour du prince que je vous ai deſtiné dès l’enfance ; mais, ma chère enfant, vous n’y paroîtrez point telle que vous êtes, & il vous eſt ordonné de revenir trois fois la ſemaine vous replonger la nuit dans votre cuve : car juſqu’à ce que vous ſoyez mariée… Et écorchée, interrompit en riant comme une perdue la vilaine Marmotte. La bonne fée ſe tourna vers elle en hauſſant les épaules, & reprit tout de ſuite : & juſqu’à ce que vous ſoyez mariée, vous ſerez baleine ici. Le reſte, nous ne pouvons vous le dire, vous ſerez inſtruite à meſure : mais, ſurtout, gardez votre ſecret ; car s’il vous échappe un mot qui tende à le découvrir, ni moi ni mes ſœurs ne pouvons rien faire pour vous, & vous ſerez livrée à ma ſœur Marmotte. C’eſt où je l’attends, dit cette méchante fée, & je la vois déjà en ma puiſſance ; car un ſecret gardé par une fille eſt un phénomène.

C’eſt ſon affaire, dit Lumineuſe (car c’étoit elle qui m’avoit déjà parlé). Au reſte, ma fille, me dit-elle, vous allez devenir une petite poupée d’émail penſante & parlante ; nous conſerverons tous vos traits ; & je vous donne huit jours pour examiner ſi ce que je vous dis vous convient ; nous reviendrons alors, & vous me direz ſi vous y conſentez, ou ſi vous aimez mieux attendre ici l’événement qui doit vous amener un des deux époux que nous vous avons deſtiné. Je n’eus pas le temps de répondre, les fées après ces mots partirent, & je reſtai confondue de tout ce que je venois de voir & d’entendre. Je reſtai avec Citronette, qui me fit enviſager que c’étoit un bonheur pour moi que d’être poupée d’émail ; j’en ſoupirois quand je ſongeois que mon prince n’auroit jamais de goût pour une telle babiole ; mais enfin le déſir de le voir & de le connoître l’emporta ſur celui de lui plaire, & je réſolus d’accepter le parti qu’on m’avoit propoſé, d’autant plus que Zirphil (car on me l’avoit nommé) pouvoit fort bien être prévenu par le roi des Merlans, & cette idée me faiſoit mourir de douleur.

Citronette me diſoit qu’il chaſſoit tous les jours dans la forêt qui étoit au-deſſus de moi, et je lui faiſois prendre tous les jours la forme d’un cerf, d’une biche ou d’un ſanglier, pour m’en venir dire des nouvelles qui ne manquoient jamais de ſe rapporter à ce qu’en penſoit mon cœur ; car elle me le peignoit cent fois au-deſſus du portrait que j’en avois, & mon imagination l'embelliſſoit encore, ſi bien que j’étois réſolue de le voir ou de mourir. Je n’avois plus qu’un jour à attendre les fées ; & Citronette étoit en ſanglier dans la forêt pour charmer mon impatience, lorſque je la vis revenir ſuivie du trop aimable Zirphil. Je ne puis vous peindre ma joie & mon étonnement ; il n’y a point de termes propres pour vous les exprimer. Mais ce qui me tranſporta le plus, c’eſt que le prince charmant parut enchanté de moi ; peut-être le ſentois-je trop pour ne pas aider à m’y tromper ; mais enfin je crus voir dans ſes yeux qu’il ſentoit ce qu’il m’avoit fait connoître. Citronette plus attentive à mon bonheur qu’à reſpecter notre extaſe, nous en tira, en le priant de m’écorcher ou de m’épouſer. Alors revenant à moi & ſentant le danger de ma ſituation, je me joignis à elle ; & par nos cris & par nos larmes, il ſe réſolut de me donner ſa foi ; je ne l’eus pas acceptée qu’il diſparut ſans ſavoir comment, & je me trouvai dans ma forme ordinaire, couchée dans un bon lit : il n’étoit plus queſtion d’être baleine, mais j’étois toujours dans les entrailles de la terre, dans le ſallon verd ; & Citronette avoit perdu la puiſſance d’en ſortir, & de ſe transformer.

J’attendois les fées avec un tremblement effroyable ; ma tendreſſe avoit redoublé par la connoiſſance de ſon objet, & je craignois que mon charmant époux ne fût compris dans la vengeance des fées, ne les ayant pas attendues pour être témoins de mon mariage. Citronette avoit beau vouloir me raſſurer, je ne pouvois vaincre ma douleur & ma frayeur. Marmotte parut avec le jour, je ne vis point Lumineuſe ni ſa compagne : elle n’avoit point l’air plus irritée qu’à ſ’ordinaire ; elle me toucha de ſa baguette, ſans me parler, & je devins une petite poupée charmante qu’elle mit dans ſon étui à cure-dents, & ſe tranſporta chez la reine mère de mon époux ; elle me donna à elle, avec ordre de me faire épouſer ſon fils, ou de s’attendre à tous les maux qu’elle étoit capable de lui faire, & lui dit que j’étois ſa filleule, & que je me nommois la princeſſe Camion. Je pris effectivement beaucoup d’amitié pour ma belle-mère ; je la trouvois charmante de vouloir bien être la mère de ce Zirphil que j’adorois, & mes careſſes obtinrent les ſiennes. J’étois tranſportée toutes les nuits dans le ſallon verd, & j’y jouiſſois du plaiſir de les paſſer avec mon époux ; car le même pouvoir agiſſoit ſur lui, & le tranſportoit de même que moi dans cette demeure ſouterraine. Je ne ſavois pourquoi on me défendoit de lui dire mon ſecret, puiſque j’étois mariée ; mais je le gardois, malgré l’impatience où il étoit de l’apprendre.

Vous allez voir, dit en ſoupirant cette perſorme qui parloit, comme on ne peut éviter ſon deſtin. Mais cependant, interrompit-elle, il commence à faire jour, & je ſens que je ſuis toute fatiguée d’être hors de l’eau ; reprenons le chemin du réſervoir, & demain à pareille heure, ſi nous ne ſommes pas choiſies pour le bouillon de l’indigne roi des Merlans, nous reprendrons le fil de l’hiſtoire ; allons.

Zirphil n’entendit plus rien, & reprit lui-même le chemin de ſon ſallon, bien affligé de n’avoir pas appris à ſa princeſſe qu’il étoit ſi proche d’elle : mais la crainte d’augmenter encore ſes malheurs par cette indiſcrétion, le conſola de ne l’avoir pas haſardée ; cependant la douleur de la voir prête à périr par ſes mains le fit réſoudre à parcourir encore les écreviſſes pour ſavoir leur hiſtoire.

Le prince Zirphil vint ſe coucher ; mais ce ne fut pas pour dormir, il ne put fermer l’œil de la nuit. Avoir retrouvé ſa princeſſe, la voir écreviſſe & prête à être ſacrifiée au bouillon du roi des Merlans, lui ſembloit un ſupplice plus affreux encore que la mort à laquelle il croyoit qu’elle étoit réſervée. Il ſoupiroit & s’agitoit cruellement, lorſqu’un grand bruit ſe fit entendre dans le jardin ; il ne l’entendit d’abord que confuſément, mais en écoutant bien, il diſtingua des flûtes & des conques marines. Il ſe leva & regarda par la fenêtre ; alors il vit le roi des Merlans, accompagné des douze requins qui compoſoient le conſeil, qui s’avançoit vers ſon pavillon ; il alla promptement ouvrir la porte, & cette troupe y étant entrée, le roi dans ſa cuve fit d’abord puiſer de l’eau de la mer par les pairs du royaume qui le portoient, & après s’être un peu repoſé & fait prendre place au conſeil, il adreſſa la parole au jeune prince : Qui que vous ſoyiez, dit-il, vous avez apparemment réſolu de me faire mourir de faim, car vous m’envoyez tous les jours un bouillon que je ne peux pas avaler : mais, jeune homme, je veux bien vous dire que ſi vous êtes d’accord avec les puiſſances ennemies pour m’empoiſonner, vous avez pris un mauvais parti ; comme neveu de la fée Marmotte, je ſuis hors de toute atteinte, & ma vie eſt en sûreté. Le prince étonné de voir qu’on le ſoupçonnoit d’un ſentiment ſi bas, alloit répondre avec fierté ; mais par haſard, comme il levoit la main, il jeta les yeux ſur ſa bague, & il y vit Lumineuſe qui mettoit le doigt ſur ſa bouche pour lui faire ſigne de ſe taire ; il ne s’étoit pas encore aviſé de la conſulter, tant ſa douleur l’avoit occupé. Il ſe tut effectivement ; mais il parut une indignation ſur ſon viſage, que les requins remarquèrent ; car ils lui firent une mine d’applaudiſſement, qui vouloit dire qu’ils ne l’en croyoient pas capable. Ho ça, dit le roi, puiſque ce mirmidon paroît ſi fâché, il faut le faire travailler devant nous. Qu’on aille à ma cuiſine, & qu’on apporte le mortier des écreviſſes, je veux en régaler le conſeil : auſſitôt une tête de brochet alla chercher ce que le roi demandoit ; & pendant ce temps, les douze requins prirent un grand filet qu’ils jetèrent dans le réſervoir par la fenêtre, & en rapportèrent trois ou quatre mille écreviſſes,

Pendant cet intervalle que le conſeil employa à pécher, & la tête de brochet à aller chercher le mortier du roi, Zirphil réfléchit, & ſentit que l’inſtant de ſa vie le plus critique approchoit, & qu’il alloit abſolument décider de ſon bonheur ou de ſon malheur ; il s’arma d’une réſolution à toute épreuve, & tournant toutes ſes penſées vers la fée Lumineuſe, il la pria de lui vouloir être favorable ; il regarda ſa bague en ce moment, & vit cette belle fée qui lui faiſoit ſigne de piler courageuſement ; cela l’anima, & lui ôta un peu de la douleur qu’il fentoit d’en venir à cette cruauté. Enfin, le malheureux mortier parut. Zirphil s’en approcha de bonne grâce, & ſe mit en devoir d’obéir au roi. Le conſeil apporta les écreviſſes en cérémonie, & : le prince les voulut piler ; mais il arriva la même choſe à celles-là que ce qui étoit arrivé aux précédentes dans les offices ; le fond du mortier s’ouvrit, & la flamme les dévora. Le roi & ſes maudits requins s’amusèrent long-temps de ce ſpectacle, & ne s’ennuyaient point de remplir le mortier ; enfin, il n’en reſtoit plus qu’une des quatre mille : elle étoit belle & groſſe à ravir. Le roi ordonna qu’on eſſayat de l’écailler pour voir s’il en pourroit manger quelques-unes ; on la donna à Zirphil pour eſſayer ; il étoit tout tremblant de ce nouveau ſupplice ; mais il le fut bien davantage quand il vit cette pauvre écreviſſe qui joignoit les deux pattes, & les yeux pleins de larmes, qui lui dit ; Hélas ! Zirphil, que vous ai-je fait pour vouloir me faire tant de mal ? Le prince ému par ces mots, & le cœur percé de douleur, la regardoit triſtement : enfin, il prit ſur lui de prier le roi de vouloir bien qu’on la pilât. Le roi jaloux de ſon autorité, & entier dans ſes réſolutions, s’enflamma de colère à cette humble prière, & menaça Zirphil de le piler lui-même s’il ne l’écailloit. Le pauvre prince la reprit des mains d’un des requins à qui il l’avoit confiée, & avec un petit couteau qu’on lui donna, il l’approcha de l’écreviſſe tout tremblant ; il regarda ſa bague, & vit Lumineuſe qui rioit & qui parloit à une perſonne voilée qu’elle tenoit par la main : il ne comprit rien à cela, & le roi qui ne lui donnoit pas le temps ds réfléchir, lui cria tant de finir, que le prince donna du couteau dans les écaille avec tant de force que l’creviſſe cria douloureusement ; il détournoit ſes yeux des ſiens, & ne pouvoit s’empêcher de pleurer, enfin, il continua ; mais à ſon grand étonnement, il ne l’eût pas achevée de dépouiller qu’il vit dans ſes mains la vilaine Marmotte qui ſauta par terre en ſaiſant des éclats de rire ſi bruyans & ſi déſagréables, en ſe moquant de Zirphil, que cela l’empêcha de ſe trouver mal, car il étoit près de tomber en foibleſſe.

Le roi étonné, cria : Comment c’eſt ma tante ! Et vraiment c’eſt elle-même, dit cette perſécutante bête ; mais, mon cher Merlan, je viens vous apprendre une terrible nouvelle. Merlan pâlit à ces mots, & le conſeil prit un air de contentement qui acheva de déconcerter le roi & ſon épouvantable tante. C’en eſt fait, mon cher mignon, continua Marmotte, vous allez retourner dans votre humide royaume ; car ce petit étourdi que vous voyez, s’eſt mêlé d’avoir une confiance à toute épreuve, il a triomphé de toutes les embûches que je lui avois dreſſées, pour l’empêcher de vous enlever la princeſſe que je vous avois deſtinée. À ces mots le roi des Merlans tomba dans un excès de fureur qui ne ſe peut exprimer ; il fit des extravagances qui montroient bien qu’il avoit les paſſions vives. Marmotte voulut en vain le calmer ; ni prières, ni menaces n’y firent rien, il caſſa ſa cuve en mille pièces, & demeurant à ſec, il s’évanouit. Marmotte, outrée de colère, ſe tourna vers Zirphil qui étoit demeuré tranquille ſpectateur de cette tragique ſcène, & lui dit : Tu as vaincu, Zirphil, par la puiſſance d’une fée à laquelle j’obéis ; mais tu n’es pas encore au bout de tes peines, tu ne peux être heureux qu’après m’avoir remis en main propre, l’étui qui renfermoit la maudite Camion ; Lumineuſe même en eſt d’accord, & j’ai obtenu d’elle que tu ſouffriras encore tout ce temps-là. À ces mots, elle chargea le roi des Merlans ſur ſes épaules, & le précipita dans le réſervoir avec les requins, le palais & tous les habitans. Zirphil ſe trouva ſeul au pied d’une grande montagne, dans un pays auſſi aride que déſert, ſans trouver aucun veſtige d’une habitation, ni même du grand réſervoir, tout avoit diſparu en même-temps. Le prince fut encore plus affligé qu’étonné d’un événement ſi extraordinaire ; il étoit familiariſé avec les prodiges, il n’étoit ſenſible qu’au chagrin que lui cauſoit la perſécution de la fée Marmotte. Je ne puis douter, diſoit-il, que j’aye pilé ma princeſſe, oui, je l’ai pilée, & je n’en ſuis pas plus heureux. Ah ! barbare Marmotte ! Et vous, Lumineuſe, vous me laiſſez ſans ſecours, après vous avoir obéi aux dépens de tout ce qu’il en peut coûter à un cœur auſſi ſenſible que le mien. Sa douleur, & le peu de repos qu’il avoit pris depuis la nuit d’avant, qu’il avoit paſſée dans le labyrinthe, le jetèrent dans une foibleſſe, où vraiſemblablement il auroit péri, s’il n’eût eu aſſez de courage pour deſirer de vivre. Encore ſi je trouvois de quoi me ſoutenir, dit-il, mais dans cette horrible ſolitude, je ne trouverai pas ſeulement un fruit qui puiſſe me rafraîchir. Il n’eût pas prononcé ce mot, que ſa bague s’ouvrit, & qu’il en ſortit une petite table couverte de mets excellens ; elle grandit en un moment aſſez pour devenir convenable à celui pour lequel elle étoit deſtinée ; il y trouva tout ce qui pouvoit flatter ſon goût & ſes yeux, tant le repas étoit galamment ordonné ; enfin, rien n’y manquoit, le vin même étoit délicieux. Il en rendit grâce à Lumineuſe ; car quelle autre auroit pu le protéger ſi à propos ? Il mangea, but, & reprit ſes forces. Cela fini, la table perdit ſa forme & rentra dans la bague. Comme il étoit tard, il fit peu de chemin en montant la montagne, & ſe coucha ſous un méchant arbre, qui avoit à peine aſſez de feuilles pour le garantir des injures de l'air. Hélas ! dit-il, en ſe couchant, voilà commme les hommes ſont faits, ils oublient les biens paſſés, & ne ſont ſenſibles qu’au mal préſent ; je donnerois à préſent ma table pour un lit un peu moins dur. Un moment après il ſentit qu il étoit dans un très-bon lit : mais il ne put rien voir y car il ſembloit que l’obſcurité eût redoublé ; c’étoit de bons rideaux qui entouroient ce lit, & : qui le préſervoient du froid & du ſerein. Il s’endormit après avoir remercié encore la bonne & attentive Lumineuſe. À ſon réveil, qui fut à l’aube du jour, il ſe trouva dans un lit d’ange de taffetas jaune & argent, qui étoit placé au milieu d’une tente de ſatin de la même couleur, & ; brodé par-tout de chiffres d’argent brillant, qui formoient le nom de Zirphil, & tous ces chiffres étoient ſoutenus par des baleines de rubis ; tout ce qu’on peut imaginer de néceſſaire étoit dans cette jolie tente. Si le prince eût été dans une ſituation plus tranquille, il auroit admiré cette galante habitation ; mais il ne regarda que les baleines, s’habilla & ſortit de la tente, qui ſe replia & rentra dans ſa bague comme elle en étoit ſortie. Il s’achemina vers le haut de la montagne, n’ayant plus la peine de chercher à manger, ni à ſe coucher, puiſqu’il étoit certain d’avoir l’un & l’autre dès qu’il en formeroit le ſouhait. Il n’avoit que l’inquiétude de retrouver Lumineuſe ; car ſa bague étoit muette là-deſſus, & il ſe trouvoit dans un pays ſi inconnu & ſi déſert y qu’il falloit de toute néceſſité ſe laiſſer conduire par le haſard.

Après avoir paſſé pluſieurs jours à monter toujours ſans rien découvrir, il arriva au bord d’un puits, qui étoit taillé dans le roc, il s’aſſit auprès pour ſe délaſſer, & ſe mit à crier comme il avoit coutume ; Lumineuſe ! ne pourrai-je donc vous trouvera ? À la dernière fois qu’il prononça ces paroles, il entendit une voix qui ſortoit du puits, qui diſoit : Si c’eſt-làn Zirphil, qu’il me parle. La joie qu’il eut d’entendre cette voix, fut encore moindre que celle qu’il reſſentit de croire la reconnoitre. Ii s’élança vers le bord & dit : Oui, je ſuis Zirphil ; mais vous, n’êtes-vous point Citronette ? Oui, dit-elle. À ces mots elle ſortit du puits, & vint embraſſer le prince. On ne peut exprimer le plaiſir que lui donna cette vue ; il accabla la nymphe de queſtions ſur elle & ſur la princeſſe ; enfin, après l’enthouſiaſme du premier moment, ils ſe parlèrent plus raiſonnablement.

Je vais donc vous apprendre, dit-elle ? tout ce que vous ignorez ; car depuis que vous nous avez pilées, nous jouiſſons d’un bonheur qui n’eſt troublé que par votre abſence, & je vous attendois ici de la part de la fée Lumineuſe, pour vous inſtruire de ce qui vous reſte à faire pour devenir poſſeſſeur ſans trouble & ſans crainte d’une princeſſe qui vous aime autant que vous l’aimez : mais comme il faut encore quelque temps pour parvenir à ce bonheur, j’aurai celui de vous conter ce qui vous reſte à ſavoir de l’hiſtoire merveilleuſe de votre aimable épouſe.

Zirphil baiſa mille fois les mains de Citronette, & la ſuivit dans ſa grotte où elle le mena, & où il penſa mourir de plaiſir & de douleur, quand il reconnut l’endroit où il avoit vu la première fois la divine baleine. Enfin, après s’être aſſis, & avoir pris un repas qui ſortit de ſa bague, il pria la bonne Citronette de vouloir bien reprendre où la princeſſe avoit coupé ſa narration. Comme c’eſt ici, dit-elle, que Lumineuſe doit venir vous chercher, vous allez en l’attendant apprendre tout ce que vous voulez ſavoir ; car il eſt inutile que vous alliez courir après elle. Elle vous confia à mes ſoins, & un amant eſt moins impatient quand on l’entretient de ce qu’il aime. La fée Marmotte n’ignoroit pas votre mariage, elle avoit transformé notre amie en poupée d’émail, croyant que vous vous rebuteriez de ſa figure. Lumineuſe conduiſoit elle-même cette affaire, ſachant que rien ne vous ôteroit la princeſſe, fi vous l’époufiez ou ſi vous détruiſiez ſon enchantement en l’écorchant. Vous l’épousâtes, & vous ſavez tout ce qui s’eſt paſſé depuis. La nuit elle venoit reprendre ſa forme, & venoit ſe plaindre du chagrin où elle étoit de paſſer ſes jours dans la poche de la reine votre mère ; car Marmotte avoit obtenu de Lumineuſe de faire ſouffrir la princeſſe juſqu’à ce que vous euſſiez rempli votre deſtinée qui étoit de l’écorcher, tant elle étoit outrée de ſavoir que vous l’aviez épouſée, & que le roi des Merlans, ſon neveu, ne pouvoit plus devenir ſon époux. Comme elle n’étoit plus baleine, il étoit bien difficile de la faire écorcher, mais Marmotte, fertile en expédiens, avoit imaginé de vous la faire piler, & avoit défendu à la princeſſe de vous rien dire de tout cela, ſous peine de votre vie, & lui promettoit après les plus grandes félicités. Comment ſe réſoudra-t-il à me piler jamais, me diſoit-elle en vous attendant ? Ah, ma chère Citronette, ſi ce n’étoit que ma vie que Marmotte menaçât, je la donnerois ſans peine, pour éviter à mon époux les chagrins qu’on lui prépare ; mais on attaque celle de mon époux, cette vie qui m’eſt ſi chère, ah ! Marmotte, barbare Marmotte ! Eſt-il poſſible que vous vous plaiſiez à me faire ſouffrir ſi cruellement, quand je ne vous en ai donné aucun ſujet ? Elle ſavoit le temps preſcrit pour être ſéparée de vous, mais elle ne pouvoit vous le dire. La dernière fois que vous la vîtes, vous ſavez que vous la trouvâtes toute en larmes, vous lui en demandâtes le ſujet, elle prétexta votre attention pour la petite Camion, & vous en fit un crime : vous appaisâtes ſa ſeinte jalouſie ; & l’heure fatale où Marmotte devoit venir arriva ; vous fûtes tranſporté dans le palais du roi votre père, & la princeſſe & moi nous fûmes changées en écreviſſes, & miſes dans un petit panier de jonc, que la fée mit à ſon bras, puis montant ſur un char tiré par deux couleuvres, nous arrivâmes au palais du roi des Merlans ; ce palais étoit celui du roi père de la princeſſe, la ville changée en lac faiſoit ce réſervoir où nous avons tant habité depuis, & tous les hommes-poiſſons que vous avez vus étoient les méchans ſujets de ce bon roi. Il faut vous dire, ſeigneur, dit Citronette, en s’interrompant elle-même, que ce malheureux prince & la reine ſa femme ſe deſeſpérant au moment que la princeſſe tomba au fond de mon puits, les fées qui les étoient venues ſecourir autrefois parurent pour les conſoler de la perte de la princeſſe ; mais que ces malheureuſes perſonnes ſachant que ce ſeroit dans leur royaume que Camion ſeroit reléguée, choiſirent d’y venir plutôt que de s’éloigner d’elle, malgré ce qu’ils avoient à craindre de la cruauté & de la férocité du roi Merlan, que ſa tante avoit fait couronner roi de ces hommes-poiſſons. Les fées ne leur déguisèrent rien de la deſtinée de la princeſſe, & le roi ſon père demanda à être le gardien des offices & du mortier de Merlan. Auſſitôt la fée lui donna un coup de baguette, & il devint tête de brochet, tel que vous l’avez vu dans ſa ſonction ; & vous ne devez plus être ſurpris de l’avoir toujours vu pleurer amèrement, quand vous apportiez les écreviſſes pour les piler ; car comme il ſavoit que ſa fille devoit ſubir ce ſupplice, il croyoit toujours que c’étoit elle que vous apportiez, & ce malheureux prince n’avoit pas un inſtant de repos, parce que ſa fille n’avoit rien qui pût la faire reconnoître. Pour la reine, elle demanda à être changée en écreviſſe, afin d’être avec la princeſſe ; cela fut exécuté. À notre égard en arrivant ches Merlan, la fée nous préſenta à lui, & lui ordonna de ſe faire faire un bouillon d’écreviſſes tous les jours. Nous fûmes jetées dans le réſervoir après cet ordre. Mon premier ſoin fut de chercher la reine, afin d’adoucir un peu les chagrins de la princeſſe : mais ſoit l’ordre du deſtin, ou mal-adreſſe de ma part, il me fut impoſſible de la trouver. Nous paſſions nos jours à nous affliger en la cherchant, & nos plus beaux momens étoient ceux où nous nous rappelions les circonſtances de notre malheureuſe vie. Vous arrivâtes enfin, on nous préſenta à vous ; mais il nous étoit défendu de nous faire connoître avant que vous nous interrogeaſſîez, & nous n’oſions enfreindre cette loi, tant nous étions ennuyées d’en ſubir la rigueur pour des bagatelles. La princeſſe me dit qu’elle avoit penſé mourir de frayeur de vous voir en converſation avec la cruelle Marmotte : nous vous vîmes parcourir nos compagnes avec une impatience mortelle, devinant bien qu’au parti que vous aviez pris, vous ne viendriez pas ſitôt à nous. Nous ſavions auſi qu’il falloit être pilées, mais nous avions appris qu’auſſitôt nous ſerions rétablies dans notre premier état, & que la méchante Marmotte n’auroît plus d’empire ſur nous. La veille du jour que vous deviez commencer à nous faire ſubir ce ſupplice, nous étions toutes à pleurer notre deſtinée, & nous nous étions raſſemblées dans une cavité du réſervoir, lorſque Lumineuſe parut. Ne pleurez point, mes enfans, dit cette admirable fée, je viens vous avertir que vous ne ſerez point expoſ&es à ſouffrir ce dont on vous menace, pourvu que vous alliez gaîment à votre ſupplice, & que vous ne répondiez point aux queſtions que vous fera votre conducteur. Je ne puis vous en dire davantage ; je ſuis preſſée : mais ſouvenez-vous de ce que je vous preſcris, & vous ne vous en repentirez pas ; que celle à qui le deſtin eſt le plus cruel ne perde pas l’eſpérance, elle s’en trouvera bien. Nous remerciâmes toutes la fée, & nous parûmes devant vous bien réſolues de tenir nos affaires ſecrêtes. Vous parlâtes à quelques-unes, qui ne firent que des réponſes vagues, & quand vous en eûtes choiſi dix, nous entrâmes dans le réſervoir, où l’aſſurance prochaine de notre délivrance nous donna une gaîté naturelle qui nous ſervit bien pour les projets de notre protectrice. Ce qu’avoit dit Lumineuſe en dernier lieu donna à la belle Camion une liberté d’eſprit qui la rendit charmante aux yeux de la reine ſa mère & à moi ; car la reine l’avoit enfin reconnue, & nous ne nous quittions pas toutes trois. Nous fûmes priſes par votre choix un matin, la reine & moi, nous n’eûmes pas le temps de dire adieu à la princeſſe ; un pouvoir inconnu dans le moment agit ſur nous, & nous porta à des choſes ſi gaies, que nous pensâmes mourir de rire des choſes plaiſantes qui nous échappoient. Nous arrivâmes aux offices portées par vous, nous n’eûmes pas touché le fond du mortier fatal, que Lumineuſe elle-même nous vint ſecourir, & me rendant ma forme naturelle, me tranſporta dans ma demeure ordinaire. J’eus la conſolation de voir la reine & nos compagnes reprendre auſſi la leur ; mais je ne ſais ce qu’elles devinrent. La fée m’embraſſa, & me dit de vous attendre & de vous conter toutes ces choſes, quand vous viendriez chercher la princeſſe. J’attendis ce moment avec impatience, comme vous le croyez bien, ſeigneur, dit Citronette au prince qui l’écoutoit. Enfin, hier je venois de m’aiſſoir à l’entrée de mon puits, lorſque Lumineuſe parut. Nos enfans vont être heureux, me dit-elle, ma chère Citronette, Zirphil doit rapporter l’étui de Marmotte, pour achever ſes travaux ; car enfin il l’a écorchée. Ah ! grande reine, m’écriai-je, ſommes-nous aſſez heureuſes pour n’avoir plus à en douter ? Oui, dit-elle, cela eſt très-vrai ; il a cru n’avoir écorché que Marmotte : mais c’étoit véritablement la princeſſe, & Marmotte s’étant cachée dans le manche du couteau qui ſervoit à cette eſpèce de ſacrifice, au moment, qu’il a eu achevé de dépouiller l’écreviſſe, elle a fait diſparoître la princeſſe, & s’eſt trouvée à ſa place, afin de l’intimider encore. Comment ! s’écria le prince, c’étoit ma charmante épouſe à laquelle j’ai tant fait de mal ? Quoi ! j’ai eu la barbarie de lui faire ſubir un ſi cruel ſupplice ! Ah ! ciel, elle ne me le pardonnera jamais, & je le mérite bien. Le malheureux Zirphil parloit ſi impétueuſement, & s’affligeoit ſi fort, que la pauvre Citronette étoit bien affligée elle-même de lui avoir appris cette cruelle nouvelle. Quoi, lui dit-elle enfin, voyant qu’il s’abîmoit dans ces réflexions, quoi, vous ne le ſaviez pas ? Non, je ne ſavois point cela, dit-il ; ce qui me détermina à écorcher cette malheureuſe ² trop charmante écreviſſe, c’eſt que je vis Lumineuſe dans ma bague qui parloit à une perſonne voilée, & qui même rioit avec elle, je me flattai que c’étoit ma princeſſe, & je crus qu’elle avoit paſſé dans le mortier comme toutes les autres. Ah ! je ne me conſolerai jamais de cette étourderie. Mais, ſeigneur, dit Citronette, le charme dépendoit de l’écorcher, ou de la piler, & vous n’aviez fait ni l’un ni l’autre ; d’ailleurs celle à laquelle Lumineuſe parloit, étoit la reine, mère de la princeſſe, elles attendoient la fin de l’aventure, afin de ſe ſaiſir de votre épouſe pour vous la garder ; il falloit néceſſairement que cela arrivât. N’importe, reprit le prince, ſi je l’avois ſu, je me ſerois percé le cœur de cet affreux couteau. Mais, ſongez-vous, dit Citronette, que vous perçant le cœur, la princeſſe reſtoit pour jamais au pouvoir de votre ennemie & de votre affreux rival, & qu’il eſt bien plus beau de l’avoir écaillée que de mourir pour la laiſſer malheureuſe ? Effectivement cette raiſon tirée du vrai de la choſe, appaiſa la douleur du prince, & il conſentit à prendre un peu de nourriture pour ſe ſoutenir. Ils venoient d’achever leur petit repas, lorſque la voûte du ſallon s’ouvrit, & que Lumineuſe parut aſſiſe ſur un eſcarboucle tiré par cent papillons : elle en deſcendit aidée par le prince qui baigna le bas de ſa robe par un torrent de larmes. La fée le releva & lui dit : prince Zirphil, c’eſt aujourd’hui que vous allez recueillir le fruit de vos travaux héroïques. Conſolez-vous, & jouiſſez enfin de votre bonheur. J’ai vaincu la fureur de Marmotte par mes prières, & votre courage l’a déſarmée ; venez avec moi recevoir votre princeſſe de ſes mains & des miennes. Ah ! madame, s’écria le prince, en ſe jetant à ſes genoux, n’eſt-ce pas un ſonge que ce que j’entends ? Et ſe peut-il que mon bonheur ſoit véritable ? N’en doutez point, ſeigneur, dit la fée, venez dans votre royaume conſoler la reine votre mère de votre abſence & de la mort du roi votre père ; vos ſujets vous attendent pour vous couronner. Le prince ſentit malgré ſa joie une douleur qui la modéra, à la nouvelle de la mort du roi ſon père : mais la fée, pour le tirer de ſon affliction, le fit monter à côté d’elle, permit à Citronette de ſe mettre à leurs pieds ; puis les papillons déployèrent leurs ailes brillantes, & partirent pour le royaume du roi Zirphil. En chemin, la fée lui dit d’ouvrir ſa bague, & il y trouva l’étui qu’il falloit rendre à Marmotte. Le roi remercia mille & mille fois la généreuſe fée, & ils arrivèrent au royaume où ils étoient attendus avec tant d’impatience. La reine, mère de Zirphil, vint recevoir la fée à la déſcente de ſon char, & tout le peuple inſtruit du retour de ſon prince, fit un bruit d’acclamation qui le tira un peu de ſa douleur : il embraſſa la reine tendrement, & tous montèrent dans un appartement magnifique que la reine avoit deſtiné à la fée. Ils n’y furent pas entrés, que Marmotte arriva dans un char doublé de peaux d’eſpagne, tiré par huit rats blancs ailés. Elle conduiſoit la belle Camion avec le roi & la reine, ſes père & mère : Lumineuſe &C la reine allèrent au-devant d’elle, & l’embraſſèrent ; le prince alla reſpectueuſement lui baiſer la patte, qu’elle lui tendit en riant, & il lui préſenta ſon étui. Alors elle lui permit d’embraſſer ſon épouſe, & la préſenta au roi & à la reine qui l’embraſsèrent avec mille tranſports de joie. Cette nombreuſe & illuſtre aſſemblée ſe parloit tout à la fois, la joie régnoit par-tout. Camion & ſon charmant époux étoient les ſeuls qui ne diſoient mot, tant ils avoient de choſes à ſe dire ; leur ſilence avoit une certaine éloquence touchante qui attendriſſoit tout le monde : la bonne Citronette pleuroit de joie en baiſant les mains de ſa divine princeſſe ; enfin Lumineuſe les prit tous deux par la main, & s’avançant avec eux vers la reine, mère de Zirphil : Voilà, madame, dit-elle, deux jeunes amans qui n’attendent que votre conſentement pour être heureux, achevez leur bonheur ; ma ſœur, le roi, la reine ici préſens, & moi, nous vous en prions tous. La reine répondit comme elle le devoit à cette politeſſe ; & embraſſant tendrement ces deux époux : Oui, mes enfans, leur dit-elle, vivez heureux enſemble, & ſouffrez qu’en vous cédant ma couronne, je partage avec vous un bonheur auquel je voudrois avoir contribué. Zirphil & la princeſſſe ſe jetèrent à ſes pieds d’où elle les releva, & les embraſſant encore, ils la conjurèrent de ne les point abandonner, & de les aider de ſes conſeils. Marmotte alors toucha de ſa baguette la belle Camion ; ſes habits qui étoient déjà aſſez magnifiques, devinrent de brocard d’argent, tout brodés de carats, & ſes beaux cheveux ſe déployèrent, & la coëffèrent ſi parfaitement, que les rois & les reines avouèrent qu’elle étoit éblouiſſante : l’étui que la fée tenoit ſe changea en une couronne toute de diamans brillans, ſi beaux & ſi bien mis en œuvre, que la chambre & tout le palais en reçurent un nouvel éclat ; Marmotte la poſa ſur la tête de la princeſſe. Le prince à ſon tour parut avec un habit tout pareil à celui de Camion ; & de la bague qu’elle lui avoit donnée, il ſortît une couronne toute ſemblable. Il l’épouſa sur le champ, & ils furent proclamés roi & reine de ce beau pays. Les fées donnèrent le repas royal, où rien ne manqua. Après avoir paſſé huit jours avec eux, & les avoir comblés de biens, elles repartirent, & ramenèrent le roi & la reine, père & mère de la reine Camion, dans leur royaume dont elles avoient puni les habitans, & qu’elles avoient repeuplé d’un peuple nouveau & fidelle à leurs maîtres. Pour Citronette, les fées lui permirent de venir paſſer quelque-temps auprès de ſa belle reine, & consentirent que Camion en ne faiſant que la ſouhaiter eût le plaiſir de la voir dès qu’elle le voudroit.

Les fées partirent enfin, & jamais on n’a été ſi heureux que le furent le roi Zirphil & la reine Camion. Ils firent la félicité l’un de l’autre, les jours leur ſembloient des momens. Ils eurent des enfans qui les rendirent encore plus fortunés. Ils vécurent juſques dans une extrême vieilleſſe, s’aimant toujours avec la même ardeur, & déſirant toujours de ſe plaire. Leur royaume après eux fut partagé ; & après divers changemens, il eſt devenu ſous un de leurs deſcendans l’empire floriſſant du grand Mogol.