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Le Cagnon du Tarn/05

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V. De la Malène au pas de Soucy.


De Castelbouc à Sainte-Énimie et à Saint-Chély, la descente en barque est une belle et charmante promenade ; de Saint-Chély à la Malène, c’est magnifique ; mais de la Malène au pas de Soucy c’est merveilleux.

J’ai fait ce dernier trajet plusieurs fois : le matin, au milieu de la journée, au soleil couchant j’ai remonté en barque jusqu’à la Malène, voyant ainsi cette merveille sous différents aspects ; et pourtant, comme pour une autre merveille française, le cirque de Gavarnie, dont vingt fois j’ai franchi les murailles, loin d’être lassé, chaque fois j’ai été plus émerveillé, chaque fois mon désir de la parcourir à nouveau s’est accru.

Si le temps est sombre, et qu’il vous soit possible d’attendre, retardez votre départ et restez plutôt un jour à la Malène : vous pourrez d’ailleurs facilement utiliser cette journée en faisant une promenade sur l’un des causses. Pour bien voir la belle nature méridionale du cagnon, il faut le soleil brillant, clair et joyeux, pailletant d’or les eaux vertes du Tarn, distribuant la lumière et l’ombre aux grandes roches et aux massifs de verdure ; il faut le ciel bleu se mirant dans la rivière et de ses reflets drapant de gaze miroitante d’un bleu vert les surplombs des roches rouges[1].


Le 9 juillet 1884, à huit heures du matin, Justin Montginoux détache la barque, et je pars accompagné de Paradan, qui doit revenir avec moi par le causse Méjan à la Malène d’abord, puis à Sainte-Énimie. Justin emporte son épervier et donnera quelques coups de filets ; il conduit la barque à la gaffe ; son domestique est à l’arrière avec la perche. La barque file sur les eaux profondes et tranquilles, bordées d’étroites prairies ombragées de peupliers et de trembles, et dominées à gauche par un talus boisé et des falaises, à droite par la Malène et son grand rocher. Bientôt nous perdons de vue le village et son château avec ses tours aux toits pointus couverts d’ardoises ; sur le bord de la plate-forme d’un grand éperon du causse de Sauveterre qui semble barrer la vallée, se dressent les ruines du château du Planiol, démantelé en 1632 par ordre de Richelieu. Autour de ce cap se trouve le meilleur vignoble de la Malène, et les vins en sont réputés, à juste titre, comme étant les meilleurs du cagnon du Tarn.

Un peu plus loin se montrent le hameau de l’Angle et sa belle fontaine ; presque au-dessus du hameau, les bateliers vous feront voir, sur un entablement de la falaise, une aire de vautours, protégée par une corniche faisant abri.

La barque double le grand rocher qui, sur sa plateforme, portait autrefois le château de Montesquieu, et pénètre dans l’une des plus belles parties du cagnon ; sur près de 5 kilomètres on voit tout à coup se profiler les grands à-pics des falaises, les grandes roches isolées, les aiguilles, les entassements de rochers, les énormes éperons qui, de ressaut en ressaut, descendent des deux causses et viennent plonger dans le Tarn. C’est grandiose.

Aux planiols succèdent les chenaux balisés, les bancs de sable, les ratchs ou rapides ; tantôt c’est à grand’peine que les bateliers font glisser la barque de chenal en chenal ; tantôt, pris par un rapide, nous allons droit contre la falaise : Justin, posté à l’avant du bateau, laisse arriver, puis d’un coup de gaffe nous détourne de l’écueil, tandis que son aide à l’arrière appuie vivement la perche contre le rocher et pousse la barque dans le chenal, où elle file sans effort. La première fois que je fis ce trajet, un des bateliers, pêcheur de Pougnadoires, connaissant trop la dive bouteille et pas assez les recoins de la rivière, engagea à faux la perche et d’un coup de barre fut lancé à l’eau, très profonde à cet endroit ; en un instant il rejoignit le bateau, crachant, jurant, sacrant, mais à peine contusionné ; ce petit accident le dégrisa. Avec des bateliers ou des pêcheurs de la Malène qui connaissent le cagnon rocher par rocher, jamais pareil accident ne se produit,

Sur la rive droite s’avance un énorme rocher, troué de cavernes ; l’une d’elles est au niveau du Tarn et l’on peut quelquefois y entrer en barque. La plus grande est la grotte de la Momie. Le rocher a été souvent photographié, et l’on peut en voir le dessin dans l’annuaire du Club Alpin Français de 1883.

Près d’ici commence le Détroit ou les Étroits ; les falaises sont de plus en plus abruptes, de plus en plus resserrées, de plus en plus hautes.

Entrée du Détroit. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

J’ai descendu et remonté l’Ardèche en bateau ; j’ai visité plusieurs fois les cluses célèbres des défilés de Saint-Georges et de Pierre-Lisse dans la vallée de Aude, les foz ou cluses plus belles encore de la vallée de Roncal dans les Pyrénées de la Navarre, et je n’ai rien vu d’aussi surprenant et d’aussi vraiment beau que le site des Étroits[2].

Ici la rivière est large, et c’est plaisir de voir refléter sur le miroir de ses eaux assombries les falaises hautes de 100 mètres et plus, au-dessus desquelles parfois pyramident, de talus en ressaut, à 500 mètres de hauteur, les tours, les forteresses crénelées, les fines aiguilles, les grands bastions des deux causses. Dans toutes les fissures de la roche, sur tous les entablements, se dressent ou se penchent des pins, des arbustes, des plantes grimpantes ; çà et là entre les grands rochers montent des traînées de verdure. Dans cette solitude, sonore comme une cathédrale, on éprouve une sorte de respect religieux ; on se tait ; pour un peu on se découvrirait la tête. Les Étroits sont la splendide préface du merveilleux cirque des Baumes.

Le milieu du Détroit. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Au delà de l’Îlot des Chèvres, gros bloc de rocher tombé au pied de la muraille et qui semble défendu par le surplomb de la falaise taillée en donjon, nous sortons du détroit ; à droite se montre en partie le cirque des Baumes, à gauche le hameau de la Croze et sa jolie grève ensoleillée : arrêtons-nous un instant.

Vous pouvez descendre à terre et prendre sur la rive gauche un sentier escarpé, très rude et très pittoresque, conduisant au milieu de bois et de rochers à Saint-Préjet du Tarn, en face des Vignes. C’est, m’a-t-on dit, un vrai casse-cou, mais les vues sont superbes. Un autre sentier, celui-là facile, longe la rive droite et conduit directement au pas de Soucy et aux Vignes ; en le suivant, vous verrez de plus près, et moins rapidement qu’en barque, les bizarreries des roches, les étrangetés des recoins, les rochers auxquels on a infligé tel ou tel nom ; mais vous verrez moins bien l’ensemble du cirque et vous donnerez à votre insu trop d’importance aux détails… Croyez-moi, descendez en barque, et, lorsque vous aurez bien vu l’ensemble, vous reviendrez à pied, si cela vous plaît, étudier quelques-uns des détails ; vous aurez tout le temps alors d’être à votre aise géologue, entomologiste ou botaniste.

La Croze. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Mais, je vous le répète, voyez d’abord l’ensemble, suivant ainsi l’exemple des Ramond, des Saussure, etc. qui savaient bien voir et bien dire, et qui n’en étaient pas moins savants.

Maintenant que notre admiration a eu le temps de reprendre haleine, embarquons. Devant nous s’ouvre l’immense hémicycle rougeâtre du cirque des Baumes qui, au fronton du causse de Sauveterre, a 5 kilomètres de développement, et 8 kilomètres au niveau du Tarn. La couleur rouge y domine, mais le blanc, le noir, le bleu, le gris, le jaune y nuancent les parois, et des bouquets d’arbres, des broussailles y mêlent des tons verts et des tons sombres. Du fond de ce grand cirque qui autrefois contint un lac fermé au sud par la digue de rochers qui en s’écroulant forma le chaos du pas de Soucy, du fond de ce cirque, dis-je, émergent de tous côtés des roches dolomitiques qui d’échelon en échelon s’élèvent à 500 mètres, jusqu’au bord du causse. Ces roches de toutes dimensions, évidées, dentelées, taillées par la pluie, par le gel, par l’humidité et par la sécheresse, affectent les formes les plus bizarres et les plus variées : aiguilles, tours, arceaux forteresses ; sans cesse elles changent d’aspect au gré des jeux de lumière et d’ombre. Les roches sont nombreuses, mais le cirque est tellement vaste que toutes ces bizarreries se fondent et disparaissent en quelque sorte dans l’ensemble,

Vue prise dans le cirque des Baumes. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Ce qu’il y a de vraiment merveilleux, c’est la simplicité de composition, l’harmonie puissante de lignes et de couleurs, l’unité de ce cirque, et c’est du lit du Tarn d’où l’on voit se découper sur le ciel bleu les grandes murailles de son fronton, ou du haut du causse, au Mas-Rouge, d’où il semble un abîme, qu’il faut aller admirer cette merveille.

La barque file, entraînée par les rapides, se détourne à la rencontre des murailles, traverse les gouffres. De distance en distance, là où le poisson fourmille, Justin lance l’épervier ; les truites, rapides comme des flèches, échappent, mais les gardons, moins lestes et moins méfiants, frétillent bientôt dans la barque. La pêche est peu fructueuse aujourd’hui, il fait trop clair, et Justin y renonce.

Nous passons devant le hameau des Baumes-Hautes ou Baumes-Vieilles, incrusté dans les ouvertures de la roche. L’inondation de 1875, qui emporta tous les ponts du Tarn sauf ceux de Quézac et de Sainte-Énimie, bloqua les habitants du hameau, envahit leurs demeures, les mit en danger de mort. Depuis lors ils ont abandonné ces maisons construites sans toits, sous l’abri des roches, et aujourd’hui le hameau tombe en ruine.

Nous voici au milieu du cirque et nous tournons au sud, doublant l’énorme contrefort boisé et rocheux du causse Méjan qui s’enfonce comme un coin dans le rentrant des Baumes ; puis nous passons devant le hameau des Baumes-Basses, sa belle source et son couloir verdoyant, coupure de la muraille du causse de Sauveterre.

Vers le haut de ce couloir, un peu en amont, s’ouvrent les Baumes-Chaudes (vastes grottes dans lesquelles M. le docteur Prunières a fait de remarquables découvertes préhistoriques). Elles ont servi de sépulture à l’époque de la pierre polie ou, si l’on aime mieux, des dolmens. Les objets rares retirés de là par le savant anthropologiste formeraient un musée.

À peu de distance des Baumes-Basses, dans un petit cirque secondaire, se montre, dans un encorbellement de roche et plaquée contre la falaise rouge, une petite maison blanche ; c’est un lieu de pèlerinage, l’ermitage de Saint-Ilère, l’évêque de Mende qui, au septième siècle, consacra Sante-Énimie. Près de l’ermitage restauré se trouve, dans un creux de rocher, une petite source, dont l’eau est, au dire des pèlerins, souveraine contre les maladies d’yeux.

Saint-Ilère dépassé, nous voyons bientôt, assez loin devant nous, des talus hérissés de roches, de l’aspect le plus étrange, et peu à peu nous entendons comme le bruit d’une cascade ; les bateliers poussent la barque, accostent la rive droite : là toute navigation est interrompue ; nous sommes à la perte du Tarn, au pas de Soucy.

La perte du Tarn. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

  1. Ici j’ai vu, seulement dans la matinée, cet effet de lumière, qui fait la gloire des grottes d’azur de Capri ou de Bonifacio. Dans la journée et le soir, en raison de l’orientation et de la hauteur des falaises du cagnon, je ne crois pas qu’il se produise, du moins je ne l’ai pas vu.
  2. Les vallées d’Arrasas et de Nisde, le défilé de Benta-Amillo, entre Vénasque el Campo, dans la vallée de l’Essera, sont d’ordre absolument différent.