Aller au contenu

Le Cahier rouge de Benjamin Constant (éd 1907)/Appendices

La bibliothèque libre.
Texte établi par L. Constant de Rebecque, Calmann-Lévy (p. 99-129).

APPENDICES


I

NOTE SUR LA FAMILLE DE CHANDIEU.


Les Chandieu étaient du Dauphiné. Antoine, seigneur de la Roche-Chandieu passa à la réforme et fut pasteur zélé. À la Saint-Barthélémy il s’enfuit à Genève. En 1585 Henri IV l’appela auprès de lui, et nous le voyons à la bataille de Coutras remplir les fonctions d’aumônier de ce prince. Il eut treize enfants et mourut à Genève. La plupart de ses fils restèrent en France ; un seul se fixa à Lausanne. Parmi les descendants de ce dernier nous rencontrons Benjamin, capitaine au service de Hollande dans le régiment bernois Villars-Chandieu qui appartenait à son père. Benjamin eut plusieurs filles, dont une, Henriette, épousa Juste-Louis Arnold de Constant. Elle mourut en mettant au monde, le 25 octobre 1767 un fils qui fut Benjamin Constant.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille (1775–1830), précédées d’une introduction d’après des lettres et des documents inédits, par Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 18, rue Drouot, 1888.


II

NOTE SUR LA FAMILLE DE CONSTANT.

La famille Constant de Rebecque est originaire d’Aire en Artois. Plusieurs de ses membres prirent part aux Croisades, notamment Hugues et Mainfroy de Rebecque qui y donnèrent des preuves de valeur éclatante. Arnoult Sire de Rebecque fut compagnon d’armes de Baudouin comte de Flandres qui, en 1197, tint sur les fonds de baptême son fils Ott. En souvenir du siège de Constantinople où ils avaient combattu ensemble, il lui donna le nom de Constant. Par la suite ce nom, porté par plusieurs de ses descendants, fit partie du nom de famille.

Antoine Constant de Rebecque, gentilhomme de l’empereur Charles-Quint, le suivit dans toutes ses guerres et y trouva la mort. Son fils Augustin embrassa la religion réformée et entra au service de Jeanne d’Albret. À la bataille de Coutras il sauva la vie à Henri IV. Les persécutions religieuses et la confiscation de ses biens lui firent chercher un refuge en Suisse. Il mourut à Lausanne.

Presque tous ses descendants suivirent la carrière des armes dans les Pays-Bas. Un de ses arrière-petits-fils, Samuel, commandant de Bois-le-Duc, fut l’ami de Voltaire, et le théâtre de Mon-Repos, où se jouaient les pièces du philosophe de Ferney, avait été monté chez l’un de ses gendres, le marquis Gentil de Langallerie. Une boiserie peinte fort curieuse, où Voltaire est représenté jouant la comédie avec plusieurs membres de la famille de Constant, se trouve au château de Mézery-sur-Lausanne. Samuel laissa plusieurs enfants, dont Juste-Louis-Arnold, père de Benjamin Constant, et Samuel, père de Rosalie, connue par sa correspondance avec son célèbre cousin, avec madame de Staël, Bernardin de Saint-Pierre, etc.


Article Rebecque du Dictionnaire de la Noblesse. Annales des Flandres de van Meyden. Jean-H. Menos, Lettres de Benjamin Constant à sa famille, précédées d’une introduction d’après des lettres et des documents inédits, in-18, Paris, Albert Savine, 1888.


III

PORTRAIT DES PARENTS DE BENJAMIN PAR ROSALIE DE CONSTANT.

M. Juste de Constant avait une figure imposante, beaucoup d’esprit et de singularité dans le caractère. Il était défiant, aimait à cacher ses actions, changeait facilement de principes et de façons de penser. Il eut des amis et des ennemis violents. Personne n’est aimable d’une façon plus piquante, personne n’a plus de moyens de se faire aimer jusqu’à l’enthousiasme ; personne aussi ne sait mieux blesser et mortifier par une ironie amère. Il a suivi longtemps la carrière des armes en Hollande de la manière la plus honorable. À l’âge de quarante ans, il épousa mademoiselle de Chandieu qui l’aimait depuis longtemps. Elle était belle et d’un caractère angélique. Elle mourut après deux ans de mariage et ce malheur a influé sur tout le reste de la vie de son mari. Il partageait son temps entre le commerce et l’agriculture. Il bâtit, il planta, il bonifia ses campagnes (la Chablière, Beau-Soleil), c’était l’occupation qu’il aimait le mieux.

L’éducation de son fils lui donna beaucoup de peine.


Rosalie de Constant, sa famille et ses amis (1758–1834), par Lucie Achard, in-18, Genève, 1902, Eggimann.


IV

JUGEMENT SUR BENJAMIN ENFANT PAR ROSALIE DE CONSTANT.

Dans sa première enfance il était brillant par ses réparties qu’il écrivait en vers et en prose, à tort et à travers. J’ai des lettres de lui à sa grand’mère écrites à dix ou douze ans, qui sont étonnantes. Avec une bonne et solide éducation, tout cela aurait tourné pour son bonheur. Sa mère mourut en lui donnant le jour et toute sa vie il se ressentit de ce malheur.

Benjamin a dit de lui-même : Ma naissance fut le premier de mes malheurs.


M. C. C. Bibl. de Genève, Lettres à son frère, du 29 décembre 1815.


V

EXTRAITS D’UNE LETTRE À SA GRAND’MERE.

Bruxelles, le 31 de septembre 1776.

Mon cher papa, que j’ai vu arriver avec grand plaisir, m’a dit que vous me continuiez vos bontés. Rien ne peut m’ôter votre souvenir de devant les yeux ; cela m’anime dans mes occupations. Je me dis, quel plaisir de voir ma grand-maman bien contente de moi, et pouvant me dire à moi-même que je suis une partie de sa consolation. J’ai d’autant plus cet espoir que mes affaires vont beaucoup mieux depuis que papa les dirige, car je m’étais négligé sous M. de la Grange. Quoique j’aie beaucoup plus de relâche depuis le retour de papa, je fais beaucoup plus de progrès. Je veux vous faire un détail de mes occupations. En m’éveillant j’élève mon cœur à Dieu ; je me lève à sept heures, je déjeune avec du fruit de très bon cœur ; je fais un petit thème de français en latin ; j’apprends mes leçons ; je répète quelque pièce de clavecin ; je lis l’histoire romaine et Homère, ce qui me fait grand plaisir, surtout Homère, parce que c’est un poète, que j’aime la poésie et qu’en m’amusant il me donne de grandes idées. C’est le père de la religion des anciens.

Après cela je vais jouer à divers jeux, aux quilles, aux balles, dans le jardin de la maison, jusqu’à midi que mon maître vient repasser ce que j’ai fait le matin. Nous dînons à une heure et nous faisons très bonne chère ; nous causons de diverses choses agréables, instructives, utiles, intéressantes, et nous parlons souvent de vous. Une demi-heure après dîner nous traduisons un thème de latin en français ; ensuite nous allons nous promener au parc. Si vous y retournez vous le trouverez bien changé ; on y fait des allées magnifiques ; il sera beaucoup plus beau mais plus si agréable. De là nous allons à quatre heures et demie chez le maître de clavecin ; je finis ma leçon à six, j’y reste jusqu’à sept avec les demoiselles qui sont fort aimables : elles m’aiment beaucoup. Je retourne à la maison où je trouve mon maître de latin, Pline, Sénèque, Cicéron, et autres. À huit heures je me sépare de cette bonne compagnie, je soupe et je vais me coucher.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille (1775–1830), précédées d’une introduction d’après des lettres et des documents inédits, par Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 18, rue Drouot, 1888.


VI

EXTRAITS D’UNE LETTRE À SA GRAND’MÈRE.

24 décembre 1777, Bruxelles.

Je sais par papa que vous êtes encore au Désert (maison de campagne à 2 kilomètres de Lausanne), passablement bien portante. Mais ce n’est pas assez ; je voudrais que vous fussiez parfaitement bien, comme moi par exemple. Faisons un arrangement, ma chère grand’maman : prenez un peu de ma santé, et donnez-moi en échange dix de vos années. Je gagnerais à ce troc, j’aurais plus de raison, et ayant appris le latin et le grec et tout ce qu’il faut savoir, je vivrais avec vous, et vous m’enseigneriez des choses plus essentielles ; car que m’importe ce que les anciens ont pensé, je ne dois pas vivre avec eux. Aussi je crois que je les planterai là dès que je serai en âge de vivre avec les vivants.

Je voudrais bien voir toutes les jolies choses que vous avez faites au Désert et courir avec vous dans les bois. Mon endroit favori serait certainement le Mangeron : ce nom réveille mon appétit, et vous savez que je suis gourmand. Après quoi j’irai rêver à Belle Ombre. Mais ce que j’aimerais encore mieux serait de faire des songes avec vous. C’est ce que j’ai le mieux retenu, parce que cela était plus de mon goût.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille (1775–1850), précédées d’une introduction d’après des lettres et des documents inédits, par Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 18, rue Prouot, 1888.


VII

EXTRAITS D’UNE LETTRE À SA GRAND’MÈRE.

Bruxelles, 17 août 1819.

Je suis très chagriné que les circonstances obligent papa à me faire élever loin de vous : je voudrais ne vous quitter jamais et vous rendre tous les soins dont je suis capable. Je voudrais causer avec vous, songer avec vous, me promener avec vous. J’en serais beaucoup plus heureux et mon cœur serait bien plus satisfait. J’aurais de l’émulation parce que je voudrais vous plaire. Vous seriez l’objet de toutes mes occupations. Je ferais des vers pour vous, je ferais des pièces de musique pour vous, je vous réciterais les uns et j’exécuterais les autres. Lorsque vous voudriez m’entendre, je vous traduirais les belles odes d’Horace ; vous corrigeriez tout cela, et vous me donneriez du goût et du style. Dans les moments plus sérieux, je vous lirais de bonnes choses. Vous feriez des réflexions, vous me développeriez les pensées, vous en feriez naître et vous cultiveriez ma raison. Voilà, ma chère grand’mère, l’idée que je me fais de mes occupations auprès de vous. En attendant que cela soit, voici ma journée. Je me lève à sept heures, je déjeune, je travaille et je mets Horace à la torture. Je l’habille quelquefois si plaisamment qu’il ne se reconnaîtrait pas. Je prends une leçon d’accompagnement et de composition ; je lis avec M. Duplessis, je saute, je cours, je m’amuse, je prends une leçon de danse, je dîne de bon appétit, je lis Quinte-Curce, je fais des vers latins, je vais prendre une leçon de clavecin, je vais au parc, je fais quelquefois une visite à une jolie Anglaise. De retour à la maison, je fais une partie de piquet, je soupe, je me couche à neuf heures et je dors dix heures sans interruption. Entre temps, je compose un opéra, les vers et la musique : cela sera très beau et je ne crains pas les sifflets.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille (1775–1830), précédés d’une introduction d’après des lettres et des documents inédits par Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 18, rue Drouot, 1888.


VIII

EXTRAITS D’UNE LETTRE À SA GRAND’MERE.

Bruxelles, 19 novembre 1779.

Je voudrais vous dire de moi quelque chose de bien satisfaisant, mais je crains que tout se borne au physique. Je me porte bien et je grandis beaucoup. Vous me direz que si c’est tout, il ne vaut pas la peine de vivre ; je le pense aussi, mais mon étourderie renverse tous mes projets. Je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité, et lui donner une marche plus cadencée. J’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet, je joue des adagio, des largo qui endormiraient trente cardinaux, mais je ne sais par quelle magie ces airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse. Le menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois, ma chère grand’mère, que le mal est incurable et qu’il résistera à la raison même. Je devrais en avoir quelque étincelle, car j’ai douze ans et quelques jours, cependant je ne m’aperçois pas de son empire ; si son œuvre est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans ?

Savez-vous, ma chère grand’mère, que je vais dans le monde deux fois par semaine ? J’ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une main sur la poitrine, l’autre sur la hanche, je me tiens droit et je fais le grand garçon tant que je puis. Je vois, j’écoute, et jusqu’à présent je n’envie pas les plaisirs du grand monde. Ils ont tous l’air de ne pas s’aimer beaucoup. Cependant le jeu et l’or que je vois rouler me cause quelque émotion ; je voudrais en gagner pour mille besoins que l’on traite de fantaisies. À propos d’or, j’ai bien ménagé les deux louis que vous m’avez envoyés l’année dernière ; ils m’ont duré jusqu’à la foire passée.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille, etc. etc., par Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 18, rue Drouot, 1888.


IX

EXTRAIT D’UNE LETTRE À SA GRAND’MÈRE.

Geertruydenberg, le 2 avril 1781.

Nous sommes ici dans un très petit endroit où il y a bien peu de ressources. Nous sommes mal logés, mal nourris et sans occupation. J’ai peu de livres et je ne sais comment m’en procurer. On nous assure que la paix se fera et qu’alors nous retournerons à Bréda ou dans quelque grande ville.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille, etc., etc., Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 18, rue Drouot, 1888.


X

Le Margrave d’Anspach était comme tous les souverains allemands de cette époque très féru d’habitudes et de manières françaises. Il eut une liaison avec mademoiselle Clairon, et Benjamin le retrouva auprès d’elle à Paris.


XI

VOYAGE À PARIS.

Novembre 1786.
Journal de Charles de Constant.

Mon oncle Juste menait à Paris son fils Benjamin pour achever son éducation et entrer dans le monde. Nous fîmes la route ensemble. Mon oncle était un homme de beaucoup d’esprit, mais d’un caractère difficile, caustique et impérieux. Il avait une ambition sans bornes pour son fils et sacrifiait beaucoup pour lui donner une brillante éducation.

L’esprit et les talents naturels de Benjamin avaient bien profité de cette éducation ; il parlait allemand, français et anglais, avait passé par tous les degrés de l’Université et avait déjà fait plusieurs compositions fort approuvées. Il avait les passions vives et était peu disposé à les tenir en bride. Lorsque nous vînmes à Paris il n’avait pas encore vingt ans. À cette époque son père et lui ne vivaient pas confortablement ensemble. Mon oncle ne demandait rien pour lui, mais il était jaloux de tous ceux ayant quelque avantage qui était refusé à son fils. Le père et le fils se querellèrent pendant les dix jours que dura notre voyage dans le carrosse de mon oncle…


Rosalie de Constant, sa famille et ses amis (1758–1834), par Lucie Achard, in-12, Genève, 1902, Eggimann.


XII

VOYAGE À PARIS, 1786.

Lettre de Charles de Constant à sa sœur Rosalie.

En route, 18 novembre 1786.

Nous voilà partis dans une bonne voiture, ayant pris toutes les précautions contre le froid. Mon oncle, Benjamin et moi, sommes d’un caractère fort différent. Benjamin est toujours occupé de son malheur extrême[1] ; il ne parle jamais d’autre chose. Je vous avoue que j’ai découvert que je ne suis qu’une bête, je n’entends rien à tous les profonds raisonnements de mes compagnons, je pense à vous, je dis à Benjamin qu’il m’ennuie lorsqu’il me dit que tous les hommes sont malheureux, que toute la nature humaine est combinée pour notre malheur ; je lui cite des exemples, il me dit que ce n’est qu’une illusion et je finis par lui chanter une petite chanson.


Rosalie de Constant, sa famille et ses amis (1758–1834), par Lucie Achard, Genève, Eggimann, 1902.


XIII

ARRIVÉE À PARIS.

Lettre de Charles de Constant à sa sœur Rosalie.

Paris, 4 décembre.
Hôtel des États-Unis, 1786.

Il faut que je vous parle de mon oncle : 1o il m’impatiente ; 2o il m’ennuie ; 3o il n’est pas de mon goût. Je conçois fort bien le désespoir de Benjamin ; le jeune homme, avec des passions d’une grande vivacité et l’amour outré de la liberté, trouve sa position cruelle.


Rosalie de Constant, sa famille et ses amis (1758–1834), par Lucie Achard, in-12, Genève, Eggimann, 1902.


XIV

SÉJOUR À PARIS CHEZ MONSIEUR SUARD[2].

Journal de Charles de Constant.

J’étais porteur de plusieurs lettres de recommandation, et fus bientôt présenté chez mes compatriotes, M. de Germany, frère de M. Necker, le comte Diodati, les Rilliet, les Thélusson, etc. Je fus aussi présenté chez monsieur et madame Suard chez qui se réunissaient les lundis, un grand nombre de personnes célèbres : l’abbé Morellet, le président Dupaty, Condorcet, La Fayette, Garat de Chabanon et autres, auxquels se joignaient les célébrités de passage et les étrangers de marque. La conversation était toujours d’un grand intérêt, j’écoutais avec une avidité curieuse. Quelquefois on me questionnait sur la Chine[3].

Benjamin se faisait déjà remarquer par son érudition et son esprit. Son père le gênait quoiqu’il parlât peu. Quand mon oncle retourna à son régiment son fils n’en fut pas fâché.

Je me liai beaucoup avec mon cousin. Il prit du goût pour mademoiselle Pourras. Son père aurait voulu qu’il fit un riche mariage. Cette demoiselle avait une grande fortune et aurait volontiers accepté Benjamin. Mais madame Pourras avait l’ambition de faire de sa fille une femme titrée. La passion de Benjamin lui monta la tête ; il s’emporta comme une soupe au lait, il voulut s’empoisonner, et finit par faire une fugue, en Angleterre après avoir manqué son projet d’enlever la belle qui y avait à moitié consenti.

J’allai quelquefois chez M. Necker, où on voyait la cour et la ville, et plus souvent chez sa fille, à l’hôtel de Suède…


Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, par Lucie Achard, in-12, Genève, Eggimann, 1902.


XV

LETTRE DE CHARLES À ROSALIE.

Benjamin et moi sommes liés étroitement, et il est revenu de ses idées sinistres…

J’ai soupé vendredi chez madame Staël. En confidence je vous dirai que je m’y ennuyai à la mort, que je déteste le ton pédant de cette parvenue[4]. N’en disons point de mal, car elle me fait des honnêtetés. La société de madame Suard est celle qui me plaît davantage.


Rosalie de Constant, etc., etc., par Lucie Achard, Genève, Eggimann, 1902.


XVI

FUGUE EN ANGLETERRE.

Lettre à madame de Charrière.

Douvres, 26 juin 1787.

Il y a dans le monde, sans que le monde s’en doute, un grave auteur allemand qui observe avec beaucoup de sagesse à l’occasion d’une gouttière qu’un soldat fondit pour en faire des balles, que l’ouvrier qui l’avait posée ne se doutait point qu’elle tuerait quelqu’un de ses descendants. C’est ainsi, madame (car c’est comme cela qu’il faut commencer pour donner à ses phrases toute l’ampleur philosophique), c’est ainsi, dis-je, que lorsque tous les jours de la semaine dernière, je prenais tranquillement du thé en parlant raison avec vous, je ne me doutais pas que je ferais avec toute ma raison une énorme sottise, que l’ennui réveillant en moi l’amour me ferait perdre la tête, et qu’au lieu de partir pour Bois-le-Duc, je partirai pour l’Angleterre presque sans argent et absolument sans but. C’est cependant ce qui est arrivé de la façon la plus singulière. Samedi dernier à sept heures, mon conducteur et moi partîmes dans une petite chaise qui nous cahota si bien que nous n’eûmes pas fait une demi-lieue que nous ne pouvions plus y tenir, et que nous fûmes obligés de revenir sur nos pas à neuf. De retour à Paris, il se mit à chercher un autre véhicule pour nous traîner en Hollande ; et moi qui me proposais de vous faire ma cour encore ce soir-là, puisque nous ne partions que le lendemain, je m’en retournai chez moi pour chercher un habit que j’avais oublié. Je trouvai sur ma table la réponse sèche et froide de la prudente Jenny. Cette lettre, le regret sourd de la quitter, le dépit d’avoir manqué cette affaire, le souvenir de quelques conversations attendrissantes que nous avions eues ensemble, me jetèrent dans une mélancolie sombre… Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie ; je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n’ayant pour consolation dans sa vieillesse qu’un homme aux yeux duquel à vingt ans tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs…

J’étais abattu, je souffrais, je pleurais. Si j’avais eu là mon consolant opium, c’eût été le bon moment pour achever en l’honneur de l’ennui, le sacrifice manqué par l’amour…


Madame de Charrière et ses amis, par Philippe Godet, t. I, pp. 353, 354, Genève, A. Jullien, 1906.


XVII

FUGUE EN ANGLETERRE.

Lettre à madame de Charrière.

Aimez-moi, malgré mes folies ; je suis un bon diable au fond. Excusez-moi auprès de M. de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation. Moi je m’en amuse comme si c’était celle d’un autre. Je ris pendant des heures de cette complication d’extravagances, et quand je me regarde dans le miroir je me dis, non pas : « Ah ! James Boswell[5] ! » mais : « Ah ! Benjamin, Benjamin Constant ! » Ma famille me gronderait bien d’avoir oublié le de et le Rebecque ; mais je les vendrais à présent three pence a piece. Adieu, madame.


Madame de Charrière et ses amis, par Philippe Godet, p. 355, Genève, A. Jullien, 1906.


XVIII

FUGUE EN ANGLETERRE.

Lettre à madame de Charrière.

Septembre 1787.

Je relis ma lettre, madame, après souper et je suis honteux de toutes les fautes de style et de français. Mais souvenez-vous que je n’écris pas sur un bureau bien propre et bien vert, pour ou auprès d’une jolie femme ou d’une femme autrefois jolie, mais en courant non pas la poste mais les grands chemins, en faisant cinquante-deux milles comme aujourd’hui sur un malheureux cheval ; avec un mal de tête effroyable et n’ayant autour de moi que des êtres étranges et étrangers qui sont pis que des amis et presque que des parents. Si j’avais pourtant épousé mademoiselle Pourras, j’aurais ma tête sur ses genoux, sur ses jolies mains et j’oublierais mes maux. Que je suis bête ! Mademoiselle Pourras serait sur les genoux de Sainte-Croix II, etc., etc., etc. ; et ma tête serait cent fois plus malade…


Madame de Charrière et ses amis, par Philippe Godet, t. I, p. 356, Genève, A. Jullien, 1906.


XIX

FUGUE EN ANGLETERRE.

Lettre à madame de Charrière.

Vous ne vous attendiez pas que je vous lasserais de mes balivernes à trois cents lieues de vous, comme dans votre chambre. C’est votre faute. Je ne sais quel roi (c’était un singulier roi, c’était presque un homme) disait à je ne sais qui : Si je connaissais un plus honnête homme que vous, je ne vous choisirais pas. — Et moi je vous dis : Si je connaissais quelqu’un de plus aimable, de plus indulgent, de plus bon que l’intéressant auteur de Caliste, je ne vous écrirais pas si longuement. — Savez-vous bien, madame (pardon si je continue), que je suis en Lancashire, au milieu des Lancashre witches qui sont les plus jolies femmes de l’Angleterre, et par conséquent du monde ! J’en vois une qui fait tomber ma plume et tourner ma tête…


Madame de Charrière et ses amis, par Philippe Godet, t. I, p. 357, Genève, A. Jullien, 1906.


XX

FUGUE EN ANGLETERRE.

De tous les amis que j’ai eus, les neuf dixièmes au moins ou sont morts ou sont devenus fous ou ont tourné détestablement. On croirait que je les ai choisis à plaisir, pour pouvoir, en faisant beaucoup de sottises, conserver l’avantage d’être encore le plus sage de la compagnie.


Lettre à Rosalie de Constant, Lettres de B. C. à sa famille, Jean-H. Menos, Paris, Albert Savine, 1888.


XXI

En marge du manuscrit se trouve ici la mention « argent renvoyé et perdu ». Il s’agit sans doute des sommes que lui avaient avancées ses amis en Angleterre.


XXII

PROCÈS DE M. JUSTE DE CONSTANT.

En 1787 lors des troubles de la Hollande entre le parti d’Orange et le parti patriote, Juste-Arnold de Constant, colonel au Régiment bernois de May, avait été accusé par quelques-uns de ses officiers de n’avoir pas agi avec l’énergie nécessaire. Un long procès commença de 1788 à 1791. M. de Constant ne put obtenir justice, Leurs Excellences de Berne soutenaient ses ennemis — il fut cassé de ses emplois avec dépens. Pour payer, il dut vendre le Désert, Vallombreuse, Beau Soleil, ses terres de famille. Il en appela. Enfin le 12 mars 1796 Benjamin put écrire à madame de Charrière : « La sentence contre mon père vient d’être annulée. Il vient d’être replacé au service batave comme général. »

Pendant toute la durée du procès de son père, Benjamin fit les efforts les plus énergiques pour sa défense.


Lettres de Benjamin Constant à sa famille, etc., etc., Jean-H. Menos, in-18, Albert Savine, Paris, 1888.


XXIII

Marianne Marin était au service de M. Juste de Constant. Il l’épousa lorsqu’il renonça à la nationalité suisse pour se faire reconnaître Français à la suite de son procès, s’établissant à Brevans près Dôle. Pour plus de détails sur elle et ses enfants voir le Journal intime, et les Lettres de Benjamin Constant à sa famille.


XXIV

Charles Guillaume, duc de Brunswick, neveu de Frédéric le Grand, capitaine illustre et prince très remarquable qui fit de sa petite cour l’une des plus brillantes de l’Allemagne et y attira beaucoup d’étrangers célèbres. Mirabeau fait de lui un portrait enthousiaste dans son Histoire secrète de la cour de Berlin (Londres, 1789).


XXV

DUEL AVEC M. DUPLESSIS.

Le duel avec M. Duplessis finit par avoir lieu car il se trouve mentionné dans le Journal intime en ces termes : « Il y a seize ans aujourd’hui (la date manque) que je me suis battu à Colombier et très bien battu avec M. Duplessis ».


Journal intime de Benjamin Constant et Lettres à sa famille et à ses amis précédés d’une Introduction par D. Melegari, Paris, Ollendorff, 1895.


XXVI

Le Cahier Rouge se termine au milieu du récit de ce duel manqué. Il reste dans le manuscrit plusieurs pages vides qui font supposer que ce journal n’a point été continué. Benjamin Constant a d’ailleurs passé en voyage presque toute l’année 1811. Quittant Paris en janvier, ses lettres sont datées successivement de Melun, Lausanne, Nyon, Bâle, Strasbourg, Francfort, Cassel, et enfin depuis la fin d’août du château du Hardenberg où il fit un séjour assez prolongé avec sa femme dans la famille de celle-ci. Il est possible qu’il ait employé les loisirs de cette villégiature pour rédiger ces notes devant servir à sa Biographie.

Il y a lieu de supposer que c’est le « Cahier Rouge » dont Benjamin Constant fit présent à son secrétaire peu de jours avant sa mort, ne pouvant autrement rémunérer ses services. Les traces de ce journal qui devait servir à la rédaction de ses Mémoires, et dont font mention Loève Veimars et Sainte-Beuve, se sont perdues; il est probable qu’il ait été racheté par M. Auguste de Constant d’Hermenches.

Le fils de ce dernier, M. Adrien de Constant, qui transcrivit en lettres latines le Journal intime écrit en caractères grecs, et qui y pratiqua les coupures nécessaires à sa publication, fait mention dans une notice sur Benjamin Constant, d’un autre journal rédigé par lui dans sa jeunesse. Il y serait question des débuts de son intimité avec madame de Staël, et ce diarium comblerait donc l’intervalle entre la fin du Cahier Rouge, en 1787, et le commencement du Journal intime, datant de 1804. Ce manuscrit s’il existe encore, doit se trouver entre les mains des descendants de M. Adrien de Constant.

L. C. R.

Voir pour ces détails l’Introduction du Journal intime, par D. Melegari, pp. vii, viii, ix, Paris, Ollendorff, 1895.

FIN
  1. Son amour pour madame Trévor.
  2. Monsieur Suard, secrétaire perpétuel de l’Académie, fut pendant la Révolution un partisan des idées modérées. Il passait pour un brillant causeur.
    Madame de Charrière et ses amis, par Philippe Godet, t. I, p. 341. Genève, Jullien, 1906.
  3. Charles de Constant fit plusieurs voyages en Chine dont il existe une curieuse relation illustrée par lui-même (Bibliothèque de Genève, M. C C. de Constant).
  4. Si nous avons laissé subsister ce mot de parvenue qui choquera les fervents de madame de Staël, c’est qu’il marque de façon piquante l’opinion des aristocrates de Genève sur la position de mademoiselle Necker devenue ambassadrice. À ce moment « la trop Célèbre », comme l’appelle Rosalie de Constant, n’avait point encore acquis la réputation qu’elle allait devoir à ses talents. Benjamin ne fit la connaissance de madame de Staël qu’à son retour de Brunswick en septembre 1794.
  5. Allusion à un ancien prétendant de madame de Charrière.