Le Canal des deux mers d’Alexandrie à Suez

La bibliothèque libre.
Le Canal des deux mers d’Alexandrie à Suez
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 480-536).
LE CANAL


DES DEUX MERS


D’ALEXANDRIE A SUEZ.




MOYENS D’EXÉCUTION.[1]





La communication de la Mer-Rouge et de la Méditerranée, cette question dont l’origine remonte à l’antiquité la plus reculée, tant étudiée et tant débattue depuis trois mille ans, et, sauf une seule exception, si complètement oubliée depuis dix siècles, est en ce moment même agitée de nouveau. Au premier aspect, il est difficile d’expliquer l’oubli dans lequel elle est tombée de plus en plus, à mesure que s’accroissaient et l’importance des résultats à obtenir et la puissance des moyens d’exécution dont disposent les nations modernes. Comment ce grand problème, dont la solution a été recherchée avec tant de persévérance par les pharaons, par les rois de Perse, par les Ptolémées, par les césars, par les kalifes, a-t-il cessé d’occuper le monde? Sésostris (Rhamsès II), Necos, Darius, Ptolémée Philadelphe, Trajan, Adrien, Omar, et dans ces derniers temps Napoléon, ces puissans souverains, ces grands esprits, ont-ils donc poursuivi une entreprise inutile ou chimérique? Comment, après tant de travaux et d’efforts, la barrière entre les deux mers existe-t-elle encore? En quoi consistent les tentatives faites depuis Rhamsès le Grand pour la franchir ? Quels en ont été les résultats? Quelles sont les difficultés qui en ont entravé le succès ou anéanti les traces? Quels obstacles en ont empêché le renouvellement dans les temps modernes? C’est ce que je me propose d’examiner dans la première partie de ce travail aussi succinctement que le permettent les complications de la question et la multiplicité des faits. Dans la seconde partie, j’exposerai, d’après des études récentes, les données réelles du problème à résoudre et les diverses solutions dont il est susceptible; j’apprécierai les difficultés propres à chaque solution, et je discuterai la valeur des objections que soulève le projet d’un grand canal maritime.


I. — DESCRIPTION DE L’ISTHME.

La Basse-Egypte est si bien connue, qu’une description détaillée serait ici superflue; je me bornerai donc à rappeler celles des dispositions principales des lieux qui ont trait à la question qui nous occupe.

L’immense plaine qui termine la vallée inférieure du Nil forme, comme chacun sait, un triangle dont le sommet est au Caire, et au quel la côte maritime d’Alexandrie à Peluse sert de base. Il est probable qu’à une époque bien antérieure aux temps historiques ce vaste espace n’était qu’une immense et profonde baie qui, selon toute apparence, communiquait avec la Mer-Rouge par un détroit ou bosphore ouvert entre les pentes extrêmes des deux chaînes de Montagnes qui bordent les rives de cette mer. Ce détroit, où l’inégalité des marées dans les deux mers qu’il mettait en communication devait entretenir des courans très prononcés, ayant été intercepté, il n’en reste d’autre trace que le vaste et profond bassin des lacs amers, qui occupe, sur une longueur de 40 kilomètres, la partie centrale de l’isthme de Suez. Au sud, ce bassin est séparé de la Mer-Rouge par un isthme d’environ 15 kilomètres de largeur, et dont la hauteur n’excède guère celle des hautes mers; au nord, il est limité par une langue de terre beaucoup plus étroite (5 ou 6 kilomètres seulement) et plus élevée de 4 ou 5 mètres. Au-delà, on remarque une autre dépression (le lac Timsah) qui communique avec le Delta par une vallée étroite appelée par les Arabes Ouady-Toumilat. Le sol actuel de cette vallée est seulement de 2 ou 3 mètres au-dessus de la haute mer; sa direction est de l’orient à l’occident, et sa longueur de 40 kilomètres environ; elle débouche dans la vallée du Nil non loin de l’ancienne branche pelusiaque, et à la hauteur où se trouvait sur cette branche la ville de Bubastis, point de départ du premier canal qui ait été établi pour faire communiquer le Nil et la Mer-Rouge. Le lac Timsah et l’Ouady-Toumilat sont séparés du lac Menzaleh par un rameau étroit détaché de la chaîne arabique; le col le plus bas de ce rameau placé en face du lac Timsah s’élève d’environ 15 mètres au-dessus de la mer. Une fois ce col franchi, on se trouve sur les bords du lac Ballah, affluent du lac Menzaleh, c’est-à-dire au niveau de la Méditerranée, dont on est séparé par la plaine, autrefois riche et peuplée, aujourd’hui entièrement déserte, de Peluse.

Il résulte de cette courte description qu’il suffit, pour mettre la Mer-Rouge en communication avec le bassin du Nil, de couper les deux seuils si peu élevés, placés l’un près de Suez, au sud du bassin des lacs amers, et l’autre près des ruines auxquelles on attribue généralement le nom de Serapeum, au nord du même bassin, tandis que pour mettre la Mer-Rouge en communication directe, non avec le Nil, mais avec la Méditerranée, il serait nécessaire de couper en outre le col d’El-Ferdan, qui sépare le lac Timsah du lac Menzaleh, et dont la hauteur est de 15 mètres. En présence d’obstacles si insignifians, les tentatives faites dans l’antiquité la plus reculée pour ouvrir cette communication n’ont rien de surprenant, et il faut convenir que l’abandon où elle est restée depuis douze siècles est un triste témoignage de l’incurie et de l’impuissance des conquérans modernes de l’Egypte.


II. — NATURE ET FORMATION DE L’ISTHME.

La nature du seuil de Suez et l’époque de sa formation ont donné lieu à beaucoup de suppositions et de débats. Vu le peu d’élévation de ce seuil, le bassin des lacs amers doit être considéré comme une dépendance de la Mer-Rouge, qui en aurait été séparée par l’interposition de cette langue de terre. Quand et comment a eu lieu cette interposition? C’est ici que les avis se partagent. Suivant Danville et bien d’autres après lui, c’est par des dépôts successifs et à une époque relativement moderne. L’itinéraire d’Antonin et la version des Septante placent une certaine ville d’Hero dans la vallée de Giessen (l’Ouady-Toumilat), entre Thou et Serapeum, ce qui correspondrait à peu près à l’emplacement actuel des ruines appelées Abou-Keycheyd; l’extrémité nord de la Mer-Rouge portait le nom de golf heroopolitain ; donc la ville d’Heroopolis, qui donnait son nom au golfe, est l’Hero de l’itinéraire et des Septante; donc elle est représentée par les ruines d’Abou-Keyclieyd, donc la Mer-Rouge s’étendait alors jusqu’à Serapeum, extrémité nord du bassin des lacs amers; donc ce bassin a été séparé postérieurement de la Mer-Rouge par l’accumulation des dépôts et des sables. Voilà l’argumentation des partisans de cette

Du temps de Danville, le terrain de l’isthme était peu et mal connu ; plusieurs objections radicales s’élèvent aujourd’hui contre ce système. En premier lieu, le seuil de Suez n’est formé ni de sables, ni d’alluvions modernes; c’est une formation tertiaire analogue aux terrains à gypse qu’on rencontre sur divers points du bassin de la Méditerranée, et par conséquent bien antérieure à l’existence de l’homme sur la terre. C’est par l’émersion de ce seuil que s’est opérée la séparation du bassin des lacs; cette émersion, probablement contemporaine de celle des seuils de Serapeum et d’El-Ferdan, a sans aucun doute précédé de beaucoup les temps historiques, et il faudrait, pour expliquer l’hypothèse de Danville, rapporter à une époque récente soit le soulèvement de l’isthme, soit l’abaissement de la Mer-Rouge, faits dont assurément on retrouverait les traces. Ces considérations géologiques suffiraient pour rejeter l’hypothèse de Danville, mais les argumens d’un autre ordre ne manquent pas. Je me bornerai à indiquer les principaux.

D’après Hérodote, le parcours du canal entre la prise d’eau sur le Nil, près de Bubastis, et son embouchure dans la Mer-Erythréenne, exigeait quatre jours de navigation. Cette distance eût été à peine de deux journées, si l’extrémité nord du bassin des lacs eût été la rive de la Mer-Rouge.

La ville d’Heroopolis, placée à Abou-Keycheyd, eût été encore à une distance de 28 kilomètres de la rive prétendue de la Mer-Rouge, dans une vallée tout à fait indépendante, et à vrai dire dans la vallée du Nil, et non pas dans le golfe heroopolitain.

Dans le système de Danville, il faut nécessairement placer au lac Timsah les lacs amers que les auteurs anciens mentionnent si souvent; or comment le lac Timsah, qui dans tous les temps a été envahi par les eaux du Nil, et dont le fond était cultivé, ainsi que toute la vallée environnante, a-t-il pu jamais contenir des eaux remarquables par leur amertume? Comment un changement aussi extraordinaire que la retraite de la Mer-Rouge de Serapeum à Suez, événement qui aurait fait reculer les côtes de cette mer de plus de 50 kilomètres, et qui se serait passé à une époque relativement moderne, n’aurait-il été mentionné par aucun des auteurs de l’antiquité? car il n’y a pas de milieu, il faut admettre que la retraite de la mer s’est opérée depuis Strabon, ou que les choses ont toujours été, depuis le temps d’Hérodote, dans l’état où nous les voyons.

Les deux seules données sur lesquelles repose le système de Danville sont, d’une part, l’itinéraire d’Antonin, document dont l’authenticité et l’exactitude sont fort contestables, qui mentionne une certaine ville d’Hero placée sur le chemin de Thou à Serapeum, à XXIV MP (vingt-quatre mille pas) de Thou (Abbâceh), et à XVIII MP (dix-huit mille pas) de Serapiu, et d’autre part la version des Septante, qui dit que Joseph vint à la rencontre de Jacob : ad Heroum civitatem, in terram Ramesse.

Sur le premier point, rien ne prouve que la ville d’Hero de l’itinéraire soit l’Heroopolis du golfe; comment en effet cet itinéraire aurait-il indiqué cette ville à une époque où elle n’existait plus et où elle était remplacée depuis longtemps par Arsinoé ou Cléopatris, qui, elle-même, avait été abandonnée pour Clysma, ville qui figure sur l’itinéraire? Quant au second point, la Vulgate ne parle en aucune façon de la cité d’leroum ni de la terre de Ramesse; elle dit simplement : Misit autem Judam ante se ad Joseph ut nuntiaret ei et occurreret in Gessen. Saint Jérôme a le premier fait remarquer que le texte hébreu de l’Ancien Testament ne parle ni d’Heroum, ni de Ramesse : In Hebrœo nec urbem habet Heroum nec terram Ramesse, sed tantummodò Gessen.

Les bases sur lesquelles a été bâti ce système sont donc aussi peu solides que les argumens contraires sont écrasans. Je pourrais encore multiplier les preuves; mais je me dispenserai de prolonger cette discussion, aujourd’hui épuisée. Rien ne prouve que Abou-Keycheyd soit Heroopolis, et quelle qu’ait été la situation de cette ville, l’existence du seuil de Suez dans l’antiquité la plus reculée ne saurait être mise en doute.

Il m’a paru nécessaire de traiter avec quelque étendue cette question, sur la solution de laquelle reposent essentiellement la géographie ancienne de l’isthme, l’intelligence des tentatives de canalisation essayées dans l’antiquité et l’explication des faits historiques les plus importans. A la situation d’Heroopolis se rattachent en effet celles d’Avaris, l’ancienne capitale des peuples pasteurs, ces mystérieux et primitifs conquérans de l’Egypte, du Patumos d’Hérodote, du Pi-Thoum et du Pi-Hahiroth de la Bible, d’Arsinoé, de Cléopatris, de Clysma, etc. Parmi les événemens de premier ordre dans l’intelligence desquels la détermination des limites de la Mer-Rouge joue un rôle important, je citerai la fuite des Hébreux sous la conduite de Moïse. Si en effet la Mer-Rouge s’étendait jusqu’à Serapeum, c’est par le nord du bassin des lacs amers que Moïse a dû conduire les Hébreux; si au contraire l’état des lieux n’a pas changé depuis cette époque (1491 ans avant Jésus-Christ), c’est vers l’extrémité de la baie actuelle de Suez que le législateur des Hébreux aura franchi la plage où périt en partie l’armée égyptienne. La ville de Pi-Hahiroth, près de laquelle le pharaon atteignit les Hébreux, aurait été placée, dans le premier cas, près de Serapeum, et dans le second, près de Suez, ce qui est fort différent.


III. — FORMATION DU DELTA.

Je considère donc comme démontré que l’état actuel des choses remonte à des temps très éloignés, et, selon toute apparence, au dernier cataclysme qu’ait subi notre globe. Depuis cette révolution, une transformation lente s’est opérée dans la baie triangulaire où le Nil versait alors ses eaux. L’énorme quantité de dépôts que ce fleuve charrie comblait d’abord le sommet du triangle, puis successivement la baie tout entière. Dès l’origine, suivant la loi qui régit les embouchures de tous les grands fleuves, les eaux se divisaient en deux bras dirigés suivant les côtés du triangle et entre lesquels se trouvait embrassé le Delta.

A l’époque où Hérodote visitait l’Egypte (460 ans avant Jésus-Christ), les deux branches principales du Nil étaient la Canopique, qui se dirigeait au nord-ouest, en suivant le désert libyque, et débouchait dans la mer près de Canope (Aboukir) et par une branche latérale près de Bolbitine (Rosette), et la Pelusiaque, qui, suivant l’autre côté du triangle et se dirigeant au nord-est, passait près de Silœ (Salieh), débouchait dans les lacs au sud de Peluse, et versait à la mer par une bouche située près de cette ville. Quatre autres branches, toutes dérivées de la branche canopique, portaient les eaux du fleuve à la mer, en traversant le Delta.

La portion orientale du Delta, mieux abritée du courant du fleuve, s’est élevée plus rapidement, et la branche pelusiaque a dû disparaître la première. La tête du Delta, d’abord très voisine du sommet du triangle, s’est successivement abaissée jusqu’au point où elle se trouve aujourd’hui et où se séparent les deux branches principales du Nil, l’une, la plus orientale, débouchant à la mer près de Damiette, et l’autre près de Rosette. Par suite de la même loi qui a entraîné l’atterrissement de la branche pelusiaque, loi qui est encore favorisée par l’effet du courant littoral, la branche de Damiette va ou du moins allait s’appauvrissant au profit de celle de Rosette. Les travaux que le gouvernement égyptien a entrepris sur les projets et par les soins de M. Mougel auront pour résultat de répartir, au moyen d’un barrage établi en tête du Delta, les eaux entre les deux branches proportionnellement aux besoins de chacune.

Plusieurs portions des anciennes branches du Nil existent encore et servent, concurremment avec les canaux exécutés dans les temps modernes, à distribuer les eaux dans le Delta. Toutefois l’extrémité de la branche canopique, à partir de l’embranchement sur Rosette, s’est oblitérée ; les branches de Damiette et de Rosette sont les seules aujourd’hui qui versent leurs eaux à la mer ; les autres branches du Nil se jettent dans les deux grands lacs Menzaleh et Bourlos, qui, aujourd’hui comme au temps d’Hérodote, occupent, l’un à l’est, l’autre à l’ouest, la plus grande partie des rives du Delta. Les bouches anciennes qui faisaient communiquer ces lacs avec la mer existent encore aujourd’hui en même nombre et à peu près sur les mêmes points, si ce n’est que probablement elles se sont avancées dans la mer avec la rive du Delta.

L’élévation successive du sol vers l’est du golfe, surtout dans l’Ouady-Toumilat et dans le voisinage de Peluse, et l’oblitération de la branche pelusiaque ont eu pour effet de restreindre la surface cultivable et de faire avancer d’autant la limite du désert. Aussi la vallée de l’Ouady-Toumilat et les baisses dans lesquelles elle s’épanouit, l’immense plaine de Peluse et toute la rive est du lac Menzaleh, ces contrées, aujourd’hui désertes et inhabitables, étaient-elles autrefois très peuplées et très florissantes, ainsi que le constatent les ruines multipliées dont le sol est couvert.

D’après les recherches de MM. Girard et de Rozières[2], l’élévation séculaire du sol de la Basse-Égypte et du lit du Nil peut être estimée à environ 12 centimètres à la hauteur du Caire ou de Memphis, et, en moyenne, pour tout le Delta, à 6 centimètres. D’après ces données, M. Elie de Beaumont a calculé les chiffres de l’exhaussement sur les bords de la Méditerranée à 13 et 14 millimètres par siècle. Quant à l’avancement séculaire du Delta dans la mer, il varie beaucoup suivant les lieux : il paraît avoir été considérable aux bouches de Damiette et de Rosette (environ li mètres par an) ; mais on peut dire en général que les rives du Delta ont peu varié depuis les temps historiques. Cette immobilité résulte de la lenteur de l’exhaussement de ces rives et de l’influence du courant littoral ; on peut voir à ce sujet la savante et concluante discussion de M. Elie de Beaumont dans ses Leçons de géologie pratique.

L’existence d’un courant littoral sur la côte d’Égypte ne saurait être contestée. La figure générale du Delta, la disposition des bouches principales du Nil, la forme qu’affectent les dépôts qui leur servent de rives, la formation des langues de terre qui séparent de la mer les lacs du Delta, enfin et par-dessus tout l’existence du port d’Alexandrie, qui serait comblé depuis longtemps, s’il n’était protégé par le courant littoral, sont autant de preuves qui n’admettent aucune contestation.


IV. — REGIME DU NIL.

Le Nil commence à croître vers le solstice d’été, entre le 20 juin et le 1er juillet; son niveau va s’élevant jusqu’à la fin de septembre. H commence à décroître et va s’abaissant graduellement jusqu’à la fin de mai. La hauteur de la crue, mesurée à l’échelle du meqyas[3] du Caire, varie entre 5 mètres et 9 mètres. D’après M. Lepère, on peut diviser les crues selon les hauteurs, comme il suit :


Au-dessous de 5m,40 famine.
De 5m, 40 à 6m crue insuffisante, disette.
De 6m à 7m récolte faible.
De 7m à 7m,50 crue forte, devenant de plus en plus nuisible.
Au-dessus de 8 crue extrêmement nuisible, famine certaine, danger de peste.

Malgré les incertitudes qui restent encore, soit sur la dimension rigoureuse de la coudée employée à diverses époques, soit sur la position exacte du zéro de l’échelle servant à mesurer les crues, il est extrêmement probable que la hauteur des crues n’a pas varié (cela est même certain depuis l’époque romaine), et que les limites des crues favorables ou nuisibles étaient à peu près les mêmes du temps d’Hérodote qu’aujourd’hui, d’où il résulte que l’exhaussement successif des crues suit exactement celui du Delta, et que le niveau du lit et des eaux du fleuve s’élève exactement de la même quantité que ses rives.

La vitesse du Nil est, dans la partie inférieure, d’environ 50 à 60 centimètres par seconde, en basses eaux, et dans la partie supérieure, de 60 à 80. M. Lepère cite deux faits desquels il résulte que la crue de 1799 a parcouru 300 kilomètres en 5 jours, soit 0m70 par seconde et 750 kilomètres en 11 jours, soit 0m80 par seconde.

D’après les évaluations de MM. Girard, Linant et Mougel, le débit du Nil peut être évalué de 6 à 700 mètres cubes par seconde en basses eaux, et de 9 à 10,000 en hautes eaux. Ces chiffres sont à peu près ceux des débits extrêmes du Rhône (500 mètres en basses eaux et 10,000 en hautes eaux), mais le débit total annuel du Nil est de plus de 90 millions de mètres cubes, tandis que celui du Rhône n’excède pas 54 millions.


Le débit moyen du Nil serait ainsi de 2.860 mètres cubes par seconde.
Celui du Rhône est de 1.718 —
Celui de la Seine de 249 —
Celui du Mississipi de 23.500 —
Celui du Maragnon de 143.640 —

Ainsi le Nil débite dix fois autant que la Seine, à peu près le double du Rhône et seulement le huitième du Mississipi et le cinquantième du Maragnon.

Les eaux du Rhône contiennent en moyenne 7m de limon; celles du Nil, attendu la durée des crues et la ténuité des dépôts en suspension, en contiennent probablement davantage, mais en admettant la même proportion, les 90 millions de mètres cubes d’eau que débite le Nil entraîneraient 36 millions de mètres cubes de limon. L’élévation moyenne du Delta étant seulement de 6 centimètres par siècle, il en résulte qu’un cinquième environ des matières que le Nil tient en suspension serait employé à élever le sol de la Basse-Egypte, et que le surplus serait versé dans la Méditerranée.


V. — NIVEAUX RELATIFS DU NIL ET DES DEUX MERS.

D’après le nivellement fait en 1799 par les ingénieurs de l’expédition d’Egypte, le niveau des basses eaux du Nil au Caire dépasserait seulement de 5m11 celui de la Méditerranée. Les nivellemens exécutés avec le plus grand soin en 1847, et dont j’aurai occasion de parler plus tard, constatent au contraire que cette différence de niveau est en réalité de 13m 27. Si on prend le chiffre de 7 mètres pour la hauteur moyenne de la crue, la cote des hautes eaux sera 20m27.

L’exhaussement du lit du Nil au meqyas étant supposé de 12 centimètres par siècle, ces cotes doivent être réduites de 1m,20 pour dix siècles; c’est un point qu’il importe de ne pas perdre de vue, quand on veut se rendre compte des tentatives de canalisation de l’isthme essayées dans l’antiquité.

Les nivellemens des ingénieurs de l’expédition d’Egypte avaient établi que la Mer-Rouge était notablement plus élevée que la Méditerranée. La différence de niveau était, d’après ces nivellemens, au maximum de 9m90, et en moyenne de 8m 46. Les opérations exécutées en 1847 ont au contraire constaté que le niveau de basse mer est à peu près le même dans les deux bassins, et que, dans les grandes marées, le niveau de la Mer-Rouge est même inférieur à celui de la Méditerranée. Toutefois l’amplitude de la marée étant en moyenne de 2 mètres dans la Mer-Rouge et de 40 centimètres seulement dans la Méditerranée, il en résulte que la mer moyenne est de 0m,80 environ plus élevée dans la Mer-Rouge que dans la Méditerranée.

Les opérations de 1799 eurent donc ces deux résultats, également erronés, de relever le niveau de la Mer-Rouge de près de 8 mètres en même temps qu’elles abaissaient le niveau du Nil au Caire de la même quantité, c’est-à-dire que le niveau des basses eaux du Nil au meqyas, qui est en réalité de plus de 13 mètres au-dessus du niveau des basses mers, aurait été, d’après ces opérations, d’environ 2 mètres au-dessous de ce niveau, et de A mètres au-dessous de celui de la haute mer. On comprend la portée d’erreurs aussi graves, et on ne sera pas surpris qu’elles aient eu pour conséquence, en ce qui concerne le passé, d’obscurcir de plus en plus l’histoire de l’isthme, et, quant à l’avenir, de donner naissance à des projets impraticables.

Le niveau des basses eaux du Nil est donc en réalité supérieur d’environ 13 mètres à celui de la basse mer, soit dans le golfe de Suez, soit dans la Méditerranée, et de 11 mètres à celui de la haute mer à Suez. Les grandes crues, étant d’environ 7 mètres, élèvent le niveau du Nil de 18 mètres au-dessus de la haute mer et de 20 au-dessus de la basse mer.

Pour se rendre compte de l’état du Nil à une époque antérieure, il faut, ainsi que je l’ai expliqué plus haut, réduire ces hauteurs de 12 centimètres par siècle, et en supposant qu’on remonte au temps de Rhamsès (1300 ans avant Jésus-Christ), soit à trente-deux siècles, le niveau du Nil reste encore supérieur à celui de la basse mer de plus de 16 mètres en hautes eaux et de plus de 19 mètres en basses eaux.

Un calcul que je n’indique pas, de peur de multiplier encore les chiffres, déjà trop nombreux, que je me vois forcé de faire passer sous les yeux du lecteur, démontre qu’à la même époque les hauteurs correspondantes du Nil dans la branche pelusiaque, à Bubastis, origine de l’ancien canal, devaient être de 5 mètres en basses eaux et de 9 mètres en hautes eaux. Si donc les eaux des crues pénétraient librement, dans l’Ouady-Toumilat, jusqu’au lac Timsah et jusqu’au seuil de Serapeum, dont la hauteur n’est que de 5 à 6 mètres au-dessus de la basse mer, il est indubitable que même à cette époque reculée elles devaient chaque année, au moment du maximum de la crue, déverser par-dessus le seuil, dans le bassin des lacs amers. C’est ce qui arriverait certainement encore et a fortiori aujourd’hui, si la vallée était libre, et si les eaux du Nil étaient conduites jusqu’au lac Timsah par des canaux d’une dimension suffisante. Dans la crue de 1800, qui fut remarquable par son élévation, les eaux couvrirent en effet les terrains bas qui entourent le lac Timsah, et elles s’approchèrent beaucoup de Serapeum. Il n’est pas même certain qu’elles n’aient point franchi le seuil, et ce n’est que sur le dire des Arabes que les ingénieurs de l’expédition ont affirmé qu’elles n’avaient pas pénétré dans le bassin des lacs amers. A l’époque où les environs du lac Timsah étaient peuplés et cultivés, les eaux du Nil y étaient certainement portées par des canaux; il n’était donc besoin ni d’études, ni d’opérations graphiques pour reconnaître la possibilité de jeter les eaux du Nil dans le bassin des lacs amers; il suffisait de les livrer à elles-mêmes pour leur voir franchir le col de Serapeum, et il est extrêmement probable que ce fait se renouvelait dans toutes les crues très élevées. Une fois ce résultat constaté, n’est-il pas tout simple qu’on ait essayé de prolonger la navigation du Nil jusque dans le bassin des lacs amers, et faut-il s’étonner que les premières tentatives de ce genre se perdent dans la nuit des temps?


V. — HISTORIQUE DES TENTATIVES FAITES POUR CANALISER L’ISTHME.

Il est donc à peu près certain que les premiers travaux de canalisation de l’isthme remontent à une époque très reculée, et c’est ainsi que s’expliquent la tradition arabe qui reportait au premier des pharaons (2300 ans avant Jésus-Christ) et la tradition grecque qui attribuait à Sésostris l’honneur de cette tentative. Les textes qui se rapportent à cette question peuvent du reste se résumer en peu de mots.

D’après Hérodote, « le canal aurait été entrepris d’abord par Necos, fils de Psammitichus, et continué par Darius. Sa longueur est de quatre journées de navigation, et sa largeur est suffisante pour que deux trirèmes puissent y passer. L’eau dont il est rempli vient du Nil et y entre un peu au-dessus de Bubastis; il aboutit à la Mer-Erythrée, près de Patumos, ville d’Arabie. Il commence dans la plaine, se dirige d’abord d’occident en orient, passe par les ouvertures de la montagne, et se porte, au midi, dans le golfe d’Arabie. »

Aristote dit que « les pharaons et Darius, qui s’étaient promis de grands avantages de la confection de ce canal, en avaient discontinué le travail, après avoir reconnu que la Mer-Rouge était plus haute que l’Egypte. »

D’après Diodore de Sicile, qui du reste est d’accord avec Hérodote, « Darius n’aurait point achevé le canal; il se serait laissé arrêter par l’avis de quelques ingénieurs qui lui dirent qu’en ouvrant les terres il inonderait l’Egypte, qu’ils avaient trouvée plus basse que la Mer-Rouge; mais il aurait été achevé par Ptolémée II, qui mit à l’extrémité du canal des barrières qu’on ouvrait quand on voulait passer, et qu’on refermait ensuite très promptement. »

D’après Strabon, qui est de beaucoup l’auteur le plus explicite sur la disposition du tracé, « ce canal aurait, selon quelques-uns, été creusé par Sésostris avant la guerre de Troie ; selon d’autres, il aurait été commencé par Psammitichus fils, continué par Darius, qui l’aurait abandonné, quoique presque achevé, parce que, dit Strabon, on lui avait persuadé à tort que la Mer-Rouge était plus élevée que l’Egypte. Les Ptolémées, qui le firent couper, firent construire un euripe ou barrière fermée qui permettait une navigation facile du canal intérieur dans la mer, et réciproquement. » Strabon ajoute ces paroles remarquables : « Le canal se jette dans la Mer-Rouge à Arsinoé, que quelques-uns appellent Cléopatris, et coule à travers les lacs dont les eaux, qui étaient amères, sont devenues douces par la communication avec le fleuve. Aujourd’hui ces lacs produisent de bons poissons et abondent en oiseaux aquatiques. L’origine du canal est au bourg de Phacusa, près de Philon, vers la côte du Delta, à l’ouest de Bubastis. Près d’Arsinoé, on trouve la ville des Héros (Heroopolis). »

Enfin voici le texte de Pline : « Après le golfe Sanique, on trouve le golfe d’Œant, dans lequel est située la ville des Héros. On trouve encore le port de Dancon, d’où sort un canal navigable qui conduit au Nil, en parcourant, de ce point jusque dans le Delta, l’espace de LXII MP, ce qui est la distance qu’il y a entre le fleuve et la Mer-Rouge. Sésostris en conçut anciennement le projet ; Darius eut le même dessein ; ensuite Ptolémée II fit creuser le canal en lui donnant 100 pieds au moins de largeur, 30 pieds de profondeur, et XXX VII MP, 10 de longueur, jusqu’aux sources amères, où l’on s’arrêta de peur d’inonder le pays, la Mer-Rouge ayant été trouvée en cet endroit supérieure de trois coudées au sol de l’Égypte. Quelques auteurs en donnent une autre raison : on craignit de gâter par cette communication les eaux du Nil, fleuve qui seul en Égypte donne des eaux potables. »

Ces textes ont été interprétés très diversement. Il n’est en effet aucune opinion qui n’ait ses partisans : les uns soutiennent que le canal a été non-seulement entrepris, mais achevé par Sésostris ; les autres, qu’il n’a point été complété et qu’il n’a jamais servi. Entre ces deux opinions extrêmes, on rencontre tous les systèmes, toutes les hypothèses intermédiaires qu’il est possible d’imaginer.

Les auteurs qui attribuent le premier canal à Sésostris (Rhamsès II le Grand, Meiamoun, 1535 ans avant Jésus-Christ) sont en petit nombre ; cette opinion est toutefois soutenue par l’un des plus profonds égyptologues de notre temps, par sir Gardner Wilkinson, dont l’autorité est si grande en cette matière. Ce savant a même apporté à cette opinion l’appui d’un fait nouveau, en découvrant dans les ruines d’Abou-Reycheyd un monument consacré à Rhamsès Meiamoun, et qu’il suppose se rattacher à l’exécution du canal par ce pharaon.

L’opinion d’Hérodote, qui avait voyagé et longtemps séjourné en Égypte, est la plus généralement adoptée, et quels qu’aient été le nombre et le sort des tentatives antérieures, il résulte du texte bien positif de cet écrivain que les premiers travaux étaient généralement attribués par les Égyptiens eux-mêmes à Necos, et que l’entreprise aurait été menée à fin pour la première fois par Darius, fils d Hystaspe (521-435 ans avant Jésus-Christ). Comment supposer en effet qu’Hérodote, qui voyageait en Égypte vingt-cinq ans seulement après la mort de Darius, ait pu se tromper sur un point aussi capital que l’achèvement du canal, et ne rien dire de la prétendue différence de niveau qui avait arrêté Darius et ses ingénieurs? Hérodote affirme de la manière la plus positive que le canal débouchait dans le Golfe-Arabique, et puisque la rive du golfe n’a pas changé sensiblement, comme d’ailleurs la longueur qu’il donne au canal correspond parfaitement à cette rive, il faut bien admettre que le canal, dès cette époque, avait été poussé jusqu’à la mer. D’ailleurs il serait bien difficile de comprendre comment, le canal ayant été conduit jusqu’aux lacs amers, la partie, si facile et si utile, de ces lacs à Suez n’aurait pas été ouverte. Il n’était pas besoin d’ingénieurs alors pour reconnaître la relation des niveaux du Nil et de la Mer-Rouge, car, lorsque le bassin était plein, ses eaux s’avançaient, dans la partie basse du seuil, presque jusqu’à la laisse de la haute mer, et quelques coups de pioche suffisaient pour établir la communication et faire déverser ses eaux dans la mer. Ce fait une fois reconnu, il s’agissait, pour établir un canal régulier, de remuer un cube de terre d’au plus 200,000 mètres, et qu’était ce travail pour des monarques qui ont élevé les pyramides et qui disposaient à leur gré d’une immense population et d’armées innombrables?

Enfin une dernière preuve de l’achèvement du canal par Darius, c’est le monument si remarquable reconnu sur la rive occidentale du bassin des lacs amers pendant l’expédition de 1799, par MM. de Rozières, Devilliers, Delille et Alibert. Ce monument ou plutôt les débris qui en restent se composent de blocs de granit et de poudingue. Quelques-uns des blocs de granit portent des inscriptions cunéiformes bien conservées, et qui font remonter l’origine de ce monument au temps de l’occupation de l’Égypte par les rois de Perse. Il est naturel, dans l’ignorance où nous sommes de sa destination, de le rapporter aux travaux exécutés par Darius dans l’isthme, et si cette supposition était fondée, la position qu’il occupe prouverait que le canal a été poussé dès cette époque jusqu’à la mer. S’il en était autrement, ou si, comme on l’a prétendu, le rivage de la mer avait été alors près de Serapeum, c’est évidemment vers ce dernier point qu’aurait été élevé le monument destiné à perpétuer le souvenir de cette entreprise. Je regarde donc comme incontestable l’assertion d’Hérodote, assertion qu’on ne peut contester en effet qu’à l’aide de textes plus récens de cinq siècles au moins, et écrits par des auteurs dont un seul, Strabon, de beaucoup le moins affirmatif, avait voyagé en Égypte.

Après avoir contesté, d’après Diodore, Strabon et Pline, l’achèvement du canal par Darius, on a été jusqu’à douter, sur l’autorité de Pline, que les Ptolémées eux-mêmes l’eussent jamais complété. Sur ce dernier point, l’assertion de Strabon me paraît si décisive, que je ne puis comprendre qu’elle ait été mise en question. Le texte de Pline est évidemment le plus incertain de tous; il écrivait soixante-treize ans après Strabon, et il n’avait pas vu les lieux que Strabon avait visités, et sur lesquels celui-ci donne les renseignemens les plus explicites.

D’après Plutarque, Antoine, arrivant à Alexandrie peu après la bataille d’Actium, trouva Cléopâtre occupée à faire franchir aux navires de sa flotte l’espace étroit qui sépare les deux mers, en les faisant charrier par-dessus l’isthme. Ce fait ne prouverait en aucune façon que le canal n’eût pas été achevé deux cent cinquante ans auparavant par Ptolémée Philadelphe; il prouverait seulement qu’on l’avait négligé et laissé encombrer. La bataille d’Actium a été livrée le 2 septembre (30 ans avant Jésus-Christ). Antoine, après l’avoir perdue, se retira pendant quelque temps dans la Cyrénaïque. Son arrivée à Alexandrie correspond par conséquent à la fin d’octobre ou au commencement de novembre, c’est-à-dire à une époque où les eaux du Nil étaient déjà en décroissance, et je montrerai plus tard que, pour peu que le canal eût été négligé, la partie voisine de Suez devait être impraticable hors le temps des crues. D’ailleurs Strabon, dont le témoignage est postérieur de quelques années à la bataille d’Actium, dit positivement que le canal débouchait de son temps dans la Mer-Rouge, à Arsinoé, autrement Cléopatris, et près d’Heroopolis, après avoir traversé les lacs amers, dont les eaux étaient devenues douces. Que peut-on demander de plus catégorique et de plus concluant? Comment contester après cela et l’achèvement du canal par les Ptolémées et la position d’Heroopolis dans le voisinage d’Arsinoé? N’en résulte-t-il pas qu’Heroopolis, Arsinoé ou Cléopatris, et probablement le Dancon de Pline, sont des villes placées successivement à l’extrémité de la Mer-Rouge, et qu’on a substituées les unes aux autres en les rapprochant de la mer, soit parce que la partie avancée du golfe s’encombrait, soit parce que les navires augmentaient d’échantillon et exigeaient un plus grand tirant d’eau? On peut en dire autant du Patumos d’Hérodote, et probablement aussi de Clysma, ou du moins de l’une des villes de ce nom.

Je ne vois donc aucune bonne raison de douter que le canal a été mis à fin une première fois par Darius 500 ans avant l’ère chrétienne, et qu’ayant été abandonné pendant les longues guerres et les invasions multipliées qu’a subies l’Egypte, il a été rétabli par les Ptolémées. Les assertions d’Aristote et de Diodore, qui attribuent à la Mer-Rouge un niveau plus élevé que celui de l’Egypte, peuvent d’ailleurs très bien se concilier avec l’état des lieux, tel qu’il est aujourd’hui constaté. Le sol des terrains bas qui environnent le lac Menzaleh est très peu supérieur au niveau de la Méditerranée. Les marées ordinaires de la Mer-Rouge, s’élevant de 2 mètres au-dessus de ce niveau, dépasseraient, comme l’indique Pline, d’environ 3 coudées le niveau d’une assez grande partie des terrains du Delta. Il est bien probable d’ailleurs que le niveau des eaux dans le bassin des lacs amers, supérieur à la Mer-Rouge pendant les hautes eaux, s’abaissait de beaucoup dans la saison de l’étiage, car il devait être difficile d’amener dans ce bassin, sans appauvrir trop la branche pelusiaque, une quantité d’eau suffisante pour compenser les pertes considérables résultant de l’évaporation. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que les eaux douces une fois parvenues dans le bassin des lacs amers, on ait été arrêté dans le projet de pousser le canal jusqu’à la Mer-Rouge par la crainte de faire pénétrer, dans la saison de l’étiage, les eaux salées dans le bassin des lacs, ou même au-delà, en suivant le canal, et que cette crainte ait suspendu les travaux jusqu’à ce qu’on ait trouve un moyen d’empêcher cette communication sans nuire à la navigation.

Les opinions sont beaucoup mieux fixées sur les vicissitudes qu’a subies le canal de Suez dans les temps plus récens. On est d’accord que, sous Trajan peut-être et plus probablement sous Adrien (120 ou 130 ans après Jésus-Christ), un canal fut commencé, partant du Caire et se dirigeant vers l’Ouady-Toumilat, dans la pensée de rétablir avec une nouvelle prise d’eau, placée sur le fleuve et non sur une de ses branches, la communication du Nil avec la Mer-Rouge. Il est probable que l’encombrement de la branche pelusiaque fut la cause première de cette tentative, dont les résultats sont mal connus.

Ce canal, commencé près de la Babylone d’Egypte (le Caire), fut exécuté jusqu’à Pharbœtis (Belbeys), où il allait rejoindre l’ancien canal. Bien loin de prouver que l’ancien canal était abandonné, ce fait prouverait au contraire qu’il existait et qu’il était praticable, mais qu’on avait reconnu la nécessité de reporter la prise d’eau au-dessus de la bifurcation du Nil, et d’abandonner la branche pelusiaque.

Tous les auteurs arabes admettent que le canal creusé sous les pharaons ou par les rois de Perse débouchait dans la Mer-Rouge, près de Kolzoum, dont les ruines se voient encore au nord de Suez. Tous sont d’accord que le canal a été recreusé pour la première fois dans la période arabe, sous le calife Omar, surnommé prince des fidèles, par Amrou-ben-el-A’ss, qui fit la conquête de l’Égypte l’an 639 de notre ère ; qu’il est resté ouvert à la navigation pendant cent vingt-cinq ans environ, jusqu’au règne du calife abasside Aboudja-far-al-Mansour, qui le fit combler en 762-767, et que, depuis cette époque, il est resté fermé et abandonné à partir du lac Timsah, mais que la section entre le Caire et ce lac est restée longtemps en activité.

On trouve, dans le mémoire de M. Lepère[4] sur le canal des deux mers, le témoignage suivant, fourni par un négociant de Suez comme le résumé de la tradition arabe sur le canal des deux mers : « Dans les premiers temps de l’ère chrétienne, l’emplacement de Soueys n’était occupé que par quelques Arabes qui vivaient de la pêche et de la contrebande. La ville de Qolzoun se trouvait placée sur le monticule situé au nord de la ville, près du bord de la mer. Là existait un château fort dont on voit encore, enfouie sous les décombres, une porte voûtée appelée porte Consul. Le port se trouvait au nord et au pied de la ville, bâtie en amphithéâtre sur cette éminence, dans une étendue circulaire que l’on reconnaît encore, quoique les sables l’aient comblée. Le canal, qui communiquait au Nil, venait s’y décharger ; l’eau douce se trouvait contenue par deux fortes digues qui la séparaient du port et de la mer. L’eau du Nil, dans ce bassin formé au milieu de la mer, se trouvait au-dessus de son niveau dans les plus grandes marées ; les bâtimens qui venaient du large s’approchaient de la digue du port et faisaient leur eau de l’autre côté. On voit encore les restes de ces digues, courant du nord-nord-est au sud-sud-ouest, sur 5 ou 600 toises ; une très petite partie s’élève au-dessus des sables qui les recouvrent. Ces digues laissaient une entrée dans le port, qui s’appelait porte de la mer, et qu’on trouvait en face de celle appelée Cherker (petit pays dans les montagnes, à cinq lieues de Soueys). Cette porte doit se retrouver dans un monticule de décombres qui forme use Ile à marée haute. La porte occidentale de la ville, qui s’appelait Bâb-el-Maor, existait où l’on voit encore une mosquée, sur le chemin de Bir-Soueys. Alors les eaux du Nil fécondaient cette contrée ; quelques arbres arrêtaient l’œil, qui se perd aujourd’hui à l’horizon des déserts ; les jardins entouraient la ville, et le commerce la faisait fleurir. » Cette tradition me paraît mériter au plus haut point l’attention et la confiance. Elle présente, à mon avis, le tableau exact et circonstancié de l’état de choses créé par l’existence du canal, état de choses qui n’a été contesté qu’à l’aide d’argumens tirés de la situation actuelle des lieux, et dont j’aurai occasion d’examiner plus tard la valeur.

Quelques auteurs arabes prétendent qu’Amrou forma le projet de joindre les deux mers par une communication directe à travers l’isthme, communication qu’il se proposait d’alimenter avec les eaux du Nil, et qu’Omar s’y opposa dans la crainte d’ouvrir aux vaisseaux chrétiens l’entrée de l’Arabie. Cette assertion est remarquable à deux points de vue : elle prouve en effet, d’une part, que les Arabes savaient à quoi s’en tenir sur les niveaux relatifs des deux mers et du Nil, et d’un autre côté c’est la première fois qu’on voit apparaître l’idée de la coupure directe de l’isthme. On a prétendu, à la vérité, que le canal de Necos avait pour but la communication directe des deux mers, mais cette opinion ne repose sur aucun fait ni sur aucune autorité. La tranchée du seuil qui sépare le lac Timsah du lac Menzaleh eût été une œuvre fort considérable et de bien peu d’intérêt, car elle aurait seulement abrégé la navigation des barques allant directement de la Méditerranée dans la Mer-Rouge, sans rien changer aux conditions de cette navigation, qui pouvait s’opérer par la branche pelusiaque, alors l’une des principales, en remontant jusqu’à Bubastis, et en prenant ensuite le canal dont la prise d’eau était voisine de cette ville, d’où il résulte que l’exécution du canal direct entre le lac Timsah et Peluse n’aurait eu d’autre résultat que d’abréger ce détour. Or quel intérêt pouvait avoir ce raccourcissement sous les pharaons et même sous la dynastie perse, et que pouvait être à cette époque le commerce direct entre la Méditerranée et la Mer-Rouge? Sous les Ptolémées même, ce commerce, qui avait pris une importance réelle, se faisait nécessairement par l’entrepôt d’Alexandrie, et ces souverains, comme les précédons, n’étaient évidemment préoccupés que des relations de l’Egypte avec la Mer-Rouge. Bien loin d’ouvrir une communication directe éloignée de l’Egypte, ils l’auraient certainement fermée, si elle avait existé. Il est donc incontestable qu’à aucune époque, ni de l’antiquité, ni du moyen âge, il n’a été fait de tentative pour établir la communication directe des deux mers.


VI. — VESTIGES ET REGIME DE L’ANCIEN CANAL.

Pour compléter ces détails sur l’ancien canal de l’isthme, il me reste à en décrire les vestiges encore subsistans.

En 1799, le lit de l’ancien canal était reconnaissable à l’entrée de l’Ouady-Toumilat, entre Abbaceh et Ras-el-Ouady, sur une longueur de plus de 50 kilomètres. Cet ancien lit fait aujourd’hui partie d’un canal d’irrigation dont la prise d’eau est à Zagazig, dans la branche Tanitique (canal de Moèze), et qui vient rencontrer à Ras-el-Ouady le canal appelé le Zafraneh, prolongement de l’ancien canal de Trajan, ou du prince des fidèles, canal qui a été rétabli pour l’irrigation de la partie est de la plaine entre le Caire et l’Ouady.

A l’est de Ras-el-Ouady jusqu’à Abou-Keycheyd, on retrouvait à peine de faibles traces de l’ancien canal, qui, dans cette partie, a été envahi par les sables; mais au-delà se présentaient alors, comme aujourd’hui, sur 5 ou 6,000 mètres, les restes les plus considérables de ce grand ouvrage. On y remarque en effet un large canal bien conservé, formé d’un plafond de 90 mètres de largeur et de deux digues peu élevées. La cote du plafond est seulement de 1m87 au-dessus de la mer; la hauteur des digues au-dessus du plafond est d’environ 4 mètres. On peut suivre les traces de ce grand travail jusqu’en face du santon de Cheick-Ennedy, sur une longueur de plus de 5,000 mètres; au-delà, la digue est disparaît complètement; la digue ouest se continue, mais en se relevant successivement, et avec un tracé très accidenté, jusqu’au bassin des lacs amers, qu’elle aborde par le nord-est. On retrouve le canal à l’extrémité sud du bassin des lacs amers; le tracé en est peu régulier; la largeur est de 40 à 50 mètres, la hauteur du plafond varie de 1 à 2 mètres audessus de la mer, et les digues sont plus élevées de 4 à 5 mètres. En 1799, ces vestiges se voyaient distinctement jusqu’aux ruines de Qolzoum, à 2,000 mètres de Suez; depuis cette époque, la partie qui longeait la plage a disparu entièrement par suite de l’envahissement de la mer.

Les fouilles faites dans cette partie du canal, soit en 1799, soit en 1847, constatent que le canal a été primitivement creusé à 1 mètre au-dessus de la basse mer. À cette hauteur en effet, on rencontre constamment le terrain naturel qui appartient à la formation de gypse dont j’ai déjà parlé. Quant à la partie voisine du lac Timsah, le sol étant sablonneux, les fouilles seraient sans intérêt; mais la cote actuelle du fond était dans l’origine à 1 mètre environ au-dessus de la mer.

Le large canal voisin d’Abou-Keycheyd présente les apparences de grandeur et de régularité qui caractérisent les œuvres des anciens pharaons, et si quelque portion des vestiges encore visibles peut être attribuée à Rhamsès II, c’est assurément celle-ci. Le tracé irrégulier du canal de Suez appartient évidemment à une époque bien postérieure; on a conclu de cette irrégularité que cet ouvrage était purement arabe, et que par conséquent Darius et Ptolémée n’y avaient eu aucune part. De pareilles considérations ne sauraient prévaloir contre des textes positifs, et tout ce qu’il est raisonnable d’en conclure, selon moi, c’est que ces deux ouvrages appartiennent à des époques très éloignées l’une de l’autre, ce qui est d’accord avec l’histoire et avec la tradition.

Le lit de la section du canal de Suez, qui était originairement à 1 mètre au-dessus de la basse mer, a été encombré par les dépôts et par les sables mouvans sur une hauteur variable de 0m80 à 1m50. Sur quelques points, il disparaît même complètement. Les partisans de l’opinion d’après laquelle le canal n’aurait jamais été utilisé se sont étayés sur l’absence d’alluvions fluviales, soit dans le bassin des lacs amers, soit dans le canal de Suez; mais en premier lieu rien ne prouve qu’une portion des dépôts qui remplissent aujourd’hui le canal et le fond du bassin ne provienne des eaux du Nil, et on pourrait citer plusieurs localités où les eaux de ce fleuve ont, sans aucun doute, longtemps circulé, et où l’on ne retrouve aujourd’hui que des sables; de plus, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce que les eaux du Nil, sortant du bassin des lacs amers, fussent relativement assez claires. Il est probable en effet que la plus grande partie des dépôts avait lieu à l’entrée de ce bassin, et toute la partie septentrionale est aujourd’hui si complètement envahie par les dunes, qu’il est même impossible d’y distinguer les traces de l’embouchure du canal, et bien moins encore les dépôts que les eaux du Nil peuvent y avoir apportés il y a douze ou même vingt-quatre siècles.

On remarque dans le bassin des lacs amers des laisses de coquillages placées à des hauteurs diverses. Sous l’influence d’un climat conservateur et grâce à la solitude du désert, ces laisses fragiles se sont conservées jusqu’à nous, et elles témoignent aujourd’hui et témoigneront longtemps encore d’un état de choses qui remonte à dix siècles, et peut-être au-delà. Les plus élevées d’entre elles sont de 1m92 à 2m28 au-dessus de la basse mer, c’est-à-dire à peu près exactement au niveau des hautes mers de vive eau. On en a conclu que les lacs amers communiquaient jadis librement avec la mer; on en trouvait d’ailleurs la preuve dans le grand nombre d’espèces maritimes qu’on a cru reconnaître parmi ces coquillages. Enfin on attribuait les dépôts salins et les eaux amères qui remplissent aujourd’hui, comme dans l’antiquité, le fond de ce bassin, à l’évaporation des eaux de la mer enfermées dans le bassin par suite de la fermeture du canal de Suez.

D’abord il n’est point encore prouvé que les espèces maritimes soient si abondantes dans ces laisses; celles que j’ai vues sont au contraire analogues à celles que l’on rencontre dans le lac Menzaleh, et la hauteur des laisses les plus hautes prouverait seulement qu’à l’époque où elles ont été déposées, le niveau le plus élevé des eaux douces qui remplissaient le bassin différait peu de celui de la haute mer. En second lieu, c’est le gypse qui forme la plus grande partie des cristallisations qu’on remarque dans le bassin, et ce gypse provient, non de la mer, mais du sol même du bassin, où il est extrêmement abondant. Quant aux autres sels et aux eaux amères qui en occupent aujourd’hui, comme il y a trente siècles, la partie inférieure, ils ne sauraient être attribués qu’à des sources salines qui ont reparu dès que les eaux douces ont cessé d’y affluer. Comment expliquer autrement l’existence de cette nappe d’eau dans un lieu où il pleut si rarement, et pourquoi, en supposant que ces eaux proviennent de la mer, ne se seraient-elles pas évaporées comme le surplus de celles qui remplissaient le bassin ?

L’existence des laisses de coquillages, les restes très caractérisés d’une jetée qui se trouve au sud du bassin prouvent catégoriquement que le bassin a été rempli. Les renseignemens que les historiens nous ont laissés témoignent tous qu’il a été rempli par les eaux douces, et on ne saurait en trouver un seul en faveur de la libre communication avec la mer; pour tout esprit non prévenu, ces preuves me paraissent suffisantes, et je crois inutile d’y insister. J’ajouterai seulement que lors même qu’il serait démontré que le bassin a été envahi par la mer après l’abandon du canal par les Arabes, cela ne prouverait en aucune façon qu’il n’ait pas été avant cette époque pendant longtemps, et à plusieurs reprises, occupé par les eaux du Nil.

Essayons maintenant de nous rendre compte du régime du canal aux diverses époques où il a été en activité.

En premier lieu, le plafond du canal de Suez étant à 1 mètre au-dessus de la basse mer, il en résulte que le tirant d’eau dans cette partie ne pouvait guère excéder 2 mètres. Le point le plus bas du seuil de Suez est en effet à 3 mètres environ au-dessus de la basse mer, et si le niveau des eaux dans le bassin des lacs avait excédé cette hauteur, il eût été indispensable d’empêcher par une digue l’écoulement vers la mer. Si cette digue avait été élevée de plusieurs mètres, il en resterait des traces; mais, en la supposant de 2 mètres à 2m 50, il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’elle eût disparu. Toujours est-il que si le niveau du bassin a excédé la cote de 3 mètres, ce ne peut être de beaucoup, et que, selon toutes les apparences, il devait osciller, en hautes eaux, entre 3 et 4 de mètres au plus.

Cela posé, si on veut se reporter à l’époque de Rhamsès II, la cote du Nil, étant, comme je l’ai indiqué, à la prise d’eau de Bubastis, de 5 mètres en basses eaux et de 9 mètres en hautes eaux, excédait de 1 à 2 mètres dans le premier cas et de 5 à 6 mètres dans le second le niveau du bassin des lacs. Avec les données et les dimensions du canal, il est facile de se rendre compte du débit, qui ne pouvait excéder 15 mètres par seconde en basses eaux et 90 mètres dans les plus hautes eaux. Or dans ce climat l’évaporation seule enlèverait chaque jour une tranche d’au moins 1 centimètre de hauteur sur toute l’étendue de la nappe d’eau du bassin, ce qui correspond à environ 30 mètres par seconde. Il est même probable que cette dépense est au moins double en été, et si l’on ajoute à ce chiffre la consommation faite par le canal lui-même et par les irrigations des terrains alors cultivés qu’il traversait, il demeure évident que le débit était insuffisant pendant une partie de l’année pour alimenter le bassin des lacs, et que par conséquent le niveau de ce bassin devait s’abaisser jusqu’au moment où la crue du Nil venait relever le débit du canal au-dessus du chiffre nécessaire pour l’alimentation. Une tranche d’un mètre de hauteur dans le bassin des lacs représente environ 260 millions de mètres cubes; en supposant que le canal fournît un excédant de 30 mètres par jour en sus des besoins de l’alimentation, cent jours eussent été nécessaires pour amener ce cube dans le bassin et pour y élever d’un mètre le niveau des eaux. D’un autre côté, l’évaporation enlevant dans la belle saison au moins 2 centimètres par jour, soit 1 mètre en cinquante jours, si le bassin fût resté cent jours sans rien recevoir, son niveau se serait abaissé de 2 mètres, et si on le supposait alimenté à moitié pendant cent jours, l’abaissement eût été de 1 mètre.

Le niveau du bassin des lacs oscillait donc, selon toute apparence, d’une hauteur de 1 à 2 mètres en contre-bas du maximum, qui ne dépassait, comme on l’a vu, le plafond du canal que de 2 à 3 mètres au plus. Il en résulte que chaque année, à l’époque des basses eaux, le tirant d’eau dans le canal, à l’entrée comme à la sortie des lacs, devenait insuffisant pour la navigation, qui restait ainsi suspendue jusqu’au retour de la crue. Le niveau du Nil à la prise d’eau s’était élevé à la vérité probablement de près d’un mètre sous les Ptolémées; mais d’un autre côté la branche pelusiaque s’était appauvrie, et, tout compensé, les résultats devaient être à peu près les mêmes.

Les Romains et les Arabes ayant relevé la prise d’eau, il leur eût été facile de maintenir les eaux du bassin à un niveau constant; mais il est plus que douteux que les dimensions et les pentes du canal fussent convenablement calculées pour cela, et il y a lieu de penser que le régime du bassin était assujetti à des variations analogues à celles que nous venons de décrire pour les temps antérieurs.

Je crois pouvoir conclure de cet examen : 1° que la navigation a toujours été intermittente dans l’ancien canal ; 2° que le tirant d’eau n’excédait pas 2 mètres dans les momens les plus favorables; 3° que le niveau du bassin des lacs amers s’abaissait chaque année au-dessous de celui de la basse mer; 4° que le canal, principalement établi en vue d’une navigation intérieure, ne pouvait recevoir que des navires maritimes d’un très faible échantillon.


VII. — PROJETS MODERNES.

Quoi qu’il en soit des présomptions que nous venons de présenter sur le régime de l’ancien canal, un point du moins est hors de doute : c’est que les projets de canalisation de l’isthme conçus ou exécutés dans l’antiquité ou dans le moyen âge n’avaient d’autre destination que de mettre le Nil en communication avec la Mer-Rouge, qu’ils ne s’appliquaient par conséquent qu’à la navigation habituelle du fleuve, et que les caboteurs du plus petit échantillon pouvaient seuls pénétrer dans ceux de ces canaux qui ont été mis à fin. La question de la communication des deux mers par un canal disposé pour la grande navigation maritime n’a donc été ni résolue, ni même posée dans les temps anciens. J’ajouterai que, jusqu’en 1847, elle ne l’a pas été davantage, ainsi qu’on en peut juger par l’exposé que nous allons présenter des projets mis au jour dans les temps modernes.

Depuis le kalife Al-Mansour (767) jusqu’à l’expédition d’Egypte, il n’est plus question de l’isthme de Suez. Les opérations faites en 1799 par les ingénieurs attachés à cette expédition ont servi de base à tous les projets présentés depuis cette époque; les résultats de ces opérations étant erronés, ces projets pèchent par la base; aussi me bornerai-je à en indiquer les principales dispositions.

Le premier de ces projets, rédigé par M. Lepère, ingénieur en chef des ponts et chaussées, attaché à l’expédition[5], se divise en deux branches distinctes : la première, qui n’est que la reproduction de l’ancien canal, est dirigée du Nil vers la Mer-Rouge; la seconde, destinée à réunir le fleuve et le port d’Alexandrie, n’est autre chose que le canal d’Alexandrie, aujourd’hui le Mahmoudié, restauré et recreusé; la communication entre ces deux branches s’établit par les divers bras du Nil[6]

Cet énoncé suffit pour indiquer que ce projet ne s’applique qu’à une navigation intérieure à faible tirant d’eau. En effet, avec les dispositions indiquées par M. Lepère, et en admettant les cotes du nivellement de 1799, la saison de la navigation avec le tirant d’eau de 2 mètres eût duré à peine quatre-vingt-dix jours, et la tenue de 3 mètres tout au plus trente jours par an. M. Lepère supposait la Mer-Rouge introduite dans le bassin des lacs amers au moyen d’une tranchée suffisante pratiquée dans le seuil de Suez ; la brandie orientale, dont l’origine était dans le bras de Moèze, près de l’emplacement de l’ancienne Bubastis (aujourd’hui Tell-Basta), et par conséquent sur un point très voisin de la prise d’eau du canal des pharaons, débouchait dans les lacs amers près de Serapeum. Dans ce projet, cette branche ne comportait que deux écluses, l’une placée à l’entrée du bassin des lacs, du côté de Suez, destinée à rendre le niveau du bassin indépendant des variations de la Mer-Rouge ; l’autre, placée près de Ras-el-Ouady, divisant la branche orientale en deux biefs à alimentation indépendante. Ces dispositions devraient être entièrement modifiées par suite des opérations de 1847, et plusieurs écluses seraient nécessaires pour racheter la hauteur d’environ 7 mètres, dont les basses eaux du Nil à Tell-Basta dépassent le niveau de basse mer.

La branche occidentale, composée de deux biefs terminés chacun par une écluse, débouchait d’une part dans le lac Maréotis, et de l’autre dans le lac Madieh, la navigation continuant à travers ces lacs, soit vers Alexandrie, soit vers la rade d’Abouqyr.

Ce projet a été modifié heureusement par M. Linant de Bellefonds, ingénieur en chef au service du pacha d’Egypte, qui en a subordonné les dispositions à l’exécution du barrage, alors projeté et depuis plusieurs années en cours d’exécution en tête du Delta. Ce barrage, dont j’ai déjà parlé, devait avoir pour résultat de relever notablement les eaux du Nil en amont ; il était donc naturel de prendre la retenue ainsi formée pour le point de partage des deux branches du canal, dirigées de là l’une vers Alexandrie, l’autre vers l’Ouady-Toumilat et la Mer-Rouge. M. Linant supposait le bassin des lacs amers rempli par les eaux du Nil ; il donnait au canal 3m52 de tirant d’eau en tout temps, et distribuait la pente à racheter pour chaque branche, d’après les cotes de 1799, entre six écluses.

Basé, comme on voit, sur l’exécution du barrage du Nil, ce projet est convenablement disposé d’après les niveaux attribués aux eaux du Nil et aux deux mers. Les niveaux réels entraînent le remaniement du profil du canal : le tirant d’eau est insuffisant pour un canal maritime ; mais la disposition générale du tracé est à peu près ce qu’il y a de mieux à faire, sauf toutefois qu’au lieu de placer près du Caire la prise d’eau de la branche orientale, il est indispensable de la transporter immédiatement en amont du barrage. La disposition adoptée par M. Linant aurait deux inconvéniens : l’un, d’allonger sans nécessité et même sans utilité le parcours de 60 kilomètres ; l’autre, bien plus grave, de subordonner la navigation à toutes les difficultés que peut présenter le lit du Nil entre le barrage et le Caire. Il sera déjà bien assez difficile de maintenir en amont du barrage un chenal d’une profondeur suffisante; les plus puissantes ressources de l’art ne suffiraient pas pour assurer un pareil résultat dans la partie du Nil si inutilement parcourue.

Je passe sous silence les autres projets proposés sur la direction de Suez à Alexandrie, projets qui reposent tous sur les nivellemens de 1799, et qui par conséquent ne sauraient différer beaucoup de ceux de MM. Lepère et Linant, et je viens à ceux qui ont eu pour but d’établir la communication directe entre les deux mers à travers l’isthme et par la voie la plus courte. Ces projets appartiennent à deux systèmes différens : les uns, comme celui indiqué par Amrou et rejeté par le kalife Omar, supposent un grand bief de partage alimenté par les eaux du Nil et versant les eaux dans les deux mers; les autres, suivant le système adopté par M. Lepère et par M. Linant, s’appliquent à un canal alimenté par les eaux de la Mer-Rouge. Lorsqu’on supposait cette mer élevée de plus de 9 mètres au-dessus de la Méditerranée, il était naturel en effet de songer à établir la communication entre les deux mers, en faisant déverser la plus élevée dans la plus basse. La facilité de cette opération et la probabilité de son succès n’avaient pas échappé à M. Lepère, qui l’a indiquée en peu de mots, mais très suffisamment dans son mémoire sur le canal des deux mers[7].

Dans cet aperçu rapide, M. Lepère n’indique pas clairement les dispositions du canal direct; mais il est évident qu’il entend parler d’un canal à écluses alimenté par les eaux de la Mer-Rouge, et disposé de manière à ce qu’au besoin on puisse y établir, à l’aide du grand réservoir des lacs amers, un courant suffisant pour pouvoir faire chasse et maintenir la passe à son embouchure dans la baie de Tineh. Je ferai remarquer seulement que M. Lepère paraît admettre ici, comme sur plusieurs autres points de son mémoire, que le lac Timsah communique avec le lac Menzaleh par une vallée qui aboutirait à Râs-el-Moyeh. C’est là une erreur facile à reconnaître et que la carte de l’expédition contredit formellement. Le lac Timsah est un cul-de-sac, qui est même séparé du lac Menzaleh par le col d’El-Ferdan, dont la hauteur est de 15 mètres, et dont la moindre largeur est d’environ 10 kilomètres.

M. Linant, comptant sur l’exactitude des nivellemens des ingénieurs de l’expédition et reprenant l’idée de M. Lepère, est arrivé à un projet plus rationnel et plus grandiose. Ce projet consiste à ouvrir entre les deux mers une communication libre formant un grand fleuve d’eau salée, ou plutôt, comme l’exprime cet ingénieur, un bosphore. Si on admet en effet que les hautes eaux de la Mer-Rouge dépassent de près de 10 mètres le niveau de la Méditerranée, et que le sol de l’isthme va, comme l’indiquent les nivellemens de 1790, constamment en s’abaissant du sud au nord, en sorte que, pour jeter en masse la mer la plus élevée dans la plus basse, il suffirait de couper les seuils peu élevés de Suez et de Serapeum, la solution la plus économique et la plus complète du problème de la communication des deux mers serait assurément celle que propose M. Linant : la plus économique, car l’ouverture du canal n’exigerait que des terrassemens presque insignifians et pas un seul ouvrage d’art; la plus complète, si, comme M. Linant le croit certain, le grand courant d’eau claire que porterait le canal à la Méditerranée suffisait à maintenir une passe convenable à travers la plage de Tineh.

Voici les principales dispositions de ce projet :

Les seuils de Suez, de Serapeum et d’El-Ferdan (car M. Linant connaît trop bien les lieux pour commettre la même erreur que M. Lepère, quant au dernier) sont coupés par des tranchées de 3 mètres de profondeur sur 15 mètres de largeur moyenne; M. Linant laisse ensuite au courant qui doit s’établir à travers ces tranchées par le déversement des eaux le soin de les approfondir et de les élargir de manière à assurer partout au canal une largeur moyenne de 50 mètres et une profondeur de 6 à 7 mètres, représentant un tirant d’eau de A à 5 mètres. M. Linant suppose qu’en sortant de la tranchée d’El-Ferdan, les eaux suivraient une vallée se dirigeant vers Peluse par Bir-abou-Roq; mais les études de 1847 n’ont pu fournir aucune trace de cette vallée; elles démontrent au contraire que les bas-fonds de Krayeh, comme la petite vallée dans laquelle se trouve Bir-abou-Roq, versent également leurs eaux dans le lac Ballah, et que le niveau du terrain va en s’élevant constamment et sans aucune interruption, en partant des bords du lac jusque sur les pentes supérieures de la chaîne arabique. La chaîne de dunes mobiles qui se montre sur ces pentes de Bir-abou-Roq à Abou-Assab, à peu près suivant une ligne horizontale comprise entre les cotes 20 et 40 mètres, forme en effet une sorte de vallée secondaire, dirigée vers la Méditerranée; mais cette vallée sans profondeur est très élevée au-dessus du niveau de la mer. Le projet de M. Linant ne serait donc pas exécutable dans cette direction. Rien n’empêcherait cependant de suivre 1rs bords du lac Menzaleh, en choisissant convenablement le terrain, et ce détail ne changerait presque rien à la disposition générale du projet.

Préoccupé de la différence du niveau de la Mer-Rouge avec les basses terres de l’Egypte, M. Linant propose d’exécuter deux fortes digues pour empêcher le déversement des eaux salées dans le Delta : l’une de ces digues est placée à l’entrée de la vallée de Toumilat, et l’autre près de Ràs-el-Moyeh. Une simple rigole de direction, creusée dans la vallée supposée de Bir-abou-Roq, servirait de premier lit aux eaux, qui, par leur vitesse, auraient, d’après cet ingénieur, bientôt transformé ce lit insuffisant en un grand fleuve, et arriveraient ainsi dans la plaine de Peluse qu’elles traverseraient, au moyen d’un canal aboutissant à la mer, entre les ruines de Peluse et celles de Faramah; ce canal, flanqué d’une digue destinée à empêcher le déversement des eaux salées dans le lac Menzaleh, débouche dans la baie de Tineh, où le courant ouvrirait bientôt une large et profonde passe. M. Linant pense que des chasses, quelle qu’en fût l’énergie, ne pourraient suffire à ouvrir une passe qui, vu la faible inclinaison de la plage, ne saurait avoir moins de 7 ou 8 kilomètres de longueur; il croit au contraire que le grand courant d’eau claire, déversant par l’embouchure du nouveau bosphore, produirait infailliblement ce résultat. Il propose, pour assurer l’entrée du canal et pour le protéger contre les dépôts du Nil poussés par le courant littoral, l’exécution, à l’ouest de la passe, d’une jetée qu’on pousserait le plus loin possible, et qui, selon lui, suffirait pour assurer en tout temps aux bâtimens la possibilité d’aborder la passe directement et sans mouiller. Le lac Timsah, dans ce projet, deviendrait un grand port naturel. Quant à l’entrée de la Mer-Rouge, M. Linant suppose que la vitesse du courant versant de cette mer dans le canal, aidée par l’action de dragues convenablement employées, suffirait pour l’approfondir et la rendre praticable aux navires.


VIII. — ÉTUDES DE 1847.

Les divers projets que nous venons d’indiquer étaient restés dans le domaine des spéculations théoriques, et rien n’annonçait qu’ils dussent en sortir de longtemps, lorsqu’en 18A6, sur l’initiative de M. P. Enfantin, qui, depuis vingt ans, n’a cessé d’appeler par tous les moyens l’attention publique sur cette grande question, une société s’est formée dans l’intention de réunir enfin par des études rigoureuses et complètes les élémens d’une solution. Cette société, composée de trois groupes, allemand, anglais et français, se composait principalement d’hommes de ces trois nations voués à l’industrie. Trois ingénieurs membres de l’a société, MM. Robert Stephenson, Negrelli et Paulin Talabot, furent chargés de la direction des études et se partagèrent le travail. MM. Stephenson et Negrelli se chargèrent des opérations à exécuter dans la Mer-Rouge et dans la Méditerranée, l’ingénieur français de celles qui concernent l’isthme.

Dès le 30 avril 1847, une brigade d’ingénieurs allemands, munis de tous les instrumens nécessaires, s’établissait dans la baie de Tineh, et employait près de trois mois à faire de cette baie une étude approfondie.

Les travaux topographiques exécutés dans la Mer-Rouge par les soins de l’amirauté anglaise suffisaient pour le moment, et l’étude détaillée de la rade de Suez fut en conséquence ajournée.

De mon côté, je m’occupai immédiatement de réunir le personnel et de préparer les instructions accessoires pour les opérations dont j’étais chargé. Le défaut de vérification des opérations de 1799, les circonstances dans lesquelles elles avaient été exécutées étaient de nature à m’inspirer des doutes sur l’exactitude des données alors recueillies. Cependant l’habileté et la réputation des ingénieurs qui avaient opéré par eux-mêmes ces nivellemens, la vérification qu’ils croyaient en avoir faite au moyen de la crue extraordinaire de 1800, enfin le témoignage de M. Linant, qui habite l’Egypte depuis longtemps et qui connaît parfaitement les lieux, tout se réunissait pour confirmer les résultats obtenus par les ingénieurs de l’expédition.

Toutefois, il fallait bien le reconnaître, ces résultats avaient quelque chose d’extraordinaire et de contraire aux lois mathématiques. L’énorme dénivellation qu’ils établissent entre les deux mers, sur une distance d’à peine 140 kilomètres, était tout à fait inexplicable; aussi était-elle restée inexpliquée. On ne pouvait l’attribuer aux vents qui règnent dans la Mer-Rouge, car ces vents soufflent, pendant la plus grande partie de l’année, de la région du nord, et ils tendraient plutôt à abaisser le niveau de cette mer qu’à l’élever. D’ailleurs, quel phénomène prodigieux ne serait-ce pas qu’un vent régnant assez violent et assez constant pour soulever les eaux d’une mer entière de 9 mètres! Les courans observés, soit dans cette mer, soit au détroit de Bab-el-Mandeb, soit dans la mer des Indes, n’ont rien d’extraordinaire; aucun fait donc ne pouvait justifier ce résultat, et j’étais, je l’avoue, vivement préoccupé de ce défaut de justification d’un phénomène aussi merveilleux et de l’absence de toute vérification des opérations des ingénieurs de l’expédition. Cependant, en présence de résultats positifs, affirmés par des hommes d’un mérite éminent, confirmés par les études locales de M. Linant de Bellefonds, je ne pouvais pas hésiter, et j’ai dû accepter comme certain qu’une différence notable de niveau existait entre les deux mers; j’ai dû admettre que les seules questions à éclaircir étaient la quotité exacte de cette différence et la disposition géométrique du sol de l’isthme qui les sépare.

C’est d’après ces considérations que furent préparées les instructions de la brigade française, instructions qui limitaient les études au terrain compris entre le Caire, Suez et Tineh. Si je n’avais été convaincu de l’exactitude des opérations de 1799, j’aurais certainement ajouté la direction du Caire à Alexandrie; mais, confiant dans le résultat de ces opérations, j’ai dû m’abstenir de prescrire un travail long, dispendieux, et, selon toutes les probabilités, sans intérêt. La brigade française fut mise sous la direction de M. Bourdaloue. ingénieur habile et expérimenté, qui en matière de nivellement jouit d’une autorité incontestée, et qui depuis trente ans a exécuté sous ma direction des opérations très étendues et très multipliées. Elle se composait d’un géomètre triangulateur, d’un chef des nivellemens et de huit opérateurs exercés. Cette brigade, munie d’excellens instrumens, arriva au Caire le 17 septembre 1847. Grâce au concours bienveillant de M. Linant, l’expédition fut très bien accueillie par le vice-roi, qui s’empressa, avec une extrême libéralité, de mettre à sa disposition tout le personnel et tout le matériel qui pouvaient être nécessaires pour les travaux de l’expédition, et qui voulut bien se charger de pourvoir, à ses frais, à la subsistance de la brigade pendant toute la durée de ses opérations dans le désert. Son altesse, en accordant une escorte de soixante soldats, dix Bédouins des tribus du désert, soixante chameaux, vingt dromadaires, trente-deux tentes, etc., voulut bien autoriser M. Linant de Bellefonds, directeur général des ponts et chaussées en Égypte, et quatre élèves ingénieurs égyptiens à s’adjoindre aux travaux de la brigade. Cette brigade fut partagée en deux divisions : l’une d’entre elles commençait à opérer le 25 septembre, à partir du Caire et en se dirigeant vers l’Ouady-Toumilat; l’autre se mettait en route pour le centre de l’isthme, et arrivait près du lac Timsah le 8 octobre. Les opérations de l’isthme se continuèrent pendant les mois d’octobre et de novembre et jusqu’au 10 décembre, et une dernière vérification se prolongea même jusqu’au 6 janvier.

Chaque division d’opérateurs était partagée en deux sections : l’une chargée de la triangulation et des opérations géométriques, l’autre des nivellemens en long et en travers. La première section marchait en avant de la deuxième, qui rattachait ses opérations aux points géométriques établis par les triangulateurs. Toutes les opérations étaient faites avec d’excellens instrumens exécutés ou choisis pour la circonstance[8] . Toutes les précautions d’usage étaient prises dans le règlement, dans le maniement et dans l’emploi de ces instrumens. Jamais on n’opérait sans s’assurer que l’instrument était en bon état, et chaque opérateur faisait constamment tous les renversemens de lunette, toutes les répétitions et toutes les observations doubles nécessaires pour assurer l’exactitude de l’observation, et pour corriger les erreurs provenant des imperfections inévitables dans le règlement des instrumens. Chaque ligne de nivellement était suivie en même temps par deux opérateurs agissant séparément, et qui s’arrangeaient pour comparer les cotes de distance en distance. De cette manière, chaque section a toujours marché en se vérifiant elle-même; de plus, deux grandes vérifications de l’opération générale ont été faites, l’une par le nivellement de Suez au Caire, par la route des Indes, l’autre par un deuxième nivellement à grands coups de la Méditerranée à la Mer-Rouge.

La première de ces vérifications a donné pour la cote du Caire une différence de 7 centimètres seulement; la seconde, faite rapidement et à grands coups, présente une différence de 58 centimètres entre Suez et Tineh, et aurait pour résultat d’abaisser encore d’autant le niveau de la Mer-Rouge. Ce nivellement, étant fait avec beaucoup moins de soin que le nivellement principal, mérite moins de confiance; mais, tel qu’il est, il suffit pour en démontrer l’exactitude. On doit donc admettre, jusqu’à démonstration contraire résultant d’opérations faites avec le même soin et par des opérateurs aussi exercés : 1° que la basse mer du 8 décembre 1847 à Tineh étant prise pour point de départ, la basse mer du 25 novembre à Suez n’était que de 3 centimètres au-dessus de ce niveau; or la marée du 8 décembre ayant été à Tineh de Om38, et celle du, 25 novembre à Suez de 1m95, la cote de la mer moyenne serait à Tineh de 0m19, à Suez de 0m 99 : la différence entre les niveaux moyens des deux mers serait donc de 0m 80, comme je l’ai indiqué plus haut; 2° que le niveau des basses eaux du Nil, au meqyas du Caire, est de 13m27 au-dessus de la basse mer du 8 décembre à Tineh.

On a cherché, je le sais, à contester ce résultat par des considérations théoriques; mais les opérations de 1847 ont été faites avec un tel luxe de précautions et de vérifications et par des agens si expérimentés, qu’elles sont à l’abri de toute contestation qui ne reposerait pas sur une nouvelle série d’opérations faites avec le même soin et la même habileté. Si les considérations théoriques étaient de quelque valeur en présence d’un fait matériel aussi bien constaté, je pourrais me prévaloir à mon tour d’une autorité qui, en pareille matière, en vaut bien une autre, celle de l’illustre Laplace, qui a toujours nié comme impossible la différence de niveau entre les deux mers résultant des opérations de 1799. Comment s’étonner d’ailleurs que ces opérations, interrompues à plusieurs reprises par les mouvemens militaires, faites rapidement à grands coups de niveau par des opérateurs divers, en grande partie avec des instrumens imparfaits et sans aucune vérification, n’aient donné que des résultats incertains ou erronés? M. Lepère lui-même, l’ingénieur en chef qui les dirigeait, s’exprime ainsi à ce sujet[9] : « Pressés par le temps, inquiétés par les démonstrations hostiles des tribus arabes, obligés de suspendre à plusieurs reprises l’opération, forcés enfin d’exécuter au niveau d’eau une grande partie de ces nivellemens, mis dans l’impossibilité de faire aucune vérification, il n’y a rien d’étonnant à ce que les ingénieurs habiles qui faisaient ces opérations dans des circonstances si exceptionnelles soient arrivés à des résultats incertains. » La discordance entre les opérations de 1799 et de 1847 s’explique donc sans peine. Au reste, une dernière vérification, exécutée en 1853 à travers l’isthme par les soins de M. Linant, est venue confirmer encore l’exactitude des opérations de 1847. D’après les chiffres publiés par cet ingénieur, cette vérification aurait donné pour le niveau du repère de basse mer à Suez une cote plus élevée de 12 centimètres seulement que celle qui résultait du nivellement de 1847.


IX. — EXAMEN DES DIVERS PROJETS DE CANALISATION DE L’ISTHME.

Les divers projets présentés pour la communication des deux mers se divisent, comme on a pu voir par l’exposé qui vient d’en être fait, en deux catégories distinctes : la première comprenant les tracés qui réunissent les ports de Suez et d’Alexandrie, la deuxième ceux qui mettent le port de Suez en communication directe avec la baie de Tineh.

La première catégorie comprend elle-même deux systèmes de tracés distincts : le premier se dirigeant, à travers le Delta, d’Alexandrie vers l’Ouady-Toumilat; le second rattachant les deux branches du canal à la retenue du barrage et franchissant le Nil en amont de cet ouvrage.

Les projets de la seconde catégorie se rattachent également à deux systèmes distincts : le premier s’appliquant à un canal à point de partage alimenté par les eaux du Nil, et descendant du point de partage vers chacune des deux mers au moyen d’écluses; le second à un canal sans écluses, mettant directement et sans obstacles intermédiaires les deux mers en communication.

Ces quatre combinaisons comprennent tous les systèmes proposés ou proposables : aussi examinerai-je chacune d’elles en prenant les résultats des opérations de 1847 pour point de départ; mais d’abord quelles dimensions convient-il d’adopter pour un canal destiné à relier les deux mers? Ce canal doit-il être disposé pour recevoir seulement les plus grands navires employés aujourd’hui par le commerce et les bateaux à vapeur de dimensions analogues, ou bien doit-il admettre les plus grands vaisseaux de guerre et les bateaux à vapeur dont les dimensions excéderaient même celles des vaisseaux de guerre .

Dans le premier cas, des écluses dont les sas auraient 17 mètres de largeur, 60 mètres de longueur et un tirant d’eau de 7 mètres suffiraient, et ces dimensions admettraient même les frégates de premier rang. Pour les bateaux à vapeur à roues de 320 chevaux, il faudrait porter la largeur du sas à 18m50, et pour ceux de 500 à 600 chevaux il serait nécessaire d’adopter une largeur de 21 mètres et une longueur de sas de 90 mètres.

Pour les navires de guerre de second rang, une largeur de 17 mètres et une longueur de 72 mètres suffisent; pour les vaisseaux de premier rang, le tirant d’eau doit être porté à 8 mètres, la largeur d’écluse à 18 mètres au moins, et la longueur à 76 mètres. Enfin le dernier vaisseau à vapeur sorti des chantiers de la marine impériale, la Bretagne, exigerait un tirant d’eau de 8 mètres, une largeur de sas de 19 mètres et une longueur de 85 mètres.

Il me paraît qu’on doit d’abord écarter les vaisseaux de premier rang à pleine charge à cause de leur tirant d’eau excessif, qui aggraverait beaucoup les. difficultés d’exécution. En allégeant ces bâtimens de leur artillerie, de leurs embarcations et d’une partie de leurs approvisionnemens, il serait toujours possible de les faire passer dans le canal, pourvu que le tirant d’eau réalisable atteignît 7 mètres, limite suffisante pour les plus grands bâtimens du commerce et pour les bateaux à vapeur du plus fort échantillon, d’où il résulte qu’un tirant d’eau pratique de 7 mètres, qui correspond à un tirant d’eau d’exécution de 8 mètres, suffira à tous les besoins de la navigation.

La largeur des écluses pourrait être réduite à 18 mètres, en écartant les grands bateaux à vapeur à roues; mais, pour ces derniers navires, une dimension de 20m 50 à 21 mètres serait nécessaire.

Enfin, la longueur du sas n’ayant pas d’influence sur les dimensions générales du canal et n’entraînant qu’une dépense d’eau qui est ici sans inconvénient, il convient d’adopter une limite suffisante pour tous les bâtimens sans exception, soit par exemple 100 mètres, d’où il résulte que, pour que la navigation du canal des deux mers satisfasse à tous les besoins, les dimensions de cet ouvrage devront être réglées comme il suit :


Tirant d’eau 8 mètres.
Largeur des écluses 21
Longueur du sas 100
Largeur du canal au plafond 40
ou mieux partout où le terrain s’y prêtera 50

Cela posé, la difficulté capitale de tous les projets aboutissant à Alexandrie, c’est le maintien d’un tirant d’eau de 8 mètres au point où le canal traversera le Nil. Les inconvéniens des traversées en rivière sont bien connus : s’il ne s’agissait que d’un tirant d’eau de 2 à 3 mètres, les procédés ordinaires suffiraient pour assurer le succès; mais le maintien d’une profondeur de 8 mètres présente des difficultés qui n’ont jamais été ni surmontées ni même abordées.

L’emploi d’un pont-canal pour franchir le fleuve soulève des objections non moins graves; ce système oblige en effet à relever la ligne d’eau du point de partage d’au moins 12 mètres, et à exécuter par suite quatre écluses de plus sur chaque versant; il présente d’ailleurs des difficultés d’alimentation très sérieuses.

La traversée du Nil est donc la difficulté capitale des tracés par Alexandrie. J’en conclus immédiatement que tout tracé par le Delta qui aurait à traverser les diverses branches du fleuve et les canaux d’irrigation qui sillonnent le pays doit être repoussé. Il y a d’ailleurs, pour rapprocher le tracé du Caire, des raisons qui touchent aux intérêts politiques et matériels de l’Egypte, et dont il est impossible de faire abstraction. Enfin la construction du barrage, s’il s’achève et s’il produit les résultats qu’on en attend, serait une raison décisive pour reporter en amont de cet ouvrage l’origine des deux branches du canal.

Les nivellemens de 1847 établissent d’après les renseignemens fournis par M. Mougel, à qui sont dus les projets du barrage, et qui en a dirigé l’exécution, que cet ouvrage une fois complété aurait pour résultat de relever le niveau du Nil en amont à la cote 17; le radier est d’ailleurs établi à la cote 10,40, et les hautes eaux atteignent la cote 19,22. Il en résulte que le tirant d’eau en amont du barrage serait en basses eaux de 6m60, et en hautes eaux de 8m 80. Si donc ce projet s’achève, s’il réalise les espérances de l’ingénieur distingué qui l’a conçu, il suffirait de relever un peu le niveau de la retenue pour assurer pendant onze mois au moins un tirant d’eau supérieur à 8 mètres. Reste la difficulté de maintenir le lit du fleuve au niveau du radier; mais cette difficulté, à peu près insoluble dans les cours d’eau à crues rapides et passagères qui modifient sans cesse le fonds me paraît très surmontable dans un fleuve comme le Nil, qui n’a chaque année qu’une crue unique, et qui s’élève lentement et régulièrement pendant trois mois pour s’abaisser ensuite avec la même régularité et avec une lenteur plus grande encore pendant le reste de l’année. Avec ce régime, une puissante machine à draguer suffirait sans doute pour maintenir le lit au niveau du radier.

Admettons donc avec M. Linant que la retenue du barrage servira de point de partage au canal, et supposons le niveau inférieur à cette retenue fixé à la cote 18 mètres, c’est-à-dire 1 mètre au-dessus du projet de M. Mougel. Cette base adoptée, rien de plus simple que le tracé du canal. L’une des branches, de 180 kilomètres de longueur, se dirigerait vers Alexandrie, en suivant l’ancien lit, aujourd’hui oblitéré, du canal de Joseph, puis celui du canal appelé le Ratasbée, jusque près de Teirieh, et de là en ligne droite sur Alexandrie. La seconde suivrait à peu près le tracé de l’ancien canal des pharaons jusqu’aux lacs amers. Arrivé à ce point, on aurait le choix entre trois partis : jeter la Meu-Rouge dans le bassin en coupant le seuil de Suez, remplir le bassin avec les eaux du Nil, qu’on conduirait jusqu’à Suez, ou enfin tracer en dehors du bassin un prolongement du canal qui irait rejoindre l’ancien canal de Suez.

Le premier parti serait très économique, si la profondeur du bassin était suffisante; mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. C’est tout au plus, en effet, si les bas-fonds les plus profonds arrivent à la cote 8 mètres, et la plus grande partie de la surface de ce bassin ne dépasse guère la profondeur de 3 mètres au-dessous de la basse mer. L’introduction de la mer dans les lacs amers ne produirait donc qu’un tirant d’eau insuffisant, et si ce bassin devait devenir partie intégrante du canal, il faudrait nécessairement le remplir jusqu’à un niveau supérieur de beaucoup à celui des plus hautes mers, d’où il résulte qu’il ne pourrait être alimenté qu’avec les eaux du Nil amenées par le canal lui-même. Pour augmenter autant que possible la profondeur dans le bassin et pour diminuer en même temps la tranchée de Suez, il conviendrait d’élever autant que possible le niveau de la retenue des lacs, et on pourrait la fixer à 6 mètres sans inconvénient. Seulement il serait nécessaire d’exécuter une digue du côté de Suez pour empêcher les eaux de s’écouler directement à la mer.

Au lieu de jeter la navigation dans le bassin des lacs, il serait infiniment préférable d’adopter la troisième solution en prolongeant le canal à l’ouest des lacs et le continuant sans interruption jusqu’à la Mer-Rouge. Ce système présente plusieurs avantages importans. En premier lieu, il évite les difficultés qu’entraînerait nécessairement le maintien des passes à l’entrée et à la sortie du bassin; 2° Il économise la dépense d’eau considérable qu’exigerait l’alimentation du bassin; 3° Il met la navigation à l’abri des inconvéniens que présenterait souvent la navigation des lacs.

En adoptant ce système, on resterait libre de remplir ou de ne pas remplir d’eau douce le bassin des lacs; il est probable qu’on trouverait un avantage à y jeter les eaux en excès dans les crues trop considérables, et à faire ainsi du bassin une sorte de régulateur des crues du Nil; on éviterait ainsi la nécessité d’entretenir en tout temps le niveau de ce bassin à une hauteur fixe, ce qui, dans certaines saisons, pourrait présenter des difficultés.

La longueur totale de la branche orientale du canal serait dans ce système de 212 kilomètres, dont 148 kilomètres du barrage à Serapeum, et 64 de Serapeum à Suez. La longueur des deux branches serait de 392 kilomètres; chacune d’elles exigerait 6 écluses, y compris celle de prise d’eau, soit en tout 12 écluses pour le canal entier.

Si donc le niveau de la retenue du barrage peut être maintenu à la cote 18 mètres ou environ, le tracé et l’exécution du canal ne présenteraient aucune difficulté sérieuse; mais si, par des motifs que je ne puis prévoir, l’exécution du barrage était abandonnée, ou si, cet ouvrage achevé, on reconnaissait que la retenue, qu’il est destiné à créer, ne peut être relevée à la hauteur nécessaire, force serait de recourir à un pont-canal pour franchir le fleuve.

Dans ce cas, le niveau du bief du pont-canal, servant de point de partage, devrait être relevé d’au moins 12 mètres au-dessus des hautes eaux, et porté par conséquent à 31 mètres, ce qui exigerait 4 écluses de plus sur chaque versant. Un pont-canal d’un kilomètre de longueur et s’élevant de 18 mètres au-dessus des basses eaux, les écluses à établir aux abords de ce pont à une grande hauteur au-dessus du terrain naturel, ce sont là des ouvrages très dispendieux; mais la difficulté la plus grave serait encore l’alimentation du bief de partage. Pour amener les eaux à une élévation convenable par une rigole d’alimentation, il faudrait remonter la prise d’eau de cette rigole à 350 kilomètres au moins dans la vallée du Nil. Selon toutes les apparences, la prise d’eau du grand canal attribué à Joseph, qui arrose la rive gauche du Nil depuis Manfalout jusqu’au Delta, est à une hauteur convenable, mais il s’en faut que les pentes aient été ménagées de manière à profiter de toute la hauteur disponible, et, bien que je n’aie pas la cote exacte des eaux à l’extrémité de ce canal, je suis convaincu que le niveau n’excède guère celui des hautes eaux du Nil au barrage, si même il l’excède. Pour faire servir ce canal à l’alimentation du bief de partage, il faudrait donc relever ses eaux de 12 mètres environ, opération qui entraînerait l’emploi de machines à vapeur versant dans un réservoir placé à une hauteur convenable et mis en communication avec le bief du pont-canal.

Ce système serait compliqué et dispendieux, mais il ne présente aucune difficulté insurmontable. Tous les biefs du canal, à l’exception de ceux dont le niveau serait plus élevé que celui du Bahr-Jousef, seraient alimentés directement par le canal ou par des dérivations du Nil. Dans ces termes, la dépense d’eau, à laquelle il y aurait lieu de pourvoir par des moyens mécaniques, n’excéderait certainement pas 300,000 mètres cubes par jour, soit 4 mètres cubes par seconde, qui, élevés à 12 mètres de hauteur, exigeraient des machines d’environ 600 à 800 chevaux de puissance effective. Je n’indique ce projet dispendieux que comme une ressource extrême pour le cas où il faudrait renoncer à la traversée directe du Nil; je crois fermement, quant à moi, que le problème de cette traversée est susceptible d’une solution satisfaisante. Dans tous les cas, il conviendrait de ne recourir à la combinaison coûteuse, mais sûre, d’un pont-canal, qu’après s’être assuré par des études plus complètes et par

Quelque difficile et quelque dispendieuse que soit d’ailleurs l’exécution d’un pont-canal sur le Nil, ce travail ne dépasserait en rien les ressources actuelles de l’art de l’ingénieur. L’emploi du fer permet aujourd’hui de franchir les grands cours d’eau par des arches à grande ouverture et par conséquent au moyen d’un petit nombre de piles; le système des tubes en fonte, spécialement approprié à la nature du fond du Nil, simplifie et facilite l’opération délicate de la fondation. Ces ressources et beaucoup d’autres, dont les ingénieurs disposent aujourd’hui, permettent d’aborder sans hésitation des œuvres qui, il y a peu d’années, auraient été considérées comme impossibles. Si donc la possibilité d’un passage à niveau dans le Nil laisse des incertitudes, l’exécution d’un pont-canal n’en présente aucune; c’est une question de dépense, et par ce procédé la solution est assurée, et le succès certain.

Je viens maintenant aux projets qui ont pour objet la communication directe entre les deux mers. En ce qui concerne le canal proprement dit, les difficultés sont beaucoup moindres sur cette direction, où l’on ne rencontre aucun obstacle qui puisse être comparé à la traversée du Nil. Par malheur, cet avantage est plus que compensé, comme on le verra tout à l’heure, par les inconvéniens que présente l’embouchure du canal dans la Méditerranée.

Le premier système de canalisation directe, celui qui avait été proposé au khalife Omar par son lieutenant Amrou, peut être réalisé très simplement au moyen des dispositions suivantes : une rigole d’alimentation navigable, et rattachant ainsi la ville du Caire au canal des deux mers, amènerait, en suivant à très peu près le tracé de la branche orientale du projet que je viens d’examiner, les eaux du Nil, prises à la retenue du barrage, dans un grand bief de partage, dont la ligne d’eau pourrait être établie à la cote 9 mètres, et qui s’étendrait de Serapeum à Ras-el-Moyeh, près du lac Ballah. Les deux versans du canal, desservis chacun par quatre écluses, s’étendraient, l’un de Serapeum à Suez, suivant le tracé déjà décrit, l’autre de Ras-el-Moyeh à Tineh. La longueur de ce tracé serait en totalité de 144,000 mètres, savoir :


Bief de partage 33,000 mètres.
Branche de Suez 63,000
Branche de Tineh 48,000
Total 114,000 mètres.

Celle de la rigole d’alimentation navigable serait environ de 150,000 mètres. Cette rigole aboutirait au point de partage près de Serapeum; une branche dérivée vers le nord, latéralement au canal maritime, servirait à alimenter un immense réservoir formé par le lac Ballah et l’extrémité sud du lac Menzaleh, au moyen d’une digue rattachant les ruines de Sethrum (Tell-el-Sherig) à l’embouchure du canal. Ce réservoir, dont le niveau pourrait être élevé à la cote 6 mètres et qu’on remplirait aux époques des crues, servirait à donner des chasses puissantes dans le chenal de Tineh.

La disposition du tracé direct est encore plus simple dans le système d’un canal sans écluses; il suffit en effet, dans ce cas, d’ouvrir d’une mer à l’autre une large tranchée dont le plafond serait placé à 8 mètres au-dessous de la basse mer. Le tableau suivant indique les hauteurs de tranchées pour les diverses parties du trajet :


Longueur Hauteur
Seuil de Suez 26,000m 10 à 11m
Bassin des lacs 37,000 3 à 4
Seuil de Serapeum 12,000 10 à 16
Lac Timsah 3,000 4 à 9
Seuil d’El-Ferdan 14,000 14 à 23
Lacs Ballah et Menzaleh, plaine de Peluse. 48,000 7 à 9
Longueur totale 140,000m

La difficulté capitale de ce tracé étant le maintien de la passe et du chenal de Tineh, et la pente dont on peut disposer d’une rive à l’autre n’étant que de 80 centimètres, il conviendrait de donner au canal de très grandes dimensions; exécuté avec une largeur de 100 mètres au plafond, il fournirait à peine un débit de 100 mètres par seconde en mer moyenne, et à peu près le double dans les hautes mers.

Cet examen sommaire des divers tracés est jusqu’ici à l’avantage des tracés directs. On va voir qu’à d’autres égards le tracé par Alexandrie présente au contraire une supériorité incontestable.

Tous les tracés débouchent dans la Mer-Rouge au même point; il n’y a donc, sous ce rapport, aucune différence à établir entre eux, la question à résoudre est la même pour tous : le golfe de Suez se prête-t-il aux exigences de la navigation du canal? peut-on espérer de maintenir l’entrée du canal? y a-t-il moyen d’y créer un abri suffisant pour les navires? C’est ce que nous allons rechercher.

Le port actuel de Suez n’est qu’une portion du chenal étroit par lequel l’anse située au nord de cette ville communique avec le golfe. La profondeur, en basse mer, n’y excède pas 2m50, non plus que dans le reste du chenal, dont la longueur est de plus de 6 kilomètres. Pour approfondir ce chenal, M. J.-M. Lepère propose de faire de l’anse de Suez un grand réservoir de chasse que remplirait la marée; mais, la hauteur des chasses dont on pourrait disposer par ce procédé n’excédant pas 2 mètres, il n’y aurait rien à en attendre pour l’approfondissement d’un chenal dont la longueur dépasse 6 kilomètres. Toutefois, comme il ne s’agissait dans le projet de M. Lepère que d’une navigation à 3 mètres de tirant d’eau, il y avait bien peu à faire pour obtenir cette profondeur dans le chenal, et on comprend que cet ingénieur n’ait pas hésité à faire déboucher son canal projeté dans le port actuel de Suez, en apportant à ce port et au chenal qui y conduit les améliorations dont ils sont susceptibles.

Il serait superflu de démontrer qu’il n’y a rien à espérer d’un système de chasses, si énergique qu’on le suppose, pour maintenir une passe de 8 mètres de tirant d’eau dans un chenal de 6 kilomètres et avec une marée moyenne de 1m 50. Je ne dirai pas pour y parvenir, mais pour le tenter il faudrait d’abord exécuter deux digues pleines sur toute la longueur du chenal actuel, et, ces digues exécutées, la retenue des chasses serait tout à fait impuissante pour agir sur la passe située à l’extrémité des digues, c’est-à-dire à plus de 6 kilomètres de l’écluse de chasse. Le canal alimenté par les eaux du Nil arrivant à Suez à la cote 6 mètres, il eût été possible de régler la retenue à ce niveau avec les eaux du canal ; mais, même avec cette ressource, je ne pense pas qu’on pût espérer, à beaucoup près, de maintenir la profondeur nécessaire pour rendre la passe praticable à des navires de 7 mètres de tirant d’eau, ce qui, attendu le mouvement de la mer, exigerait au moins 8 mètres en hautes eaux, soit 6m50 en basses eaux. D’ailleurs, ni la ville ni les établissemens du port de Suez ne sont dignes des sacrifices qu’il faudrait faire pour les utiliser ; rien n’empêche donc de faire déboucher le canal sur le point de la rade le plus favorable pour l’établissement d’un nouveau port. D’après les renseignemens que j’ai pu réunir, je suis disposé à penser que la situation la plus avantageuse pour le nouveau port est à 5 kilomètres à l’ouest de Suez. Cet emplacement présente en effet plusieurs avantages :

1° Il est en dehors des bancs de sable qui encombrent la partie nord-est du golfe de Suez, et qui rendent si difficiles les abords du port actuel. Je n’ai aucun doute qu’on ne trouve à une petite distance de la plage la profondeur nécessaire, car la partie occidentale de la rade de Suez est la plus profonde, et la profondeur va en augmentant du côté de la rive nord-ouest, ainsi que le témoignent les sondes du commandant Moresby, qui indiquent 6, 7 et 8 brasses presque tout près de la laisse de basse mer, dans toute la partie nord-ouest de la rade.

2° Ce port serait mieux placé par rapport à la rade, dont la partie occidentale est la plus profonde et la mieux abritée. 3° Le nouveau port serait protégé, du côté de l’est, par un môle d’abritement servant en même temps de jetée d’appareillage qui pourrait être exécuté, sans trop de dépense, à l’aide des bas-fonds qui limitent la rade de ce côté.

A l’ouest, il serait parfaitement abrité par la montagne d’Attaka, et au sud par la pointe avancée de Râs-el-Attaka. Les vents du sud-est seraient les seuls dont les navires eussent quelque chose à craindre dans le port; or, d’après le commandant Moresby[10], les vents de la région du sud, qui ne soufflent qu’en hiver, ne durent que quelques jours; ils ne sont frais que par occasion, et n’atteignent que par exception la force d’un coup de vent maniable; les vents du nord, qui sont presque constans, et les vents d’ouest, qui soufflent quelquefois avec beaucoup de violence dans les mois d’hiver, sont les seuls contre lesquels il importe que le port soit abrité, et, sous ce rapport, l’emplacement choisi ne laisse rien à désirer.

Cette combinaison dispenserait de l’emploi des chasses comme moyen de creusement de la passe. Je suis convaincu que des machines à draguer suffiraient pour obtenir ce résultat, et qu’avec deux jetées laissant entre elles une largeur de 50 mètres, prolongées jusqu’à la tenue de 9 à 10 mètres, on n’aurait presque rien à faire pour maintenir à une profondeur convenable le chenal une fois creusé. Au reste rien n’empêcherait d’employer, comme moyen de chasses, après les coups de mer du sud, les seuls qui puissent encombrer la passe, la retenue entière du canal et celle même du bassin des lacs amers, et c’est dans cette mer qu’il convient de maintenir la ligne d’eau du canal à la hauteur de 6 mètres jusqu’à son embouchure.

La rade de Suez est suffisamment abritée, la tenue en est bonne et la profondeur convenable. Nous venons de voir que, pour établir dans la partie nord-ouest de la rade un très bon port, il suffirait d’exécuter un môle pour isoler l’emplacement du port du reste de la rade; le chenal conduisant du canal dans le port serait facile à creuser et à maintenir. A tous les points de vue, la solution de la question du débouché du canal dans la Mer-Rouge est ou déjà résolue, ou facile à résoudre sans sortir des limites de temps et de dépenses les plus modérées.

Les ouvrages à exécuter pour assurer la tranquillité du port et la permanence de la passe consistent donc : 1° en un môle d’abritement d’environ 2,000 mètres de longueur, destiné à garantir le port des vents de la région de l’est et à maintenir les sables qui encombrent la partie nord-est de la rade ; 2° en deux jetées, dont je ne puis déterminer la longueur exacte, servant à délimiter et à protéger la passe et le chenal qui font communiquer le canal avec le port ; 3° en une écluse de chasse destinée à nettoyer la passe.

Ces ouvrages ne présentent rien d’extraordinaire. Ils sont loin d’approcher, comme difficultés et comme dépenses, de beaucoup de travaux du même genre exécutés dans plusieurs ports d’Europe. Le fond est excellent, la profondeur suffisante ; l’agitation de la mer n’a rien d’excessif, les courans sont insignifians ; enfin il n’existe dans le golfe aucune embouchure dont les alluvions soient à redouter. Dans ces conditions, la possibilité de maintenir la passe et d’établir un bon port ne saurait être douteuse.

Il s’en faut de beaucoup qu’on en puisse dire autant de la baie de Tineh. Ici, en effet, l’influence des alluvions du Nil rend à peu près impossibles le maintien d’une passe et l’exécution d’un port ou même d’une rade abritée. M. Lepère, dans le paragraphe 4 du chapitre 3 de son mémoire, que j’ai cité plus haut, et M. Linant, dans son projet de canal direct, ont admis tous les deux qu’avec une différence supposée de niveau de 9 mètres entre les deux mers, le courant qui existe à l’embouchure du canal serait suffisant pour creuser la passe et la maintenir. Il me paraît utile d’examiner ici jusqu’à quel point on pourrait, dans l’hypothèse adoptée par ces ingénieurs comme point de départ, espérer ce résultat.

Les sondages, pratiqués avec autant de soin que d’exactitude par la brigade allemande, démontrent que la profondeur de 7m50 se rencontre seulement à 6 kilomètres du rivage, et que la profondeur de 9 à 10 mètres, nécessaire pour donner passage, en tout état de la mer, aux navires de 7 mètres de tirant d’eau, ne se trouve qu’à une distance d’au moins 8 kilomètres, d’où il résulte que, pour fournir au canal une embouchure praticable, il serait indispensable d’étendre jusqu’à 8 kilomètres de la plage les deux jetées entre lesquelles le chenal doit nécessairement être contenu. La largeur de ce chenal ne saurait, vu sa destination, être moindre de 80 mètres. Si on admet 50 mètres pour la largeur au plafond du canal des deux mers, il est facile d’apprécier qu’avec la pente de 9 mètres la vitesse y serait d’environ 1m10, et le débit de 580 mètres cubes par seconde. Cette vitesse de 1m10 serait réduite à peu près à moitié dans le chenal ; on pourrait néanmoins, en rapprochant les extrémités des jetées à 50 mètres l’une de l’autre, la rétablir à la passe. Je doute beaucoup qu’on parvînt, même dans ce cas, à maintenir une passe d’une profondeur suffisante ; mais avec la pente réellement disponible qui, comme nous l’avons vu, ne peut fournir qu’une vitesse de 11 centimètres par seconde et un débit de 105 mètres cubes, on ne peut attendre aucun effet du courant alimenté par le canal. D’un autre côté, on ne peut espérer de maintenir par des dragages un chenal de 8 kilomètres de longueur dans un fond aussi mobile. Il serait, à la vérité, facile d’établir, en barrant une partie du lac Menzaleh, par une digue dirigée de l’embouchure du canal sur Tell-el-Sherig, une grande retenue formée du lac Ballah tout entier et de la partie sud du lac Menzaleh, et alimentée par les eaux du Nil. Toutefois, en supposant qu’on maintienne à 6 et même à 8 mètres le niveau de cette retenue, ce qui ne pourrait avoir lieu que dans la saison des crues, que peut-on attendre des chasses, même les plus puissantes, dans un chenal de cette longueur et dans une mer sans marée? Ce procédé dispendieux, qui aurait le double inconvénient d’employer des eaux précieuses et chargées de limon, serait sans aucun effet, et on se trouverait réduit, pour le maintien du chenal et de la passe, à la ressource tout à fait insuffisante des dragages mécaniques.

Le débouché du canal dans la baie de Tineh présente donc une difficulté insurmontable quant au maintien du chenal et de la passe; mais, en supposant même que cette difficulté fût levée, cette solution resterait exposée à d’autres objections tout aussi graves. M. Linant, admettant que les navires pourraient en tout temps en filer la passe et entrer dans le chenal, en a conclu que l’établissement d’un port d’abri n’était pas nécessaire. C’est une erreur grave; un port ou plutôt une rade d’abri est, en pareil cas, la première de toutes les nécessités. Sans cette ressource, les navires arrivant par les coups de vent de la région du nord, fort habituels dans cette mer, ne pouvant sans danger attaquer la passe, seraient infailliblement jetés à la côte, tandis que ceux qui, approchant de l’embouchure du canal, trouveraient un vent contraire seraient forcés de regagner la haute mer. L’appareillage à l’extrémité du chenal serait aussi impossible par un vent contraire. Non-seulement une rade serait nécessaire; mais, attendu les dangers que présente la côte, il la faudrait bien abritée, et comme elle serait exposée à recevoir à la fois un grand nombre de navires de fort échantillon, dont l’évitage exige un emplacement considérable, il la faudrait aussi très étendue. Or deux jetées de 8 kilomètres au moins chacune, un grand brise-lame pour abriter la rade, les phares et feux de signaux, ce sont là des ouvrages hors ligne, soit pour la difficulté d’exécution, soit pour l’élévation des dépenses. Je suis convaincu que, pour établir dans la baie de Tineh une rade sûre et un chenal convenablement disposé, il faudrait dépenser autant que pour l’exécution du canal entier par la voie d’Alexandrie, et cela pour n’obtenir qu’une passe incertaine, ou plutôt certainement impraticable. On voit que la portée de cette discussion est d’exclure entièrement tout projet qui viendrait aboutir à la baie de Tineh[11].

Cette rade, ce port, dont l’établissement sur la côte de Peluse dépasse les ressources de l’art, existent naturellement à Alexandrie, qui semble prédestinée à servir d’origine au canal des deux mers. Alexandrie possède deux ports : l’un à l’ouest, appelé le port vieux, et l’autre à l’est, connu sous la dénomination de port neuf. C’est dans le port vieux que déboucherait le canal; c’est en effet celui dont la situation, les abords et la nature du fond se prêtent le mieux à l’établissement d’une passe commode et sûre pour l’entrée de cette grande voie navigable. Le port vieux forme l’extrémité orientale d’une magnifique rade entièrement fermée par une ligne de rochers en partie cachés sous l’eau et en partie apparens à la surface.

Cette rade, qui, par son étendue et sa profondeur, serait susceptible de recevoir les flottes les plus nombreuses, n’est abordable que par trois passes. Les deux extrêmes, de 3 à 4 brasses de profondeur seulement, sont sinueuses et difficiles : celle du centre, dont la moindre profondeur est de 5 à 6 brasses, et dont la largeur est de 300 mètres, pourrait, dans des eaux tranquilles, suffire à tous les besoins; mais l’agitation habituelle de la mer ne permet pas d’y faire entrer des bâtimens calant plus de 7 mètres. Il résulte même d’une lettre de l’amiral Brueys, remarquable par sa date (9 juillet 1798, vingt-deux jours avant la bataille d’Abouqyr), que, malgré une récompense de 10,000 francs offerte aux pilotes du pays, aucun d’eux ne voulut se charger de faire entrer dans la rade les navires dont le tirant d’eau excédait 6m50. M. Gratien Lepère[12] pense qu’il serait facile d’approfondir un peu cette passe. Il propose à la vérité, pour y parvenir, des moyens peu praticables; mais avec les ressources dont on dispose aujourd’hui, et vu la nature de la roche tendre qui forme l’enceinte de la rade, cette opération ne présenterait aucune difficulté sérieuse. L’insuffisance du tirant d’eau de la passe est beaucoup aggravée par l’agitation habituelle de la mer et par la nature et l’irrégularité du fond; un navire marchant à la voile et déviant un peu du chenal de la passe praticable pour son tirant d’eau est exposé à toucher, ce qui entraînerait sa perte immédiate. Enfin la rade d’Alexandrie présente un autre inconvénient grave, c’est que la sortie est très difficile, et même à peu près impossible, par les vents compris entre l’ouest-sud-ouest et l’est-nord-est, qui sont les plus forts et les plus habituels dans ces parages. L’emploi des bateaux à vapeur pour remorquer les bâtimens, tant à l’entrée qu’à la sortie, ferait disparaître ce dernier inconvénient et atténuerait beaucoup les dangers que présente la passe. Avec cette ressource, on pourrait, je crois, la considérer comme habituellement praticable pour les bâtimens de 7 mètres de tirant d’eau. A la vérité, les navires arrivant par un gros temps à Alexandrie pour y prendre la voie du canal ne pourraient entrer directement dans la rade du port vieux, mais du moins ils seraient assurés d’un abri dans le port neuf, où l’on peut mouiller par tous les temps. La rade trop célèbre d’Abouqyr présente en outre sous le vent un autre mouillage très sûr, en sorte que, même par les plus mauvais temps, les navires, soit qu’ils arrivent pour entrer dans le canal, soit qu’ils en sortent, sont également assurés d’un abri, dans le premier cas en mouillant dans le port neuf, dans le second en restant dans la rade du port vieux.

Ainsi le port d’Alexandrie, et c’est là le grand avantage du tracé qui prend ce port pour débouché du canal des deux mers dans la Méditerranée, suffit parfaitement dans son état actuel à tous les besoins de la navigation de ce canal, et il serait facile, avec quelques travaux de peu d’importance exécutés dans la passe, de l’améliorer encore. En présence de ces avantages, comment hésiter sur le choix du point où le canal devra déboucher dans la Méditerranée? N’est-il pas évident qu’en dehors d’Alexandrie toute tentative échouera, et que toutes les dépenses et tous les efforts ne produiront qu’un chenal impraticable et des abords impossibles?

Il serait superflu d’entrer ici dans les détails compliqués de l’estimation des dépenses qu’entraînerait l’exécution du canal des deux mers; je me bornerai à résumer l’évaluation que j’ai faite par aperçu de chacun des tracés que je viens d’indiquer.

Ligne d’Alexandrie à Suez. Longueur, 392,000m.


Ouverture du canal 115,350,000 fr.
Ouvrages d’art 21,900,000
Somme à valoir 4,550,000
Total de la dépense du canal 142,000,000 fr.
Embouchure et rade de Suez 20,000,000
Dépense totale 162,000,000 fr.
Dans le cas où il serait nécessaire de recourir à un pont-canal, ce chiffre devrait être augmenté de 38,000. 000
Ce qui porterait la dépense totale à 200,000,000 fr.
Canal direct avec point de partage.


Ouverture du canal 42,800,000 fr
Rigoles d’alimentation 17,500,000
Ouvrages d’art et réserve du lac Ballah 14,400,000
Somme à valoir 5,300,000
Total 80,000,000 fr.
A quoi il faut ajouter la dépense à faire dans la rade de Suez, évaluée plus haut à 20,000,000
Et celle des travaux à exécuter dans la baie de Tineh, qui dépasserait certainement 50,000.000
Dépense totale du projet n° 2 150,000,000 fr.
3o  Canal direct sans écluses. Longueur, 140 kilomètres.


Ouverture du canal sur 100m de largeur au plafond 205,500,000
Retenues de chasse et somme à valoir 24,500,000
Travaux maritimes à Suez et à Tineh 70,000,000
Total 300,000,000 fr.

Ces deux derniers projets, fussent-ils praticables, coûteraient donc autant et plus que le tracé par la vallée du Nil, et en s’en tenant à celui-ci, le seul qui puisse être exécuté avec quelque confiance, on voit que la dépense en peut être évaluée à 162 millions au moins et à 200 millions au plus. Ces chiffres sont bien éloignés de l’estimation de 30 millions faite par M. Lepère, et encore plus de celle de M. Linant, qui est d’un peu moins de k millions pour le tracé par Alexandrie, et d’un peu plus de 10 millions pour le canal direct ; mais l’énoncé seul de ces chiffres suffit pour indiquer qu’il s’agissait, dans les idées de ces ingénieurs, d’un canal à dimensions restreintes et à petite navigation, et qu’il n’y a par conséquent aucune comparaison à établir entre ces diverses évaluations.

Je conclus de ce qui précède : 1o  que le canal direct ou sans écluses est sujet a, une objection radicale, savoir l’impossibilité absolue de maintenir une passe d’une profondeur suffisante dans la baie de Tineh, et l’immensité des dépenses qu’il faudrait faire, soit pour l’essayer, soit pour établir une rade d’abri ; 2o  qu’il est plus dispendieux que le tracé par la vallée du Nil.

Il est vrai que la longueur n’en est guère que de 140 kilomètres, tandis que celle du canal d’Alexandrie à Suez est de près de 400 ; mais si l’on tient compte de la provenance et de la destination des navires, qui presque tous appartiennent à des pays situés à l’occident de l’Egypte, on reconnaîtra que pour comparer l’espace parcouru dans les divers tracés, il faudrait ajouter à la longueur du tracé direct à travers l’isthme l’excès de parcours des navires entre Tineh et la hauteur d’Alexandrie. Eu égard à cette différence et à la difficulté qu’éprouveraient les navires sortant du canal pour s’élever au vent en se dirigeant du fond de la baie de Tineh vers l’Europe, l’avantage que présente sous le rapport de la longueur le tracé direct se réduit à peu de chose, et il serait, d’ailleurs plus que compensé par les dangers que présente la navigation du golfe de Peluse.

Ces considérations capitales suffiraient pour décider la question, mais je pense que plusieurs autres motifs doivent diriger dans le même sens les idées des hommes qui cherchent à réaliser la communication des deux mers. En premier lieu, il faut s’attendre à une opposition obstinée du gouvernement égyptien à tout tracé qui éloignerait du sol du pays le tracé de cette importante voie navigable, et qui n’y rattacherait pas la capitale de l’Egypte, son port unique sur la Méditerranée et la navigation du Nil. Il y a en effet de si grands avantages matériels et politiques pour cette nation à ce que le canal maritime traverse le Delta et relie le Caire et Alexandrie; l’avenir, la puissance de l’Egypte se rattachent d’une manière si étroite à la direction de cette grande voie, qu’il ne faut pas s’étonner de cette opposition, et qu’il convient au contraire de la prévenir et de s’en préoccuper, car elle est fondée sur des motifs très légitimes. Très heureusement au reste la nature des choses se trouve ici parfaitement d’accord avec les intérêts et les désirs du gouvernement égyptien, puisque le tracé par Alexandrie est le seul praticable, le seul qui puisse avoir un résultat certain.

Je n’ai dissimulé aucune des difficultés que présente ce tracé, mais je crois avoir démontré que la solution de ces difficultés n’est qu’une affaire de temps et d’argent, et qu’elles ne sont pas au-dessus des ressources actuelles de l’art de l’ingénieur; ce projet est donc praticable. Il n’est d’ailleurs pas douteux qu’on ne puisse établir dans les deux mers une embouchure convenable; Suez possède une excellente rade foraine qu’il est facile d’abriter par des ouvrages bien disposés; celle d’Alexandrie est une des plus belles rades fermées qui existent. Le succès de cette grande œuvre est assuré, si elle est entreprise, sur des bases convenables. J’ai cherché à évaluer la dépense de ce grand projet sans illusions comme sans exagération, et si je suis arrivé à un chiffre beaucoup plus élevé que celui de mes devanciers, c’est que j’ai supposé le canal établi sur des bases beaucoup plus larges, de manière à satisfaire tous les besoins de la grande navigation. Le chiffre de 200 millions fût-il dépassé, il s’agit ici d’un si grand intérêt, que, même en mettant de côté les produits directs qu’on peut tirer d’un tarif de navigation, les avantages que les nations commerçantes du globe réaliseraient par l’exécution de cette grande entreprise seraient encore hors de toute proportion avec les dépenses.


X. — DES OBJECTIONS SOULEVÉES PAR LE PROJET DE CANAL.

Il me reste à apprécier les objections auxquelles a donné lieu le projet du canal des deux mers, et derrière lesquelles se retranchent les oppositions sincères ou intéressées que ce projet a soulevées. Ces objections se divisent en deux catégories distinctes, les unes portant sur les difficultés que présente l’exécution et sur celles qu’entraînerait l’entretien du canal, une fois exécuté, les autres mettant en question l’utilité même de cette entreprise.

En ce qui concerne l’impossibilité d’établir un bon port dans la Mer-Rouge, ou les incertitudes de la traversée du Nil et les difficultés d’alimentation du point de partage, les observations qui précèdent répondent suffisamment aux objections qui portent sur ces divers points. La multiplicité des écluses est assurément un inconvénient, mais ce n’est pas une impossibilité. Dans le cas le plus défavorable, il y aurait au plus vingt écluses qui, à un quart d’heure et même une demi-heure par écluse, n’emploieraient que cinq et tout au plus dix heures.

L’alimentation du canal par les eaux du Nil a fait naître des craintes sur la possibilité d’un entretien convenable. Sans doute l’emploi d’eaux troubles pour alimenter la navigation n’est pas sans inconvénient; toutefois il ne faut pas s’exagérer la portée des conséquences qui pourraient en résulter. Chacun des versans du canal consommerait à peu près 500,000 mètres cubes d’eau par jour, qui, d’après la proportion de 1/2500, contiendraient environ 200 mètres cubes de limon; il s’agit donc tout au plus de 73,000 mètres cubes de dépôt à enlever par an dans chacune des branches du canal. Ces dépôts, répartis sur toute la ligne du canal, n’élèveraient pas le fond d’un centimètre par an; répartis, comme ils le seraient selon toutes les apparences, dans les premiers biefs, ils en élèveraient le plafond de 15 centimètres au plus. Une drague à vapeur de dix à quinze chevaux enlèverait facilement 100 mètres cubes par heure. Pour entretenir chaque branche, il suffirait annuellement de soixante-treize jours de dix heures de travail d’une pareille drague pour chaque branche, et d’une dépense de 200,000 francs au plus pour le canal entier.

L’encombrement du canal par les sables mouvans a excité aussi quelques inquiétudes. La réponse à cette objection se trouve dans l’état de l’ancien canal, dont les vestiges étaient encore visibles en 1799 sur la presque totalité du parcours. Les seuls points où ils eussent disparu sous les sables se bornaient à l’embouchure dans le bassin des lacs, et à quelques kilomètres de longueur dans la vallée de l’Ouady-Toumilat, à l’est de Ras-el-Ouady. Ainsi, après plus de dix siècles d’abandon, les sables n’avaient comblé le canal que sur des longueurs insignifiantes, et encore, dans les parties envahies, est -il rare que les dunes dépassent le niveau des anciennes digues. La seule partie du tracé de l’ancien canal où elles aient pris de la hauteur est celle qui avoisine Serapeum et le bassin des lacs, mais là encore les plus élevées des dunes se sont-elles fixées d’elles-mêmes et sont-elles aujourd’hui couvertes de tamaris; de plus, il est facile d’éviter sur ce point les sables mobiles, en rejetant le tracé dans la plaine de gravier qui se trouve à l’ouest des dunes. Quant à la branche occidentale du canal, elle est partout, sauf peut-être dans la partie qui occupe l’emplacement de l’ancien lit du Bahr-Jousef, à l’abri de l’invasion des sables.

Passons maintenant à la deuxième catégorie d’objections, à celles qui, en admettant la possibilité du canal des deux mers, tendent à en mettre l’utilité en question.

On a prétendu que les difficultés de la navigation de la Mer-Rouge suffiraient pour détourner le commerce de cette voie. Jusque dans ces dernière temps, cette mer a été peu pratiquée, et il était permis d’en exagérer les périls. Aujourd’hui on sait beaucoup mieux à quoi s’en tenir; l’expérience a fait justice de ces exagérations, et les trajets réguliers et habituels des bateaux à vapeur qui font la correspondance de l’Inde témoignent assez que la navigation à vapeur n’y rencontre aucune difficulté sérieuse. Ces craintes sont-elles plus fondées en ce qui concerne la navigation à voile? Je ne le crois pas. La Mer-Rouge, beaucoup moins sujette aux coups de vent violens que la Méditerranée elle-même, n’offre d’autres inconvéniens réels que la constance des vents dans certaines saisons et dans certains parages, d’autres dangers que les récifs cachés qui se rencontrent souvent dans le voisinage des côtes ou des îles dont elle est parsemée. Quant au dernier point, de bonnes cartes et un peu de précaution y remédieront, et y ont déjà presque complètement remédié. Reste donc à se rendre compte de l’influence que peut avoir la constance des vents.

Pendant les mois d’été, de mai à septembre inclusivement, les vents du nord règnent généralement dans toute la Mer-Rouge, de Suez au détroit de Bal-el-Mandeb. Cette saison serait donc favorable pour aller aux Indes, mais très défavorable pour le retour. Pendant les mois d’hiver, d’octobre à avril, la direction et la tenue des vents varient avec les parages; voici les indications que fournissent à ce sujet le capitaine Moresby et M. Rogers.

Du détroit de Bab-el-Mandeb jusqu’au 15e parallèle, les vents soufflent constamment du sud, sauf quelquefois un jour ou deux, à l’époque de la pleine et de la nouvelle lune, pendant lesquels ils viennent du nord; le courant prend ordinairement la direction du vent, et a une vitesse de 15 à 20 milles par jour. Du 16e au 20e parallèle, les vents sont variables et soufflent presque autant du nord que du sud. Du 21e au 27e parallèle, le vent du nord est le vent régnant; mais il se passe rarement une demi-lunaison sans qu’il y ait un ou deux jours de vent du sud. Du 27e degré à Suez, le vent du nord est rarement interrompu par celui du sud, si ce n’est en décembre, janvier et février. Les courans suivent, comme dans les autres parties de la Mer-Rouge, la direction du vent, mais ils sont moins marqués.

Dans la saison la plus défavorable, c’est-à-dire en juillet et août, le navire l’Euphrate a mis pour aller de Moka à Suez trente-six jours en 1832, et trente-deux jours en 1836. M. Rogers estime qu’un navire bon marcheur doit gagner 31 milles par jour, en louvoyant de Moka à Suez. D’après le capitaine Moresby, la traversée de Suez à Jiddah exige au moins dix jours dans la saison favorable, et au plus vingt jours dans la saison défavorable.

Ces résultats prouvent que la Mer-Rouge est navigable dans toutes les saisons et sans grande difficulté; mais l’emploi des remorqueurs à vapeur, si cette mer devenait un jour la route des Indes, rendrait cette navigation plus prompte et plus sûre, en facilitant en hiver la sortie du détroit de Bab-el-Mandeb, et en toute saison la remonte de la mer de Suez, depuis Râs-el-Mohammed. Au reste, il importe au plus haut point de remarquer que le changement des vents régnant dans la Mer-Rouge coïncide de la manière la plus heureuse avec le renversement des moussons dans la mer des Indes. C’est en effet de mai en septembre que les vents de la région du nord règnent dans la Mer-Rouge; or c’est aussi de mai en octobre que règne dans la mer des Indes la mousson du sud, favorable pour aller aux Indes et en Chine. A l’époque favorable pour la remonte de la Mer-Rouge, c’est-à-dire d’octobre en avril, la mousson du nord, qui commence en novembre et finit en avril, favorise également le retour des navires dans la mer des Indes. Pour l’aller comme pour le retour, la combinaison des vents régnans est, on le voit, très favorable pour les voyages à Calcutta et dans les mers de la Chine. Ajoutons que dans cette direction les navires trouvent en toute saison des vents favorables pour la côte indienne du golfe d’Arabie, des bouches de l’Indus au cap Comorin, pour l’île de Ceylan, pour les îles de la Sonde, les Célèbes, les Moluques, etc.

Si donc le canal des deux mers était exécuté, la navigation de la Mer-Rouge ne mettrait aucun obstacle à l’adoption de cette voie pour les voyages de l’Inde et de la Chine; la disposition des vents régnans dans cette mer est au contraire très favorable à la rapidité des communications entre l’Europe et ces contrées. La seule objection fondée qu’on puisse faire contre cette direction, c’est l’inconstance des vents dans la Méditerranée et les retards que cause souvent le passage du détroit de Gibraltar. Cette dernière difficulté peut être levée, comme pour le détroit de Bab-el-Mandeb, par l’emploi des remorqueurs; quant à l’autre, elle est inévitable, et il ne faut pas perdre de vue qu’elle est bien compensée dans la route actuellement pratiquée par les calmes qu’on rencontre souvent vers les tropiques, par les dangers que présente la côte occidentale d’Afrique et par les difficultés qu’éprouvent si généralement les navires pour doubler le cap de Bonne-Espérance.

Ainsi les argumens qu’on a cherché à tirer contre le canal des difficultés propres à la Mer-Rouge ne sont en aucune façon justifiés par les faits. Ces argumens sont cependant la base sur laquelle est établi le système des partisans du chemin de fer, comme solution exclusive de la communication des deux mers. Si en effet la Mer-Rouge n’était praticable que pour les bateaux à vapeur, si la grande masse du commerce des Indes devait, quoi qu’il arrive, continuer à suivre la voie du Cap, un chemin de fer, moins dispendieux, plus facile à exécuter que le canal, satisferait aussi bien et même mieux à tous les besoins du trafic de voyageurs et de marchandises précieuses, qui seul pourrait user de la voie de l’isthme. Les partisans du chemin de fer se bornent en général à présenter leur projet comme une solution très incomplète du problème; quelques-uns cependant soutiennent que, dans tous les cas et en admettant la navigabilité de la Mer-Rouge, la solution du chemin de fer serait encore la meilleure. Il convient donc d’examiner jusqu’à quel point cette assertion est fondée.

Ce système présente d’abord une difficulté capitale; il entraîne deux transbordemens et quatre manutentions successives de la marchandise; c’est là un vice radical dans une communication commerciale aussi importante que celle de l’Europe avec l’Inde. Il en résulterait, en temps, en argent, en avaries ou inconvéniens de toute sorte, des pertes incalculables qui rendraient cette voie de communication bien inférieure à celle qui est aujourd’hui usitée. Les avantages que présenterait le chemin de fer de l’isthme au point de vue de la vitesse sont incontestables en ce qui concerne les voyageurs et la messagerie, mais ils disparaissent complètement lorsqu’il s’agit de marchandises. On peut admettre en effet qu’un navire du commerce marchant nuit et jour, haie, s’il est de faible tonnage, par des chevaux organisés en relais, et, dans le cas contraire, par un remorqueur à vapeur, fera, vu la lenteur nécessaire pour la conservation des talus, seulement 100 kilomètres par jour, et que, tous retards compris, il parcourra le canal en quatre jours pleins, en sorte que, le cinquième jour après son entrée dans le canal, il sera à la voile dans l’autre mer.

A côté de ce résultat, supposons un navire de 600 tonneaux arrivant à Suez, et admettons qu’un autre navire, nolisé et préparé d’avance, attende à Alexandrie le chargement du premier; on aura à exécuter les manœuvres suivantes : débarquer la cargaison sur le quai de Suez, la mettre en wagons, la décharger sur le quai d’Alexandrie, et la mettre à bord du navire méditerranéen. Le navire venant de l’Inde perdra au moins un jour pour venir se mettre à quai et se préparer au débarquement; la marchandise débarquée le premier jour parviendra au plus tôt à Alexandrie le surlendemain. Ce n’est donc que le cinquième jour à partir de l’arrivée du navire de l’Inde qu’on pourrait commencer le chargement du navire européen, et comme le chargement et l’arrimage de ce navire exigeraient au moins cinq jours, il en résulte que le temps employé à traverser l’isthme serait, dans ce cas, de neuf jours au moins au lieu de quatre. Encore ai-je supposé qu’un navire prêt à partir attendait le chargement à Alexandrie; mais s’il n’en est rien, si ce port ne contient aucun navire disponible, s’il faut attendre un nolisement, qui peut dire jusqu’où iront les pertes de temps et d’argent, et pendant ce temps que deviendra la marchandise? Restera-t-elle à bord? Sera-t-elle mise en magasin à terre? Je mentionne en passant l’obstacle insurmontable que mettrait ce système au transport d’une mer dans l’autre des marchandises en vrac, et entre autres de la houille, et je viens à une objection décisive selon moi.

Les navires ne peuvent pénétrer dans les mers de l’Inde orientale et de la Chine ou en sortir qu’à l’aide de la mousson. Pendant six mois, on peut aller dans ces mers, mais on ne peut en revenir; pendant six mois, on peut en revenir, mais on ne peut y aller. Qu’en résulte-t-il? C’est que les navires partis de ces mers au commencement de la mousson d’été seront forcés d’attendre à Suez, dans ces parages dépourvus de tout, même d’eau, le retour de la mousson d’hiver. Or pendant ce temps, avec le canal maritime, ce même navire, avec son équipage, aurait poursuivi son voyage jusqu’à Londres, et serait revenu à Suez avec un chargement de retour, en sorte qu’on aurait économisé avec le canal l’emploi du navire supplémentaire que nécessite le chemin de fer.

La navigation européenne serait également, dans ce système, grevée d’une perte de temps considérable, car les navires arrivés à Alexandrie avec les marchandises destinées pour l’Inde seraient forcés d’y attendre l’arrivée des bâtimens de l’Inde pour trouver une cargaison de retour. On aurait à la vérité, dans la Méditerranée, la ressource des voyages liés, qui manque presque entièrement dans l’autre mer; mais cette ressource ne pourrait profiter qu’à un bien petit nombre de navires.

Le chemin de fer ne saurait, on le voit, être considéré à lui seul comme une solution complète de la communication des deux mers; mais on ne peut nier les avantages spéciaux que présente cette voie et les services qu’elle rendrait comme complément du canal. Le trafic à desservir est assez considérable pour alimenter deux voies; le service des voyageurs, celui des marchandises de prix, la correspondance des bateaux à vapeur rapides, se feraient par le chemin de fer; les bâtimens à voiles ou mixtes, les bateaux à vapeur lents, prendraient le canal. Chaque trafic serait ainsi desservi de la manière la mieux appropriée à sa nature. Dans ce cas, il faudrait ajouter à l’évaluation de la dépense du canal, pour les 400 kilomètres de chemin de fer à exécuter entre Alexandrie et Suez, une somme qu’on peut évaluer au plus à 100 millions. L’exécution simultanée d’un chemin de fer et d’un canal, y compris les travaux à exécuter pour l’établissement ou pour le perfectionnement des ports et des rades dans l’une et l’autre mer, entraînerait donc une dépense totale de 260 à 300 millions.

Les adversaires de toute entreprise de ce genre soutiennent que les avantages qu’on peut en retirer ne seront jamais en proportion avec une telle dépense. Les raisons alléguées à l’appui de cette opinion ont été indiquées et discutées plus haut : je n’y reviendrai pas. Dès qu’on admet que le canal est possible, que la Mer-Rouge est praticable, ces objections disparaissent d’elles-mêmes, et on se trouve en présence de chiffres tellement significatifs, qu’ils excluent toute discussion.

Dans un travail plein d’intérêt publié ici même[13], M. J.-J. Baude a exposé les avantages qu’on peut attendre de l’exécution du canal de l’isthme. Cela me dispense d’entrer sur ce point dans aucun détail, et je me bornerai à rappeler ici quelques résultats généraux.

L’abréviation de la distance entre Ceylan et les ports de l’Europe serait d’environ moitié pour tous les ports situés dans l’Océan, et des deux tiers pour ceux situés dans la Méditerranée. Si, au lieu de prendre Ceylan comme point de comparaison, on prenait Bombay, un point situé dans le golfe d’Oman, sur la côte orientale d’Afrique, ou dans la Mer-Rouge, l’avantage serait beaucoup plus grand encore. M. J.-J. Baude évalue comme il suit le trafic actuel entre les ports de l’Europe et les Indes :


Grande-Bretagne 1853 1,380,655 tonnes.
Hollande 1852 286,151
France 1853 139,792
Espagne 1850 11,517
Total 1,768,115 tonnes.

Dans une excellente étude statistique faite par M. Chemin-Dupontès, et qu’il a bien voulu me communiquer, ce trafic est évalué ainsi :


Angleterre 1,401,234 tenues.
Hollande 335,909 —
France 65,658
Espagne 8,062
Hambourg et Brème. 19,699
1,830,562 tonnes.
Autres pays d’Europe (approximativement) 169,438
Total 2,000,000 de tonnes.

Comme M. Baude, M. Chemin-Dupontès évalue donc le mouvement actuel du trafic à 2 millions de tonnes au moins, l’un et l’autre regardant ce chiffre comme susceptible d’un très grand accroissement. D’après M. Dupontès, ce trafic se répartit de la manière suivante entre les diverses contrées que baigne la mer des Indes :


Tonnes Tonnes
Golfe-Arabique Bombay 172,119
Divers ports. 255 172,374
Golfe du Bengale Madras (avec l’Angleterre) 53,410
Calcutta — 252,613
Ceylan — 35,813
Divers ports (avec la France) 35,912
— (avec Hambourg) 623 378,971
Mers de Chine Singapour et Poulo-Pinang (Angleterre 33,657
Divers ports de Chine — 98,940
— et Océanie (France). 11,448
Philippines (Angleterre) 7,048
— (France et Espagne) 8,865
— (Hambourg) 2,622 162,575
Iles de la Sonde Java et Sumatra (Angleterre) 13,017
— (Hollande) 335,909
— (France) 7,938
— (Hambourg) 1,501 358,375
Mers du Sud Australie et Nouvelle-Zélande (Angleterre). 614,827
— — (Hambourg) 5,774
Divers ports 1,318 621,919
Divers Maurice (Angleterre) 68,461
Cap 41,238
— et Afrique orientale (Hambourg ) 1,310
Maurice et Cap (France) 5,171
Ports divers (Angleterre). 8,563
— (France) 4,336
— (Brème et Hambourg) 7,869 136,948
1,830,562

Le mouvement de 1853 dépasse celui de 1852 de plus de 300,000 tonnes. A la vérité, c’est l’Australie qui a fourni cet excédant; mais qui oserait fixer une limite au progrès commercial qu’on peut attendre de contrées dont les unes, comme la Chine et le Japon, sont encore fermées au commerce européen, et dont les autres, comme les îles de la Sonde, l’Australie, l’Afrique orientale, etc., ne sont encore exploitées que sur quelques points isolés de leur immense étendue ?

En présence d’un trafic de 2 millions de tonnes et d’un avenir sans limites, toute appréciation des résultats qu’on peut attendre de l’ouverture d’une communication entre la Mer-Rouge et la Méditerranée serait superflue. D’ailleurs les résultats financiers de cette entreprise ne sont qu’un côté très secondaire de la question. Sans aucun doute, l’opération envisagée comme une affaire serait avantageuse, le tarif le plus modéré donnerait des produits considérables, l’économie sur les frais de transport serait immense; mais ces résultats, malgré leur importance, ne sont rien auprès des conséquences qu’on doit en attendre pour la civilisation du monde. Quelle impulsion et quelle puissance acquerraient ainsi les efforts des puissances européennes pour civiliser l’Inde, pour ouvrir la Chine et le Japon au commerce du monde, pour coloniser la Malaisie, la Mélanésie, l’Océanie! Abstraction faite de ces immenses territoires, de l’énorme trafic auquel ils donneraient immédiatement lieu et de celui qu’ils promettent pour l’avenir, en tenant seulement compte des contrées sur lesquelles l’influence de la voie nouvelle s’exercerait plus directement et plus immédiatement, les résultats dépasseraient encore tout ce qu’on a jamais obtenu et tout ce qu’on peut espérer d’une œuvre de l’industrie humaine. Les 20,000 kilomètres de côtes qui bordent le bassin occidental de la mer des Indes, la Mer-Rouge, le golfe d’Oman, le Golfe-Persique, l’Arabie, l’Abyssinie, tant d’autres contrées autrefois prospères, et que la barbarie, livrée à elle-même, s’acharne à transformer en déserts, cette côte orientale d’Afrique, dont les mystères pleins d’intérêt commencent seulement à se révéler à nous, voilà le champ que le canal ouvrira à l’activité et à l’esprit d’entreprise des races civilisées. N’eût-il pas d’autre but, ce serait assez pour le classer parmi les œuvres qui touchent le plus profondément à l’avenir de l’espèce humaine.

Si le canal est possible, si l’opération est avantageuse en elle-même, si les résultats en sont infinis, si elle n’exige que des ressources relativement peu considérables, comment se fait-il qu’une œuvre d’un si grand intérêt reste ignorée et abandonnée? Quelles sont les objections qui en arrêtent la réalisation? D’où vient que la coupure de l’isthme de Suez occupe beaucoup moins les nations civilisées que celle de l’isthme de Panama, qui présente des difficultés bien autrement sérieuses, et qui est bien loin d’entraîner des conséquences aussi importantes? Il fut un temps où l’incurie et l’impuissance du gouvernement ottoman suffisaient pour expliquer l’abandon où restait cette grande question; mais il est évident pour tous aujourd’hui que les dispositions de ce gouvernement sont entièrement changées, et que les craintes que pouvait lui inspirer l’établissement d’une grande voie de communication à travers l’Egypte ont disparu. Selon toute apparence, cette entreprise non-seulement ne rencontrerait pas d’opposition de sa part, mais elle obtiendrait au contraire tout son concours. La concession faite à M. de Lesseps par Mohammed-Saïd-Pacha et la manière dont cette concession a d’abord été accueillie à Constantinople en sont la preuve. La difficulté est donc ailleurs.

La canalisation de l’isthme est une œuvre universelle, elle touche plus ou moins aux intérêts de toutes les nations civilisées; elle ne peut donc être exécutée par l’entremise ou au profit de l’une d’entre elles. De là la nécessité du concours et de l’entente préalable des peuples qui jouent les premiers rôles dans le commerce du monde. C’est pour réaliser ce concours que M. Enfantin et ses amis avaient réuni en société des élémens pris dans les trois nations les plus commerçantes de l’Europe. Les événemens politiques ont empêché cette combinaison de porter ses fruits, mais les circonstances nouvelles qui résultent de l’alliance étroite de l’Angleterre, de la France, de l’Autriche et de la Turquie semblent éminemment favorables à une solution, et le moment est venu de poser nettement les conditions et les difficultés du problème. En France, en Allemagne, on ne rencontrera ni mauvais vouloir ni opposition; les gouvernemens et les peuples sont d’accord sur l’utilité du projet et sur les conséquences qu’on peut en attendre. En Angleterre, il faut le reconnaître, il n’en est pas tout à fait ainsi. Émise et propagée par des agens actifs et intelligens, acceptée par beaucoup d’hommes influens, l’opinion s’est répandue que l’exécution du canal serait contraire aux intérêts de la nation.

L’Angleterre est appelée à jouer un rôle prépondérant dans cette affaire; ses intérêts doivent être pris en très grande considération, et si par malheur il était vrai que l’ouverture du canal maritime les compromît, il faudrait désespérer de voir, de longtemps du moins, s’accomplir cette œuvre importante. Mais est-il donc vrai que la canalisation de l’isthme puisse nuire à l’Angleterre? Cette question a été parfaitement traitée par M. Baude dans le travail que j’ai déjà cité; je me bornerai à dire quelques mots des objections principales qu’on élève au nom des intérêts généraux de ce pays, et qui, je le crains bien, ne couvrent que des intérêts privés beaucoup moins respectables.

L’ouverture de l’isthme, plus favorable aux nations méditerranéennes qu’à l’Angleterre, modifiera, dit-on, la situation respective de ces puissances et compromettra la supériorité de l’Angleterre. Assurément il est permis de s’étonner que la question ait pu être envisagée à ce point de vue, et si nous n’étions habitués de longue main à voir le détestable esprit qu’on a décoré longtemps du nom d’esprit national, et qui n’est que le travestissement de l’esprit national bien entendu, propager les plus déplorables et les plus dangereux préjugés, il n’y aurait vraiment pas lieu de se préoccuper d’un argument aussi singulier; malheureusement les faits n’ont que trop prouvé combien la jalousie des nations est exclusive et tyrannique, et il ne reste que trop de traces de cette politique suivant laquelle les grandes nations européennes se sont toujours beaucoup plus préoccupées du mal qu’elles peuvent faire à leurs voisins que du bien qu’elles pourraient se faire à elles-mêmes.

Quoi! l’Angleterre fait à elle seule les deux tiers du commerce avec l’Inde et la Chine, elle possède en Asie un empire immense-, elle peut réduire d’un tiers les frais de ce commerce et rapprocher cet empire de moitié de la distance totale, et elle ne le ferait pas! Et pourquoi? Pour empêcher les nations méditerranéennes de faire dans les mers orientales un peu plus de commerce qu’elles n’y en font aujourd’hui ! Elle se priverait des avantages immenses qu’elle doit retirer politiquement et commercialement de cette communication nouvelle, par cet unique motif que d’autres nations de l’Europe sont plus favorablement placées qu’elle pour en user, et bien qu’elle ait plus à gagner à cette grande œuvre que toutes les autres nations réunies !

On objecte encore l’interruption possible du canal des deux mers par la guerre, par la violence ou par la négligence des souverains de l’Egypte ; mais on reconnaîtra sans doute qu’on préviendrait ce danger en déclarant, par un traité qui lierait toutes les puissances européennes, la neutralité de cette voie de communication, en prenant les mesures nécessaires pour faire respecter cette neutralité et pour assurer la libre navigation du canal.

Enfin on redoute pour l’Angleterre la réduction qu’apporterait dans le nombre des navires qui font le commerce de l’Inde la diminution d’un tiers dans la durée du voyage. Ce genre d’argument, Dieu merci, a perdu toute force en Angleterre ; on n’y croit plus que les encouragemens indirects, donnés à l’industrie et au commerce aux dépens de la masse des consommateurs, soient avantageux au pays, et je doute que cette objection y fasse encore aujourd’hui beaucoup d’impression. On ne comprend pas pourquoi ceux qui l’admettent ne conseillent pas au gouvernement anglais de prescrire, pour les voyages des Indes, la voie du cap Horn, plus longue et plus difficile, car elle emploierait encore plus de navires que celle du cap de Bonne-Espérance, et elle fournirait de plus habiles marins.

C’est donner trop d’importance à ces objections. Qu’il soit bien établi d’ailleurs que le canal maritime de Suez est praticable, qu’il facilitera et abrégera les relations avec l’Inde, que cette grande œuvre peut être exécutée dans des limites de temps et de dépenses abordables,, et l’esprit public, si puissant en Angleterre, aura bientôt fait justice des oppositions intéressées et des objections surannées.


XI. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION.

Les faits et les conséquences qui résultent de l’exposé qui précède peuvent se résumer en peu de mots.

Un canal à régime intermittent et à faible tirant d’eau a été ouvert à plusieurs reprises entre le Nil et la Mer-Rouge, soit dans l’antiquité, soit dans le moyen âge.

Les projets pour la canalisation de l’isthme établis sur les données erronées de 1799 ne s’appliquaient également qu’à des canaux de petite et tout au plus de moyenne navigation.

La différence de niveau entre les deux mers,, qui, d’après les nivellemens de 1799, aurait été de près de 8 mètres, n’existe pas. Les basses mers sont de niveau, et la différence de 80 centimètres qui existe entre les mers moyennes provient uniquement de l’inégalité des marées.

La cote du zéro du meqyas du Caire, qui, d’après les nivellemens de 1799, n’aurait été que de 5m29, est en réalité de 13m27.

Le projet de coupure de l’isthme par la voie la plus courte, de Suez à Tineh, serait d’une exécution facile; mais le maintien de l’embouchure du canal et l’exécution d’un port et d’une rade abritée sur la plage de Tineh présentent des difficultés dont la solution eût été douteuse, même, avec la hauteur qu’attribuaient à la Mer-Rouge les nivellemens de 1799, et qui deviennent absolument insurmontables dès qu’il est constaté que les deux mers sont à. peu près de niveau.

Le seul projet praticable pour la réunion des deux mers consiste à joindre Suez et Alexandrie par un canal à deux versans, dont le point de partage est placé en amont du Delta. Si l’on s’en tenait à un tirant d’eau de 3 mètres, un canal de moins de 400 kilomètres de longueur franchissant une hauteur totale de moins de 20 mètres serait une œuvre des plus ordinaires; mais l’adoption d’une profondeur de 8 mètres, nécessaire pour les grands navires, augmente de beaucoup la dépense, et exige pour la traversée du Nil des ouvrages tout à fait hors ligne, dont l’exécution présente des difficultés incontestables, dont le succès pourtant est certain, soit que l’achèvement du barrage du Nil suffise pour assurer le tirant d’eau demandé, soit qu’on en vienne à la ressource dispendieuse, mais sûre d’un pont-canal.

Le port d’Alexandrie fournit dans la Méditerranée un excellent débouché, le port de Suez au contraire ne saurait être utilisé; mais un nouveau port et une rade abritée peuvent être établis avec succès sur un autre point du golfe.

L’exécution du canal et celle du chemin de fer devraient être menées de front. Chacune de ces voies a son utilité spéciale, et le trafic est plus que suffisant pour toutes deux.

La dépense de l’entreprise, comprenant le canal, le chemin de fer, le port et la rade de Suez, serait au plus de 300 millions.

En présence d’un mouvement commercial qui dépasse déjà 2 millions de tonnes, et qui est destiné à croître rapidement, les avantages que présente cette entreprise sont largement suffisans pour en assurer l’exécution immédiate. L’Egypte et la Turquie, jusqu’ici fort contraires à toute tentative de ce genre, se montrent aujourd’hui mieux disposées ; mais le vif intérêt que témoignent la plupart des puissances européennes pour cette question est tenu en échec par l’indifférence ou même par l’opposition de l’une d’entre elles. C’est là qu’est aujourd’hui la véritable, la seule difficulté, et il ne servirait de rien d’en dissimuler les causes ou l’importance. Tant qu’elle ne sera pas résolue, tant que subsisteront les oppositions ouvertes ou dissimulées que soulève aujourd’hui ce projet, toutes les tentatives faites pour le réaliser resteront sans résultat. Qu’on se mette d’accord, qu’une solution diplomatique intervienne, que l’usage et la neutralité du canal soient réglés par une convention internationale, et cette grande œuvre s’accomplira d’elle-même. Les obstacles matériels, dont on fait tant de bruit, disparaîtront devant les ressources de l’art moderne. On cessera de prétendre qu’un canal dont la plus grande difficulté consiste à franchir un faîte élevé de 18 ou au plus de 31 mètres est impossible, et quelques années suffiront pour assurer au monde la jouissance d’une œuvre qui, par son importance et par les conséquences qu’elle doit produire, ne saurait être comparée à aucune autre.


PAULIN TALABOT.

  1. La question du percement de l’isthme de Suez est une de celles qui doivent le plus préoccuper les gouvernemens et le commerce de notre siècle. La Revue a déjà, dans sa livraison du 15 mars dernier, donné une belle étude de M. Baude sur ce sujet au point de vue des relations internationales et de l’industrie du monde; on ne s’étonnera pas de la voir accueillir, sur les moyens d’exécution du canal des deux mers, un nouveau travail de l’un des premiers ingénieurs de notre temps, M. P. Talabot, qui a étudié la question sur les lieux mêmes.
  2. Description de l’Égypte, t. XX.
  3. Nom donné par les Arabes aux nilomètres ou échelles destinées à mesurer les hauteurs du Nil.
  4. Description de l’Égypte, tome II.
  5. Description de l’Egypte, t. II.
  6. Le canal de Moèze jusqu’au bras de Damiette, ce bras jusqu’au canal Faraouhnieb; ce dernier canal, la branche de Rosette jusqu’au canal d’Alexandrie.
  7. « Dans ce projet du canal de Soueys, nous avons expressément motivé le choix de l’ancienne direction par l’intérieur du Delta, vers Alexandrie, sur les considérations commerciales particulières à l’Egypte, et sur ce que la côte, vers Peluse, ne paraît pas permettre d’établissement maritime permanent. Néanmoins nous croyons devoir reconnaître qu’abstraction faite de ces considérations, il serait encore facile (ce qui parut au contraire difficile et même dangereux avant l’invention des écluses) d’ouvrir une communication directe entre le Lac-Amer et le Ràs-el-Moyeh, prolongée sur le bord oriental du lac Menzaleh jusqu’à la mer vers Peluse. Nous n’avons pas nivelé positivement sur cette direction, de Serapeum au Ràs-el-Moyeh, mais sur une ligne peu distante et parallèle, du Monqfar à la pointe du Menzaleh, où nous avons remarqué que le sol bas et salin, faisant suite à l’Ouady, a dû être couvert par les eaux du Nil, et antérieurement par celles du Lac-Amer, dont il n’est séparé que par mie levée faite de main d’homme : nous croyons même qu’il n’y aurait que quelques parties de digues à construire jusqu’au Ràs-el-Moyeh, le désert s’élevant de toutes parts au-dessus de ce bas-fond; nous pensons qu’un canal ouvert sur cette direction présenterait un avantage que n’aurait pas le canal de l’intérieur. En effet, la navigation, qui pourrait y être constante, ne serait pas assujettie aux alternatives des crues et des décroissemens du Nil; il serait facile d’y entretenir une profondeur plus considérable que celle du premier canal, au moyen d’un courant alimenté par l’immense réservoir des lacs amers, d’où les eaux, par leur chute, pourraient acquérir une vitesse capable de prévenir les dépôts de sable que les vents y apporteraient du désert. On doit bien observer que l’on n’aurait pas à craindre qu’il s’y formât de barre comme il en existe aux bouches de Damiette et de Rosette, parce que les eaux du Lac-Amer, qui alimenteraient les chasses, n’y déposeraient pas de limon, et que l’énergie du courant, qu’on pourra resserrer entre deux jetées, devra entretenir un chenal constamment ouvert et profond. Mais ce canal, en recevant son exécution, serait indépendant de celui de l’intérieur, qui rattache tout le commerce de l’Egypte à un autre centre commun, 9, notamment à la ville du Caire, où aboutissent toutes les relations commerciales de l’Afrique.
    « Ce canal restant toujours navigable, on pourrait plus souvent profiter des vents favorables il la sortie de la Mer-Rouge, ce que ne permettent pas les crues trop tardives du Nil, qui, comme on l’a déjà dit, ne coïncident pas assez avec le temps moyen des moussons : il serait enfin très utile pour l’expédition des ordres et dépêches qui exigent le plus de célérité. J’ajouterai que, si je ne voyais quelques difficultés à recreuser et entretenir à la profondeur convenable le chenal entre Soueys et sa rade, je proposerais d’établir, à l’usage des corvettes et même des frégates, la communication directe des deux mers par l’isthme, ce qui deviendrait le complément de cette grande et importante opération. » — (Description de l’Egypte, t. II.)
  8. 4 théodolites de Richer.
    3 niveaux, cercle grand modèle de Gavet.
    2 — système Bourdaloue
    2 — petit modèle
    3 boussoles de 20 centimètres de Chevalier.
    5 — de 18 centimètres
  9. Description de l’Egypte, t. II.
  10. Instructions nautiques sur la Mer-Rouge, par K. Moresby et F. Elwon.
  11. Tineh, en arabe, signifie boue, vase; cette baie est parfaitement nommée.
  12. Description de L’Egypte, t. XVIII.
  13. Voyez la livraison du 15 mars 1855.