Le Calvinisme

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DU CALVINISME.

ŒUVRES FRANÇAISES DE CALVIN.[1]

Pendant que Machiavel cherchait dans l’antiquité des leçons de politique, la France produisait un homme destiné à jouer dans l’Europe moderne le rôle d’un législateur antique ; c’était Calvin. Il ne s’agit pas ici de réminiscences et de théories dues à l’érudition ; non, par la seule vertu de son caractère, Calvin se trouva un jour l’instituteur et le maître d’un peuple ; le christianisme eut son Lycurgue.

Comme dans la Grèce on appelait Platon le philosophe, l’Allemagne, par la bouche de Melanchton, appela Calvin le théologien. Ce n’était pas assez ; la théologie ne constituait que la moitié de cet homme, qu’un ardent et implacable génie appelait à gouverner cruellement ses semblables pour les sauver.

L’éducation que reçut Calvin et celle qu’il se donna plus tard concoururent à former cet accord de l’intelligence et de la volonté qui seul produit la puissance. Comme il avait été voué par sa famille à l’église, le premier objet qui s’offrit à sa pensée fut la religion, et sa première étude fut la théologie. Plus tard son père changea d’avis, et voulut qu’il se tournât vers la jurisprudence. À Orléans, à Bourges, aux cours du célèbre Alciat, Calvin s’initia fort avant dans la science des lois, qui, lorsqu’elle règne seule dans un esprit, peut le rétrécir et le glacer, mais qui, mêlée, aux autres notions humaines, communique à ceux qui la possèdent une précision et une expérience précieuses dans l’art de raisonner et de vivre. La connaissance du droit ne fut pas à Bourges sa seule conquête ; il y apprit aussi la langue grecque, et put ainsi puiser lui-même aux sources vives du nouveau Testament ; quelques années après, il étudiera l’hébreu à Bâle, et il sera complètement armé pour un avenir qu’il ignore. Ajoutez à cela un style à deux langues, la latine et la française ; Calvin s’est assimilé Cicéron et Sénèque, et les développemens de sa théologie se trouveront empreints de je ne sais quelle splendeur romaine. Pour écrire en français, il n’est pas embarrassé : ce Picard est contemporain de Rabelais. Seulement, son style ne fera rire personne. Calvin pourra donc embrasser toute la science divine, car il sait les langues dont se sont servis Moïse, Jésus-Christ et saint Paul ; quand il voudra par des lois positives contraindre Genève à pratiquer la foi, il se souviendra des leçons de Bourges et d’Alciat ; enfin, comme professeur, comme prédicant et comme polémiste, il pourra au même moment répandre ses doctrines ou combattre ses adversaires dans le double idiome de Rome et de Paris.

La science est stérile quand elle ne tombe pas dans un esprit ardent. Dès que, par la mort de son père, Calvin se trouva libre de suivre les penchans de son génie, il se voua sans retour au culte de cette science nouvelle de la religion, de cette foi réformée, qui exerçait sur ses adeptes un si invincible empire. L’esprit du christianisme l’avait atteint et frappé. Calvin se sentit ému et dominé par une passion unique, la passion de la vérité religieuse telle qu’il était arrivé à la sentir et à la voir. Affranchi des liens de filiale obéissance, il rompt volontairement ceux de la patrie ; il a jeté les yeux autour de lui, il a reconnu qu’en France la foi nouvelle ne pouvait échapper à une oppression tantôt sourde, tantôt ouverte, mais toujours implacable. En vain, jusque dans la noblesse et même au pied du trône, la religion réformée compte quelques sectaires ; ni le génie de la royauté, ni l’esprit du peuple ne sont pour elle. Ce ne sont pas les dangers qui effraient Calvin, mais il ne peut consentir à vivre dans un pays où la liberté d’écrire lui manque, où il faudrait acheter une sûreté précaire, et trahir sa foi par un lâche silence. La patrie de Calvin n’est plus Noyon, ni Orléans, ni Paris ; c’est toute terre où il est permis aux chrétiens réformés de penser et de vivre en fidèles serviteurs de Jésus-Christ. Il partira, il ira demander aux chrétiens évangélistes de Bâle, de Strasbourg, un asile et les moyens de ne pas rester inutile à la cause commune. Telle est la puissance de la vérité, ou du moins de ce que l’homme prend pour elle, que volontairement il abandonne en son nom jusqu’au pays qui l’a vu naître. Ainsi dans les jours antiques des sages allaient fonder des systèmes et des lois loin du sol natal. Le christianisme, dont l’avènement et le triomphe furent mortels aux formes et aux institutions du monde ancien, augmenta chez l’homme cet oubli de la patrie. Il envoya des Gaulois et des Germains dans les déserts de l’Afrique. C’est qu’une grande passion dévore toutes les affections ordinaires, et qu’elle échappe par ses élans à ce qui touche et tourmente les autres hommes.

Quand Calvin arriva à Bâle, y vit-il Érasme ? La critique de Bayle ne permet guère de croire à cette entrevue. Quoi qu’il en soit, le spirituel douteur, qui avait indisposé contre lui protestans et catholiques, devait éprouver pour Calvin une réelle antipathie. Celui-ci n’avait encore rien publié qui eût appelé sur lui l’attention du monde théologique, mais il roulait dans sa tête le plan de l’Institution chrétienne, et il portait dans ses discours le dogmatisme hautain qui devait inspirer ses écrits. À Bucer, qui lui demandait son opinion sur Calvin, Érasme, comme on le prétend, a-t-il répondu : « Je vois une grande peste qui va naître dans l’église contre l’église ! » La violence de ce mot le rend tout-à-fait invraisemblable. Les jugemens d’Érasme, quand même ils sont sévères et malveillans, n’ont pas cette virulence grossière.

Pendant que Charles-Quint et François Ier se disputaient la prépondérance en Europe, les idées chrétiennes fermentaient. On remuait les problèmes de la religion, et l’ébranlement des esprits était général. Non-seulement les catholiques étaient troublés, mais les novateurs eux-mêmes étaient livrés à une vive incertitude sur des points essentiels de la foi, incertitude dont les catholiques triomphaient à leur tour. Calvin vit le danger ; il comprit qu’au dogmatisme de l’église romaine il fallait opposer un autre dogmatisme qu’il construirait avec les opinions nouvelles en les épurant. On eût dit qu’il pressentait la polémique redoutable que Bossuet, un siècle plus tard, devait susciter contre la réforme, et qu’il voulait, par l’Institution chrétienne, prévenir la guerre des Variations.

Cette puissante idée fut conçue d’un seul jet ; l’exécution fut vigoureuse : les bases de ce grand livre, comme Calvin l’appelle lui-même quelque part, furent posées avec une profondeur énergique ; mais l’autour se réserva d’en retoucher, d’en étendre et d’en orner les proportions durant tout le cours de sa vie. « J’ai tâché d’en faire mon devoir, a écrit Calvin ; non-seulement quand ledit livre a été écrit pour la seconde fois, mais toutes fois et quantes qu’on l’a réimprimé, il a été aucunement augmenté et enrichi. » C’est ainsi qu’on arrive à des œuvres durables, par l’esprit qui sur-le-champ saisit tout, et par la volonté qui achève.

C’était beaucoup pour la réforme que d’affirmer un ensemble de doctrines. Calvin, par une hardiesse imprévue, rendit le coup plus sensible. Les réformés français vivaient sous des lois impitoyables, et le pouvoir de François Ier était pour eux une tyrannie sans miséricorde. Calvin osa s’adresser au roi de France, et lui présenter son livre comme la confession de foi des chrétiens que celui-ci persécutait. Dès-lors l’Institution chrétienne n’est plus seulement une œuvre de théologie, elle est un manifeste politique. Calvin, au nom de tous ses frères, écrit au roi de France ; on croirait assister à une scène des premiers temps du christianisme, où les apologistes de la foi nouvelle s’adressaient aux magistrats, aux empereurs. Les témoignages des contemporains abondent pour nous dire l’impression profonde que fit la Préface de Calvin. Un homme sans nom, sans titre, écrivant au roi de France pour l’éclairer et lui apprendre les vérités de la religion ! l’entreprise était nouvelle. Lorsque dans le XVIIIe siècle l’auteur du Contrat social intitulera un de ses écrits : J. J. Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, cette boutade n’aura ni l’originalité ni les périls de la liberté prise par Calvin.

Que mande Calvin à François Ier ? Il commence par lui dire que, dans le principe, il ne songeait à rien moins qu’à écrire des choses qui dussent être présentées au roi de France, mais que, voyant à quel point de fureur la persécution était venue dans son royaume, il lui avait semblé nécessaire de faire connaître au roi lui-même la doctrine contre laquelle on se déchaîne avec tant de rage. Calvin proteste qu’il ne se propose point de faire son apologie en particulier pour obtenir son retour en France ; car, dans l’état où en sont maintenant les choses, il ne se sent pas un fort grand déplaisir d’être privé de sa patrie. S’il écrit au roi, c’est pour défendre la cause commune de tous les fidèles, la cause de Jésus-Christ lui-même.

Bientôt, sous la plume de Calvin, l’apologie des réformés devient une attaque véhémente contre les catholiques. Il ne se défend plus, il attaque. « Considérez, sire, dit-il à François Ier, toutes les parties de notre cause, et nous jugez être les plus pervers des pervers, si vous ne trouvez manifestement que nous sommes oppressés et recevons injures et opprobres, pourtant que nous mettons notre espérance en Dieu vivant, pourtant que nous croyons que c’est la vie éternelle de cognoître un seul vrai Dieu et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ. À cause de cette espérance, aucuns de nous sont détenus en prison, les autres fouettés, les autres menés à faire amendes honorables, les autres bannis, les autres cruellement affligés, les autres échappent par fuite : tous sommes en tribulation, tenus pour maudits et exécrables, injuriez et traitez inhumainement. Contemplez d’autre part nos adversaires (je parle de l’état des prestres, à l’aveu et appétit desquels tous les autres nous contrarient), et regardez un peu avec moi de quelle affection ils sont menez. Ils se permettent aisément à eux et aux autres d’ignorer, négliger et mépriser la vraie religion qui nous est enseignée par l’Escriture, et qui devoit être résolue et arrêtée entre tous, et pensent qu’il n’y a pas grand intérest quelle foi chacun tient ou ne tient pas de Dieu et de Christ mais que par foy (comme ils disent) enveloppée, il submette son sens au jugement de l’église, et ne se soucient pas beaucoup s’il advient que la gloire de Dieu soit polluée par blasphèmes tous évidens, moyennant que personne ne sonne mot contre l’authorité de notre mère saincte église : c’est-à-dire, selon leur intention, du siége romain. Pourquoi combattent-ils d’une telle rigueur et rudesse pour la messe, le purgatoire, le pèlerinage et tels fatras ? tellement qu’ils nient la vraye piété pouvoir consister, si toutes ces choses ne sont crues et tenues par foy très explicite, combien qu’ils n’en prouvent rien par la parole de Dieu. Pourquoi, dis-je, sinon pourtant que leur ventre leur est pour Dieu, la cuisine pour religion ? Lesquels ostez, non-seulement ils ne pensent pas qu’ils puissent être chrestiens, mais ne pensent plus être hommes. Car combien que les uns se traistent délicatement en abondance, les autres vivotent en rongeant des croustes, toutes fois ils vivent tous d’un pot : le quel sans telles aides non-seulement se refroidiroit, mais geleroit du tout. Pourtant celui d’eux qui se soucie le plus de son ventre est le meilleur zélateur de leur foy. Bref, ils ont tous un mesme propos, ou de conserver leur règne ou leur ventre plein. Et n’y en a pas un d’eux qui monstre la moindre apparence du monde de droict zèle : et néanmoins ils ne cessent de calomnier nostre doctrine et la descrier et disfamer par tous moyens qu’il leur est possible, pour la rendre ou odieuse ou suspecte[2]. » On comprend maintenant pourquoi Calvin a quitté la France, pourquoi aussi il n’y veut plus rentrer. Il veut être libre dans sa foi et dans ses haines, et pouvoir à son aise répandre sa doctrine et son fiel.

On nous objecte, poursuit Calvin, que notre doctrine est nouvelle. Cette nouveauté n’existe que pour ceux qui ignorent la religion elle-même. — On nous oppose les pères de l’église. Certes, ces antiques docteurs ont écrit d’excellentes choses avec sagesse et solidité. Néanmoins il leur est arrivé comme à tous les autres hommes de se méprendre et de tomber dans l’erreur. D’un autre côté, s’il fallait s’en tenir strictement à ce qu’ont enseigné les pères, pourquoi les catholiques eux-mêmes ont-ils innové à l’égard de cet enseignement avec tant de licence et de témérité ? — Nos adversaires nous renvoient à la coutume, mais la coutume n’est souvent qu’une commune conspiration en faveur du vice, et il est absurde de vouloir la faire observer comme une loi sainte et inviolable. — Enfin il y a une insigne mauvaise foi à reprocher aux réformés les troubles et les tumultes dont la prédication de leur doctrine est accompagnée. Au surplus, cette injustice n’est pas nouvelle de charger la parole de Dieu des haines et des séditions que les impies et les rebelles émeuvent contre elle. On accusait aussi les apôtres d’être les auteurs des émotions populaires. Mais les apôtres ne se laissaient pas troubler, parce qu’ils savaient que Jésus-Christ est une pierre de scandale et de chute mise pour la ruine comme pour le relèvement de plusieurs, et comme un signe auquel on devait contredire. Le roi de France ne doit donc pas prêter l’oreille aux calomnies dont on poursuit les réformés : si cependant le mensonge l’emporte, nous posséderons nos ames par la patience, dit en finissant Calvin, et nous attendrons la toute-puissante main du Seigneur, qui ne manquera pas en son temps de nous secourir. — Tels sont les points principaux que traite successivement Calvin dans son apologie : les développemens qu’il en tire sont tout ensemble abondans et vigoureux. On y sent un maître dans l’art de raisonner et d’écrire. Si l’on voulait comparer Tertullien et Calvin, on trouverait dans l’Apologétique plus d’élan d’imagination, dans la Préface une logique plus sévère ; d’ailleurs, le chrétien du IIIe siècle a devant lui à parcourir une carrière plus vaste que le réformé du XVIe ; il a tout le polythéisme à remuer et à convaincre. La tâche de Calvin est plus restreinte, mais peut-être non moins difficile ; il parle au nom de la réforme, qui avait le caractère odieux d’une guerre civile suscitée au sein du christianisme. Charles-Quint et François Ier n’ont-ils pas été plus durs envers les protestans que Trajan et Marc-Aurèle envers les nazaréens ?

Pénétrons maintenant dans le monument même élevé par Calvin. Bossuet a emprunté au premier chapitre de l’Institution chrétienne l’idée et le titre de son traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même. C’est en effet par cette double pensée que Calvin ouvre son livre. La vraie sagesse consiste, dit-il, en deux parties, la connaissance de Dieu et celle de nous-mêmes ; et ces deux connaissances sont si étroitement unies, qu’on ne saurait dire laquelle des deux marche la première et quelle est celle qui engendre l’autre. Qui peut se considérer soi-même sans tourner aussitôt sa vue du côté de Dieu ? Qui n’est invité à chercher Dieu par la conscience de sa misère et de sa corruption ? Enfin comment l’homme parviendra-t-il à la connaissance de soi-même, s’il ne monte jusqu’à Dieu, et s’il n’en descend ensuite pour se contempler lui-même sérieusement ? C’est ainsi que Calvin, après avoir posé le double objet de la philosophie et de la théologie, absorbe sur-le-champ la première dans la seconde, et entre à pleines voiles dans le dogmatisme religieux.

La connaissance de Dieu est naturelle aux hommes, mais elle est étouffée ou corrompue soit par leur ignorance, soit par leur malice. Saint Paul a dit expressément que ce qui pouvait se connaître de Dieu a été manifesté aux hommes. Le ciel, la terre, la structure du corps de l’homme, enseignent la puissance et la sagesse de leur auteur. Dieu éclate encore par la manière dont il gouverne le genre humain. Cependant il a été méconnu dans sa vérité, dans son unité. Les sociétés antiques se sont fait de la Divinité des images multiples, et les philosophes s’en sont formé les idées les plus contradictoires. Il a donc fallu qu’au milieu de ces passions et de ces erreurs Dieu intervînt lui-même, et qu’aux œuvres de la création il ajoutât la lumière de sa parole.

C’est ainsi que Calvin établit la nécessité de la révélation. Adam, Noé, les autres patriarches ont été les premiers éclairés de cette révélation particulière par le moyen d’oracles et de visions célestes. Dieu voulut aussi que ces mêmes oracles, qu’il avait dans l’origine confiés à la tradition des hommes, fussent écrits, afin qu’ils restassent immuables au milieu des agitations de l’univers. De là la loi des Juifs, de là les écrits des prophètes, et voilà pourquoi le roi David a pu s’écrier : « La loi de l’Éternel est entière, restaurant l’ame ; le témoignage de l’Éternel est assuré, donnant sagesse au simple ; les ordonnances de l’Éternel sont droites, réjouissant le cœur ; le commandement de l’Éternel est pur, faisant que les yeux voient. »

Nous sommes maintenant devant l’autorité des Écritures. Les Écritures sont la voix de Dieu, et c’est le Saint-Esprit qui en scelle le témoignage dans le cœur des fidèles. L’Écriture se fait connaître et se fait sentir d’une manière non moins évidente ni moins infaillible que les choses blanches et noires, douces ou amères, affectant les sens. Ici Calvin commence l’attaque contre la théologie catholique. Il n’est pas vrai, selon lui, que le respect qu’on doit aux Écritures dépende des décisions de l’église. Saint Paul n’a-t-il pas enseigné que l’église est édifiée sur le fondement des apôtres et des prophètes ? Si donc la doctrine que les prophètes et les apôtres nous ont laissée est le fondement de l’église, il faut bien que la certitude de cette doctrine précède et prime l’existence de l’église. C’est le témoignage secret et intérieur du Saint-Esprit, qui est le vrai fondement de cette certitude. Il n’y a de vraie foi que celle que le Saint-Esprit produit et scelle dans le cœur de l’homme. De ce principe nous verrons bientôt la doctrine de la prédestination découler nécessairement.

Après avoir réfuté les catholiques qui veulent élever l’église au-dessus de l’autorité de l’Écriture, Calvin combat un autre excès, c’est la folie de ces fanatiques qui abandonnent la parole de Dieu pour suivre leurs rêveries, qu’ils appellent les révélations intérieures du Saint-Esprit. Ces orgueilleux illuminés oublient que saint Paul et les apôtres ont toujours recommandé la lecture des prophètes. C’est dans la parole divine que l’homme doit mettre toute sa confiance : il doit chercher Dieu dans son temple.

Quelles sont les vérités que nous enseignent ces divines Écritures, qui sont la règle unique de la croyance et de la vie du vrai chrétien ? D’abord Dieu y défend, en termes exprès, qu’on entreprenne de le représenter dans une forme visible ; Moïse et saint Paul nous ont, sur ce point, transmis ses commandemens. Cependant le génie dépravé des païens s’est perpétué chez ceux de la communion romaine.

« On sait, dit Calvin, de quels monstrueux déguisemens ils usent, quand ils prétendent représenter la Divinité. On connaît les peintures qu’ils consacrent aux saints, les images des vierges dans leurs églises. Comment n’en pas condamner le luxe ou l’immodestie ? » L’auteur de l’Institution chrétienne, mêlant l’injure au dogmatisme, s’attachait, au milieu de ses enseignemens, à accabler ses adversaires.

Pénétrant dans l’essence du dogme, Calvin établit que l’Écriture n’a jamais séparé l’unité de Dieu de sa trinité. Cette fois sa doctrine concorde avec la doctrine catholique la plus orthodoxe. Il explique les hypostases, les personnes qui sont dans l’essence de Dieu, comme l’a fait Athanase ; il s’élève contre les ariens et les macédoniens ; il réfute Servet. Ce malheureux anti-trinitaire, qui devait périr plus tard fut l’objet d’agressions toujours croissantes dans les éditions successives que Calvin donna de son livre. Ce Dieu en trois personnes a créé le monde, il a créé aussi les anges ; dans quel temps ? Il ne convient pas de le rechercher ; les Écritures ne doivent pas être lues avec un vain désir d’apprendre des choses inutiles ; l’homme doit les méditer pour sanctifier son ame et non pour satisfaire une curiosité qui pour le salut a ses périls.

L’homme, voilà l’ouvrage de Dieu qu’il importe le plus à l’homme de connaître. Avant de constater la condition misérable dans laquelle il est tombé par sa révolte, il est nécessaire de savoir ce qu’il fut dès le commencement de sa création. Avant la chute de l’homme, toutes les parties de son ame étaient pures, son entendement était sain, et sa volonté était libre de choisir le bien. Dieu n’était pas astreint à la nécessité de faire l’homme tel qu’il ne pût ou ne voulût pas pécher. Dieu, au contraire, doua l’homme d’une volonté moyenne, flexible pour le bien comme pour le mal, fragile, capable enfin de désobéir, afin que de la désobéissance de l’homme Dieu tirât la matière de sa gloire.

Le croyant ne saurait se représenter le créateur comme ayant accompli son œuvre pour n’y plus mettre la main, mais il doit l’établir par la pensée comme conservateur de cet univers créé ; il doit être fermement convaincu que non-seulement Dieu gouverne la machine du monde par un mouvement général, mais encore qu’il soutient, nourrit et fortifie chaque créature en particulier, jusqu’aux plus petits oiseaux du ciel, jusqu’aux moindre insectes de la terre. Calvin oppose cette providence toujours présente et toujours efficace au système d’Épicure, et à la fatalité des stoïciens ; il la montre étendant son action sur toutes choses, et la gouvernant d’une manière si absolue, qu’elle opère tantôt par des moyens, tantôt sans moyens, parfois même contre toutes sortes de moyens. Le janséniste Quesnel a reproduit cette pensée, quand il dit : Les obstacles des hommes sont les moyens de Dieu.

Dieu porte, dans le gouvernement du monde, une préoccupation manifeste, il veille sur les hommes qui se montrent ses serviteurs fidèles, et il confond leurs ennemis. Il gouverne et conduit toutes les créatures pour le salut des siens, sans en excepter le diable même, puisque nous voyons Satan, dans le livre de Job, n’oser rien entreprendre contre ce saint homme sans la permission de Dieu. Calvin insiste sur cette sollicitude divine « N’est-ce pas, demande-t-il, une douce et grande consolation de savoir que Dieu nous a mis sous sa protection, et que rien ne peut nous nuire sans qu’il le permette et le veuille ? » Il semble qu’au moment d’aborder le dogme terrible de la prédestination, Calvin sente le besoin de fortifier un peu son lecteur par de bonnes et affectueuses paroles ; car ce Dieu, qui veille sur ses élus, est le même qui opère dans le cœur des méchans tout ce qu’il veut. Dieu exécute, par le ministère des méchans, ce qu’il a arrêté dans le secret de ses conseils, et cependant les méchans sont coupables parce que les motifs qui les font agir sont mauvais. Il se trouve qu’ils ont voulu agir contre la volonté de Dieu, et que néanmoins c’est par eux que Dieu fait sa volonté. Calvin convient de la dureté de cette doctrine, mais elle est celle de l’Écriture. Or, si nous ne devons pas aller au-delà de ce qui est écrit, nous devons accepter la parole divine sans réserve et avec docilité.

Avançons et nous verrons la raison humaine essuyer de plus rudes assauts. L’homme ne peut se connaître lui-même qu’en se dépouillant de tout orgueil, en considérant la chute d’Adam, en se réfugiant dans la miséricorde divine. Adam ne tint pas compte de la parole de Dieu, il tomba dans l’incrédulité, et cette incrédulité fut le principe de sa révolte, car elle enfanta chez Adam l’orgueil et l’ingratitude. Si la révolte, par laquelle l’homme se dérobe à l’autorité, à la juridiction de son créateur, est un crime énorme, quelle excuse trouver au péché d’Adam ? Il a anéanti, autant qu’il était en lui, toute la gloire de son créateur. Il ne faut donc pas s’étonner que par sa désobéissance il ait perdu toute sa race, puisque par elle il a renversé l’ordre de la nature. La vie spirituelle d’Adam consistait à être uni avec Dieu, sa mort spirituelle consiste à en être séparé. Or, saint Paul a dit : Nous sommes morts en Adam, c’est-à-dire qu’Adam ne s’est pas perdu seul, mais qu’il a entraîné la race humaine dans sa ruine. Il y a eu pour cette race une corruption, une malignité héréditaire, et la mort est venue sur tous les hommes ; suivant la parole de l’apôtre, parce que tous ont péché. L’humanité doit donc imputer sa ruine à la dépravation de la nature, et non pas à la nature même, car autrement elle accuserait Dieu, et néanmoins elle doit reconnaître qu’elle est naturellement corrompue, puisque la corruption nous enveloppe dès notre naissance comme par droit d’héritage. La tyrannie du péché, depuis qu’elle a asservi Adam, a étendu son joug sur tous les hommes. Calvin, s’autorisant de saint Augustin, établit que l’homme, pour avoir abusé de son libre arbitre, en a été dépouillé, qu’il n’est plus libre à parler proprement. La volonté de l’homme est esclave de ses convoitises ; elle a été vaincue par le vice. L’homme est tellement captif sous le joug du péché, qu’il ne peut de soi-même ni désirer le bien, ni s’y appliquer. L’homme pèche donc nécessairement, et toutefois il ne laisse pas de pécher volontairement. Il faut lire dans l’Institution chrétienne les développemens auxquels Calvin se livre pour établir deux points qui semblent contradictoires : la fatalité qui pèse sur le genre humain, et le crime individuel de l’homme quand il commet le péché. Nous sommes voués nécessairement au mal, et cependant, quand nous y tombons, nous nous trouvons coupables. La nécessité n’est pas la contrainte, dit Calvin. C’est armé de cette distinction qu’il accable l’homme de tous côtés ; il le condamne parce qu’il est l’esclave du mal, il le condamne encore parce qu’il fait le mal avec volonté.

Le théologien a bien des raisons pour accumuler ainsi sur la tête de l’homme tant d’inexplicables malheurs. Il s’agit, en effet, de motiver la venue de Jésus-Christ, et de la rendre tellement indispensable à ce misérable genre humain, qu’il se prosterne avec transport devant le Sauveur qui lui sera envoyé d’en haut. Calvin réussit admirablement à faire sentir la nécessité de cette intervention divine.

Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus
Inciderit
.

Lorsque, dans l’Institution chrétienne, Jésus-Christ paraît, on respire, on comprend que l’humanité sera sauvée et qu’elle ne pouvait l’être que par lui. Depuis la chute d’Adam, la connaissance que l’homme a naturellement de Dieu ne lui servait plus à rien ; il fallait un médiateur. Moïse le prépare, les prophètes l’annoncent, et la loi, suivant la parole de saint Paul, a servi d’institution aux Juifs pour les mener comme des enfans à Jésus-Christ, qui est venu apporter au monde la vie et l’immortalité. Ce médiateur si nécessaire ne pouvait être ni un ange ni un homme. Les anges eux-mêmes avaient besoin d’un chef, d’un supérieur qui les unît plus étroitement à Dieu. Quant à l’homme, dans son état d’innocence, il ne pouvait parvenir à Dieu sans médiateur : l’aurait-il pu davantage, quand il était infecté de sa propre corruption, quand il courbait la tête sous le coup de la malédiction divine ? Voilà pourquoi c’est le fils de Dieu qui a été fait lui-même fils de l’homme, pour qu’il fût à la fois notre frère par l’humanité, et notre maître, puisqu’il est Dieu même. Jésus-Christ a exercé sa médiation en déployant trois caractères, il a été prophète, roi et sacrificateur. Prophète, il a enseigné les mystères du ciel, et en même temps il a mis fin à toutes les prophéties par la perfection de la doctrine qu’il a apportée au monde. Sa royauté n’est pas moins évidente, royauté spirituelle et divine qui s’étend à la fois sur l’église et sur chaque fidèle en particulier. Quant à son sacerdoce, qui pourrait le nier, lorsque le sacrificateur est en même temps la victime, et lorsqu’il s’immole lui-même pour satisfaire la divine justice ? Par le sacrifice de Jésus-Christ la satisfaction est entière ; dans son sang versé nous trouvons le rachat de nos péchés, dans sa descente aux enfers notre réconciliation, dans son tombeau la mortification de notre chair, dans sa résurrection l’immortalité, dans son ascension l’héritage céleste. Ainsi tout se tient, tout s’enchaîne ; le système de la religion chrétienne est complet : consummatum est.

Nais non, tout n’est pas consommé, car il faut enseigner à l’homme comment il pourra profiter du sacrifice et des mérites de Jésus-Christ. Pour que le rédempteur nous communique ses biens, il faut qu’il habite en nous, et le lien de notre union avec lui est le Saint-Esprit : c’est cet esprit divin qui, non-seulement par sa puissance, soutient et conserve le genre humain et le monde, mais qui est la racine et la semence de la vie spirituelle et céleste. Le père nous communique son esprit en considération de son fils, et c’est pour cela que cet esprit divin est appelé tantôt l’esprit du père et tantôt l’esprit du fils. Qu’opère en nous cet esprit divin ? Il y produit la foi. La foi est une connaissance de la volonté de Dieu que nous avons puisée dans sa parole, une soumission complète à cette volonté, enfin une certitude profonde que, par l’effet de sa bienveillance, de sa miséricorde gratuite, nous serons sauvés. La pénitence doit suivre la foi. Seulement il faut bien comprendre que l’homme est justifié par la foi seule, et qu’il n’obtient la rémission de ses péchés que de la pure bonté de Dieu. En un mot, nous ne devons pas être sans bonnes œuvres, et néanmoins c’est sans égard à ces bonnes œuvres que nous serons justifiés. En d’autres termes encore, la pénitence n’est pas la cause du salut, mais elle est inséparable de la foi de l’homme et de la miséricorde de Dieu. De cette façon la régénération intérieure est obligatoire pour l’homme, et cependant elle ne lui donne aucun titre aux yeux de Dieu, qui ne le sauve qu’en vertu de son inépuisable clémence. Par là Calvin veut briser l’orgueil que les bonnes œuvres pourraient inspirer à l’homme, et il exclut du salut tous ces pharisiens qui se montrent pleins d’eux-mêmes et contens de leur propre justice. La pensée constante de Calvin est de tout refuser à l’homme pour tout donner à Dieu. Nous l’avons entendu tout à l’heure déclarer l’homme responsable quand il fait le mal, quoique ce mal ait été décrété pour Dieu ; maintenant il n’accorde à l’homme aucun mérite quand il fait le bien, parce qu’il veut grossir le plus possible les mérites et la miséricorde de Jésus-Christ.

Après avoir établi les doctrines qu’il considère comme l’essence même du christianisme, Calvin attaque avec violence les principes catholiques. La confession est l’objet des plus amères censures. Elle n’est pas commandée par Dieu, elle n’est pas de droit divin. La coutume a pu en être ancienne, mais l’usage en a été toujours libre. Avant Innocent III il n’y avait dans l’église aucune loi, aucune constitution sur ce sujet. Il y a donc à peine trois cents ans, — Calvin écrit dans la première moitié du XVIe siècle, — que le pape a décrété la nécessité de la confession. Il n’y a, suivant la pure doctrine de l’Écriture, qu’une seule manière de se confesser, c’est de se confesser à Dieu même, en lui ouvrant directement son cœur. L’Écriture nous recommande encore de nous confesser nos péchés les uns aux autres. Le fidèle peut donc chercher des conseils et des consolations dans le sein de son frère ; il peut même s’adresser à ses pasteurs ; mais de sa part tout cela est libre, nul ne peut l’y contraindre. Le fidèle doit encore, quand les liens de la charité ont été rompus par sa faute, chercher à les renouer, et cette réconciliation avec son frère est une sorte de confession, puisqu’il ne peut y arriver que par un franc aveu de ses torts ; mais ordonner, comme le fait l’église romaine, que le chrétien confesse tous ses péchés au moins une fois par an, et prétendre que le prêtre a le pouvoir souverain d’absoudre, c’est tomber dans l’impossible et dans l’absurde. Comment le fidèle peut-il rendre un compte exact de ce qu’il a fait dans le cours d’une année, quand nous pouvons à peine chaque soir nous rappeler les fautes, les irrégularités que nous avons commises dans la journée ? D’un autre côté, comment le prêtre peut-il savoir si celui qu’il absout a véritablement la foi et la repentance ? La tyrannie de la confession n’a été introduite dans le sein de l’église que lorsque le monde était barbare ; elle est doublement fatale, car elle peut précipiter l’homme dans le désespoir ou le plonger dans une sécurité périlleuse. Jusqu’à présent du moins, Calvin ne sort pas des bornes de l’argmentation théologique. Mais que dire de sa fureur calomnieuse, quand il représente les prêtres catholiques se divertissant entre eux par les contes plaisans et libertins que leurs aventures leur permettent de se communiquer les uns aux autres[3] ? À quelles injustices peuvent entraîner les haines dont la religion est la source !

Il n’est pas vrai non plus, aux yeux de Calvin, que nos œuvres puissent compenser nos fautes et contribuer à satisfaire la justice de Dieu. Cette doctrine de la satisfaction est fausse. La seule cause de la rémission de nos péchés est la bonté de Dieu, puisque l’Écriture enseigne que cette rémission est gratuite. D’ailleurs, quand le fidèle pourra-t-il être assuré d’avoir accompli cette satisfaction ? C’est dans la gratuité de la grace qu’est la vérité de la doctrine aussi bien que l’entière sécurité du chrétien.

Des faux principes sur la satisfaction sont sorties les indulgences. Calvin, reprenant, pour ainsi dire en sous-œuvre, les thèses de Luther à Wittemberg, demande qui a enseigné au pape à renfermer dans du plomb et sur parchemin la grace de Jésus-Christ, que Dieu a voulu être dispensée par la parole de l’Évangile. Ainsi donc, ou l’Évangile nous trompe, ou les indulgences ne sont que mensonge. Le purgatoire n’est pas plus épargné par Calvin : pour parler son langage, il y porte la hache avec laquelle il a détruit les indulgences. Le purgatoire est une pernicieuse invention de Satan, qui anéantit la croix de Jésus-Christ, insulte la miséricorde de Dieu, dissipe et détruit notre foi. La doctrine de la satisfaction, le purgatoire et les indulgences sont contraires à l’essence même du christianisme.

Cette essence est tout entière dans la doctrine de la justification. Par la foi, le fidèle reçoit la justice de Jésus-Christ, et, revêtu de cette divine justice, il paraît en la présence de Dieu, non plus comme pécheur, mais comme juste. La justification est donc une acceptation gratuite par laquelle Dieu, nous recevant en sa grace, nous tient pour justes ; c’est la justice de Jésus-Christ qui est imputée à l’homme, et que Dieu accepte pour le compte de l’homme. Mais pour les œuvres humaines, elles ne sauraient jamais satisfaire à la justice de Dieu, et voilà pourquoi l’homme, tout en étant obligé à faire de bonnes œuvres, ne doit jamais leur attribuer une vertu qui n’appartient qu’à la rédemption de Jésus-Christ.

Nous arrivons à une question formidable. Pourquoi cette justification si puissante et si infinie dans ses effets n’est-elle pas donnée à tous les hommes ? Pourquoi ? Parce que Dieu procède par élection. Que l’homme considère ceci : il ne sera jamais convaincu qu’il ne peut devoir son salut qu’à la gratuite miséricorde de Dieu que lorsqu’il comprendra l’élection que Dieu fait constamment sur la terre. Dieu a choisi la race d’Abraham, et dans cette race même il en a rejeté quelques-uns. Il a rejeté Ismaël, Ésaü ; il a rejeté ensuite presque les dix tribus d’Israël. La vocation générale du peuple d’Israël n’a pas été toujours efficace, parce que Dieu ne donne pas à tous ceux auxquels il offre son Évangile l’esprit de régénération, qui seul fait persévérer dans son alliance. Cette vocation extérieure sans la présence intime du Saint-Esprit est comme une grace moyenne entre la réprobation du genre humain et l’élection des fidèles qui sont vraiment visités par l’Esprit saint. Dieu prononce individuellement sur chaque homme. Il a arrêté dans son conseil quels hommes il voulait choisir pour le salut, et quels hommes il destinait à la perdition. Dieu ne crée pas les hommes pour les mettre tous dans une condition égale, mais il voue les uns à la vie éternelle, et les autres à la damnation. Ce décret de Dieu est la prédestination.

Le fondement de la prédestination divine n’est pas dans les œuvres ; car Dieu, comme l’a enseigné saint Paul, endurcit ou fait miséricorde selon son bon plaisir. Dieu a voulu qu’il y eût des élus et des réprouvés, pour exercer à la fois sa justice et sa miséricorde ; ceux qu’il choisit attestent sa gratuite bonté, ceux qu’il condamne son infaillible justice. Nul ne périt qu’il ne l’ait mérité, et c’est par la pure clémence de Dieu que quelques-uns échappent à la damnation. Après avoir établi ces impitoyables maximes, Calvin s’attache à réfuter quelques-unes des innombrables objections qu’elles ont soulevées ; mais il ne tarde pas à perdre patience, et il conclut brusquement ainsi : « Au reste, après que l’on aura bien disputé et allégué bien des raisons de part et d’autre, il faut enfin revenir à la conclusion de saint Paul, et demeurer comme lui dans la terreur et le silence à la vue d’une si grande profondeur ; si des langues libertines et insolentes persistent dans leurs objections et leurs murmures, ne craignons pas de nous écrier : « Ô homme ! qui es-tu pour contester avec Dieu ? » C’est la fameuse apostrophe de saint Paul, apostrophe à la fois foudroyante et commode.

L’Institution chrétienne ne serait pas complète si elle n’exposait pas les moyens extérieurs dont Dieu se sert pour nous appeler dans la société du Christ et nous y retenir. Calvin, après avoir expliqué comment nous entrons par la foi en possession de notre salut et de la béatitude éternelle, nous montre Dieu venant en aide à l’infirmité de notre matière pour nous faciliter cette conquête. Dieu a mis le divin trésor de l’Évangile comme en dépôt entre les mains de son église, où il a établi des pasteurs et des docteurs. Il n’est pas possible que ceux qui sont véritablement persuadés que Dieu est leur père, et que Jésus-Christ est leur chef, ne soient pas unis entre eux par les liens d’un amour fraternel, et ne veuillent pas se communiquer les biens qu’ils possèdent. Voilà l’église ; c’est la société de tous les saints. Cette société constitue vraiment l’église universelle, catholique. Dans cette église universelle sont comprises les églises particulières. Toute église se reconnaît à deux signes, la prédication de la parole de Dieu et l’administration des sacremens. Partout où ce double fondement subsiste, ni les fautes des pécheurs, ni certaines erreurs dans la doctrine n’abolissent le caractère de l’église, et il est criminel de s’en séparer sur de futiles prétextes. Mais, quand le mensonge insulte et sape les bases même du dogme, quand le culte divin est défiguré par un amas de superstitions, il ne faut pas croire qu’en se séparant d’une société pareille, on se sépare de l’église de Dieu. Voilà par quelle transition Calvin prélude aux plus furieuses attaques qui aient jamais été dirigées contre la religion catholique.

Le sectaire se donne pleine licence. Il déclare que la corruption de l’église catholique égale celle d’Israël au temps de Jéroboam ; il oppose au papisme l’état de l’église ancienne et la manière démocratique dont elle était gouvernée ; il s’attache à montrer comment toutes les formes ont été corrompues et perverties ; il examine les titres du siége de Rome à la primauté et les rejette ; il parcourt les phases et les degrés de ce qu’il appelle l’usurpation papale, et il salue le pape du nom d’Antechrist, car saint Paul a écrit : L’Antechrist sera assis dans le temple de Dieu. Les pernicieuses erreurs dont les hommes sont infectés, les superstitions qui les aveuglent, la prodigieuse idolâtrie dans laquelle le monde est tombé, tous ces maux sont sortis du siége de Rome, qui les fomente encore après les avoir produits. L’autorité des conciles n’est pas non plus reconnue par Calvin. Il convient volontiers que les plus anciens conciles, comme celui de Nicée, celui de Constantinople, le premier tenu à Éphèse, le concile de Chalcédoine, et quelques autres, ont condamné utilement les erreurs des hérétiques ; mais la décadence a été prompte. Qui ne connaît les combats que les conciles se sont livrés les uns aux autres, les derniers renversant ce que les premiers avaient établi ? Et même dans les anciens conciles, qui ont été les plus purs, on trouverait, si l’on cherchait bien, quelque chose à reprendre. L’Esprit saint a permis que les infirmités humaines y fussent mêlées, pour nous enseigner qu’il ne faut pas trop se confier en la parole des hommes. Les décisions des conciles n’obligent donc personne, et c’est à tort qu’on leur attribue l’infaillibilité.

Dieu est l’unique législateur, et l’église catholique commet une véritable usurpation quand elle tyrannise la conscience par ses innombrables constitutions sur les cérémonies et sur le culte. Par la manière dont il veut parler aux sens et à l’imagination, le catholicisme fait retomber les chrétiens dans une espèce de judaïsme. N’est-il pas condamnable, demande Calvin, d’user de cérémonies inintelligibles pour amuser les hommes comme à une comédie ou à des enchantemens magiques[4] ? La juridiction de l’église a pour objet les mœurs et le maintien de l’ordre ; l’église y pourvoit, soit par des peines purement spirituelles, soit par des règlemens qui ne sauraient violer les lois constitutives de la nature humaine. C’est à ce dernier devoir qu’a manqué l’église catholique, quand elle a défendu à ses prêtres de se marier. Elle est tombée dans l’impiété de défendre aux hommes ce que Dieu a laissé à notre liberté. La tyrannie de l’église catholique est sensible aussi par les vœux qu’elle provoque et qu’elle autorise. Calvin accable le monachisme ; il oppose encore sur ce point les mœurs antiques à la pratique moderne, et il arrive à cette conclusion, que tous les vœux illicites faits contre le droit et la raison sont nuls devant Dieu et ne lient personne. Ces liens humains sont les filets du diable, et les rompre c’est être agréable à Dieu, c’est profiter de la sainte liberté du Christ. On voit que Calvin adressait une sorte de proclamation à tous les moines de la chrétienté pour les engager à abandonner le cloître et à dépouiller le froc.

L’administration des sacremens est, avec la prédication de l’Évangile, le second signe auquel on reconnaît l’église de Dieu. Les sacremens n’ont pas un office différent de la parole ; comme elle, ils nous offrent Jésus-Christ avec tous les trésors de sa grace, et ne sauraient profiter qu’à ceux qui les reçoivent par la foi. Calvin ne reconnaît que deux sacremens comme communs à tous les chrétiens et nécessaires à la constitution de l’église, le baptême et la cène. Le baptême est un gage de la rémission des péchés, rémission qui embrasse non-seulement le passé, mais l’avenir. Cette opinion est fondamentale dans Calvin. Selon lui, il faut croire que par le baptême nous sommes lavés et purifiés pour tout le reste de notre vie. Aussi, toutes les fois que nous tombons dans le péché, il faut rappeler le souvenir de notre baptême, en armer notre ame, et nous tenir certains de la rémission de nos péchés. Le baptême, il est vrai, ne nous a été administré qu’une fois, mais sa vertu n’a pas été abolie par les péchés que nous avons commis. Dans le baptême, c’est la pureté du Christ qui nous a été offerte ; elle conserve toute sa force, qu’aucune tache ne saurait faire disparaître, puisque c’est elle au contraire qui lave toutes nos souillures[5]. C’est le dogme de l’inamissibilité de la justice divine. Ici Calvin, qui avait épouvanté le genre humain par le système de la prédestination, le rassurait outre mesure, en lui promettant pour tous les cas possibles une amnistie sans réserve, et c’était le même homme qui tonnait contre les indulgences des catholiques !

L’auteur de l’Institution chrétienne ne voyait pas dans la cène une simple figure du corps de Jésus-Christ. Il croyait que le fidèle y mange réellement le corps et la chair du Christ, mais il repoussait l’idée de la transsubstantiation. À l’entendre, ceux qui ne conçoivent la présence de la chair de Jésus-Christ dans la sainte cène qu’en attachant son corps au pain s’abusent étrangement. Que devient alors l’opération secrète du Saint-Esprit, par laquelle nous sommes unis à Jésus-Christ ? Nos adversaires, poursuit Calvin, mettent Jésus-Christ dans le pain, et nous disons qu’il n’est pas permis de le retirer du ciel. Cependant Calvin admettait la présence du Christ dans l’eucharistie. Bossuet a fait une vive et presque plaisante peinture des embarras de Calvin sur un mystère aussi délicat. Calvin, en effet, admettait une présence réelle qui n’était pas réelle ; il voulait le miracle, mais il n’osait pas aller jusqu’au bout.

Les autres sacremens reconnus par l’église catholique ne sont, aux yeux de Calvin, que des cérémonies d’institution humaine, et il les condamne, terminant en ces termes son examen des sacremens[6] : « Il faut enfin sortir de ce bourbier, où je me suis arrêté plus longtemps que je ne l’eusse voulu ; toutefois ma patience n’aura pas été sans résultat, puisque j’aurai ôté, en partie du moins, à ces ânes la peau de lion dont ils osaient s’affubler. »

Quelques considérations sur le gouvernement civil servent de conclusion à l’Institution chrétienne. Calvin démontre que l’administration politique n’est pas contraire à la liberté chrétienne, comme le prêchent follement les anabaptistes. La vocation du magistrat politique est légitime, et elle est approuvée de Dieu. On compte d’ordinaire trois espèces de gouvernemens, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Les préférences de Calvin sont pour le gouvernement aristocratique, où plusieurs, s’entr’aidant les uns les autres, peuvent ainsi s’avertir et se réprimer. Le premier devoir du magistrat politique est de défendre et de conserver la religion, le second d’assurer le règne de la justice. Calvin insiste sur la modération sans faiblesse qui doit animer tout gouvernement, et sur le devoir que Dieu fait aux hommes de rester soumis même aux mauvais princes. La tyrannie doit être soufferte avec patience, car elle est un effet de la vengeance de Dieu. Il est toutefois une exception à cette obéissance : si les puissances du monde nous ordonnent quelque chose contre Dieu, il ne faut pas leur obéir, car Jésus-Christ ne nous a pas rachetés pour que nous fussions les esclaves des mauvaises passions, et encore moins de l’impiété des hommes.

Qu’on se figure un réformé du XVIe siècle lisant pour la première fois l’Institution chrétienne. Quel enthousiasme ! quelle joie ! Son ame a trouvé sa nourriture. Ce livre lui donne tout, les leçons de la raison comme les principes de la grace ; à côté d’un Dieu terrible, il lui montre un Dieu miséricordieux ; la doctrine nouvelle l’abat, puis le relève ; la justification du Christ le rachète de son indignité native. Dans l’ouvrage de Calvin, ses coreligionnaires goûtaient encore la douceur d’y voir leurs adversaires insultés et maudits. Jamais la religion catholique n’avait été abreuvée de plus de fiel, et elle aussi eût pu dire : Détournez de moi ce calice. Ainsi, certitude pour l’esprit ; pour l’ame, le double attrait de la terreur et de l’espérance ; pour des cœurs ulcérés, les émotions haineuses d’une polémique implacable, tout assurait à l’œuvre de Calvin un de ces succès qui procurent à l’homme non-seulement les satisfactions de l’amour propre, mais la réalité de la puissance. D’un coup, l’Institution chrétienne tira Calvin de l’obscurité : elle le marqua au front d’un signe de prédestiné, et l’on sentit qu’un chef venait de se lever dans Israël.

On a discuté pour savoir dans quelle langue Calvin avait originairement écrit son livre. Question oiseuse, car il l’a écrit lui-même deux fois, en français et en latin. En traitant itérativement le même sujet, Calvin ne se traduit pas ; il pense de nouveau ce qu’il a déjà pensé, et chaque fois il apporte à son œuvre plus de réflexion et de vigueur. Lisez les deux versions de l’Institution chrétienne, la latine aussi bien que la française, vous trouverez sous l’enveloppe des deux proses la même passion et le même feu. À la faveur de cette double forme, l’Institution chrétienne est lue partout, dans les Pays-Bas comme en France, en Angleterre non moins qu’en Allemagne, et cette grande édification du christianisme réformé se trouve rapidement dans toutes les mains, dans celles du savant, de l’écolier, du pauvre et du gentilhomme.

Les lecteurs de l’Institution chrétienne purent reconnaître dans Calvin trois hommes, le théologien, le pamphlétaire et le législateur. Il était d’un puissant secours celui qui offrait aux siens la science qui édifie, la passion qui combat, et la volonté qui exécute. Aussi, après l’apparition de l’Institution chrétienne, Calvin ne s’appartint plus, et comme en 1536, à son retour d’Italie et dans le désir de regagner Bâle, il traversait Genève, il fut arrêté par Farel. C’était un autre Français qui propageait aussi la réforme, et qui pressa Calvin de venir à son aide. Calvin alléguait son amour du repos, et Guillaume Farel ne put triompher de sa résistance que par une adjuration espouvantable[7]. Calvin ne partit point, et Genève, dans le voyageur qu’elle retient dans ses murs, a trouvé son législateur et son maître.

Genève n’était point tranquille. Les catholiques, les réformés et les libertins la divisaient. Qu’étaient-ce que les libertins ? C’étaient des gens du monde, c’étaient des bourgeois conservateurs, qui prétendaient ne rien perdre de leur vieille liberté de mœurs, et qui, suivant les expressions d’une chronique, voulaient vivre à leur gré, sans se laisser contraindre au dire des prêcheurs. Les libertins formaient dans le principe presque la majorité de la bourgeoisie, qui ne pouvait comprendre que Genève se fût séparée du catholicisme pour tomber sous le joug de la plus dure tyrannie. Les jeunes gens, les fils des meilleurs citoyens de Genève, étaient troublés dans leurs galanteries et dans leurs plaisirs ; ils frémissaient surtout à la vue de cet étranger, de ce Français pâle et bilieux, qui annonçait le dessein de réformer les mœurs de la république. Les tavernes retentissaient de joyeuses railleries sur le compte de l’hôte que Farel n’avait pas voulu laisser partir. Pour cette bouillante jeunesse, Calvin était un de ces tempéramens mélancoliques et impuissans qui condamnent tout chez les autres, parce que tout est refusé à leurs stériles désirs, et qui ne doivent ce qu’ils appellent leurs vertus qu’à la pauvreté de leur sang et de leur imagination.

Nous assistons à un spectacle qui n’était pas rare dans les sociétés antiques, mais qui est peut-être unique dans l’histoire moderne. Un homme, un étranger, entreprend d’imposer sa volonté à une ville, à une république, où la veille il était inconnu. C’est une lutte entre d’anciennes mœurs et des idées qui étaient nouvelles, sinon dans le fond, du moins par la forme, et surtout par l’audace avec laquelle elles affectaient l’empire. Calvin déclare qu’il ne restera pas à Genève si on n’y change de vie, et si la parole de Dieu n’est hautement proclamée et pratiquée. Il dresse un formulaire en vingt-un articles qui contient une confession de foi, des règles de discipline et la sanction de l’excommunication. On se soumet : les conseils de la république et l’assemblée de la bourgeoisie s’engagent par serment à suivre le formulaire. Calvin n’est plus un apôtre, mais un dictateur.

Il avait le génie de la théocratie. Nous venons de le voir, à la fin de l’Institution chrétienne, s’élever contre la folie des anabaptistes, qui réprouvaient tout gouvernement civil comme contraire à la liberté des élus de Dieu. Calvin reconnaissait que la vocation du magistrat politique était légitime, mais à la condition que cette magistrature serait un instrument de la loi divine. C’est la pensée de cet Hildebrand qu’il a insulté dans son livre, et le prédicant de Genève n’a pas une autre ambition que celle de Grégoire VII. Perpétuelle et risible contradiction de la nature humaine ! Nous poursuivons, chez les autres, les passions et les idées qui nous animent nous-mêmes. Calvin, après avoir accablé d’injures la papauté, se fait pape.

Entre les habitudes anciennes et le puritanisme nouveau, le combat fut acharné, et d’abord la victoire resta aux bourgeois qui voulaient vivre comme par le passé. C’était l’ordre naturel des choses. Ce despotisme imprévu de la réforme soulevait une résistance presque unanime dont ne pouvaient sur-le-champ triompher les novateurs, quel que fût leur courage. Ils se montrèrent audacieux, inflexibles ; mais il ne leur fut pas donné d’établir du premier coup leur autorité. Au refus que firent Calvin et Farel d’administrer la cène aux fidèles le jour de Pâques, au milieu de tant de dissolutions et de blasphèmes, le petit conseil répondit par une sentence de bannissement. « Si j’eusse servi les hommes, je serais mal récompensé, s’écria Calvin en quittant Genève ; mais je sers un maître qui, au lieu de mal récompenser ses serviteurs, paie ce qu’il ne doit point. » Cela dit, Calvin secoua la poussière de ses pieds, et gagna Strasbourg, plus puissant que jamais. Sa sortie était triomphante, car il n’avait point cédé, et dans ce bannissement il trouvait une ressemblance de plus avec ces législateurs antiques dont il se portait l’émule.

— Les habitans de Sinope t’ont condamné à quitter leur ville, disait-on à Diogène ; et moi, répondait-il, je les ai condamnés à y rester. — Calvin eût pu se faire à lui-même l’application de cette parole, car bientôt ce furent ceux qui l’avaient banni qui se sentirent exilés, et Genève avait plus besoin de lui qu’il n’avait besoin de Genève. Toutes les villes où la réforme était en honneur se disputaient Calvin. À Strasbourg, Martin Bucer et Capito le recueillirent comme un trésor, pour parler avec Théodore de Bèze, et la capitale de l’Alsace l’envoya, comme son représentant, aux conférences de Worms et de Ratisbonne. Il était à Worms quand une députation vint le supplier, au nom du peuple, de rentrer à Genève. Les partis sont presque toujours les artisans de leurs propres disgraces. Après le départ de Calvin, ses adversaires victorieux s’étaient abandonnés à de tristes excès ce qui n’avait été d’abord qu’une aimable liberté de mœurs devint débauche effrénée, et le goût des plaisirs s’emporta jusqu’à l’orgie. Le gouvernement de la république fut bientôt aussi désordonné que la conduite des particuliers, et, à la faveur de cette anarchie, Berne menaça l’indépendance de Genève. Ne croirait-on pas lire une page de l’histoire des démocraties antiques ? Mêmes fluctuations entre l’oppression et la licence, même asservissement aux caprices et aux fureurs des partis, même inconstance, même refuge dans le sein de la tyrannie contre les déchiremens anarchiques. Genève se tourne vers Calvin ; elle le conjure de revenir la maîtriser, elle trouve une sorte de plaisir douloureux à solliciter et à subir un joug impitoyable.

Tout changer, transformer une ville naguère riante en une communauté rigide, faire pénétrer dans tous les détails des lois et des mœurs une religion mélancolique et sombre, poursuivre la liberté humaine dans ses derniers retranchemens, mettre la vie de chacun sous l’œil toujours ouvert d’une inquisition minutieuse et dure, enfin ériger Genève en une sorte de royaume temporel de Jésus-Christ, dont on inscrivit le nom sur les portes de la ville, telle fut la pensée, telle fut l’œuvre de Calvin, dès qu’il fut rappelé. Cette fois, il ne rencontrait plus d’obstacle, ce qu’il décréta passa sans contradiction. Cinq ministres et trois coadjuteurs formèrent une congrégation qui se réunissait tous les vendredis pour conférer sur les Écritures ; ils devaient en outre prêcher trois fois le dimanche, et trois fois encore dans la semaine. Cette congrégation nommait les pasteurs, le conseil les confirmait, le peuple les acceptait ou les rejetait. À côté de la congrégation était établi un consistoire composé des ministres et de douze anciens. Ce consistoire exerçait une véritable censure sur la vie de chacun. Pas une famille n’échappera à l’inspection annuelle de ses délégués, ou à des visites plus fréquentes, quand il le juge à propos. Toutes les infractions aux règlemens établis seront punies. Les peines seront, suivant la gravité des cas, l’admonition privée, la censure publique, l’excommunication ; enfin, quand il était jugé que le péché s’élevait jusqu’au délit, le conseil, sur le rapport du consistoire, prononçait l’amende ou la prison. Le président de la congrégation était Calvin, le président du consistoire encore Calvin. Il inspirait l’enseignement et la prédication, il réglait la discipline, il décidait de toutes les peines, et, pour que sa doctrine pût s’emparer plus facilement des esprits, il composa en latin et en français un catéchisme que les magistrats s’engagèrent par serment à ne jamais changer. Ce n’est pas tout. Il réforma aussi le droit politique de Genève, et il fut chargé, avec trois conseillers, de compulser et réviser les édits pour gouverner le peuple. Enfin il administrait, car il était consulté et obéi pour tout ce qui concernait la police et la garde de la ville. Où trouver un autre exemple d’une semblable omnipotence ? Comme il régnait au nom de Dieu, Calvin voulait, sans doute comme lui, tout régler et tout savoir.

Le réformateur portait dans la polémique la même passion que dans le gouvernement, et les contradicteurs ne le trouvaient pas moins intraitable que les rebelles. Dans une époque où l’on était surtout curieux de questions et de controverses théologiques, le système absolu de Calvin devait soulever des objections nombreuses. Tous les beaux esprits avaient la prétention de raisonner sur les matières de la foi. On avait, au XVIe siècle, l’ambition d’être théologien, comme on eut au XVIIIe celle d’être philosophe. Ce désir indiscret qui poussait tant d’imaginations à se mêler du dogme était un crime aux yeux de Calvin. Il ne croyait pas qu’un homme eût le droit de s’ériger en docteur de la foi sans la conscience d’une vocation réelle. Et quel était pour lui le signe de cette vocation ? C’était la conformité avec la doctrine qu’il enseignait lui-même. Il se considérait comme l’organe prédestiné de la vérité divine ; aussi les objections et les critiques qu’on lui opposait prenaient à ses yeux le caractère d’impiétés et de blasphèmes. Il confondait sa cause avec celle de Dieu, et c’est ainsi que la persécution de ses adversaires devenait pour lui un devoir.

Bolsec, carme défroqué, accusa Calvin de faire Dieu auteur du péché par sa doctrine de la prédestination : il fut banni de Genève à perpétuité. Sébastien Chateillon eut l’idée malheureuse de se détourner de l’enseignement des lettres grecques, dans lequel il excellait, pour s’immiscer dans la théologie : Calvin, qui jusqu’alors l’avait favorisé, le contraignit à sortir de Genève, et ne cessa de le poursuivre. Deux Italiens, Valentin Gentilis et Bernardino Ochino, avaient tenté, dans leur patrie, de répandre une sorte d’arianisme, et étaient venus chercher un refuge à Genève. Calvin les châtia par la prison et l’exil, et le premier, Valentin Gentilis, eut plus tard la tête tranchée sur le territoire de Berne. Cependant Théodore de Bèze vante la modération de Genève et de Calvin : « Il y a peu de villes de Suisse et d’Allemagne, dit-il, où l’on n’eût fait mourir des anabaptistes et à bon droit ; ici on s’est contenté du bannissement. Bolsec y a blasphémé contre la providence de Dieu ; Sébastien Chateillon y a blasonné les livres même de la sainte Écriture ; Valentin y a blasphémé contre l’essence divine ; nul de ceux-là n’y est mort ; les deux ont été simplement bannis, le tiers en a été quitte pour une amende honorable à Dieu et à la seigneurie. Où est cette cruauté ? Un seul, Servet, a été mis au feu. Et qui en fut jamais plus digne que ce malheureux ? » On comprend maintenant l’esprit de ce siècle : la mort y était de droit commun pour le crime d’hérésie. Les catholiques brûlaient les protestans à Lyon et à Paris. Philippe II, à Madrid, n’était pas plus tolérant que Calvin à Genève. De leur côté, les réformés qui avaient tant à cœur de se construire une orthodoxie, sévissaient par le glaive et le feu contre les anabaptistes et les anti-trinitaires. Puisque les hommes croyaient fermement qu’ils vengeaient Dieu, pouvaient-ils moins faire que de s’ôter la vie les uns aux autres ?

Nous ne parlerons pas de la mort de Servet en style tragique, et nous ne nous appesantirons pas sur les détails d’un procès souvent raconté ; il nous semble plus utile et peut-être plus nouveau d’apprécier l’œuvre même du médecin espagnol, qu’il avait décorée du titre ambitieux de Restitution du christianisme[8]. Dès l’âge de vingt ans, Servet, qui avait quitté de fort bonne heure l’Aragon, sa patrie, pour parcourir la France, la Suisse et l’Allemagne, avait été possédé de la manie d’innover dans les matières religieuses. Il avait publié un livre dont le titre seul était un scandale, car il l’avait intitulé — de Trinitatis erroribus. C’était se vouer à une persécution sans trève et sans miséricorde, ainsi qu’à la double réprobation des protestans et des catholiques. Peu de gens lurent ce livre, qui fut promptement supprimé, mais tout le monde disait que Servet, — nous citons Théodore de Bèze, — avait blasphémé contre l’éternité du fils de Dieu, et attribué le nom de Cerbère à la trinité des trois personnes en une seule essence divine. Servet fut effrayé lui-même de l’effet qu’il avait produit ; il se tourna vers la médecine, puis vers l’érudition profane, et, dans ces études, il eût retrouvé le repos s’il n’eût pas été ressaisi de sa fièvre théologique. Il fit, pour une réimpression de la Bible, des notes que Calvin déclara impertinentes. Piqué au vif, il écrivit au réformateur, et il se perdit par ses lettres[9]. On l’y voit prendre avec Calvin le ton d’une polémique hautaine et dédaigneuse ; il dit au réformateur qu’il raisonne sottement, insulsis rationibus ; il lui demande de quel droit il dicte des lois, unde tibi authoritas constituendi leges ? enfin il prie Dieu de donner à Calvin l’intelligence de la vérité. Le malheureux ! il paiera de sa vie les inconvenances de son style épistolaire.

Servet voulait absolument de la gloire, et, pour conquérir d’un coup le renom d’un grand théologien, il imagina de tracer un plan de régénération pour le christianisme. La trinité, la foi, la justification, la loi et l’Évangile, la charité, la chute et la régénération du monde, la circoncision spirituelle, la hiérarchie ecclésiastique, tels sont les sujets qu’il traita : évidemment il avait l’intention de rivaliser avec Calvin et d’opposer à l’Institution chrétienne un livre où il déroulerait l’ensemble de la religion en la régénérant. Servet s’était en outre promis de procéder avec beaucoup de prudence ; il met son livre sous l’invocation du Christ. Il le proclame fils de Dieu, il lui demande de diriger son esprit et sa plume pour qu’il puisse raconter la gloire de sa divinité : « Tu nous as enseigné, dit-il, qu’il ne faut pas mettre la lumière sous le boisseau ; ainsi donc, malheur à moi si je n’évangélise pas ! » Vanité de révélateur qui nous ferait rire si nous n’apercevions un bûcher.

Lisez les sept livres de Servet sur la trinité, vous l’y verrez répétant sans cesse que Jésus-Christ est fils de Dieu et qu’il est Dieu. Où est donc l’hérésie ? Disons d’abord que, comparée aux écrits de sa jeunesse, la Restitution du christianisme, de Servet, est un modèle de sagesse, et que, si l’auteur n’avait pas été signalé par trente années de prédication hérétique, il eût été fort difficile de le condamner sur le texte même de son livre, tant il s’y perd dans des détours, même dans des contradictions, tant il s’y couvre de voiles, tant il s’abîme dans de ténébreuses logomachies. Toutefois, à travers l’obscurité et l’industrie de ces évolutions, on saisit chez Servet une double tendance ; il cherche à transformer le christianisme en une sorte de panthéisme matérialiste ; il s’efforce en outre d’identifier la pensée chrétienne avec la sagesse profane. Tel écrivain qui de nos jours croit être neuf en mêlant les élémens les plus disparates pour expliquer le christianisme et la nature de Dieu, ne fait que reproduire les théories du médecin espagnol.

Servet, en examinant les différens noms qui désignent Dieu, montre que le dogme de l’unité absolue a été de tout temps enseigné aux hommes par les sages. Platon, dit-il, dans le Parménide, dans le Cratyle et dans le Phédon, ne fait que reproduire les leçons de Pythagore, d’Anaxagore, de Zoroastre et de Trismégiste[10]. Cette doctrine fut celle des Chaldéens, des Égyptiens, des Hébreux et des Grecs[11]. Dans cette unité suprême sont les idées et les formes de toutes choses ; aussi la semence substantielle du Christ était dans Dieu, et dans le Christ étaient les germes et les types de toutes choses[12]. Tel est le procédé de Servet ; il explique le christianisme par la philosophie antique. Ainsi il ne trouve pas difficile de comprendre l’union, dans le Christ, de la nature humaine avec la nature divine, parce que Parménide a enseigné que les choses terrestres ont leur soutien dans les idées éternelles. Servet ne soupçonnait pas jusqu’à quel point, par ces explications, il soulevait les chrétiens. « Servet, disait Calvin, met à la place de la génération éternelle du Verbe telles figures qu’il lui plaît d’imaginer. Si l’on croyait à ses rêveries, il suivrait que les chiens et les pourceaux seraient aussi fils de Dieu, puisqu’ils sont créés de la semence primitive et originelle du Verbe ! » Calvin démêle aussi un autre artifice de l’hérésiarque ; il remarque que Servet, tout en composant Jésus-Christ de trois élémens incréés, pour faire voir qu’il est engendré de l’essence divine, n’en fait néanmoins que le premier-né de toute créature, et le premier anneau d’un monde qui, à tous ses degrés et jusque dans la pierre, contient l’essence de la Divinité.

Les accusations du réformateur étaient fondées. Effectivement Servet a écrit que le Christ apparut le premier dans l’immensité de Dieu, comme le soleil apparaît au milieu de la lumière créée. Le Christ n’était donc pas de toute éternité ! En vain Servet donne-t-il au Christ les titres les plus magnifiques, en vain l’appelle-t-il la tête de la création, la mer éternelle des idées[13], en vain s’écrie-t-il : « La vérité, la vie et notre salut, sont dans le Christ seul ! » Il est en dehors de la croyance chrétienne ; aussi Bucer, Capito et Calvin ne voient-ils dans sa doctrine qu’un résumé monstrueux des erreurs d’Arius, de Nestorius et d’Eutichès.

Qu’était-ce donc au fond que ce Servet si maudit, si accablé ? Pas autre chose qu’un médecin vitaliste qui s’était fourvoyé dans la théologie. C’est aux historiens compétens de la médecine à faire la part légitime de Servet dans la découverte de la circulation du sang[14]. Nous dirons seulement que nous avons trouvé dans son livre un naturalisme qui n’est pas sans imagination. Malheureusement cette imagination est désordonnée. Servet accouplait à son naturalisme les dogmes enseignés par l’Écriture et par l’Évangile ; il se faisait ainsi le précurseur malencontreux des écrivains qui expliquent aujourd’hui la trinité chrétienne par la physique et la chimie.

En travaillant à cette bizarre régénération du christianisme, Servet ne voulut pas attaquer moins vivement que les réformés la religion catholique. Il charge Rome et la papauté de toutes les abominations ; il leur reproche d’avoir corrompu le règne du Christ, d’avoir perverti sa lumière, et d’avoir fait de la Divinité elle-même une chimère à trois têtes ; Deum ipsum in tres chimœras convertere[15]. On voit que, si Servet n’eût pas été brûlé par les protestans, il n’eût pas manqué de l’être par les catholiques.

La mort de Servet donna beaucoup de force à Calvin. Il fut constaté que la réforme ne reculait pas devant des exécutions sanglantes ; elle avait un auto-da-fé. Elle justifiait de sa foi par des actes et ne laissait pas l’église romaine châtier seule les ennemis de Dieu. Ses partisans s’enhardirent et ses adversaires furent réduits au silence. Calvin, se sentant porté par le flot de l’opinion, voulut mettre à son œuvre le dernier sceau ; après avoir brûlé Servet, il le réfuta encore une fois, et dans le même ouvrage il soutint qu’il était légitime de mettre à mort les hérétiques. Il donnait une sorte de consultation sur un procès consommé. Servet était un hérétique, et des plus damnables ; voilà le point de fait. C’est avec justice que les hérétiques sont punis du dernier supplice, voilà le point de droit. On peut juger si Calvin sut rendre triomphante une argumentation aussi claire et aussi simple. En développant cette thèse, Calvin ne faisait qu’exprimer les principes et les passions de son temps, et il pouvait être sans remords, puisque autour de lui on n’en avait pas. Les sentimens qui semblent les plus naturels disparaissent à certaines époques de la conscience humaine, et il arrive qu’à force de raffinemens dans les idées religieuses ou politiques, l’homme retourne à la barbarie.

Durant les dix dernières années de sa vie, Calvin jouit d’un pouvoir incontesté. Jusqu’alors il avait un peu ressemblé à ces papes du moyen-âge qui se voyaient souvent assaillis par des rébellions domestiques, pendant qu’au dehors leur nom était formidable et révéré. Mais enfin le peuple retira tout appui à ses adversaires ; les uns quittèrent volontairement Genève, les autres furent frappés du bannissement ou de la peine capitale. Quand Calvin mourut, la république était obéissante et régénérée. Réformer le christianisme et lui donner le gouvernement des sociétés, telle fut la pensée constante de Calvin. Il travaillait chaque jour à cette œuvre avec une énergie que rien ne pouvait distraire ni abattre. Ayant reconnu dès le commencement le doigt de Dieu dans sa vie, il marcha sans fléchir ; sa foi était le principe de sa volonté, et cette volonté le soutenait contre les défaillances de la nature physique. On eût dit une flamme brillant dans un vase toujours prêt à se rompre. Ses défauts même concouraient à l’unité et à la puissance de son caractère. Son orgueil le rendait insensible à l’injure et à la calomnie : il avait en outre un merveilleux mépris pour tout ce qui lui résistait, et on n’arrivait à son estime que par une absolue soumission.

Sans avoir l’originalité de l’homme même, l’écrivain chez le réformateur est remarquable. Il ne faut pas demander à la prose française de Calvin l’imagination que Rabelais et Montaigne portent dans la richesse de leurs développemens et dans le choix de leurs mots. Calvin n’a point à s’abandonner à de capricieuses allures ; il tend à un but précis et sévère ; il enseigne, il réfute, il démontre. La clarté et la chaleur dans la démonstration forment surtout le caractère de son style, qui produit une impression profonde par la grandeur de l’ensemble. Dans les morceaux exclusivement polémiques, la véhémence de Calvin descend jusqu’au cynisme, et les effets sont parfois vulgaires ; mais l’Institution chrétienne et les Commentaires nous offrent un écrivain grave et lumineux qui s’empare vivement de l’esprit du lecteur et le mène avec autorité jusqu’au bout de ses déductions.

Le bibliophile qui nous a annoncé les Œuvres françaises de Calvin n’a pas rempli sa promesse. Sans doute, les opuscules qu’il a réunis sous ce titre ont leur valeur historique et littéraire ; toutefois, ils ne suffisent pas pour faire connaître et caractériser Calvin comme écrivain français. Parmi ces opuscules, nous trouvons quatre sermons dont la lecture est utile pour initier aux mœurs religieuses de l’époque ; mais en eux-mêmes ils sont un bien faible reflet de la pensée du grand théologien. Le bibliophile aurait dû avoir en mémoire ce jugement de Joseph Scaliger qui disait : « J’aime bien mieux les Commentaires de Calvin que ses sermons. » Ni le petit traité contre l’astrologie judiciaire, ni l’avertissement au sujet des reliques, ni les deux invectives contre un franciscain et un cordelier, ne peuvent être présentés comme les titres littéraires de Calvin pour figurer parmi nos prosateurs. Le bibliophile dit qu’il espère pouvoir publier plus tard l’Institution de la religion chrétienne ; c’était par là qu’il fallait commencer. Il fallait éditer le monument de Calvin, si peu lu de nos jours, il fallait l’éditer avec les variantes des diverses versions françaises et des rapprochemens tirés du texte latin. Il y aurait encore une autre manière de faire une édition choisie des œuvres françaises du réformateur, en adoptant la forme et les divisions d’une chrestomathie qui présenterait, sur tous les points essentiels du christianisme et des controverses du XVIe siècle, les pensées et les développemens de Calvin.

Revenons au fond des choses. Le premier résultat du calvinisme a été la création morale d’un peuple, d’une cité. Jusqu’à la venue de Calvin, Genève s’était peu distinguée des autres municipalités de la Suisse et de l’Allemagne ; par la doctrine et le gouvernement du réformateur, elle contracta une originalité qui la soutient encore. Sans cette régénération qui lui fut imposée avec une dureté nécessaire, elle eût couru le risque, entre la France et l’Allemagne, de n’être guère qu’une ville de passage et de plaisir. Au contraire, sous la discipline du christianisme réformé, elle acquit un génie sévère, plus fort qu’étendu, plus méthodique que fécond, mais qui, par son intelligente exactitude, n’a pas médiocrement servi tantôt la religion, tantôt la science. L’esprit génevois se fit connaître avec ses qualités et ses défauts, et cette petite république occupa dans le monde des idées une place plus considérable que sur la carte de l’Europe.

Le calvinisme n’enferma pas son influence dans les murs de Genève. Le réformateur se souvint du pays ou il était né, et les écrivains du XVIe siècle nous attestent le mouvement qu’il se donnait pour former en France un parti puissant, une grande église. « Tout ainsi que Luther, dit Pasquier, attira à sa cordelle une bonne partie d’Allemagne, dont il était extrait ; ainsi Calvin s’étudia de faire le semblable en nostre France, lieu de sa nativité. Il survesquit long-temps Luther : chose qui lui donna le loisir d’espandre sa nouvelle doctrine au milieu de nous et en plusieurs autres contrées[16]. » Ces autres contrées dont parle Pasquier sans les désigner, étaient certaines parties de l’Allemagne, l’Angleterre, l’Écosse, la Hongrie, la Pologne. Calvin y fondait des églises ; il s’y rendait présent, pour ainsi dire, par ses prosélytes et par ses lettres. Pour trouver quelque chose qui ressemble à l’activité épistolaire de Calvin, il faut remonter aux plus grands hommes de l’église catholique, à Grégoire Ier, à Innocent III. Des messagers pleins de zèle et de dévouement portaient partout ses épîtres, qu’on recevait comme celles d’un autre saint Paul.

Maintenant, pour suivre la destinée des idées elles-mêmes, nous trouvons que, si le calvinisme a paru d’abord fortifier le christianisme en le réformant, il a fini par le compromettre. Le premier effet fut grand ; Calvin, avec un autre génie, mais non moins de puissance que Luther, faisait reparaître la tradition de saint Paul et de saint Augustin ; il offrait aux ames inquiètes et avides une nourriture forte, une ancre de salut. Il ranima incontestablement la foi, mais il n’en propagea pas beaucoup l’empire. Son dogmatisme si dur ne convenait pas au grand nombre : c’était plutôt la doctrine d’une minorité que la vérité pour tous. Les objections s’élevèrent de toutes parts. En poussant, comme il le fit, les opinions chrétiennes à l’extrême, Calvin provoqua le rationalisme. Sans le vouloir, il a travaillé aux progrès de la philosophie.

Il arrive souvent à l’homme d’être le moteur des idées qu’il a le plus combattues. Calvin, par la clarté de son style, par la vivacité de sa logique, avait rendu la théologie plus accessible à tous. Les formules scolastiques avaient disparu ; la pensée se produisait nette et frappante. Ainsi, par la forme autant que par le fond, le calvinisme offrait un beau champ aux raisonneurs, qui n’eurent garde de décliner le combat. Au XVIIe siècle, la réforme fut déchirée par les divisions de ses théologiens. Les églises de Hollande et d’Angleterre virent la doctrine de Calvin, niée hautement par Arminius et son école, qui pouvait s’honorer d’adhérens illustres, Grotius entre autres. Si nous poussons plus avant dans la suite des temps, nous rencontrerons non plus dans la théologie, mais dans la philosophie même, la trace de Calvin. — Il est né à Genève, il a, tout enfant, entendu prêcher l’Évangile, il s’est rendu familier de bonne heure avec les idées religieuses, l’homme qui fut dans son siècle le plus véhément apôtre du déisme. C’est le christianisme si clair et si absolu de Calvin qui l’excita à l’indépendance de la pensée, tout en retenant sur son esprit une secrète et indélébile influence. On s’étonnait beaucoup à Paris, dans le dernier siècle, des contradictions de Jean-Jacques, et de ses indécisions entre la raison et la foi. On ne songeait pas que, calviniste révolté, Rousseau même, après avoir secoué le joug, en avait en quelques endroits gardé l’empreinte.

Le calvinisme a suscité le jansénisme, et par là il a servi indirectement sa philosophie. Le jansénisme, dont désormais l’histoire ne sera plus obscure, grace aux ingénieux travaux de M. Sainte-Beuve, reproduisait au sein de la théologie catholique les opinions fondamentales de Calvin sur la grace et la justification par la foi. La théologie catholique, qui a toujours su, par de sages tempéramens, se préserver des excès de la logique, repoussa vivement la doctrine de Jansénius, de Saint-Cyran, et la persécuta comme une hérésie. Le jansénisme dut songer à se défendre. C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des contradictions humaines. Cette doctrine qui avait débuté avec l’intention sincère de régénérer, de sauver la religion, lui porte les plus furieux coups. Ces solitaires, qu’on croyait abîmés dans les profondeurs de la grace, tirent le glaive d’une polémique acérée, et le mettent aux mains d’un jeune homme qui se révèle en un jour comme le Cid de Corneille. Vous qui êtes jeune, vous devriez faire quelque chose, dit Arnauld à Pascal[17]. Effectivement Pascal fit quelque chose, il écrivit les Provinciales, et le démon de l’ironie fut déchaîné contre les choses saintes. Les jésuites reçoivent en apparence tous les coups, mais la religion est frappée avec eux. Pascal a préparé les voies ; Voltaire peut venir. Et voilà où aboutit une entreprise où l’on se proposait le triomphe de la foi !

Entre la religion catholique et la philosophie, le calvinisme se trouve réduit aujourd’hui à une impuissance stationnaire. Comment en serait-il autrement ? Il ne satisfait aucun des besoins indestructibles qui sont dans l’humanité la cause nécessaire de la religion et de la philosophie. L’humanité demande à la religion, avec l’enseignement de la vérité, les symboles et les magnificences du culte, les émotions de la poésie et de l’art ; il lui demande aussi pour l’homme un appui constant par l’intervention assidue d’un ministère efficace, pour la société des inspirations de dévouement et de charité, des vues hautes, et des principes certains d’ordre et de hiérarchie. Or, le calvinisme a détruit le culte ; il proscrit l’art, il ignore la poésie ; il refuse aussi de consoler l’homme par une parole douce et puissante, qui ait le don de lier et de délier ; enfin, il est sans influence sur la société même, en dépit de l’ambition de son fondateur. L’homme s’adresse à la philosophie pour qu’elle lui livre la connaissance de lui-même et l’instruise de la raison des choses. La première condition de cette étude est la liberté, et le calvinisme la refuse à l’homme, en le déclarant incapable de s’élever seul à l’intelligence de la vérité. Au XVIe siècle, la réforme de Luther et de Calvin sut imprimer à l’esprit de l’homme et aux sociétés une impulsion salutaire ; elle ranima le sentiment religieux et donna l’éveil à la raison. Aujourd’hui elle est dépassée par son œuvre même. Elle languit, pendant que la religion catholique et la philosophie se développent. Aussi les ames ardentes et les esprits vigoureux qui se font remarquer dans les rangs du protestantisme inclinent vers l’église catholique, ou se vouent ouvertement à la défense de la philosophie. La situation intermédiaire que prirent, il y a deux siècles, avec tant d’audace et d’originalité, les deux docteurs de Wittemberg et de Genève, ne suffit plus de nos jours à ceux qu’enflamme l’amour de la foi et de la science. La religion catholique se présente aujourd’hui sur le premier plan, avec la majesté de ses traditions, la force de sa hiérarchie, avec la grandeur et les attraits de son culte. Cependant l’esprit philosophique circule partout : il jouit, pour élever ses théories, d’une indépendance absolue, et il exerce une grande autorité sur la marche des sociétés et des gouvernemens. Entre ces deux puissances, il y aura plus tard de grands et solennels débats ; mais le moment n’est pas venu. Des deux côtés, les hommes les plus sérieux et les plus sincères sont convaincus que la religion et la philosophie doivent travailler en présence l’une de l’autre, sans chercher des luttes inutiles et prématurées. Personne ne sera tenté sans doute de prendre le bruit qu’ont fait, ces derniers temps, quelques esprits brouillons et légers pour le signal d’une de ces grandes polémiques que Leibnitz considérait comme une des conditions des progrès de la science.


Lerminier.
  1. Recueillies par le bibliophile Jacob, Paris, chez Gosselin, 1842.
  2. Préface au roi de France ; Institution de la religion chrétienne.
  3. « …Ipsi sacrificuli qui mutius facinorum suorum narrationibus, quasi jocosis fabulis, se delicate oblectant. Non multas chartas inficiam referendis prodigiosis abominationibus quibus seatet auricularis confessio. » (Inst., lib. III, cap. IV, § 19).
  4. « Praeterea annon hoc dignum insectatione vitium est, quod non intellectas ceremonias velut histrionicam scenam aut magicam incantationem, ostentant. » (Inst., lib. IV, cap. X, § 15)
  5. « Sic autem cogitandum est, quocumque baptizemur tempore, nos semel in omnem vitam ablui et purgari. Itaque quoties lapsi fuerimus, repetenda erit baptismi memoria, et hac armandus animus, ut de peccatorum remissione semper certus securusque sit. Nam etsi semel administratus praeteriisse visus est, posterioribus tamen peccatis non est abolitus. Puritas enim Christi in ea nobis oblata est : semper viget, nullis maculis opprimitur, sed omnes nostras sordes abluit et extergit. » (Inst., lib. IV, cap. XV, § 3.)
  6. « Et ex eorum cœno aliquando emergendum est, in quo jam diutius hæsit oratio quam animus ferebat. Aliquantulum tamen mihi profecisse videor, quod leonis pellem istis asinis quadam ex parte detraxi. » (Inst., lib. IV, cap. XIX, § 37)
  7. Expression de Calvin.
  8. Christianismi Restitutio. — On dit assez généralement qu’il n’en existe plus en Europe que deux exemplaires, l’un à la Bibliothèque royale de Paris, l’autre à la bibliothèque impériale de Vienne. Cela est vrai pour l’édition de 1553, qui fut détruite à l’époque du procès de Servet. Mais, en 1790, il en parut à Nuremberg une réimpression qui reproduisit l’original page pour page. Aujourd’hui, cette réimpression est elle-même assez rare.
  9. Epistolae Triginta ad Joannem Calvinum Gebennensium concionatorem. — Ces lettres se trouvent à la fin du Christianismi Restitutio.
  10. Christianismi Restitutio. De Trinitate, lib. IV, p. 130
  11. De Trinitate, lib. IV, p. 137
  12. Ibid., p. 146.
  13. Ibid., lib. II, p. 278.
  14. Ibid., lib. V, p. 109.
  15. De Circumcisione, p. 450.
  16. Recherches de la France, liv. VIII, chap. 55.
  17. Port-Royal, t. II, p. 537.