Le Canard sauvage, Rosmersholm/Le Canard sauvage

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LE CANARD SAUVAGE


DRAME EN CINQ ACTES

PERSONNAGES

Werlé, industriel, propriétaire d’usine.

Grégoire Werlé, son fils.

Le vieil Ekdal.

Hialmar Ekdal, son fils, photographe.

Gina Ekdal, femme d’Hialmar.

Hedwige, leur fille, quatorze ans.

Madame Sœrby.

Relling, médecin.

Molvik, ancien étudiant en théologie.

Graberg, commis.

Petersen, domestique de Werlé.

Jensen, domestique d’extra.

Un monsieur gras et pâle.

Un monsieur chauve.

Un monsieur myope.

Six autres messieurs.

Des domestiques d’extra.


Le premier acte se passe chez Werlé, les quatre autres chez Hialmar Ekdal.


ACTE PREMIER


Chez Werlé. Un cabinet de travail, luxueux et confortable. Armoires remplies de livres. Meubles capitonnés. Au milieu de la chambre, un bureau couvert de papiers et de registres. Des lampes allumées répandent une lumière adoucie par des abat-jours verts. Par la porte du fond, ouverte à deux battants et dont les portières sont relevées, on aperçoit un grand salon, richement meublé, très éclairé. À droite, dans le cabinet de travail, une porte perdue donnant sur les bureaux. À gauche, dans une cheminée, un feu de charbons. Plus au fond, une porte à deux battants conduit à la salle à manger.


Petersen, en livrée, et Jensen, en habit, rangent le cabinet de travail. Dans le grand salon, on voit deux ou trois autres domestiques rangeant et allumant des bougies. On entend un bruit de conversations et de rires venant de la salle à manger. On frappe un verre avec un couteau. Il se fait un silence. On porte un toast. On applaudit. Le bourdonnement des conversations recommence.

petersen, allumant une lampe sur la cheminée et la coiffant d’un abat-jour. — Écoute, Jensen, ne voilà-t-il pas le vieux qui fait un discours en l’honneur de madame Sœrby ?

jensen, avançant un fauteuil. — Est-ce vrai ce que dit le monde, qu’il y a quelque chose entre eux ?

petersen. — Dieu le sait.

jensen. — C’est que c’était un fameux paillard dans le temps, paraît-il.

petersen. — Peut-être bien.

jensen. — On dit que c’est pour son fils qu’il donne ce dîner.

petersen. — Oui. Il est revenu hier.

jensen. — Je ne savais pas qu’il eût un fils, M. Werlé

petersen. — Pour sûr, qu’il a un fils. Mais il ne bouge pas de là-haut, des usines d’Heydal. Je ne l’ai pas vu en ville une seule fois, depuis toutes les années que je sers dans la maison.

un domestique d’extra, à la porte du salon. — Petersen ! Il y a là un vieux bonhomme qui…

petersen, marmottant. — Bon ! Qui diable peut venir à cette heure ?

(On aperçoit le vieil Ekdal à la porte du salon. Il est vêtu d’une redingote râpée à col droit, porte des gants de laine, tient à la main un bâton et un bonnet de fourrure, et sous le bras un paquet dans du papier gris. Il porte une perruque sale, d’un rouge-brun et une barbiche grise.)

petersen, allant au-devant de lui. — Sapristi, — que venez-vous faire ici ?

ekdal, à la porte. — Je dois aller aux bureaux, Petersen,… faut absolument.

petersen. — Les bureaux sont fermés depuis une heure, et…

ekdal. — On m’a dit ça à la porte, petit père, mais Graberg est encore là. Soyez gentil, Petersen, laissez-moi passer. (Il indique du doigt la porte perdue.) Connais déjà ce chemin.

petersen. — Bon, bon, allez. (Il ouvre la porte.) Mais souvenez-vous du moins qu’il faudra sortir par l’autre porte ; car nous avons du monde.

ekdal. — Très bien, hum ! Merci, père Petersen ! vieil ami. Merci. (Entre les dents.) Vieille morue ! (Il passe dans les bureaux ; Petersen referme la porte sur lui.)

jensen. — C’est un employé des bureaux, ça ?

petersen. — Non, on lui donne de la copie quand ça presse. Mais dans le temps, ma foi, c’était un fameux lapin, que le père Ekdal.

jensen. — En effet, il a l’air de quelque chose.

petersen. — Je crois bien. Il a été lieutenant ! Vous comprenez.

jensen. — Ah bah ! il a été lieutenant !

petersen. — Ma foi oui, mais, après cela, il a voulu faire le commerce du bois ou quelque chose d’approchant. C’est alors qu’il a joué, dit-on, un épouvantable tour à monsieur. Vous comprenez : ils étaient associés pour l’exploitation d’Heydal. Ah ! je le connais bien, le père Ekdal. Nous avons pris plus d’un bitter ou d’un bock ensemble, chez madame Eriksen.

jensen. — Il ne doit pas avoir de quoi régaler souvent, cet homme.

petersen. — Vous pensez bien, Jensen, que c’est moi qui régale. Je trouve, ma foi, qu’il faut être gentil envers un homme comme il faut qui a eu des malheurs.

jensen. — Il a donc fait faillite ?

petersen. — Bien pis que ça : il a été en prison.

jensen. — En prison !

petersen. — Enfin, il a été enfermé. (Prêtant l’oreille.) Chut ! Voici qu’on se lève.

(Des domestiques ouvrent la porte de la salle à manger. Madame Sœrby entre en causant, avec deux messieurs. Peu à peu, on voit apparaître tous les convives et, parmi eux, Werlé. Hialmar Ekdal et Werlé entrent les derniers.)

madame sœrby, en passant, au domestique. — Petersen, faites servir le café dans la salle de musique.

petersen. — Oui, madame.

(Elle traverse la chambre, accompagnée des deux messieurs, sort par la porte du fond et tourne à droite. Les domestiques prennent le même chemin.)

un monsieur gras et pâle, à un monsieur chauve. — Ouf, ce dîner ! Il a fallu travailler ferme.

le monsieur chauve. — Avec un peu de bonne volonté, on arrive à faire énormément, en trois heures.

le monsieur gras. — Oui, mais après cela, mon cher chambellan, après cela…

un troisième monsieur. — Je vois qu’on compte servir le moka et le marasquin dans la salle de musique.

le monsieur gras. — À la bonne heure ! Mme Sœrby va peut-être nous jouer quelque chose.

le monsieur chauve, à demi-voix. — On ne sait jamais ce qu’elle peut nous jouer, Mme Sœrby.

le monsieur gras. — En tout cas, ce ne sera pas un mauvais tour : Berthe ne lâche pas ses vieux amis.

(Ils sortent en riant par la porte du fond.)

werlé, à demi-voix, d’un air soucieux. — Je ne crois pas qu’on l’ait remarqué. N’est-ce pas, Grégoire ?

grégoire, le regardant, étonné. — Quoi ?

werlé. — Alors tu ne l’as pas remarqué non plus ?

grégoire. — Remarqué quoi ?

werlé. — Nous étions treize à table.

grégoire. — Vraiment ? nous étions treize ?

werlé, jetant un regard sur Hialmar Ekdal. — Nous sommes toujours douze. Aux convives qui se trouvent dans la chambre.) Veuillez passer, messieurs.

(Tous sortent par la porte du fond, sauf Hialmar et Grégoire.)

hialmar, qui a entendu les dernières paroles de Werlé. — Tu n’aurais pas dû m’envoyer cette invitation, Grégoire.

grégoire. — Comment ! La fête est soi-disant en mon honneur, et je n’aurais pas le droit d’inviter mon meilleur ami.

hialmar. — Je ne crois pas que j’aie fait plaisir à ton père : je ne viens jamais ici.

grégoire. — Je le sais. Mais j’ai tenu à te voir, à te parler, car bientôt je m’en irai sans doute, je retournerai là-bas. — Eh oui ! Hialmar, nous nous étions perdus de vue depuis l’école. Voilà seize ou dix-sept ans que je ne t’ai rencontré.

hialmar. — Y a-t-il vraiment si longtemps ?

grégoire. — Sans doute. Voyons ! Comment cela va-t-il ? Tu as bonne mine. Un peu plus, je te trouverais gros et gras.

hialmar. — Hum — gras, n’est pas précisément le mot. Mais j’ai probablement l’air plus viril que je ne l’avais alors.

grégoire. — C’est certain. Ton physique n’a pas souffert.

hialmar, d’une voix sombre. — Mais le moral, Grégoire ! Je t’assure bien qu’il a changé ! Tu sais comment tout s’est effondré pour moi et les miens, depuis que nous ne nous sommes vus.

grégoire, baissant la voix. — Ton père ? — Que fait-il maintenant ?

hialmar. — Ah, mon ami, pourquoi en parler ? Mon malheureux père habite chez moi, bien entendu. Il n’a que moi au monde. Mais c’est là, vois-tu, un sujet si cruel, si poignant. Dis-moi plutôt ce que tu as fait là-haut, à l’usine.

grégoire. — J’ai joui de ma solitude. J’ai eu le loisir de réfléchir à bien des choses. Viens ici, nous serons mieux pour causer.

(Il s’assied dans un fauteuil, devant la cheminée et oblige Hialmar à prendre un siège à côté du sien.)

hialmar, avec émotion. — N’importe, Grégoire : je te dois bien des remercîments pour m’avoir fait dîner à la table de ton père ; cela me prouve que tu ne m’en veux plus.

grégoire — D’où te vient cette idée, pourquoi t’en voudrais-je ?

hialmar. — Je ne sais pas. Mais tu m’en as certainement voulu les premières années.

grégoire. — De quelles années parles-tu ?

hialmar. — De celles qui ont suivi le désastre. Et c’était si naturel !… Il s’en est fallu de peu que ton père lui-même fût compromis dans ces… dans ces horribles histoires.

grégoire. — Et je t’en aurais voulu, à toi ? Qui a pu te le faire croire ?

hialmar. — Je le sais, Grégoire : c’est ton père lui-même qui me l’a dit.

grégoire, avec un sursaut. — Mon père ! Ah, très bien ! — C’est donc pour cela que tu ne m’as plus donné signe de vie, depuis ce temps ?

hialmar. — Oui.

grégoire. — Pas même quand tu t’es décidé à te faire photographe ?

hialmar. — Ton père m’a dit qu’il valait mieux ne te rien dire.

grégoire, regardant droit devant lui. — Bien, bien, il était peut-être dans le vrai. — Mais dis-moi, Hialmar, as-tu quelque raison d’être satisfait de ta situation ?

hialmar, avec un soupir. — Eh, mon Dieu, oui ; je ne puis pas dire le contraire. Au commencement, tu comprends, j’étais un peu dépaysé. C’était si différent de ce que j’avais connu !… Mais que restait-il du passé ? Les ruines accumulées par le désastre de mon père, — la honte et l’opprobre. — Ah, Grégoire !

grégoire, saisi. — Oui, oui, je comprends.

hialmar. — Il ne pouvait plus être question de continuer mes études. Il ne restait pas un sou vaillant. Rien que des dettes à payer, surtout à ton père, je crois.

grégoire. — Hum…

hialmar. — Alors, vois-tu, j’ai pensé qu’il valait mieux rompre d’un seul coup tout ce qui nous rattachait au passé. Je l’ai fait, surtout, sur le conseil de ton père. Et comme il a eu la bonté de me venir en aide…

grégoire. — Ah, il a fait cela ?

hialmar. — Oui ; tu ne le savais pas ? Comment aurais-je pu, sans cela, trouver de quoi apprendre le métier de photographe, monter un atelier, m’établir, enfin. Cela coûte de l’argent, tu sais.

grégoire. — Et c’est mon père qui te l’a avancé ?

hialmar. — Oui, mon ami. Mais comment se fait-il que tu l’ignores ? J’ai cru comprendre qu’il te l’avait écrit.

grégoire. — Il ne m’a jamais écrit que c’était lui. Il l’aura oublié. D’ailleurs nous n’échangeons que des lettres d’affaires. Ainsi, c’était mon père !

hialmar. — Oui, c’était lui. Il a toujours tenu à ce qu’on l’ignorât. Mais c’était bien lui. Et c’est encore grâce à lui que j’ai pu me marier. Serait-ce aussi du nouveau pour toi ?

grégoire. — Assurément. (Lui prenant le bras.) Ah, mon cher Hialmar, tu ne saurais croire combien je suis heureux de ce que tu m’apprends et quelle peine cela me fait en même temps. J’ai peut-être été injuste envers mon père jusqu’à un certain point. Oui, car enfin, tout cela prouve du cœur. Il y a là une certaine conscience.

hialmar. — Tu dis conscience ?

grégoire. — Oui, si tu veux. Non, je ne saurais te dire quel bonheur j’éprouve à apprendre tout cela sur le compte de mon père. — C’est juste, tu es marié, toi, Hialmar. Je ne pourrai jamais en dire autant de moi. Allons, j’espère que tu es heureux en ménage.

hialmar. — Certainement, oui. C’est une femme comme on ne peut en souhaiter de meilleure, habile et bonne ménagère. Avec cela, elle n’est pas sans quelque éducation.

grégoire, avec un peu d’étonnement. — J’espère bien que non.

hialmar. — C’est que, vois-tu, la vie est une école. Ma fréquentation quotidienne… et puis, nous avons, comme habitués, quelques gens de mérite. Je t’assure que tu ne reconnaîtrais pas Gina.

grégoire. — Gina ?

hialmar. — Mais oui, mon cher. Tu ne te rappelles donc pas qu’elle s’appelle Gina ?

grégoire. — Quelle Gina ? Je ne puis pas savoir.

hialmar. — Mais tu ne te souviens donc pas qu’elle a servi ici dans le temps ?

grégoire, le regardant. — Gina Hansen ?

hialmar. — Mais oui, certainement : Gina Hansen.

grégoire. — Celle qui a gouverné la maison pendant la dernière maladie de ma mère ?

hialmar. — Mais oui. Voyons, mon cher Grégoire : je suis sûr que ton père t’a annoncé mon mariage.

grégoire, qui s’est levé. — En effet, il me l’a annoncé ; mais il ne m’avait pas dit… — Il arpente la scène.) Si, si, attends un peu ; — je crois me souvenir. — Mais les lettres de mon père sont si courtes. (Il s’assied sur un bras du fauteuil.) Écoute, Hialmar, dis-moi donc… — c’est si curieux. Voyons… comment as-tu fait la connaissance de Gina… de ta femme ?

hialmar. — Mais d’une façon toute simple : Gina avait quitté la maison, où tout était sens dessus dessous ; depuis la maladie de ta mère — tu comprends ; Gina ne pouvait plus y tenir. Elle a demandé son congé et elle est partie. C’était l’année qui a précédé la mort de ta mère — ou peut-être l’année même.

grégoire. — Oui, c’était l’année même de sa mort. À cette époque, j’étais déjà à l’usine. Mais voyons, continue.

hialmar. — Eh bien, Gina est allée s’établir chez sa mère, une femme active et entreprenante qui tenait un petit restaurant. À côté, elle avait une chambre à louer, une jolie chambre, élégante et bien meublée.

grégoire. — Et tu as probablement eu la chance de t’y loger.

hialmar. — Oui. C’est même ton père qui m’en a donné l’idée. Et c’est là, — tu comprends — c’est justement là que j’ai fait la connaissance de Gina.

grégoire. — Et cela a abouti à un engagement.

hialmar. — Oui. Un jeune homme, une jeune fille, — l’amour vient vite.

grégoire, se levant et se remettant à marcher. — Dis-moi, — c’est après cela — après tes fiançailles, que mon père t’a conseillé ; — enfin, c’est alors que tu t’es décidé à te faire photographe ?

hialmar. — Justement. J’ai voulu me créer un état et m’établir le plus tôt possible. Ton père et moi, nous sommes tombés d’accord que la photographie était ce qu’il y avait de plus facile. Gina était du même avis. Ah, c’est juste ! Il y avait encore une raison : Gina avait précisément fait quelques études de retouche.

grégoire. — Cela se trouvait à merveille.

hialmar, se levant, d’un air satisfait. — N’est-ce pas, mon ami ? N’est-ce pas que cela se trouvait à merveille.

grégoire. — Ah ! il faut en convenir ! Mais mon père a été une sorte de providence pour toi.

hialmar, ému. — Il n’a pas abandonné le fils de son vieil ami en détresse. C’est que, vois-tu, c’est un noble cœur.

madame sœrby, entrant au bras de Werlé. — Pas de protestation, mon cher monsieur Werlé. Il ne faut pas que vous soyez là, au milieu de toutes ces lumières. Cela vous éblouit et vous fait du mal.

werlé — Je crois que vous avez raison.

(Petersen et Jensen entrent, portant des plateaux.)

madame sœrby, aux convives, qui se tiennent dans l’autre pièce. — Entrez, messieurs. Si quelqu’un veut un verre de punch, qu’il se donne la peine de venir ici.

le monsieur gras, s’approchant de Mme Sœrby. — Voyons, est-ce possible que vous ayez supprimé la sainte liberté de fumer ?

madame sœrby. — Oui, monsieur le chambellan, elle est proscrite dans les domaines de M. Werlé.

le monsieur chauve. — Et de quand date cette disposition draconienne, madame Sœrby ?

madame sœrby. — Du dernier dîner, monsieur le chambellan, où quelques personnes sont allées jusqu’à la licence.

le monsieur chauve. — Et l’on ne peut pas se permettre un tout petit peu de licence, madame Berthe ? Pas le moindre petit brin ?

madame sœrby. — En aucune façon, chambellan Ballé.

(La plupart des convives sont entrés dans le cabinet de Werlé. Les domestiques offrent le punch.)

werlé, à Hialmar, qui se tient à l’écart, près d’une table. — Qu’étudiez-vous là, Ekdal ?

hialmar. — Un simple album, monsieur Werlé.

le monsieur chauve, qui se promène dans la pièce. — Des photographies ! Cela doit vous intéresser.

le monsieur gras, du fond d’un fauteuil. — Vous n’en avez pas avec vous ?

hialmar. — Non, monsieur.

le monsieur gras. — C’est dommage : on passe si bien son temps à regarder des images, assis dans un fauteuil.

le monsieur chauve. — Et cela entretient la conversation.

(La conversation continue au milieu des rires et des plaisanteries.)

grégoire, à voix basse. — Il faut que tu causes, Hialmar.

hialmar, avec un mouvement d’épaules. — De quoi causer ?

le monsieur gras. — N’êtes vous pas d’avis, monsieur Werlé, que le tokay est plutôt sain pour l’estomac ?

werlé, près de la cheminée. — Dans tous les cas, je me porte garant du tokay que vous avez bu aujourd’hui ; il est d’une excellente année. Du reste, vous l’avez bien senti.

le monsieur gras. — Oui, il avait un bouquet admirable.

hialmar, incertain. — Y a-t-il quelque différence entre une année et une autre ?

le monsieur gras, riant. — Ah ! vous êtes bon, vous !

werlé, avec un sourire. — Ce n’est vraiment pas la peine de vous offrir une noble boisson.

le monsieur chauve. — Voyez-vous, monsieur Ekdal, il en est du tokay comme des photographies, il leur faut du soleil, n’est-ce pas ?

hialmar. — Oui, c’est une question de lumière, jusqu’à un certain point.

madame sœrby. — Mais alors, c’est aussi le cas des chambellans : on prétend qu’ils se tournent vers le soleil.

le monsieur chauve. — Aïe, aïe, voilà une méchanceté bien usée.

le monsieur myope. — Madame se produit…

le monsieur gras. — Et à nos dépens (menaçant) : Madame Berthe, madame Berthe !…

madame sœrby. — C’est sûr aussi, qu’il y a une énorme différence entre les années. Plus c’est vieux, mieux ça vaut.

le monsieur myope. — Vous me classez parmi les vieux !

madame sœrby. — Bien loin de là !

le monsieur chauve. — Voyez un peu ! Et moi donc, ma chère madame Sœrby.

le monsieur gras. — Eh bien, et moi ? De quelle année sommes-nous ?

madame sœrby. — Vous êtes, selon moi, des années douces, messieurs.

(Elle porte un verre de punch à ses lèvres. Les chambellans rient et badinent avec elle.)

werlé. — Madame Sœrby sait toujours se tirer d’affaire quand elle veut. Ne posez pas vos verres, messieurs ! Petersen, remplissez ! Grégoire, buvons un verre ensemble ! (Grégoire ne bouge pas.) Ne voulez-vous pas être de la partie, Ekdal ? Je n’ai pas eu l’occasion de boire avec vous à dîner.

(Graberg entr’ouvre la porte en tapisserie.)

graberg. — Excusez, monsieur Werlé, je suis enfermé.

werlé. — Bon, vous voilà de nouveau enfermé.

graberg. — Oui, et Flakstad est parti avec les clefs.

werlé. — C’est bon, passez par ici.

graberg. — C’est que nous sommes deux.

werlé. — Eh bien, passez tous les deux, ne vous gênez pas.

(Graberg et le père Ekdal sortent des bureaux.)

werlé, malgré lui. — Ouf !

(Les rires et les plaisanteries cessent parmi les convives. Hialmar tressaille à la vue de son père, dépose son verre et se tourne vers la cheminée.)

ekdal, les yeux baissés, fait de petits saluts à droite et à gauche et s’en va en murmurant… Demande pardon… fait fausse route… Porte fermée… porte fermée… Demande pardon.

(Ekdal et Graberg sortent par la porte du fond à droite.)

werlé, entre les dents. — Ce sacré Graberg !

grégoire ouvre de grands yeux, et reste bouche béante, puis il dit à Hialmar : — Ce n’était pourtant pas là… ?

le monsieur gras. — Que se passe-t-il ? Qui était-ce ?

grégoire. — Oh, personne, le commis et quelqu’un d’autre.

le monsieur myope, à Hialmar. — Vous connaissez cet individu ?

hialmar. — Je ne sais pas ; je n’ai pas remarqué.

le monsieur gras, se levant. — Que diable se passe-t-il ?

(Il s’approche de quelques autres messieurs qui parlent entre eux, à voix basse.)

madame sœrby, au domestique. — Donnez-lui quelque chose à emporter, quelque chose de bon.

petersen, faisant un geste d’assentiment. — Oui, madame.

grégoire, avec émotion, d’une voix contenue, à Hialmar. — Ainsi, c’était lui !

hialmar. — Oui.

grégoire. — Et pourtant tu viens de le renier.

hialmar, agité, à voix basse. — Comment aurais-je pu…

grégoire. — Ne pas renier ton père ?

hialmar, douloureusement. — Oh ! si tu étais à ma place, tu…

(Les convives, qui causaient entre eux à voix basse, affectent maintenant de parler très haut.)

le monsieur chauve, d’un air affable, en se rapprochant d’Hialmar et de Grégoire. — Oh ! on fait revivre, à ce que je vois, les vieux souvenirs d’université. Comment ? Vous ne fumez pas, monsieur Ekdal ? Voulez-vous du feu ? Ah, c’est vrai, c’est défendu.

hialmar. — Merci, je n’en veux pas…

le monsieur gras. — N’auriez-vous pas quelques jolis vers à nous dire, monsieur Ekdal ? Dans le temps vous déclamiez si joliment.

hialmar. — Malheureusement, je ne puis me souvenir de rien.

le monsieur gras. — Oh, c’est bien dommage. Que pourrions-nous imaginer, Ballé ?

(Il passe dans l’autre chambre avec Ballé.)

hialmar d’une voix sombre. — Grégoire, je veux partir ! Vois-tu, quand un homme se sent frappé par le destin… — Présente mes salutations à ton père.

grégoire. — Oui, oui… Rentres-tu chez toi ?

hialmar. — Oui. Pourquoi cette question ?

grégoire. — Parce que j’irai peut-être te rejoindre tout à l’heure.

hialmar. — Non, ne viens pas chez moi. Ma demeure est triste, Grégoire, surtout après une brillante fête, comme celle-ci. Nous pourrons facilement nous rencontrer quelque part en ville.

madame sœrby, qui s’est approchée, à voix basse. — Vous partez, Ekdal ?

hialmar. — Oui.

madame sœrby. — Saluez Gina.

hialmar. — Merci.

madame sœrby. — Dites-lui que j’irai la voir un de ces jours.

hialmar. — Oui : merci. (À Grégoire.) Reste ici. Je veux disparaître, sans éveiller l’attention.

(Il traverse lentement la scène, entre dans l’autre chambre, puis sort à droite.)

madame sœrby, À voix basse, au domestique qui est entré. — Eh bien, avez-vous donné quelque chose au vieux ?

petersen. — Je crois bien. Une bouteille de cognac.

madame sœrby. — Oh ! vous auriez pu trouver mieux que cela.

petersen. — Pour sûr que non, madame. Il aime le cognac par-dessus tout.

le monsieur gras, à la porte, tenant un cahier de musique. — Ne voulez-vous pas que nous fassions de la musique ensemble, madame Sœrby ?

madame sœrby. — Volontiers.

les convives. — Bravo, bravo !

(Elle passe dans l’autre chambre et tourne à droite, suivie de tous les invités. Werlé cherche quelque chose sur son bureau et semble désirer que Grégoire s’en aille. Voyant que celui-ci ne bouge pas, il se dirige vers la porte d’entrée.)

Grégoire. — Un instant, mon père.

werlé, s’arrêtant. — Qu’y a-t-il ?

grégoire. — Je voudrais te parler.

werlé. — Ne peux-tu pas attendre que nous soyons seuls ?

grégoire. — Non, je ne peux pas. Il est possible que nous ne soyons plus jamais seuls.

werlé, se rapprochant. — Que veux-tu dire ?

(Pendant la scène suivante, on entend au loin le son d’un piano.)

grégoire. — Comment a-t-on pu laisser cette famille s’effondrer aussi misérablement ?

werlé. — Tu parles des Ekdal, je pense.

grégoire. — Oui, je parle des Ekdal. Il y eut cependant un temps, où le lieutenant Ekdal te tenait de bien près.

werlé. — Oui, malheureusement, il me tenait de trop près. J’en ai assez souffert pendant de longues années. Grâce à lui, une sorte d’éclaboussure a rejailli sur mon nom.

grégoire, à voix basse. — Était-il vraiment le seul coupable ?

werlé. — Que veux-tu dire ?

grégoire. — Cette grande opération, cet achat de forêts, vous l’aviez pourtant faite ensemble.

werlé. — Mais c’est Ekdal qui a dessiné la carte du terrain, — cette carte inexacte. C’est lui qui a fait cette coupe illégale sur les terrains de l’État. Tu sais bien que c’était lui qui dirigeait toute l’exploitation là-haut. Moi, j’ignorais les entreprises du lieutenant Ekdal.

grégoire. — Le lieutenant Ekdal ignorait sûrement lui-même la portée de ses entreprises.

werlé. — C’est bien possible. Mais un argument sans réplique, c’est qu’il a été condamné et que j’ai été acquitté.

grégoire. — Oui, je sais bien qu’il n’y avait pas de preuves.

werlé. — Un acquittement est un acquittement. Pourquoi remuer ces vieilles histoires qui m’ont blanchi les cheveux avant l’âge. C’est donc cela qui t’a travaillé pendant toutes ces années que tu es resté là-haut ? Je t’assure, Grégoire, qu’ici ces choses sont oubliées depuis longtemps — en ce qui me concerne.

grégoire. — Eh bien ! et la malheureuse famille Ekdal ?

werlé. — Mais qu’aurais-tu donc voulu que je fisse pour ces gens-là ? Quand Ekdal est sorti de prison, c’était un homme fini. Il n’y avait rien à faire. Il y a des hommes qui coulent à fond, aussitôt qu’ils se sentent un petit grain de plomb dans le corps, et qui ne peuvent plus revenir à la surface. Tu peux en croire ma parole, Grégoire ; je suis allé aussi loin qu’il m’a été possible, sans m’exposer aux soupçons et aux mauvais propos.

grégoire. — Aux soupçons ?… Ah, oui.

werlé. — J’ai procuré à Ekdal de la copie dans les bureaux et je le paye beaucoup plus que son ouvrage ne vaut.

grégoire, sans le regarder. — Je n’en doute pas.

werlé. — Tu souris ? Tu ne me crois pas ? Il est vrai que cela ne se trouve nulle part dans mes comptes ; je n’inscris jamais ces dépenses-là.

grégoire, souriant froidement. — Sans doute, il y a certaines dépenses qu’il vaut mieux ne pas inscrire.

werlé, tressaillant. — Qu’entends-tu par là ? Grégoire, s’échauffant. — As-tu inscrit combien tu as dépensé pour faire apprendre la photographie à Hialmar Ekdal ?

werlé. — Moi ? Comment cela ?

grégoire. — Je sais maintenant que c’est toi qui as fait cette dépense. Je sais également que c’est toi qui lui as fourni amplement de quoi s’établir.

werlé. — Tu vois bien ! Et, malgré cela, tu prétends que je n’ai rien fait pour les Ekdal !… Je te jure que ces gens-là m’ont coûté assez d’argent.

grégoire. — As-tu inscrit une seule de ces dépenses ?

werlé. — Pourquoi cette question ?

grégoire. — Oh, j’ai mes raisons. Écoute-moi bien : l’époque où tu t’es si vivement intéressé au fils de ton vieil ami, n’a-t-elle pas coïncidé avec le mariage d’Hialmar ?

werlé. — Comment, diantre, veux-tu qu’après une longue suite d’années…

grégoire. — Tu m’as écrit une lettre dans le temps, une lettre d’affaires, naturellement ; et dans un post-scriptum tu m’annonçais le mariage d’Hialmar Ekdal avec une demoiselle Hausen.

werlé. — Eh bien, c’était exact. Elle s’appelait ainsi.

grégoire. — Mais tu ne me disais pas que cette demoiselle Hausen, c’était Gina Hausen, — notre ancienne bonne.

werlé, avec un sourire ironique, mais forcé. Je ne savais pas que tu t’intéressais spécialement à notre ancienne bonne.

grégoire. — Tu avais raison. Mais… (Il baisse la voix.)… mais il y avait dans la maison quelqu’un qui s’intéressait tout particulièrement à elle.

werlé. — Que veux-tu dire ? Ce n’est pas moi que tu vises ?

grégoire, bas, mais avec fermeté. Si, — c’est toi.

werlé. — Tu oses ! Tu te permets ! Cet ingrat, ce photographe, comment peut-il, comment ose-t-il faire de pareilles insinuations !

grégoire. — Hialmar ne m’en a pas touché un mot. Je ne crois pas qu’il se doute de quoi que ce soit.

werlé. — Mais alors d’où te vient cette idée ? Qui a pu te dire pareille chose ?

grégoire. — C’est ma pauvre, ma malheureuse mère, la dernière fois que je l’ai vue.

werlé. — Ta mère ! J’aurais dû m’en douter ! Elle et toi, vous ne faisiez qu’un. C’est elle qui, dès le commencement, t’a éloigné de moi.

grégoire. — Non, ce n’est pas elle, c’est tout ce qu’elle a souffert, tout ce qui l’a brisée, accablée, conduite à sa misérable fin.

werlé. — Elle n’a pas plus souffert que toutes les femmes. On ne peut pas faire entendre raison à des malades, à des exaltées. J’en sais quelque chose. Et te voilà maintenant concevant des soupçons, prêtant l’oreille à un tas de racontars et de calomnies contre ton propre père !… Écoute, Grégoire, il me semble qu’à ton âge tu pourrais trouver une occupation plus utile.

grégoire. — En effet, il en est temps.

werlé. — Peut-être te sentirais-tu alors le cœur plus léger. Où cela peut-il te mener de te barricader là-haut, dans les usines, de peiner comme un simple commis, sans vouloir toucher un sou de plus que les gages ordinaires ? C’est une vraie folie de ta part.

grégoire. — En es-tu bien sûr ?

werlé. — Va, je te comprends. Tu veux être indépendant, tu ne veux rien me devoir. J’ai justement une occasion pour toi de devenir indépendant et de ne relever de personne.

grégoire. — Vraiment ? Comment cela ?

werlé. — Quand je t’ai écrit qu’il était indispensable que tu vinsses en ville sur-le-champ…

grégoire. — Oui, au fait, que me veux-tu ? J’ai attendu toute la journée que tu me le dises.

werlé. — Je veux te proposer une association.

grégoire. — Une association ? Moi, entrer dans tes affaires ?

werlé. — Oui. Nous n’aurions pas besoin d’être toujours ensemble. Tu pourrais, toi, diriger la maison de commerce, et moi, j’irais m’établir aux usines.

grégoire. — Toi ?

werlé. — Oui. Vois-tu, je ne puis plus travailler comme autrefois. Je dois ménager mes yeux, Grégoire ; ma vue commence à faiblir un peu.

grégoire. — Mais elle a toujours été faible.

werlé. — Pas autant qu’aujourd’hui. Et puis, vois-tu, il pourrait se produire telles circonstances qui me détermineraient, peut-être, à aller m’établir là-haut : au moins pour quelque temps.

grégoire. — Je ne me figure pas cela.

werlé. — Écoute-moi, Grégoire, il y a tant de choses qui nous séparent : mais cela n’empêche pas que je sois ton père et que tu sois mon fils. Il me semble que nous pourrions arriver à une entente.

grégoire. — Apparente, veux-tu dire.

werlé. — Enfin, ce serait toujours cela de gagné. Réfléchis, Grégoire. Ne crois-tu pas que cela pourrait se faire ? Dis ?

grégoire, le regardant froidement. — Il y a quelque chose là-dessous.

werlé. — Comment cela ?

grégoire. — Je dois pouvoir t’être utile à quelque chose.

werlé. — Quand on se tient de si près, on peut toujours s’être utile l’un à l’autre.

grégoire. — Oui, on dit cela.

werlé. — Je voudrais maintenant te garder quelque temps à la maison. Je suis seul, Grégoire, je me suis toujours senti seul, — durant toute ma vie ; et surtout maintenant, que je commence à me faire vieux. J’ai besoin de quelqu’un près de moi, je…

grégoire. — Tu as Mme Sœrby.

werlé. — Oui, c’est vrai, et je te dirai même qu’elle m’est devenue en quelque sorte indispensable. Elle a de l’esprit, une humeur égale, elle anime la maison, et voilà justement ce qu’il me faut.

grégoire. — Eh bien, oui, alors tu as ce que tu désires.

werlé. — Mais, vois-tu, je crains que cela ne puisse pas durer. Une femme dans ces conditions arrive facilement à avoir une fausse position. Même pour un homme, cela ne vaut rien.

grégoire. — Bah ! quand un homme donne des dîners, comme toi, il doit y avoir peu de chose qu’il ne puisse se permettre.

werlé. — Mais pense à elle, Grégoire. J’ai peur que cela ne lui répugne à la longue. Et si même, par dévouement pour moi, elle consentait à braver les mauvaises langues, les méchants propos et tout ce qui s’ensuit ? Peux-tu vraiment admettre, Grégoire, avec le sentiment de justice qui te caractérise… ?

grégoire, l’interrompant. — Dis-moi simplement que tu veux l’épouser ?

werlé. — Et si je le voulais ? Qu’y aurait-il à dire ?

grégoire. — Je le demande aussi, qu’y aurait-il à dire ?

werlé. — Cela te serait-il extrêmement désagréable ?

grégoire. — Mais pas du tout. Pas le moins du monde.

werlé. — Vois-tu, je ne savais pas si, par égard pour la mémoire de ta mère…

grégoire. — Je ne suis pas un exalté.

werlé. — Que tu le sois ou non, tu viens dans tous les cas de me soulager d’un grand poids. Il m’est bien doux de pouvoir compter sur toi, dans cette affaire.

grégoire, le regardant fixement. — Maintenant, je vois à quoi tu voulais m’employer.

werlé. — T’employer !… Cette expression…

grégoire. — Oh ! ne soyons pas si chatouilleux sur les expressions… Au moins quand nous sommes seuls. (Ricanant.) Ah ! c’est comme ça ! madame Sœrby étant en jeu, on avait besoin d’un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes attendrissantes entre le père et le fils. Ce serait du nouveau, ça !

werlé. — Comment oses-tu me parler sur ce ton !

grégoire. — La vie de famille ! Quand l’avons-nous menée ici ? Jamais, aussi loin que vont mes souvenirs. Mais aujourd’hui il en faut un peu, cela aurait si bonne façon, si l’on pouvait dire, qu’entraîné par la piété filiale, le fils est rentré à la maison pour assister aux noces de son vieux père ! Que resterait-il de tous ces bruits qui représentent la pauvre défunte succombant aux chagrins et aux souffrances ? Pas un écho, le fils les aurait fait évanouir.

werlé. — Grégoire !… Ah ! je le vois bien : il n’est personne au monde que tu respectes moins que moi.

grégoire, bas. — Je t’ai vu de trop près.

werlé. — Tu m’as vu par les yeux de ta mère. Baissant un peu la voix. Tu devrais te souvenir que ces yeux voyaient trouble quelquefois.

grégoire, d’une voix tremblante. — Je comprends à quoi tu fais allusion. Mais sur qui retombe la responsabilité de cette malheureuse faiblesse de ma mère ? Sur toi et sur toutes ces… La dernière était cette personne que tu as fait épouser à Hialmar Ekdal, quand tu n’en as plus voulu… Oh !

werlé, levant les épaules. — Je croirais entendre ta mère.

grégoire, sans faire attention à ses paroles. — Et voilà cette nature confiante, ce grand enfant, le voilà pris dans un filet de perfidies, habitant sous le même toit qu’une femme de cette espèce, sans se douter que son foyer, comme il l’appelle, repose sur un mensonge ! (Faisant un pas vers son père.) Ton existence m’apparaît, quand je la regarde, comme un champ de carnage jonché de cadavres, à perte de vue.

werlé. — Je suis tenté de croire qu’il y a entre nous une barrière infranchissable.

grégoire, s’inclinant avec sang-froid. — Je m’en aperçois ; voilà pourquoi je prends mon chapeau et je m’en vais.

werlé. — Tu t’en vas ? tu quittes la maison !

grégoire. — Oui. J’ai enfin trouvé un but à ma vie.

werlé. — Et quel est ce but ?

grégoire. Tu ne ferais qu’en rire, si je te le disais.

werlé. — Un solitaire comme moi ne rit pas facilement, Grégoire.

grégoire, montrant du doigt le fond de la scène. — Vois, mon père, — voici les chambellans qui jouent au colin-maillard avec madame Sœrby. — Bonsoir, et porte-toi bien.

(Il sort par le fond à droite. On entend rire les convives, puis on les voit apparaître dans la chambre du fond.)

werlé, ironiquement (entre les dents) suivant des yeux Grégoire qui s’en va. — Le malheureux ! et ce n’est pas un exalté, lui !


ACTE DEUXIÈME


L’atelier d’Hialmar Ekdal. Une assez vaste mansarde. À droite, toit en appentis avec de grandes fenêtres, à demi cachées par des rideaux bleus. Dans le coin de droite, la porte d’entrée. Plus en avant, du même côté, une porte conduisant à un petit salon. Deux portes à gauche. Entre les deux, un poêle en fer. Dans le fond, une large porte à doubles coulisses. L’atelier est simplement, mais convenablement arrangé et meublé. À droite, entre les deux portes, à quelque distance du mur, un sofa, une table et quelques sièges ; sur la table, une lampe allumée, coiffée d’un abat-jour. Au coin du poêle, un vieux fauteuil. Par-ci par-là, des instruments de photographe. Près du mur du fond, à gauche de la large porte, une étagère chargée de livres, de boîtes, de fioles, d’instruments, d’outils et d’autres objets. Sur la table, des photographies, des papiers, des pinceaux, etc.


Gina Ekdal et Hedwige sont assises, la première près de la table, occupée à coudre, la seconde sur le sofa. Hedwige, les coudes sur la table, les mains en abat-jour les pouces dans les oreilles, est absorbée dans une lecture.

gina, avec un souci contenu, après avoir regardé plusieurs fois Hedwige en dessous. Hedwige !

(Hedwige n’entend pas.)

gina, plus fort. — Hedwige !

hedwige, écartant les mains, et levant les yeux. — Oui, maman.

gina. — Chère Hedwige, il ne faut pas tant lire.

hedwige. — Oh ! maman, laisse-moi lire encore un peu. Un tout petit peu.

gina. — Non, non, ferme le livre. Papa ne le veut pas ; lui-même ne lit jamais le soir.

hedwige, fermant le livre. — C’est que papa n’en a pas tant envie que moi !

gina, déposant son ouvrage, prend un crayon et un petit livre de notes. — Te souviens-tu combien nous avons dépensé pour le beurre aujourd’hui ?

hedwige. — Une couronne soixante-cinq.

gina. — C’est juste. (Elle note.) C’est effrayant, ce que nous dépensons pour le beurre. Il y a aussi les saucissons, le fromage, et puis, voyons le jambon, hum (additionnant) voilà déjà…

hedwige. — Et puis la bière.

gina. — C’est vrai, la bière… (additionnant). Ça fait un joli chiffre. Mais on n’y peut rien.

hedwige. — Et puis, comme papa était absent, nous avons pu nous passer de plat chaud à dîner.

gina. — Oui, et c’est bien heureux. Avec ça, j’ai touché huit couronnes cinquante pour des photographies.

hedwige. — Vraiment ! Tant que ça ?

gina. — Juste huit couronnes cinquante.

(Un silence. Gina reprend son ouvrage. Hedwige prend du papier et un crayon et se met à dessiner, en se faisant un abat-jour de la main gauche.)

hedwige. — N’est-ce pas amusant que papa ait été invité à un grand dîner chez monsieur Werlé ?

gina. — On ne peut pas dire qu’il dîne chez monsieur Werlé. C’est le fils qui lui a envoyé une invitation. (Une pause.) Nous n’avons rien à démêler avec monsieur Werlé.

hedwige. Je me réjouis tant de voir rentrer papa. Il m’a promis de m’apporter quelque chose de bon qu’il voulait demander pour moi à madame Sœrby.

gina. — Oui, il y a de bonnes choses, là-bas, tu peux y compter.

hedwige, dessine, pendant la scène suivante. — Et puis, il me semble que j’ai un peu faim, sais-tu.

(Le vieil Ekdal entre par la porte du palier, son rouleau de papier sous le bras. Un autre paquet sort de la poche de sa redingote.)

gina. — Comme grand-père rentre tard ce soir.

ekdal — Ils avaient fermé les bureaux. Obligé d’attendre chez Graberg et de passer par… —

hedwige. — T’ont-ils donné de la nouvelle copie, grand-père ?

ekdal — Oui, tout ça. Vois un peu.

gina. — C’est très bien.

hedwige. — Et dans ta poche, tu as encore un paquet.

ekdal — Comment ? Des bêtises ; il n’y a rien du tout. (Posant sa canne dans un coin.) Ça va faire de l’ouvrage pour longtemps, Gina. (Il entr’ouvre la porte du fond.) Chut ! (Il regarde un moment à l’intérieur, puis referme la porte avec précaution.) Hé ! hé ! Ils dorment tous ensemble. Il est même couché dans le panier. Hé hé !

hedwige. — Es-tu bien sûr, grand-père, qu’il n’ait pas froid dans le panier ?

ekdal — Quelle idée ! Froid, dans tout ce foin ? (Il se dirige vers la seconde porte à gauche.) Je trouverai des allumettes ?

gina. — Les allumettes sont sur la commode.

(Ekdal entre dans sa chambre.)

hedwige. — Comme c’est bien qu’on ait donné toute cette copie à grand-père.

gina. — Oui, pauvre grand-père, il pourra gagner un peu d’argent de poche.

hedwige. — Et puis, ça l’empêchera de passer toutes ses matinées dans le restaurant de cette Madame Eriksen.

gina. — Ah, oui !

(Court silence.)

hedwige. — Crois-tu qu’ils soient encore à table ?

gina. — Dieu le sait, c’est bien possible, ma foi.

hedwige. — Pense un peu, comme papa a eu de bonnes choses à manger ! Je suis sûre qu’en rentrant il sera gai et de bonne humeur ; tu ne crois pas, dis, maman ?

gina. — Oh oui ! mais, pense donc, si nous pouvions lui annoncer que nous avons loué la chambre.

hedwige. — Ce soir, ce n’est pas nécessaire.

gina. — Ça ne gâterait rien, tu sais. Et cette chambre ne nous sert à rien.

hedwige. — Je voulais dire que papa sera gai ce soir quand même. Il vaut mieux que nous ayons la chambre en réserve pour une autre fois.

gina, la regardant. — Tu es contente d’avoir une bonne nouvelle à annoncer à papa lorsqu’il rentre le soir ?

hedwige. — Oui, la maison est tout de suite plus gaie.

gina, se parlant à elle-même. — Oh oui ! il y a du vrai là dedans.

(Le vieil Ekdal rentre et se dirige vers la première porte à gauche.)

gina, se retournant à demi. — Grand-père a besoin de quelque chose à la cuisine ?

ekdal. — Oui, oui, ne te dérange pas.

(Il sort.)

gina. — Il ne va pas fouiller dans les charbons, j’espère ? (Attendant un instant.) Hedvige, va donc voir ce qu’il fait.

(Ekdal rentre, une petite tasse d’eau bouillante à la main.)

hedwige. — Tu es allé chercher de l’eau chaude, grand-père ?

ekdal. — Oui, oui, j’en ai besoin. Dois écrire ; l’encre est devenue épaisse comme du gruau, — hum.

gina. — Mais grand-père devrait manger d’abord. Le souper est là qui attend.

ekdal. — Je me passerai de souper, Gina. Je suis très occupé, te dis-je. Personne ne peut entrer chez moi. Personne, — hum.

(Il rentre dans sa chambre. Gina et Hedwige s’entreregardent.)

gina, baissant la voix. — Explique-moi, si tu peux, où il a trouvé de l’argent.

hedwige. — C’est peut-être Graberg qui lui en a donné.

gina. — Mais non. C’est toujours à moi que Graberg envoie l’argent.

hedwige. — Il aura pris une bouteille à crédit quelque part.

gina. — Pauvre grand-père, on ne lui donnerait rien à crédit.

(Hialmar Ekdal entre par la porte de droite. Il est en pardessus, un chapeau gris en feutre mou sur la tête.)

gina, jetant son ouvrage et se levant. — Comment, te voilà, Ekdal !

hedwige — Déjà rentré, papa !

hialmar, ôtant son chapeau. — Tout le monde doit être parti, à l’heure qu’il est.

hedwige. — De si bonne heure ?

hialmar. — Mais oui, puisque c’était un dîner.

(Il fait un mouvement pour ôter son pardessus.)

gina. — Laisse-moi t’aider.

hedwige. — Et moi aussi.

(Elles le débarrassent de son pardessus, que Gina va suspendre à un clou au fond.)

hedwige. — Y avait-il beaucoup de monde, papa ?

hialmar. — Oh, non ! nous étions de douze à quatorze personnes à table.

gina. — Et tu as pu leur parler à tous ?

hialmar. — Oui, quelques mots. Mais il y avait Grégoire, qui s’est emparé de moi.

gina. — Grégoire est-il toujours aussi laid ?

hialmar. — Il n’est pas bien beau, c’est vrai. Mon père n’est pas encore rentré ?

hedwige. — Si ; grand-père s’est enfermé pour écrire.

hialmar. — Il n’a rien dit ?

gina. — Non ; qu’aurait-il dit ?

hialmar. — Il n’a pas raconté que ?… Il me semble avoir entendu qu’il a été chez Graberg. Je vais entrer chez lui un instant.

gina. — Non, non, n’entre pas.

hialmar. — Pourquoi ? A-t-il dit qu’il ne voulait pas me voir ?

gina. — Je crois qu’il ne veut voir personne ce soir.

hedwige, lui faisant un signe. — Hum — hum !

gina, qui ne la remarque pas. — Il s’est procuré de l’eau bouillante tantôt.

hialmar. — Ah, il est en train de ?…

gina. — Oui, c’est possible.

hialmar. — Mon Dieu, mon pauvre vieux père !… Pensons à ses cheveux blancs ! Laissons-le se régaler à son aise.

(Le père Ekdal rentre, fumant une pipe. Il a passé sa robe de chambre.)

ekdal. — Rentré ? Il m’a bien semblé reconnaître ta voix.

hialmar. — Je viens de rentrer.

ekdal. — Tu ne m’as pas vu passer, dis ?

hialmar. — Non ; mais on m’a dit que tu venais de passer, et alors j’ai voulu te rejoindre.

ekdal. — Gentil à toi, Hialmar. Et tout ce monde, qui était-ce, dis ?

hialmar. — Oh ! il y avait plusieurs personnes : le chambellan Flor, et le chambellan Ballé, et le chambellan Kaspersen, et le chambellan un tel ; je ne me souviens plus…

ekdal, hochant la tête. — Tu entends, Gina ! Il a été dans une société où il n’y avait que des chambellans, rien que des chambellans.

gina. — La maison est devenue très élégante, c’est sûr.

hedwige. — Les chambellans ont-ils chanté, papa ? Ou peut-être qu’ils ont récité quelque chose ?

hialmar. — Non ; ils n’ont fait que bavarder. Puis, ils ont voulu me faire déclamer ; mais je n’ai pas voulu.

ekdal. — Pas voulu, dis-tu ?

gina. — Tu aurais bien pu le faire, il me semble.

hialmar. — Non ; on ne doit pas être à la sonnette de tout le monde. (Se promenant par la chambre.) Dans tous les cas, ce n’est pas dans mon caractère.

ekdal. — Non, non, Hialmar n’est pas un homme à ça, lui.

hialmar. — Je ne vois pas pourquoi je me chargerais de divertir les autres, pour une fois que je vais dans le monde. Les autres n’ont qu’à s’échiner. Ces gaillards-là ne vont-ils pas de maison en maison, boire et manger, et cela tous les jours de l’année ? Qu’ils aient la bonté, alors, de se rendre utiles, en échange de tout ce qu’on leur offre.

gina. — Tu ne leur as pas dit ça, au moins ?

hialmar, fredonnant. — Oh, oh, oh ! Ils en ont entendu un peu sur tous les tons.

ekdal. — Vraiment, si chambellans qu’ils soient !

hialmar. — Cela ne leur a servi à rien. (Changeant de ton.) Après cela, nous avons eu une petite dispute au sujet du tokay.

ekdal. — Du tokay, dis-tu ? Un vin très fin, sans doute ?

hialmar, s’arrêtant. — Il peut être très fin. Mais les années ne sont pas également bonnes, vois-tu. Cela dépend du plus ou moins de soleil qu’il y a eu.

gina. — Tu sais tout, Ekdal !

ekdal. — Et ils ont pu se disputer à cause de ça ?

hialmar. — Ils ont manqué le faire ; mais alors ils ont appris que les chambellans sont dans le même cas. Pour eux aussi, il y a année et année. On le leur a bien dit.

gina. — Tu trouves toujours le mot qu’il faut.

ekdal. — Tiens, tiens ! Et ils ont avalé ça ?

hialmar. — En plein.

ekdal. — Tu entends, Gina, il leur a envoyé ça en plein, à tous ces chambellans.

gina. — Vraiment ! En plein !

hialmar. — Oui ; mais je ne veux pas qu’on en parle. Il ne faudrait pas répandre ces choses-là. Tout cela, d’ailleurs, s’est passé entre amis. Ils sont tous si gentils, de si bonne composition. Je n’aurais pas voulu les blesser, pour sûr.

ekdal. — Pourtant ils l’ont reçu en plein.

hedwige, insinuante. — Comme c’est amusant de te voir en habit. Tu te présentes bien en habit, tu sais, papa.

hialmar. — N’est-ce pas ? Tu trouves ? C’est qu’il me va très bien, cet habit. On dirait presque qu’il a été fait pour moi. Peut-être un peu étroit aux entournures. Aide-moi, Hedwige. (Il ôte l’habit.) Je préfère passer ma jaquette. Où est ma jaquette, Gina ?

gina. — Voici.

(Elle lui présente la jaquette et l’aide à la mettre.)

hialmar. — À la bonne heure ! N’oublie pas seulement de rendre l’habit à Malvik dès demain matin.

gina, mettant l’habit de côté. — Sois tranquille.

hialmar, s’étirant. — Ah ! on se sent plus chez soi, ainsi. Et puis, ce négligé convient mieux à ma manière d’être. N’est-ce pas, Hedwige ?

hedwige. — Oh oui ! papa.

hialmar. — Si je faisais flotter les bouts de la cravate ; tiens, comme ça. Qu’en dis-tu ?

hedwige. — Oui, ça va bien à ta barbiche et à ta masse de cheveux crépus.

hialmar. — Pas exactement crépus ; plutôt bouclés.

hedwige. — C’est vrai : tu as de si grandes boucles.

hialmar. — C’est cela : des boucles.

hedwige, après un moment, le tirant par sa jaquette. — Papa !

hialmar. — Eh bien ! Que veux-tu ?

hedwige. — Oh ! tu sais bien ce que je veux.

hialmar. — Vraiment non, je n’en sais rien.

hedwige, d’une voix plaintive, souriant. — Que si, papa ! Tu ne vas pas me tourmenter plus longtemps.

hialmar. — Mais qu’est-ce qu’il y a donc ?

hedwige, le secouant. — Eh bien, non, tu vas me les donner maintenant !… Tu sais bien, les bonnes choses que tu m’as promises.

hialmar. — Bon ! Voilà que je les ai oubliées !

hedwige. — Tu veux me taquiner, papa ! Tu devrais avoir honte, voyons ! Où c’est-il caché ?

hialmar. — Vrai ! J’ai oublié. Mais attends un peu. J’ai là quelque chose d’autre pour toi, Hedwige.

(Il prend l’habit et cherche dans les poches.)

hedwige, sautant et battant des mains. — Oh, maman, maman !

hialmar, tirant une feuille de papier. — Tiens, voici.

hedwige. — Ça ! C’est une feuille de papier, voilà tout.

hialmar. — C’est un menu, petite. Le menu du dîner. Tu vois : c’est écrit dessus.

hedwige. — Tu n’as que cela ?

hialmar. — Puisque je te dis que j’ai oublié. C’est un sot divertissement que toutes ces friandises. Assieds-toi là et fais la lecture du menu. Je te décrirai ensuite le goût des plats. Eh bien, Hedwige !

hedwige, avalant ses larmes. — Merci.

(Elle s’assied, mais ne lit pas. Sa mère lui fait un signe. Hialmar le remarque.)

hialmar, arpentant la scène. — C’est incroyable, tout ce qu’un père de famille doit se rappeler. Et s’il oublie la moindre des choses, — vite on lui fait grise mine. Allons ! on s’habitue à tout. (Il se rapproche de son père, assis près du poêle.) As-tu jeté un coup d’œil là dedans, ce soir ? Dis, père.

ekdal. — Je crois bien. Il est entré dans le panier.

hialmar. — Ah ! il est entré dans le panier ! Il commence à s’habituer.

ekdal. — Je te le disais bien. Seulement il y aurait quelques changements à faire, vois-tu pour…

hialmar. — Quelques perfectionnements, oui.

ekdal. — Il faut les faire, sais-tu.

hialmar. — Très bien. Parlons un peu de ces perfectionnements. Viens, père. Asseyons-nous là, sur le sofa.

ekdal. — Oui, oui… Il faut d’abord que je bourre ma pipe. Elle est un peu sale aussi. Il faut la curer. Hum…

(Il entre dans sa chambre.)

gina, à Hialmar, en souriant. — Écoute, il cure sa pipe.

hialmar. — Eh bien, oui, Gina, laisse-le faire ; — pauvre vieux naufragé ! — Ces améliorations, il faut les entreprendre demain, pour en être quitte.

gina. — Demain, Ekdal, tu n’auras pas le temps.

hedwige, interrompant. — Oh que si, maman !

gina. — À cause de ces épreuves à retoucher. On est venu les demander si souvent.

hialmar. — Allons, bon, encore ces épreuves ! C’est bien, elles seront prêtes. Il y a peut-être eu de nouvelles commandes aussi ?

gina. — Hélas, non ! Demain, je n’ai que ces deux portraits à faire, tu sais bien.

hialmar. — Rien d’autre ? Mon Dieu, non, quand on ne se donne aucune peine…

gina. — Mais que puis-je faire ? Je publie des annonces, tant que je peux.

hialmar. — Bah ! les annonces ! Tu vois bien à quoi ça sert. Et il n’est venu personne pour la chambre ?

gina. — Personne jusqu’à présent.

hialmar. — Il fallait s’y attendre… Quand on ne sait pas s’y prendre… Tu sais, Gina, il faut se secouer.

hedwige, s’approchant de lui. — Faut-il que j’aille chercher la flûte, papa ?

hialmar. — Non, pas de flûte ! Je n’ai pas besoin de joie dans ce monde ! (Marchant.) Assurément oui, je me mettrai au travail demain : on peut y compter. Je travaillerai, tant que j’aurai des forces.

gina. — Voyons, mon bon, mon cher Ekdal, ce n’est pas ainsi que je l’entendais.

hedwige. — Papa, ne veux-tu pas que je t’apporte une bouteille de bière ?

hialmar. — Non. Je n’ai besoin de rien, moi, — (s’arrêtant.) De la bière ? De la bière, dis-tu ?

hedwige, empressée. — Oui, papa, de la bonne bière, bien fraîche.

hialmar. — Allons, puisque tu y tiens absolument, tu peux apporter une bouteille de bière.

gina. — Oui, c’est cela ; vas en chercher une : nous allons nous donner un peu de bon temps.

(Hedwige se précipite vers la porte de la cuisine.)

hialmar, près du poêle, l’arrête, la regarde, lui saisit la tête et l’appuie contre sa poitrine. — Hedwige, Hedwige !

hedwige, pleurant de joie. — Papa chéri !

hialmar. — Non, ne m’appelle pas ainsi. Je me suis assis à la table de ce riche, chargée de mets exquis, et je m’en suis délecté ! J’aurais pu du moins !…

gina, assise près de la table. — Des bêtises, Ekdal, des bêtises.

hialmar. — Oh non ! Mais il ne faut pas m’en vouloir. Vous savez bien que je vous aime tout de même.

hedwige, lui jetant les bras autour du cou. — Et nous, papa, nous t’adorons !

hialmar. — Et s’il m’arrive d’être fantasque quelquefois, mon Dieu, souvenez-vous de tous les chagrins dont je subis l’assaut. Allons ! (Il s’essuie les yeux.) Pas de bière en un pareil moment, donne-moi la flûte.

(Hedwige se précipite vers l’étagère et apporte la flûte.)

hialmar. — Merci. Là. La flûte en mains et vous deux à mes côtés. Oh !

(Hedwige s’assied à la table, à côté de Gina. Hialmar arpente la pièce, attaque fortement l’instrument et joue une danse populaire tchèque, en lui donnant un caractère élégiaque et sentimental.)

hialmar, s’interrompant pour tendre la main gauche à Gina. D’un ton ému. — On a beau être à l’étroit sous notre humble toit, Gina, ce n’en est pas moins le foyer. Et je te le dis en vérité : il fait bon ici.

(Il se remet à jouer. On frappe à la porte d’entrée.)

gina, se levant. — Chut, Ekdal, je crois qu’on vient.

hialmar, remettant la flûte sur l’étagère. — Bon ! Voici que ça recommence.

(Gina va ouvrir la porte.)

grégoire werlé, sur le seuil. — Pardon.

gina, reculant un peu. — Oh ?

grégoire. — Est-ce ici que demeure M. Ekdal, le photographe ?

gina. — Oui, c’est ici.

hialmar, allant à la porte. — Grégoire ! Tu es venu malgré tout. Hé bien ! entre.

grégoire, entrant. — Je t’ai dit que je viendrais, ce soir.

hialmar. — Pourquoi ce soir ? — Tu as quitté la réunion ?

grégoire. — La réunion, et la maison paternelle, l’une et l’autre. Bonsoir ! madame Ekdal. Je ne sais pas si vous me reconnaissez.

gina. — Bien sûr : monsieur Werlé fils n’est pas difficile à reconnaître.

grégoire. — Non, je ressemble à ma mère. Et vous ne l’avez pas oubliée, je pense.

hialmar. — Tu as quitté la maison, dis-tu ?

grégoire. — Oui, j’ai pris une chambre à l’hôtel.

hialmar. Vraiment ? Hé bien ! Puisque te voici, débarrasse-toi de ton pardessus et prends place.

grégoire. — Merci.

(Il ôte son pardessus. Il a changé de costume et revêtu un simple complet gris, de coupe campagnarde.)

hialmar. — Mets-toi à ton aise… là, sur le sofa.

(Grégoire s’assied sur le sofa. Hialmar sur une chaise, près de la table.)

grégoire, promenant un regard dans la pièce. — C’est donc là ton intérieur, Hialmar. C’est ici que tu demeures ?

hialmar. — Ceci est l’atelier, comme tu vois.

gina. — Il y a plus d’espace dans cette pièce ; c’est pour cela que nous nous y tenons de préférence.

hialmar. — Nous avons été mieux logés, d’abord. Mais ce logement a un grand avantage : il y a de superbes chambres de débarras.

gina. — Et puis en face, sur le même palier, nous avons une chambre que nous pouvons louer.

grégoire, à Hialmar. — Tiens, tiens, tu as des locataires ?

hialmar. — Pas encore. Tu sais, cela ne va pas si vite. Il faut se donner de la peine, (à Hedwige). Eh bien ! Hedwige, et cette bière.

(Hedwige fait un signe d’assentiment et va à la cuisine.)

grégoire. — C’est là ta fille ?

hialmar. — Oui, c’est Hedwige ?

grégoire. — Une enfant unique, n’est-ce pas ?

hialmar. — Oui, une enfant unique. C’est notre plus grande joie dans ce monde, mais (baissant la voix) c’est aussi notre plus grand souci, Grégoire.

grégoire. — Que dis-tu là ?

hialmar. — Oui, mon ami. Elle est en danger de perdre la vue.

grégoire. — Menacée d’être aveugle !

hialmar. — Oui. Jusqu’à présent, il n’y a que les premiers symptômes. Cela peut durer quelque temps encore. Mais nous sommes avertis par le médecin : c’est irrémissible.

grégoire. — Quel terrible malheur ! D’où cela lui vient-il ?

hialmar, avec un soupir. — C’est probablement héréditaire.

grégoire, frappé. — Héréditaire ?

gina. — La mère d’Ekdal avait la vue faible.

hialmar. — Oui ; c’est ce qu’affirme mon père. Quant à moi, je n’ai gardé aucun souvenir d’elle.

grégoire. — Pauvre enfant ! Et comment supporte-t-elle cela ?

hialmar. — Tu comprends, nous n’avons pas le cœur de le lui dire. Elle ne se doute pas du danger. Joyeuse et insouciante, c’est en gazouillant, en voltigeant comme un petit oiseau, qu’elle entrera dans la nuit éternelle. (D’un ton accablé) Oh ! mon ami, quelle torture pour moi !

(Hedwige apporte de la bière et des verres sur un plateau, qu’elle pose sur la table.)

hialmar, lui passant la main sur la tête. — Merci, merci, Hedwige.

hedwige, passant le bras autour du cou de son père lui murmure quelque chose à l’oreille.

hialmar. — Non, pas de tartines en ce moment. (Regardant Grégoire) À moins que Grégoire n’en veuille ?

grégoire, faisant un signe de refus. — Non, merci.

hialmar, d’une voix émue. — Allons ! Tu peux nous apporter quelques tartines tout de même. S’il y a une croûte, c’est tant mieux. Et puis, il faudrait les bien beurrer, tu sais.

hedwige, fait un petit signe satisfait et retourne à la cuisine.

grégoire, qui l’a suivie des yeux. — Elle a cependant un air de fraîcheur et de santé.

gina. — Oui, il n’y a pas à se plaindre pour le reste. Dieu merci, il ne lui manque rien de rien.

grégoire. — Elle vous ressemble, madame Ekdal. Quel âge peut-elle avoir ?

gina. — Hedwige aura tantôt quatorze ans. Après-demain, c’est son jour de naissance.

grégoire. — Elle est assez grande pour son âge.

gina. — Oui, elle est montée en graine, l’an dernier.

grégoire. — C’est en voyant grandir ainsi les enfants, qu’on s’aperçoit de l’âge qui vient. — Combien de temps y a-t-il que vous êtes mariés ?

gina. — Nous sommes mariés depuis, — oui, depuis bientôt quinze ans.

grégoire. — Vraiment, il y a si longtemps que cela !

gina, le regardant avec plus d’attention. — Pour sûr que oui.

hialmar. — Certainement, quinze ans, à quelques mois près. (Changeant de ton.) — Cela t’a paru long, toutes ces années passées à l’usine, dis, Grégoire ?

grégoire. — Cela me paraissait long tant que j’étais là ; — maintenant, que je regarde en arrière, je ne sais pas comment le temps a passé.

(Le père Ekdal rentre, sans sa pipe, une vieille casquette d’uniforme sur la tête, d’un pas un peu chancelant.)

ekdal. — Allons, Hialmar, maintenant nous pouvons nous asseoir et parler de cette affaire — hein ?… Qu’est-ce que c’était donc ?

hialmar, allant à sa rencontre. — Père, il y a quelqu’un. Grégoire Werlé : je ne sais si tu te souviens de lui.

ekdal, regardant Grégoire, qui s’est levé. — Werlé ? C’est le fils, ça ? Qu’est-ce qu’il me veut, lui ?

hialmar. — Rien. C’est moi qu’il vient voir.

ekdal. — Bon. Alors il n’y a rien de nouveau ?

hialmar. — Non, non, il n’y a rien.

ekdal, avec un mouvement de bras. — Ce n’est pas ça, tu sais. Je n’ai pas peur. Mais…

grégoire, allant vers lui. — Je voudrais seulement vous donner des nouvelles de la chasse. Vous vous en souvenez, lieutenant Ekdal ?

ekdal. — La chasse ?

grégoire. — Oui, là-haut, aux environs d’Heydal.

ekdal. — Ah oui ! là-haut. On m’y connaissait bien, dans le temps.

grégoire. — À l’époque où vous étiez grand chasseur.

ekdal. — Je l’étais, oui. C’est bien possible. Vous regardez l’uniforme. Je ne demande à personne la permission de le porter ici. Pourvu que je ne le porte pas dans la rue…

(Hedwige apporte les tartines qu’elle pose sur la table.)

hialmar. — Mets-toi là, père, et prends un verre. Sers-toi, Grégoire.

(Ekdal marmotte quelque chose entre ses dents, et gagne le sofa en trébuchant. Grégoire s’assied sur une chaise à côté de lui. Hialmar prend place de l’autre côté de Grégoire. Gina coud, assise à quelque distance de la table. Hedwige se tient debout à côté de son père.)

grégoire. — Vous souvenez-vous, lieutenant Ekdal, du temps où Hialmar et moi nous allions vous voir là haut, à Noël et en été ?

ekdal. — Vous êtes venu me voir ? Non, non, non, je ne me souviens pas de ça. Mais ce que j’ose dire, c’est que j’ai été un rude chasseur, moi. J’ai tué des ours. J’en ai tué neuf, rien que ça.

grégoire, le regardant avec compassion. — Et maintenant vous n’allez plus jamais à la chasse ?

ekdal. — Dites pas ça, petit père… Chassons encore de temps en temps… Pas comme ça, non… Pour ce qui est de la forêt, vous savez, — la forêt, la forêt !… (Il boit.) Les bois vont bien à l’heure qu’il est ?

grégoire. — Pas comme de votre temps. On a beaucoup abattu.

ekdal. — Abattu ? (Baissant la voix comme pris de peur.) C’est dangereux d’abattre. Ça a des suites. La forêt se venge.

hialmar, remplissant le verre d’Ekdal. — Allons, père, encore une goutte.

grégoire. — Comment un homme comme vous, habitué au grand air, peut-il vivre dans la fumée d’une ville, entre ces quatre murs ?

ekdal, souriant un peu et clignant de l’œil à Hialmar. — Oh ! on n’est pas si mal ici, pas si mal du tout.

grégoire. — Mais… Mais toutes les conditions auxquelles vous étiez fait là-haut, l’air frais et vivifiant, la vie libre des forêts et des grands plateaux, le gibier de plume et de poil ?

ekdal, souriant. — Hialmar, veux-tu que nous lui montrions ?…

hialmar, vivement avec un peu d’embarras. — Non, non, père. Pas ce soir.

grégoire. — Que veut-il me montrer ?

hialmar. — Oh ! rien. Tu verras cela une autre fois.

grégoire, s’adressant de nouveau au vieux. — Écoutez, lieutenant Ekdal : voici ce que je voulais vous proposer : venez avec moi à l’usine. J’y retourne bientôt. On vous trouvera des écritures, là comme ici. Aussi bien, vous n’avez rien au monde qui vous attache ou vous intéresse.

ekdal, le regardant avec stupeur. — Je n’ai rien qui m’intéresse, moi !

grégoire. — Oui, vous avez Hialmar. Mais lui, de son côté, il a les siens. Et un homme comme vous, qui s’est toujours senti attiré vers la nature libre et sauvage…

ekdal, donnant un coup de poing sur la table. — Hialmar, il faut le lui montrer.

hialmar. — Voyons, père, ce n’est pas la peine. Il fait noir.

ekdal. — Des bêtises. Il y a clair de lune. (Il se lève.) Il faut qu’il voie ça, te dis-je. Laisse-moi passer. Viens m’aider, Hedwige !

hedwige. — Oh, oui, papa !

hialmar. — Allons, bien.

grégoire, à Gina. — Qu’est-ce que c’est donc ?

gina. — Vous savez : il ne faut pas se figurer quelque chose de bien extraordinaire.

(Ekdal et Hialmar se dirigent vers le fond et écartent chacun une moitié de la porte à coulisses. Hedwige aide le vieillard. Grégoire se tient debout près du sofa. Gina continue tranquillement à coudre. Par l’ouverture du fond, on aperçoit une vaste mansarde déforme irrégulière. Par-ci par-là, des poutres, des tuyaux de cheminée. Par les lucarnes du toit, la lune éclaire en plein certaine parties du grenier, tandis que le reste est plongé dans l’ombre).

ekdal, à Grégoire. — Là ! Venez. Approchez-vous.

grégoire, s’approchant. — Voyons. Qu’est-ce que c’est ?

ekdal. — Vous pouvez voir. Hum.

hialmar, un peu embarrassé. — Tu sais, tout cela, c’est à mon père.

grégoire, s’avance jusqu’à la porte et jette un coup d’œil dans la mansarde. — Vous élevez des poules, lieutenant Ekdal !

ekdal. — Je vous crois ! Nous élevons des poules. Elles sont perchées pour la nuit. Mais si vous les voyiez en plein jour, ces poules !

hedwige. — Et puis il y a…

ekdal. Chut, — chut ; faut pas encore le dire.

grégoire. Vous avez des pigeons aussi, à ce que je vois.

ekdal. — Il se pourrait que nous eussions des pigeons aussi, je ne dis pas le contraire ! Ils ont leur couvoir là-bas, sous l’avant-toit… Vous comprenez… Ils aiment à percher haut, les pigeons.

hialmar. — Il n’y a pas que des pigeons ordinaires, tu sais.

ekdal. — Ordinaires ! Il me semble que non ! Nous avons des pigeons culbutants, et puis, une paire de grands-gosiers. Venez ici, maintenant. Vous voyez cette huche, là-bas, contre le mur ?

grégoire. — Oui ; qu’est-ce que vous en faites ?

ekdal. — Les lapins dorment là dedans pendant la nuit, petit père.

grégoire. — Comment ; vous avez aussi des lapins ?

ekdal. — Je crois, fichtre, bien, que nous avons des lapins ! Dis donc, Hialmar, il demande si nous avons des lapins… Hum !… Mais maintenant, voici l’essentiel. Maintenant, c’est l’essentiel ! Ôte-toi de là, Hedwige. Mettez-vous là, comme çà ; à présent, regardez là-bas. Vous voyez un panier rempli de foin ?

grégoire. — Oui ; et je vois qu’il y a un oiseau dans le panier.

ekdal. — Hum, « un oiseau ! »

grégoire. — C’est un canard, n’est-pas ?

ekdal, froissé. — Évidemment : c’est un canard.

hialmar. — Mais quel espèce de canard crois-tu que c’est ?

hedwige. — Ce n’est pas un canard ordinaire.

ekdal. — Chut !

grégoire. — Ce n’est pas un canard turc.

ekdal. — Non, monsieur Werlé, ce n’est pas un canard turc ; c’est un canard sauvage, là.

grégoire. — Vraiment ? Un canard sauvage ?

ekdal. — Oui : un canard sauvage. Cet « oiseau, » comme vous l’appelez, — c’est le canard sauvage, entendez-vous. Notre canard sauvage, petit père.

hedwige. — Mon canard. Car il est à moi.

grégoire. — Et il peut vivre dans ce grenier ? il s’y trouve bien ?

ekdal. — Vous comprenez : il a un baquet rempli d’eau pour barboter dedans.

hialmar. — Et de l’eau fraîche tous les deux jours.

gina, s’adressant à Hialmar. — Mais, mon cher Ekdal, il commence à faire un froid glacial, ici.

ekdal. — Hum… Faut fermer, alors. Faut pas déranger leur sommeil, non plus. — Voyons, Hedwige, viens m’aider.

(Hialmar et Hedwige referment la porte du grenier.)

ekdal. — Une autre fois, vous pourrez mieux le voir. (Il s’assied dans le fauteuil, près du poêle.) Oh, ils sont surprenants, ces canards sauvages, savez-vous.

grégoire. — Comment avez-vous fait pour l’attrapper, lieutenant Ekdal ?

ekdal. — C’est pas moi qui l’ai attrapé. C’est à certain personnage de cette ville que nous le devons.

grégoire, avec un mouvement. — Ce personnage, ce n’est pas mon père ?

ekdal. — Si, parfaitement. C’est justement votre père. Hum.

hialmar. — C’est drôle que tu l’aies deviné, Grégoire.

grégoire. — Tu m’as dit avoir tant d’obligations envers mon père. J’ai pensé…

gina. — Mais ce n’est pas de M. Werlé lui-même que nous l’avons reçu…

ekdal. — C’est tout de même à Jean Werlé que nous le devons, Gina. (À Grégoire.) Il faisait la chasse en bateau, voyez-vous. Il tire dessus. Mais il voit si mal, votre père. Hum. Il n’a fait que l’estropier.

grégoire. — Quelques plombs dans le corps.

hialmar. — Oui, deux ou trois plombs.

hedwige. — Il a été touché sous l’aile, de sorte qu’il ne pouvait plus voler.

grégoire. — Il est allé au fond, bien entendu.

ekdal, à moitié endormi, la bouche pâteuse. — Naturellement. Ils font toujours ça, les canards sauvages. Vont au fond, tant qu’ils peuvent, petit père ; — se retiennent avec le bec dans les herbes marines et les roseaux — et dans toutes les saletés qui se trouvent là-bas, — ne remontent plus jamais.

grégoire. — Mais, lieutenant, votre canard sauvage est bien remonté, lui.

ekdal. — Il avait un fameux chien, votre père. — Il a plongé, ce chien, et il a ramené le canard.

grégoire, à Hialmar. — Après cela, c’est vous qui l’avez eu.

hialmar. — Pas tout de suite ; d’abord, il est resté chez ton père, mais il ne se trouvait pas bien là ; alors Petersen reçut l’ordre de le tuer.

ekdal, presque endormi. — Hum, oui, Petersen, — cette morue. —

hialmar, baissant la voix. — C’est comme cela, vois-tu, qu’il est venu chez nous. Mon père, qui connaît un peu Petersen, a appris la chose et s’est arrangé pour qu’on nous le cédât.

grégoire. — Et le voici maintenant parfaitement heureux dans ce grenier.

hialmar. — Oui, mon cher, parfaitement heureux. Il a engraissé. C’est vrai qu’il est là depuis si longtemps, qu’il aura oublié la vie sauvage, et c’est tout ce qu’il faut.

grégoire. — Tu as parfaitement raison, Hialmar. Prends garde seulement qu’il n’aperçoive jamais le ciel et la mer. — Mais il faut que je m’en aille. Ton père dort, je crois.

hialmar. — Oh, pour cela…

grégoire. — Ah, c’est vrai, — tu disais tantôt que tu avais une chambre à louer, une chambre libre. —

hialmar. — En effet. Que veux-tu dire ? Saurais-tu quelqu’un ?

grégoire. — Veux-tu me la louer, cette chambre ?

hialmar. — À toi ?

gina. — À vous, monsieur Werlé ?

grégoire. — Si je loue cette chambre, je m’y installerai dès demain matin.

hialmar. — Très bien. — Avec le plus grand plaisir.

gina. — Non, monsieur Werlé, ce n’est pas une chambre pour vous, bien sûr.

hialmar. — Voyons, Gina, pourquoi dis-tu cela ?

gina. — Parce que la chambre n’est ni assez grande, ni assez claire, et…

grégoire. — Peu importe, madame Ekdal.

hialmar. — Il me semble que c’est une gentille chambre et pas trop mal meublée.

gina. — Mais souviens-toi des gens qui demeurent en bas.

grégoire. — Qui est-ce ?

gina. — Oh, l’un est un ancien précepteur.

hialmar. — Le candidat Molvik.

gina. — L’autre est un médecin, du nom de Relling.

grégoire. — Relling ? Mais je le connais un peu ; il a été pendant quelque temps médecin à Heydal.

gina. — C’est une paire de coureurs de la pire espèce. Ils font la noce, rentrent très tard dans la nuit, et alors ils sont quelquefois…

grégoire. — On s’habitue facilement à tout cela. J’espère que je ferai comme le canard sauvage.

gina. — Moi, je crois qu’il vaudrait mieux y réfléchir.

grégoire. — Vous ne voulez pas de moi dans la maison, madame Ekdal.

gina. — Oh, par exemple, pourquoi dites-vous çà ?

hialmar. — Vraiment, Gina, tu m’étonnes. (À Grégoire.) Mais, dis-moi, tu comptes donc rester en ville pour le moment ?

grégoire. — Oui, maintenant je compte rester en ville.

hialmar. — Mais pas chez ton père ? Que comptes-tu faire ?

grégoire. — Ah voilà ! Si je le savais, je serais plus avancé. Mais quand on a le malheur de s’appeler Grégoire — « Grégoire » et avec ça « Werlé ». — As-tu jamais entendu rien de plus laid ?

hialmar. — Comment ? Ce n’est pas du tout mon avis.

grégoire. — Fi ! Quelle horreur ! J’aurais envie de cracher sur un individu portant un tel nom. Enfin ! quand on a le malheur d’être Grégoire — Werlé — comme moi.

hialmar, souriant. — Ha ha, si tu n’étais pas Grégoire Werlé, que voudrais-tu donc être ?

grégoire. — Si j’avais le choix, — je voudrais être un chien intelligent.

gina. — Un chien !

hedwige, malgré elle. — Oh non !

grégoire. — Si. Un chien extrêmement intelligent, un de ceux qui ramènent les canards sauvages quand ils plongent jusqu’au fond et piquent leur bec dans la boue en s’accrochant aux varechs.

hialmar. — En vérité, Grégoire, je ne comprends pas un traître mot à tout ce que tu dis.

grégoire. — Non, non, et l’idée n’est pas belle, pour sûr. Ainsi, demain matin, je m’installe. (À Gina). Je ne vous causerai aucun dérangement, je n’ai besoin de personne. (À Hialmar.) Quant au reste, nous en reparlerons demain. Bonsoir, madame. (Il fait un signe de tête à Hedwige.) Bonsoir !

gina. — Bonsoir, monsieur Werlé.

hedwige. — Bonsoir.

hialmar, qui a allumé une bougie. — Attends un instant. Je vais t’éclairer. Il doit faire noir sur l’escalier.

(Grégoire et Hialmar sortent par la porte du palier.)

gina, le regard fixe, son ouvrage sur les genoux.Drôle d’idée, tout de même, de dire qu’il voudrait être un chien.

hedwige. — Je vais te dire, maman. Je crois qu’il pensait à autre chose.

gina. — Qu’est-ce qu’il pouvait penser ?

hedwige. — Je ne sais pas. Mais il avait l’air tout le temps de penser à toute autre chose qu’à ce qu’il disait.

gina. — Tu crois ? Tout ça est bien drôle.

hialmar, qui revient. — Il y avait encore de la lumière, dans l’escalier. (Il éteint la bougie et la dépose.) Ah ! enfin, on pourra avaler une bouchée. (Il entame une tartine.) Eh bien, tu vois, Gina, quand on sait s’arranger.

gina. — S’arranger, comment ça ?

hialmar. — Mais oui. C’est tout de même une chance d’avoir pu louer cette chambre. Et à Grégoire encore, pense donc, à un vieil ami.

gina. — Ma foi, on ne peut pas savoir…

hedwige. — Oh, maman, tu verras que ce sera bien amusant.

hialmar. — Tu es vraiment bien singulière. Avant, tu voulais absolument louer cette chambre, et, maintenant que c’est fait, tu n’es pas contente.

gina. — Mais si, Ekdal. Si seulement ç’avait été à quelqu’un d’autre ; que crois-tu que dira M. Werlé ?

hialmar. — Le vieux Werlé ? Mais cela ne le regarde pas.

gina. — Tu comprends bien qu’il y a de nouveau ne brouille entre eux, puisque le fils quitte la maison. Tu sais comment ils sont l’un avec l’autre.

hialmar. — C’est peut-être vrai, mais cependant…

gina. — Et maintenant M. Werlé va croire que c’est toi qui es fautif de tout.

hialmar. — Eh bien ! Qu’il croie ce qu’il voudra. M. Werlé a beaucoup fait pour moi. Dieu me garde de le nier. Mais ce n’est pas une raison pour que je reste à jamais sous sa dépendance.

gina. — Tu sais, mon cher Ekdal, à la fin, tout ça pourra retomber sur grand-père. Peut-être bien qu’il y perdra son pauvre petit gain chez Graberg.

hialmar. — Un peu plus, je dirais tant mieux. N’est-ce pas humiliant pour un homme comme moi de voir son vieux père faire ainsi l’âne du moulin ? Mais le temps n’est pas loin, j’espère… (Il prend une nouvelle tartine.) J’ai une tâche à remplir, je n’y faillirai pas.

hedwige. — Oh oui ! papa.

gina. — Chut. Il ne faut pas l’éveiller.

hialmar, baissant la voix. — Je n’y faillirai pas, dis-je. Il faut bien qu’un jour… Voilà pourquoi il est heureux que nous ayons loué la chambre. Cela me donnera une position plus indépendante, comme il convient à un homme qui a une tâche à remplir. (Avec émotion, se tournant vers le fauteuil.) Mon pauvre vieux père ! Tu peux compter sur ton Hialmar. Il a de larges épaules, — des épaules solides, en tout cas. Un beau jour, à ton réveil… (À Gina.) Tu n’en doutes pas, dis ?

gina, se levant. — Bien sûr que non. Mais il faut d’abord que nous tâchions de le mettre au lit.

hialmar. — Allons.

(Ils emportent le vieux avec précaution.)


ACTE TROISIÈME


L’atelier d’Hialmar Ekdal. Les rayons du matin entrent par la toiture vitrée. Les rideaux sont écartés.
Hialmar retouche une épreuve. Devant lui, la table est couverte de photographies. Au bout d’un instant, Gina entre, en manteau et en chapeau, un panier de provisions au bras.

hialmar. — Tu es donc rentrée, Gina.

gina. — Oui, il faut bien se dépêcher un peu.

(Elle pose le panier sur une chaise et ôte son manteau et son chapeau.)

hialmar. — As-tu jeté un coup d’œil chez Grégoire ?

gina. — Oui, bien sûr. Ah, c’est gentil chez lui ! Il a fait du propre, si tôt installé.

hialmar. — Comment cela ?

gina. — Il a voulu faire sa chambre lui-même, a-t-il dit. Et puis, il a voulu chauffer. Et alors il a fermé le soupirail au lieu de l’ouvrir, si bien que la chambre est pleine de fumée. Ouf, ça vous prend au nez, bon Dieu !

hialmar. — Allons donc !

gina. — Mais ce n’est pas tout. Le pire, c’est qu’il a voulu éteindre, et alors il a vidé le pot à eau dans le poêle. Ça a coulé par terre, que c’en est dégoûtant.

hialmar. — Ça, c’est ennuyeux.

gina. — J’ai envoyé la portière laver après lui… Mais il n’y aura pas moyen de mettre le pied dans la chambre avant ce soir.

hialmar. — Et pendant ce temps, qu’est-ce qu’il devient ?

gina. — Il est allé se promener un moment, qu’il a dit.

hialmar. — Moi aussi, j’ai été un instant chez lui, après ton départ.

gina. — Oui, je sais. Tu l’as invité à déjeûner, n’est-ce pas ?

hialmar. — Oh ! un petit morceau sur le pouce, tu sais. Le premier jour, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Tu as bien un petit rien à la maison ?

gina. — Je tâcherai de trouver quelque chose.

hialmar. — Mais il faudrait tout de même qu’il y en eût pour tout le monde. Je pense que Relling et Molvik monteront aussi. J’ai rencontré Relling sur l’escalier ; alors j’ai bien dû…

gina. — Comment, ils viendront aussi, ces deux là ?

hialmar. — Mon Dieu, deux de plus ou de moins, cela ne fait pas de différence.

le père ekdal, ouvrant sa porte et jetant un coup d’œil dans la pièce. Écoute, Hialmar. (Remarquant Gina.) Ah !

gina. — Vous voulez quelque chose, grand-père ?

ekdal. — Non, non. Peu importe. Hum.

(Il rentre.)

gina, prenant le panier. — Fais bien attention à lui, qu’il ne sorte pas.

hialmar. — Oui, oui. J’y veillerai. Écoute, Gina : un peu de salade de hareng ne serait pas de trop. Relling et Molvik auront certainement fait la noce cette nuit.

gina. — Pour peu qu’ils ne me tombent pas sur le dos tout de suite.

hialmar. — Non, non. Prends ton temps.

gina. — C’est bien, c’est bien. Et toi, pendant ce temps, tu pourras travailler un peu.

hialmar. — Mais je travaille, je ne fais que cela ! Je travaille tant que je peux !

gina. — Tu sais, c’est pour en être plus vite débarrassé.

(Elle prend le panier et va à la cuisine.)

hialmar continue les retouches. Il travaille à contre-cœur.

ekdal, entr’ouvre la porte, jette un coup d’œil dans l’atelier et dit à voix basse : — Es-tu pressé, dis ?

hialmar. — Oui, je suis là, à m’échiner sur ces photographies.

ekdal. — C’est bon, c’est bon, puisque tu es si pressé, hum !

(Il rentre chez lui ; la porte reste entr’ouverte.)

hialmar, continue un moment à travailler en silence, puis il pose le pinceau et se dirige vers la porte. Es-tu pressé, père ?

ekdal, de l’autre pièce, grommelant : — Puisque tu es pressé, je le suis aussi. Hum !

hialmar. — C’est bien, c’est bien.

(Il retourne à son ouvrage.)

ekdal, reparaissant à la porte, un instant après. — Hum ; tu sais, Hialmar, je ne suis pas si pressé que ça.

hialmar. — Tu écrivais, je crois.

ekdal. — Que diable, comme si Graberg ne pouvait pas attendre un jour ou deux. Il n’y va pas de la vie, je pense.

hialmar. — Et tu n’es pas un esclave, après tout.

ekdal. — Non, et puis il y a quelque chose à arranger là dedans.

hialmar. — En effet. Veux-tu entrer ? Faut-il ouvrir ?

ekdal. — Je ne dis pas non.

hialmar, se levant. — Et puis nous en serions quitte ?…

ekdal. — C’est bien çà. Faut que ce soit prêt demain matin, de bonne heure. Car c’est demain, n’est-ce pas ? Hum !

hialmar. — Mais oui, c’est demain.

(Hialmar et Ekdal tirent chacun une coulisse de la porte du fond. Le soleil entre par les lucarnes du toit. Quelques pigeons passent et repassent en volant sur l’échafaudage. On entend de temps en temps les poules caqueter au fond du grenier.)

hialmar. — Voilà. Maintenant tu peux entrer, père.

ekdal, entrant. — Tu ne viens pas ?

hialmar. — Ah, ma foi, après tout ?… (Il aperçoit Gina à la porte de la cuisine.) Mais non, je n’ai pas le temps, moi, je dois travailler. — Maintenant… le mécanisme…

(Il tire un carton. Un rideau descend devant la porte. La partie inférieure est en vieille toile, la partie supérieure consiste en un filet. Le plancher du grenier est de la sorte, caché au spectateur.)

hialmar, revenant à la table. — Enfin, j’aurai un moment de tranquillité.

gina. — Bon, le voilà qui tripote de nouveau là dedans.

hialmar. — Aurait-il mieux valu qu’il fût descendu chez Mme Eriksen ? (Il s’assied.) Que désires-tu ? Tu disais ?

gina. — Je voulais seulement le demander si tu crois que nous pouvons servir le déjeuner ici ?

hialmar. — Oui, je crois que personne ne viendra de si bonne heure.

gina. — Je n’attends que les deux amoureux qui posent ensemble.

hialmar. — Ils pourraient bien poser ensemble un autre jour, que diable !

gina. — Mais non, mon ami, je leur ai dit de venir après le dîner, pendant que tu dors.

hialmar. — Bien. Dans ce cas, nous pourrons déjeuner ici.

gina. — Oui, oui, mais il n’est pas encore temps de mettre le couvert. Tu peux te servir de la table, en attendant.

hialmar. — Tu vois bien que je me sers de la table tant que je peux !

gina. — Après ça tu seras libre, vois-tu.

(Elle retourne à la cuisine.)
(Un court silence.)

ekdal, à la porte du grenier, de l’autre côté du filet. — Hialmar !

hialmar. — Quoi donc ?

ekdal. — Je crains bien que nous ne devions tout de même transporter le baquet.

hialmar. — C’est bien ce que j’ai dit tout le temps.

ekdal. — Hum ! hum ! hum !

(Il s’éloigne de la porte.)

hialmar travaille un peu, regarde le plafond et se lève à demi.

(Hedwige vient de la cuisine.)

hialmar, se rasseyant vivement. — Que veux-tu ?

hedwige. — Je voulais seulement venir vers toi, papa.

hialmar, après un instant. — Tu furètes partout. Tu me surveilles peut-être ?

hedwige. — Mais pas du tout.

hialmar. — Que fait ta mère, là-bas ?

hedwige. — Oh, maman est en train de faire la salade. (Elle s’approche de la table.) Je ne peux pas t’aider, papa ?

hialmar. — Non, non. Il vaut mieux que je fasse l’ouvrage tout seul, tant que mes forces me soutiendront. Il n’y a rien à craindre, Hedwige — aussi longtemps que Dieu conserve la santé à ton père !

hedwige. — Voyons, papa, ne dis donc pas des choses comme ça !

(Elle rôde un peu dans la chambre, puis s’arrête devant la porte et regarde dans le grenier.)

hialmar. — Que fait-il, dis ?

hedwige. — Je crois qu’il arrange un nouveau chemin pour que le canard puisse aller au baquet.

hialmar. — Jamais de la vie il ne saura faire cela tout seul ! Et moi qui suis condamné à rester ici !

hedwige, allant vers lui. — Donne-moi le pinceau, papa, je sais faire ça.

hialmar. — Des bêtises ! Tu t’abîmerais les yeux, voilà tout…

hedwige. — Pas du tout ! Donne-moi le pinceau.

hialmar, se levant. — Enfin, ce ne serait que pour une minute ou deux.

hedwige. — Tu vois bien. Quel mal cela pourrait-il me faire ? (Elle prend le pinceau.) Comme çà. (Elle s’assied.) Et voici un modèle.

hialmar. — Mais il ne faut pas t’abîmer les yeux, tu entends : ce n’est pas moi qui suis responsable, c’est toi… toi toute seule… tu sais.

hedwige, retouchant. — Oui, oui, c’est moi, rien que moi.

hialmar. — Tu es très adroite. Hedwige. Rien que deux minutes, tu sais.

(Il passe avec précaution sous un pan du rideau et entre au grenier. Hedwige travaille. On entend les voix d’Hialmar et d’Ekdal qui se disputent.)

hialmar, se montrant de l’autre côté du filet. — Hedwige, donne-moi les tenailles qui sont sur l’étagère, et puis le marteau, je t’en prie. (Se retournant.) Maintenant tu vas voir, père. Laisse-moi seulement te montrer comment je l’entends.

hedwige va chercher les outils et les lui passe.

hialmar. — C’est bien, merci. Il était temps, tu sais.

(Il s’éloigne de la porte. On entend des coups de marteau et le bruit de leur conversation.)

hedwige s’arrête à les regarder. Au bout d’un moment on frappe à la porte d’entrée, mais elle n’y prend pas garde.

grégoire werlé, entre et s’arrête un instant près de la porte ; il est sans chapeau et sans paletot. — Hum !

hedwige, se retourne et va au-devant de lui. — Bonjour. Entrez, je vous prie.

grégoire. — Merci. (Il regarde l’entrée du grenier.) On dirait que vous avez des ouvriers à la maison.

hedwige. — Non, ce n’est que papa et grand-père. Je vais prévenir.

grégoire. — Non, non, je préfère attendre un moment.

(Il s’assied sur la sofa.)

hedwige. — Il y a un désordre ici…!

(Elle veut enlever les photographies.)

grégoire. — Laissez donc. Ce sont là des photographies auxquelles vous travaillez.

hedwige. — Un petit travail, pour aider papa.

grégoire. — Il ne faut pas que je vous dérange.

hedwige. — Pour sûr que vous ne me dérangez pas.

(Elle attire les objets vers elle et se remet au travail. Grégoire la regarde en silence.)

grégoire. — Le canard sauvage a bien dormi, cette nuit ?

hedwige. — Je vous remercie ; je crois que oui.

grégoire, tourné vers le grenier. — Ce matin, ça a un tout autre aspect qu’hier soir, au clair de lune.

hedwige. — Oh oui ! ça peut changer du tout au tout. Le matin ce n’est pas comme le soir, et quand il pleut, ce n’est plus la même chose que lorsqu’il fait beau.

grégoire. — Vous avez remarqué cela.

hedwige. — C’est facile à voir.

grégoire. — Vous aimez aussi à vous tenir là-bas, près du canard ?

hedwige. — Oui, quand il y a moyen, je…

grégoire. — Vous n’avez probablement pas beaucoup de temps. Vous devez aller à l’école ?

hedwige. — Non, plus maintenant. Papa craint pour mes yeux.

grégoire. — Alors, il vous donne des leçons lui-même ?

hedwige. — Papa l’a promis, mais il n’a pas encore eu le temps.

grégoire. — Et, sans cela, il n’y a personne qui puisse s’occuper de vous.

hedwige. — Si ; le candidat Molvik, mais il n’est pas toujours… vous savez…

grégoire. — Il se grise, quoi ?

hedwige. — Je crois que oui.

grégoire. — Comme cela, vous avez beaucoup de temps libre. Et là dedans, c’est un monde à part… j’imagine ?

hedwige. — Oh, oui, tout à fait à part. Et puis il y a là tant de choses extraordinaires !…

grégoire. — Vraiment ?

hedwige. — De grandes armoires remplies de livres. Et dans plusieurs de ces livres, il y a des images.

grégoire. — Oh !

hedwige. — Et puis il y a un vieux secrétaire, avec des tiroirs et des pupitres, et puis une grande pendule, avec des figures qui doivent apparaître. Mais cette pendule ne marche plus.

grégoire. — Le temps s’est arrêté, chez le canard sauvage.

hedwige. — Oui. Il y a aussi de vieilles boîtes à couleurs et d’autres choses du même genre ; et puis tous les livres.

grégoire. — Vous les lisez, n’est-ce pas, tous ces livres ?

hedwige. — Oh oui ! Quand je puis. Seulement, la plupart sont en anglais. Je ne comprends pas ; mais alors je regarde les images. Il y a un livre qui s’appelle « Harryson’s History of London », qui a pour sûr cent ans et où il y a une telle masse d’images !… À la première page il y a une planche qui représente la Mort avec un sablier et une Vierge. C’est bien laid !… Mais il y a toutes ces autres images avec des églises, des palais, des rues, et de grands vaisseaux qui vont sur la mer.

grégoire. — Mais dites-moi, d’où vous viennent toutes ces belles choses ?

hedwige. — C’est un vieux capitaine qui a demeuré ici et qui les a apportées. On l’appelait « le Hollandais volant ». C’est bien drôle, parce qu’il n’était pas Hollandais.

grégoire. — Vraiment ?

hedwige. — Non. Et puis il n’est pas revenu et tout ça est encore là.

grégoire. — Dites-moi maintenant… quand vous regardez ces images, l’envie ne vous vient-elle jamais de voir vous-même le monde, le vrai monde, tel qu’il est ?

hedwige. — Oh non ! Je veux toujours rester à la maison pour aider papa et maman.

grégoire. — À retoucher des photographies ?

hedwige. — Oh ! ce n’est pas seulement ça. Je voudrais surtout apprendre à graver des images, comme celles qui sont dans les livres anglais.

grégoire. — Et… qu’en dit votre père ?

hedwige. — Je ne crois pas que ce soit dans les idées de papa. Il est drôle, papa. Pensez donc, il dit que je dois apprendre à tresser des corbeilles et à rempailler. Mais cela ne me plaît pas, à moi.

grégoire. — À moi non plus.

hedwige. — Seulement, papa a naturellement raison de dire que si j’avais appris à tresser, j’aurais pu faire le nouveau panier pour le canard.

grégoire. — Mais oui, et c’était là votre affaire avant tout.

hedwige. — Oui, puisque le canard est à moi.

grégoire. — Justement.

hedwige. — Oui, il est à moi, mais papa et grand-père peuvent me l’emprunter aussi souvent qu’ils veulent.

grégoire. — Vraiment. Et qu’est-ce qu’ils en font ?

hedwige. — Oh ! ils s’occupent de lui, ils lui arrangent des choses, et voilà !…

grégoire. — Je comprends. Le canard sauvage a naturellement la première place ici.

hedwige. — Bien sûr ; puisque c’est un véritable oiseau sauvage. Et puis il fait tant de peine, il n’a pas avec qui se tenir, le pauvre petit.

grégoire. — Il n’a pas de famille, lui, comme les lapins…

hedwige. — Non. Les poules aussi,… il y en a tant… elles ont été poussins ensemble ; mais lui, il est séparé de tous les siens. Et puis, il y a une chose extraordinaire, avec le canard sauvage ; personne ne le connaît, et personne ne sait d’où il vient.

grégoire. — Et puis il a été au fond des mers.

hedwige, jette un coup d’œil sur Grégoire et réprime un sourire. — Pourquoi dites-vous « au fond des mers » ?

grégoire. — Comment devrais-je dire autrement ?

hedwige. Vous pourriez dire au fond de la mer, ou au fond de l’eau.

grégoire. — Pourquoi pas « au fond des mers ? »

hedwige. — Cela me semble si drôle quand d’autres disent « le fond des mers ».

grégoire. — Pourquoi cela ? Pourquoi, dites ?

hedwige. — Non, je ne veux pas, c’est trop bête !

grégoire. — Pas du tout. Dites-moi pourquoi vous avez souri ?

hedwige. — Voilà : toutes les fois que je pense à tout ça ensemble, à ce qu’il y a là dedans, je me dis que le grenier et ce qu’il contient s’appelle d’un seul nom : « le fond des mers ». — Mais c’est si bête.

grégoire. — Ne dites pas cela.

hedwige. — Si, puisque c’est tout simplement un grenier.

grégoire, la regardant fixement. — En êtes-vous bien certaine ?

hedwige, avec stupéfaction. — Que c’est là un grenier ?

grégoire. — Vous en êtes sûre ?

hedwige hedwige se tait et le regarde, bouche béante.

(Gina entre, venant de la cuisine et portant une nappe et de la vaisselle.)

grégoire, se levant. — Je crains d’être venu trop tôt.

gina. — Il faut bien que vous soyez quelque part. Ce sera prêt tout à l’heure. Débarrasse la table, Hedwige.

(Hedwige débarrasse la table. Pendant la scène suivante, elle et Gina mettent le couvert. Grégoire s’assied dans le fauteuil et feuillette un album.)

grégoire. — J’apprends que vous savez retoucher, madame Ekdal.

gina, le regardant de côté. — En effet.

grégoire. — Quelle heureuse coïncidence !

gina. — Comment cela ?

grégoire. — Puisque Ekdal s’est fait photographe.

hedwige. — Maman sait aussi faire de la photographie.

gina. — Oh oui ; j’ai été bien forcée d’apprendre ce métier.

grégoire. — C’est peut être vous qui dirigez les affaires ?

gina. — Oui, quand Ekdal n’a pas le temps.

grégoire. — Son vieux père doit l’occuper beaucoup.

gina. — Et puis ce n’est pas un ouvrage pour un homme comme Ekdal, de portraiturer ainsi tout le monde.

grégoire. — Je crois bien !… Pourtant puisqu’il a choisi ce métier…

gina. — Vous pouvez bien vous figurer, monsieur Werlé, qu’Ekdal n’est pas un photographe ordinaire.

grégoire. — Assurément non ! Mais…

(Un coup de feu dans le grenier.)

grégoire, bondissant. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

gina. — Ouf, voilà qu’ils tirent de nouveau.

grégoire. — Ils tirent des coups de feu, maintenant !

hedwige. — Ils sont à la chasse.

grégoire. — Comment ça ? (À l’entrée du grenier.) Tu es en train de chasser, Hialmar ?

hialmar, de l’autre côté du filet. — Tu es là ? je n’en savais rien, J’étais si occupé (à Hedwige). Et toi qui ne préviens personne.

(Il entre.)

grégoire. — Tu tires des coups de feu dans le grenier ?

hialmar, montrant un pistolet d’arçon. — Oh ! avec ceci seulement.

gina. — Je suis sûre que, toi et grand-père, vous finirez par causer un malheur, avec votre pissolet.

hialmar, avec colère. — Je crois t’avoir dit que l’arme ici présente se nomme un pistolet.

gina. — Elle n’en vaut guère mieux, ma foi.

grégoire. — Tu es donc devenu chasseur, toi aussi, Hialmar ?

hialmar. — Oh ! une petite chasse au lapin, de temps en temps, tu comprends. C’est surtout pour faire plaisir à mon père.

gina. — C’est drôle, les hommes : il faut toujours qu’ils aient de quoi se racréer.

hialmar, irrité. — Oui, oui ; il nous faut toujours quelque chose pour nous récréer.

gina. — Mais c’est exactement ce que je dis.

hialmar. — C’est bien, c’est bien. (À Grégoire.) Vois-tu, ce grenier est si bien situé que personne ne nous entend tirer. (Il dépose le pistolet sur le rayon le plus élevé de l’étagère.) Ne touche pas au pistolet, Hedwige ; souviens-toi qu’il y a un canon chargé.

grégoire, regardant par le filet. — Tu as un fusil aussi, à ce que je vois.

hialmar. — C’est le vieux fusil de mon père. On ne peut plus s’en servir. Il y a quelque chose d’abîmé au chien. Mais c’est tout de même amusant de l’avoir. Nous pouvons de temps en temps le démonter, le nettoyer, le graisser et le revisser ensuite. — Il va s’en dire que c’est surtout mon père qui s’en occupe.

hedwige, qui s’est approchée de Grégoire. — Maintenant, vous pouvez bien voir le canard sauvage.

grégoire. — Je le regarde justement. Il traîne un peu l’aile, à ce qu’il me semble.

hialmar. — Ce n’est pas étonnant, il a été blessé.

grégoire. — Et puis la patte aussi, si je ne me trompe.

hialmar. — Il la traîne un tout petit peu, c’est possible.

hedwige. — C’est cette patte que le chien a mordue.

hialmar. — Sans cela il n’a aucun mal ; et c’est vraiment extraordinaire, quand on songe qu’il a reçu une charge de plomb dans le corps, que le chien l’a tenu entre ses dents.

grégoire, avec un coup d’œil à Hedwige. — Et qu’il a séjourné si longtemps au fond des mers.

hedwige, souriant. — Oui.

gina, près de la table. — Ce maudit canard. J’espère qu’il nous en donne de l’embarras. C’est un vrai calvaire.

hialmar. — Le couvert n’est pas encore mis ?

gina. — Tout à l’heure. Viens m’aider, Hedwige.

(Gina et Hedwige vont à la cuisine.)

hialmar, à demi-voix. — Il vaut mieux que tu t’éloignes de là. Mon père n’aime pas qu’on le regarde.

grégoire s’éloigne du grenier.

hialmar. — Et puis, je vais fermer avant que les autres n’arrivent. (Il frappe dans, ses mains.) Huche, huche ! Voulez-vous bien vous en aller ! (Il relève le rideau et ferme la porte.) Cette mécanique est de mon invention. C’est assez amusant, de s’occuper de ces choses-là et de les remettre en état quand elles sont abîmées. Du reste c’est tout à fait nécessaire, vois-tu, car Gina ne veut pas de lapins et de poules dans l’atelier.

grégoire. — Non, et c’est sans doute la femme qui gouverne ici ?

hialmar. — En général, je lui abandonne les affaires courantes, et pendant ce temps je me réfugie dans le salon pour y songer à des choses plus graves.

grégoire. — À quoi songes-tu, Hialmar ?

hialmar. — Cela m’étonne que tu ne me l’aies pas déjà demandé. Peut-être aussi n’as-tu pas entendu parler de l’invention.

grégoire. — Non. De quelle invention ?

hialmar. — Vraiment ? Tu n’en as pas entendu parler ? C’est vrai que, dans les contrées désertes d’où tu viens…

grégoire. — Tu as fait une découverte !

hialmar. — Pas encore, mais j’y travaille. Tu te figures bien, n’est-ce pas, que, si je me suis voué à la photographie, ce n’est pas pour faire tout simplement les portraits de ceux-ci et de ceux-là ?…

grégoire. — Non, non, ta femme vient de me le dire.

hialmar. — Je me suis juré que, du moment où je consacrerais mes forces à ce métier, je saurais l’élever à la dignité d’un art, en même temps que d’une science. C’est alors que je me décidai à faire cette grande découverte.

grégoire. — En quoi consiste-t-elle cette découverte ?

hialmar. — Mon cher, il ne faut pas encore me questionner sur les détails. Cela demande du temps, vois-tu. Et puis, ne crois pas que ce soit la vanité qui me pousse. Ce n’est pas pour moi que je travaille. Oh non ! J’ai un but qui me préocupe nuit et jour.

grégoire. — De quel but parles-tu ?

hialmar. — Tu oublies le vieillard aux cheveux blancs.

grégoire. — Ton pauvre père ? Que pourrais-tu faire pour lui ?

hialmar. — Je puis réveiller en lui le sentiment de sa dignité, en couvrant de gloire et d’honneur le nom d’Ekdal.

grégoire. — C’est donc là le but de ton existence ?

hialmar. — Je veux sauver le naufragé ! Oui, il a fait naufrage, aussitôt que la tempête s’est déchaînée sur sa tête. Dès que ces terribles enquêtes ont commencé, il est devenu un autre homme. Tu sais, ce pistolet qui est là, le même avec lequel nous tuons des lapins, il a joué un rôle dans la tragédie de la famille Ekdal.

grégoire. — Le pistolet ? Vraiment ?

hialmar. — Quand le jugement a été prononcé, quand il allait être mis en prison, il a saisi son pistolet.

grégoire. — Il voulait ?…

hialmar. — Oui. Mais il n’a pas eu le courage. Il a été lâche. Déjà son âme était affaiblie, égarée. Oh ! comprends-tu cela ? Lui, un militaire, un homme qui avait tué neuf ours et qui descendait de deux lieutenants-colonels, oui, l’un après l’autre, naturellement, comprends-tu cela, Grégoire ?

grégoire. — Je le comprends très bien.

hialmar. — Pas moi. Et de nouveau, le pistolet intervint dans l’histoire de notre famille : quand on l’a vêtu de gris, qu’on l’a mis au verrou, oh ! quelle époque épouvantable pour moi !… Les stores de mes deux fenêtres étaient baissés. En regardant dehors, je voyais le soleil briller comme d’habitude. Je ne comprenais plus rien. Je voyais les gens dans la rue rire et causer de choses indifférentes. Je ne comprenais plus rien. Il me semblait que tout ce qui existe aurait dû s’arrêter, comme pendant une éclipse.

grégoire. — Quand ma mère est morte, j’ai éprouvé le même sentiment.

hialmar. — À ce moment-là, Hialmar Ekdal a appuyé sur sa poitrine le canon de son pistolet.

grégoire. — Toi aussi, tu voulais… !

hialmar. — Oui.

grégoire. — Mais tu n’as pas tiré.

hialmar. — Non. Au moment décisif, j’ai triomphé de moi-même. Je continuai à vivre. Mais, crois-moi, il faut du courage pour choisir la vie dans de telles circonstances.

grégoire. — Cela dépend du point de vue.

hialmar. — Il n’y en a qu’un, crois-moi, et il est heureux que je l’aie choisi, car bientôt j’aurai fait ma découverte et le docteur Relling croit, comme moi, que mon père pourra, après cela, reprendre son uniforme. C’est tout ce que je demanderai pour prix de mon invention.

grégoire. — C’est donc la question de l’uniforme, qui…

hialmar. — Oui, c’est là son ambition, son désir le plus ardent. Tu ne saurais croire combien mon cœur saigne pour lui. Chaque fois que nous célébrons une petite fête de famille, l’anniversaire de mon mariage, ou quelque chose du même genre, le vieillard fait son entrée, revêtu de son uniforme de lieutenant, souvenir des jours heureux. Mais au moindre coup qu’on frappe à la porte, il s’enfuit dans sa chambre, aussi vite que ses pauvres vieilles jambes peuvent le porter. Il n’ose pas se montrer ! Cela déchire le cœur, tu sais, le cœur d’un fils.

grégoire. — Combien de temps te faut-il à peu près pour cette découverte ?

hialmar. — Mon Dieu, ne me demande donc pas de détails. Combien de temps ? Mais une découverte… on ne régie pas cela à sa guise. Cela dépend de l’inspiration, d’une suggestion. Il est presque impossible de dire d’avance à quelle époque elle arrive.

grégoire. — Mais cela avance, cependant ?

hialmar. — Naturellement, cela avance. Il ne se passe pas un jour que je ne travaille à la découverte : elle me remplit tout entier. Quotidiennement, après le repas, je m’enferme au salon, où je puis me recueillir en silence. Seulement il ne faut pas me presser, cela ne sert à rien. C’est aussi l’avis de Relling.

grégoire. — Ne crains-tu pas qu’en t’occupant ainsi de ce grenier, tu ne te laisses distraire, enlever à tes idées ?

hialmar. — Non, non, non ; tout au contraire. Ne dis donc pas cela. Je ne puis aller et venir toute la journée, sous l’obsession constante d’une même idée. L’inspiration, vois-tu, le trait de lumière, vient tout de même quand il doit venir.

grégoire. — Tu sais, mon cher Hialmar, qu’à mon avis, il y a en toi quelque chose du canard sauvage.

hialmar. — Du canard sauvage ? Comment l’entends-tu ?

grégoire. — Tu as plongé jusqu’au fond et tu te tiens aux varechs.

hialmar. — Tu penses peut-être à ce coup presque mortel qui nous a blessés à l’aile, mon père et moi.

grégoire. — Pas précisément. Je ne veux pas dire que tu aies été estropié. Mais tu es tombé dans une mare empoisonnée, Hialmar, tu as contracté une maladie latente, et tu as plongé pour mourir dans l’obscurité.

hialmar. — Mourir dans l’obscurité ! Moi ? Tu sais, Grégoire, ne me dis pas de ces absurdités-là.

grégoire. — Calme-toi. Je saurai te repêcher, car vois-tu, depuis hier, j’ai, moi aussi, un but d’existence.

hialmar. — C’est bien possible. Mais je te prie de me laisser en dehors de tout cela. Je puis t’assurer, qu’en faisant la part d’une mélancolie bien naturelle, je me porte aussi bien qu’on peut le désirer.

grégoire. — C’est encore un effet du poison.

hialmar. — Écoute, mon cher ami, ne parle donc plus de maladies et de poisons ; je ne suis pas habitué à ce genre de conversations. Chez moi, on ne me parle jamais de choses lugubres.

grégoire. — Je n’en doute pas.

hialmar. — Non, car cela ne me fait pas de bien. Il n’y a ici ni miasme, ni marécage, comme tu dis. C’est l’humble toit d’un photographe, je le sais bien, et ma condition est modeste. Mais je suis un inventeur, vois-tu, — et de plus un père de famille. Cela m’élève au-dessus des petitesses de mon état. Ah ! voici le déjeuner !

(Gina et Hedwige apportent des bouteilles de bière, un carafon d’eau-de-vie, des verres, etc. Au même moment, entrent Relling et Molvik, sans chapeau ni pardessus. Molvik est en noir.)

gina, disposant la table. — Bon. Ces deux-là arrivent juste à la minute.

relling. — Molvik a cru sentir une odeur de hareng et, dès lors, il n’y a plus eu moyen de le retenir. Encore une fois, bonjour, Ekdal.

hialmar. — Grégoire, permets-moi de te présenter le candidat Molvik et le docteur… C’est juste, tu connais Relling, n’est-ce pas ?

grégoire. — Oui, vaguement.

relling. — Tiens, c’est M. Werlé fils. Oui, nous nous sommes pris aux cheveux là-bas, à Heydal. Et vous venez vous installer ici ?

grégoire. — J’y suis installé depuis ce matin.

relling. — Molvik et moi, nous demeurons au-dessous de vous, de sorte que vous avez sous la main un médecin et un prêtre, pour le cas où vous en fassiez usage.

grégoire. — Merci, cela pourrait bien arriver. Hier, nous étions treize à table.

hialmar. — Voyons : ne reviens pas toujours à ces sujets lugubres.

relling. — Tu peux être tranquille, Ekdal ; ce n’est pas toi que cela concerne.

hialmar. — Je l’espère bien pour ma famille. Et maintenant, prenons place, mangeons, buvons, soyons gais.

grégoire. — Nous n’attendons pas ton père ?

hialmar. — Non, il préfère prendre son repas chez lui, plus tard. Plaçons-nous.

(Les hommes s’asseyent, mangent et boivent. Gina et Hedwige vont et viennent, faisant le service.)

relling. — Dites donc, madame Ekdal, Molvik s’est encore donné une fameuse culotte, hier soir.

gina. — Comment, de nouveau ?

relling. — Vous ne l’avez pas entendu, quand je l’ai ramené cette nuit ?

gina. — Non, je n’ai rien entendu.

relling. — Tant mieux. Il était dans un triste état cette nuit, Molvik.

gina. — Est-ce vrai, Molvik ?

molvik. — Passons l’éponge sur les incidents de cette nuit. Ces choses-là ne relèvent pas de mon meilleur moi.

relling, à Grégoire. — Cela le prend comme une suggestion. Il faut alors que j’aille nocer avec lui. Le candidat Molvik est un démoniaque, voyez-vous !

grégoire. — Un démoniaque ?

relling. — Oui, Molvik est un démoniaque.

grégoire. — Hum.

relling. — Et les natures démoniaques ne peuvent pas marcher droit dans ce monde ; il faut, qu’elles fassent des détours de temps en temps. Dites-moi, vous supportez encore le séjour de ce vilain trou de charbon ?

grégoire. — Je l’ai supporté jusqu’à présent,

relling. — Avez-vous réalisé cette réclamation que vous faisiez valoir à droite et à gauche ?

grégoire. — Une réclamation ? (Comprenant.) Ah ! très bien.

relling. — Tu faisais de l’escompte, Grégoire ?

grégoire. — Ah, basto !

relling. — Mais certainement. Il faisait la tournée chez tous les ouvriers et présentait quelque chose qu’il appelait : La réclamation de l’idéal.

grégoire. — J’étais jeune dans ce temps-là.

relling. — Vous avez raison ; vous étiez bien jeune. Et la réclamation de l’idéal ne vous a jamais été payée de mon temps.

grégoire. — Ni plus tard non plus.

relling. — Alors vous avez eu, sans doute, la sagesse de transiger un peu, n’est-ce pas ?

grégoire. — Je ne transige jamais quand j’ai affaire à un homme digne de ce nom.

hialmar. — Il me semble que tu as parfaitement raison. Du beurre, Gina.

relling. — Et un morceau de lard pour Molvik.

molvik. — Oh ! pas de lard.

(On frappe à la porte du grenier.)

hialmar. — Ouvre, Hedwige, grand-père veut rentrer.

(Hedwige entr’ouvre la porte. Le père Ekdal entre, portant une peau de lapin fraîchement enlevée. Hedwige referme la porte.)

ekdal. — Bonjour, messieurs. Chasse heureuse, aujourd’hui. J’en ai tué un grand.

hedwige. — Et tu lui as enlevé la peau sans m’attendre !

ekdal. — Je l’ai salé aussi, c’est bon, la viande de lapin, c’est tendre, c’est doux, on dirait du sucre. Bon appétit, messieurs.

(Il entre dans sa chambre.)

molvik, se levant. — Excusez ; je ne puis plus ; il faut que je descende.

relling. — Prenez de l’eau de Seltz, mon bonhomme.

molvik. — Oh ! oh !

(Il sort par la porte d’entrée.)

relling, à Hialmar. — Prenons un verre à la santé du vieux chasseur.

hialmar, trinquant. — Oui, à la santé d’un sportsman au seuil du tombeau.

relling. — À la santé de ses cheveux blancs. (Il boit.) Au fait, dis-moi, ses cheveux sont-ils gris ou blancs ?

hialmar. — Entre les deux. D’ailleurs, je crois qu’il n’en reste plus beaucoup sur son crâne.

relling. — Une perruque n’a encore empêché personne de faire son chemin. Au fond, tu es un homme heureux, Ekdal. Avec ce magnifique but d’existence que tu cherches à atteindre…

hialmar. — Et j’y travaille avec ardeur, tu sais.

relling. — Et puis, quand on voit ta femme si diligente, se dandinant sur ses hanches, glissant sur ses semelles de feutre, te préparant tout, veillant à tout ce qu’il te faut.

hialmar. — Gina, oui. (Il lui fait un signe de tête.) Tu es une bonne compagne sur le chemin de la vie, toi.

gina. — Voulez-vous bien cesser de bavarder sur mon compte.

relling. — Et ta petite Hedwige, donc, Ekdal ?

hialmar, ému. — L’enfant, oui ! L’enfant avant tout. Hedwige, viens près de moi. (Il lui caresse les cheveux.) Quel jour est-ce demain, dis ?

hedwige, le secouant. — Ne dis donc rien, papa !

hialmar. — Mon cœur saigne à la pensée qu’il y aura si peu de chose, rien qu’une petite fête au grenier.

hedwige. — Mais c’est justement ça qui sera joli !

relling. — Attends seulement, Hedwige, que la magnifique découverte ait vu le jour.

hialmar. — Oh alors ! — Tu verras bien ! Hedwige, je me suis décidé à assurer ton avenir. Tu seras heureuse jusqu’à la fin de tes jours. Je demanderai quelque chose pour toi, — une chose ou une autre. Ce sera la seule récompense du pauvre inventeur.

hedwige, lui passe les bras autour du cou et lui murmure à l’oreille. — Cher, cher petit papa !

relling, à Grégoire. — Eh bien ! Cela vous sourit, n’est-ce pas, pour changer, d’être assis à une table bien servie, au sein d’une famille heureuse.

hialmar. En effet, j’attache un grand prix à ces moments passés à table.

grégoire. — Quant à moi, je n’aime pas à respirer l’air des marécages.

relling. — Des marécages ?

hialmar. — Tu vas recommencer !

gina. — Je vous jure bien, monsieur Werlé, qu’il n’y a pas de mauvais air chez nous, car j’aère le logement tous les jours que Dieu donne.

grégoire, se levant de table. — La puanteur dont je parle, vous ne parviendrez pas à la chasser.

hialmar. — La puanteur !

gina. — Oui, qu’en dis-tu, Ekdal ?

relling. — Excusez, ce ne serait pas vous, par hasard, qui apporteriez cette puanteur de là-bas, des usines ?

grégoire. — Cela vous ressemblerait assez d’appeler puanteur ce que j’apporte dans cette maison.

relling, allant vers lui. — Écoutez, monsieur Werlé fils, je vous soupçonne fort de conserver encore au fond de votre poche… la réclamation de l’idéal.

grégoire. — C’est là, dans ma poitrine, que je la conserve.

relling. — Eh, de par le diable ! conservez-la où vous voulez : seulement je ne vous conseille pas de faire vos encaissements ici, tant que je suis là.

grégoire. — Et si je le fais tout de même ?

relling. — Vous descendrez l’escalier la tête la première. C’est moi qui vous le dis.

hialmar, se levant. — Voyons, Relling.

grégoire. — Oui, jetez-moi dehors.

gina, s’interposant. — Cessez donc, Relling. Mais il faut que je vous dise, monsieur Werlé, que ce n’est pas à vous, qui avez fait toutes ces malpropretés dans votre poêle, devenir chez moi parler de puanteur.

(On frappe à la porte d’entrée.)

hedwige. — Maman, on frappe.

hialmar. — Allons, bon ! Voilà le train qui commence, maintenant.

gina. — Laisse-moi faire. (Elle va ouvrir la porte, s’arrête court, tressaille et se retire vivement.) Oh, là, là !

(M. Werlé entre et fait un pas dans la chambre. Il est en fourrure.)

werlé. — Excusez-moi. Mais je crois que mon fils demeure dans cette maison.

gina, suffoquée. — Oui.

hialmar, s’approchant de Werlé. — Donnez-vous la peine, monsieur Werlé…

werlé. — Merci, je voudrais seulement parler à mon fils.

grégoire. — Qu’y a-t-il ? Me voici.

werlé. — Je désire le parler dans ta chambre.

grégoire. — Dans ma chambre — bien.

(Il veut y aller.)

gina. — Non, Dieu sait qu’elle n’est pas en état de…

werlé. — Eh bien alors, sur le palier. Je veux causer avec toi seul à seul.

hialmar. — À l’instant, monsieur Werlé. Viens au salon, Relling.

(Hialmar et Relling sortent par la droite. Gina emmène Hedwige à la cuisine.)
(Un silence.)

grégoire. — Eh bien ! nous voici seuls.

werlé. — Tu as laissé échapper quelques insinuations, hier soir. — Et comme tu es allé t’établir chez les Ekdal, je suis tenté de croire que tu as quelque mauvais dessein à mon égard.

grégoire. — Le dessein que j’ai, c’est d’ouvrir les yeux à Hialmar Ekdal. Il faut qu’il voie sa situation telle qu’elle est… voilà tout.

werlé. — C’est là ce but d’existence dont tu parlais hier ?

grégoire. — Oui, c’est le seul que tu m’aies laissé.

werlé. — Est-ce donc moi qui t’ai troublé l’esprit ?

grégoire. — Tu m’as troublé l’existence. Il ne s’agit pas de ma mère. — Mais c’est à toi que je dois les remords qui me rongent et me poursuivent.

werlé. — Ah ! c’est donc la conscience qui cloche.

grégoire. — J’aurais dû agir contre toi, quand on a tendu ce piège au lieutenant Ekdal. J’aurais dû le mettre en garde, car je me doutais bien de la façon dont cela finirait.

werlé. — S’il en est ainsi, tu aurais dû parler, en effet.

grégoire. — Je n’ai pas osé, j’étais trop lâche, trop effrayé. J’avais une telle peur de toi, alors encore et plus tard.

werlé. — Cette peur est bien passée, à ce qu’il paraît.

grégoire. — Heureusement oui, elle est passée. Le mal que moi et d’autres nous avons fait au vieil Ekdal est irréparable. Mais, quant à Hialmar, je puis le sauver du mensonge et de la dissimulation où il est en train de tomber.

werlé. — Crois-tu que ce soit là une bonne action ?

grégoire. — J’en ai la ferme conviction.

werlé. — Tu crois peut-être que le photographe Ekdal est homme à te savoir gré de cette preuve d’amitié ?

grégoire. — Oui, je le crois.

werlé. — Nous verrons bien.

grégoire. — Et puis… si je dois supporter la vie, il faut que je cherche un remède pour ma conscience malade.

werlé. — Elle ne guérira jamais. Tu as la conscience attaquée depuis ton enfance. Tu as hérité cela de ta mère, Grégoire : le seul héritage qu’elle t’ait laissé.

grégoire, avec un demi-sourire d’ironie. — Tu n’as pas encore pu digérer ta méprise au sujet de la fortune que tu croyais épouser.

werlé. — Ne nous égarons pas en dehors de la question. Ainsi, tu es bien décidé à mettre Hialmar Ekdal sur une piste que tu crois la bonne.

grégoire. — Oui, j’y suis décidé.

werlé. — Allons. En ce cas, j’aurais pu m’épargner ma démarche. Il est inutile désormais de te demander si tu veux rentrer sous mon toit.

grégoire. — Non.

werlé. — Et tu ne veux pas non plus de l’association ?

grégoire. — Non.

werlé. — C’est bien. Mais comme je veux me remarier, je veux te donner ce qui te revient.

grégoire, vivement. — Non. Je ne veux rien.

werlé. — Tu ne veux rien ?

grégoire. — Non. Ma conscience me défend de rien accepter.

werlé, après un instant. — Retournes-tu à l’usine ?

grégoire. — Non. Je me considère comme ayant quitté ton service.

werlé. — Mais que veux-tu faire en ce cas ?

grégoire. — Je veux atteindre le but de mon existence. Rien de plus.

werlé. — Bon, mais après cela ? De quoi vivras-tu ?

grégoire. — J’ai mis de côté une part de mon traitement.

werlé. — Cela te mènera loin !

grégoire. — Je crois que cela suffira aussi longtemps que je vivrai.

werlé. — Que veux-tu dire ?

grégoire. — Je ne réponds rien.

werlé. — En ce cas, adieu, Grégoire.

grégoire. — Adieu.

(Werlé sort.)

hialmar, entr’ouvrant la porte. Il est parti !

grégoire. — Oui.

(Hialmar et Relling rentrent, ainsi que Gina et Hedwige qui viennent de la cuisine.)

relling. — Voilà un déjeuner flambé.

grégoire. — Va t’habiller, Hialmar, nous allons faire une longue promenade.

hialmar. — Volontiers. Que te voulait ton père ? Est-ce qu’il s’agissait de moi ?

grégoire. — Viens toujours. Nous avons à causer. Je vais mettre mon paletot.

(Il sort par la porte du palier.)

gina. — Tu ne devrais pas aller avec lui, Ekdal.

relling. — Non, ne t’en va pas. Reste ici.

hialmar, prenant son chapeau et son paletot. — Comment ! quand un ami d’enfance éprouve le besoin de se confier à moi entre quatre yeux…

relling. — Mais, que diable… tu ne vois donc pas que cet individu est toqué, timbré, fou !

gina. — Tu vois bien. Sa mère aussi avait des crises qui lui tournaient le physique de temps en temps.

hialmar. — Il n’en a que plus sérieusement besoin de l’œil vigilant d’un ami. (À Gina.) Avant tout, que le dîner soit prêt à l’heure fixée. Au revoir.

(Il sort par la porte du palier.)

relling. — Quel malheur aussi qu’un des puits de mine d’Heydal n’ait pas conduit cet homme aux enfers !

gina. — Jésus ! pourquoi dites-vous ça ?

relling, entre ses dents. — Oh pour rien, j’ai mon idée.

gina. — Croyez-vous que monsieur Werlé fils soit tout à fait fou.

relling. — Malheureusement non. Il n’est pas plus fou que le commun des mortels. Mais il a une maladie dans le corps, c’est sûr.

gina. — Qu’est-ce qui lui manque donc ?

relling. — Je vais vous le dire, madame Ekdal. Il est atteint d’une fièvre de justice aiguë.

gina. — Une fièvre de justice aiguë ?

hedwige. — C’est une maladie, ça ?

relling. — Oui, une maladie nationale, mais elle n’apparaît qu’à l’état sporadique. (Avec un signe de tête à Gina.) Au revoir.

(Il sort par la porte du palier.)

gina, inquiète, rôdant par la chambre. — Ah ! ce Grégoire Werlé — ça a toujours été un vilain moineau.

hedwige, la regardant attentivement, debout près de la table. — Tout ça est bien extraordinaire.


ACTE QUATRIÈME


L’atelier d’Hialmar Ekdal. On vient de photographier. Au milieu de la pièce se trouvent un appareil recouvert d’une étoffe sombre, un trépied, une ou deux chaises, une console, etc. L’atelier est éclairé par les derniers rayons du soleil couchant. Un peu plus tard le crépuscule tombe.


(Gina se tient à la porte d’entrée ouverte et parle avec quelqu’un qui est dehors. Elle a en main un étui à clichés et un cliché mouillé.)

gina. — Oui, vous pouvez en être sûrs. Quand je promets quelque chose, je le tiens. La première douzaine sera prête lundi. — Bonjour, bonjour !

(On entend des pas qui descendent l’escalier. Gina ferme la porte, met le cliché dans l’étui et le glisse dans l’appareil.)

hedwige, venant de la cuisine. — Ils sont partis ?

gina, rangeant. — Oui, grâce à Dieu, j’en suis enfin débarrassée.

hedwige. — Comprends-tu que papa ne soit pas encore rentré ?

gina. — Tu es sûre qu’il n’est pas chez Relling ?

hedwige. — Non, il n’y est pas. Tout à l’heure je suis descendue voir par l’escalier de service.

gina. — Et son dîner qui va être froid.

hedwige. — Oui, pense donc — Papa qui rentre toujours juste à l’heure du dîner !

gina. — Il rentrera à l’instant, tu vas voir.

hedwige. — Oh, s’il pouvait donc venir ! Tout me semble si étrange, maintenant.

gina, avec un cri. — Le voici !

(Hialmar entre par la porte du palier.)

hedwige, courant au-devant de lui. — Papa ! Oh ! comme nous t’avons attendu, si tu savais !

gina, le regardant. — Tu es resté bien longtemps absent, Ekdal.

hialmar, sans la regarder. — Je suis resté un peu longtemps, oui.

(Il ôte son paletot. Gina et Hedwige veulent l’aider. Il les écarte.)

gina. — As-tu dîné avec Werlé ?

hialmar, suspendant son paletot. — Non.

gina, se dirigeant vers la cuisine. — En ce cas, je vais t’apporter ton dîner.

hialmar. — Non, laisse cela. Je ne mangerai pas maintenant.

hedwige, s’approchant. — Tu ne vas pas bien, papa ?

hialmar. — Bien ? Oh oui, pas trop mal. Nous avons fait une promenade fatigante, Grégoire et moi.

gina. — Tu n’aurais pas dû le suivre, Hialmar ; tu n’y es pas habitué.

hialmar. — Hum. Il y a dans ce monde bien des choses auxquelles un homme doit s’habituer. (Il arpente la chambre un instant.) Personne n’est venu, pendant mon absence ?

gina. — Il n’y a eu que ces deux amoureux.

hialmar. — Pas de nouvelles commandes ?

gina. — Non, pas aujourd’hui.

hedwige. — Tu vas voir, papa, qu’il y en aura demain.

hialmar. — Ce serait heureux. Demain, je compte me mettre sérieusement à l’ouvrage.

hedwige. — Demain ! Mais tu oublies quel jour c’est, demain.

hialmar. — Ah, c’est vrai, eh bien ! après-demain alors. Dorénavant je veux faire tout moi-même, je veux supporter tout l’ouvrage.

gina. — Voyons, Ekdal, à quoi cela te servirait-il ? À t’empoisonner l’existence, voilà tout. Je suffis bien à la photographie, et toi, tu continueras à travailler à la découverte.

hedwige. — Et le canard sauvage, et les lapins, et les…

hialmar. — Ne me parle donc pas de ces niaiseries ! À partir de demain je ne remets plus les pieds au grenier.

hedwige. — Mais, papa, tu m’as promis qu’il y aurait fête demain.

hialmar. — C’est vrai. Eh bien ! Ce sera à partir d’après-demain. Ce maudit canard, j’aurais envie de lui tordre le cou.

hedwige, poussant un cri. — Au canard sauvage !

gina. — Si l’on a jamais vu !

hedwige, le secouant. — Dis donc, papa, c’est mon canard, à moi.

hialmar. — C’est bien pour cela que je m’en abstiens. Je n’ai pas le cœur de l’étrangler, je n’en ai pas le cœur à cause de toi, Hedwige. Mais, je sens bien, tout au fond de moi-même, que je devrais agir autrement. Je ne devrais pas tolérer sous mon toit un être quelconque venant de ces mains-là.

gina. — Mais tu sais bien que c’est cet imbécile de Petersen qui l’a donné à grand-père…

hialmar, arpentant la pièce. — Il y a certains droits, comment les appellerai-je ? Allons, si vous voulez, je dirai les droits de l’idéal, il y a certaines obligations auxquelles un homme ne peut pas se soustraire sans amoindrir son âme.

hedwige, marchant derrière lui. — Mais, songe donc, le canard, le pauvre canard sauvage…

hialmar, s’arrêtant tout à coup. — Puisque je te dis que je l’épargne à cause de toi. Pas un cheveu ne tombera de… ; allons, je le répète : on l’épargnera. Il y a des devoirs à remplir, encore plus grands que ceux-là. Mais il est temps que tu sortes un peu, Hedwige, comme tu en as l’habitude. Le jour a baissé, c’est ce qu’il te faut.

hedwige. — Non, je ne me soucie pas de sortir en ce moment.

hialmar. — Si, il faut sortir. Il me semble que tu clignotes des paupières. Cela ne te fait pas de bien, tout cet air comprimé. Il y a sous ce toit une atmosphère épaisse.

hedwige. — Bon, bon, je descends par l’escalier de service et je remonte dans un instant. Mon manteau, mon chapeau ? Bon ! Ils sont dans ma chambre. Dis donc, papa, tu ne feras pas de mal au canard, pendant que je serai dehors.

hialmar. — Pas une plume ne tombera de sa tête. (La serrant sur son cœur.) Toi et moi, Hedwige, nous deux !… Allons, va-t’en.

(Hedwige fait un petit signe de tête à ses parents et sort par la cuisine.)

hialmar, marchant, sans lever les yeux. — Gina.

gina. — Plaît-il ?

hialmar. — À partir de demain, ou disons plutôt d’après-demain, j’aurais envie de tenir moi-même les comptes du ménage.

gina. — Comment, tu veux maintenant tenir les comptes aussi ?

hialmar. — Ou du moins je veux vérifier les revenus.

gina. — Ah, bon Dieu ! Ce n’est pas long à compter, ça.

hialmar. — On ne le croirait pas. Il me semble que l’argent dure bien longtemps entre tes mains. (La regardant.) Comment cela se fait-il ?

gina. — Nous avons besoin de si peu, Hedwige et moi.

hialmar. — Est-ce vrai que père soit si largement payé pour sa copie, chez M. Werlé ?

gina. — Je ne sais pas s’il est tant payé que ça. Je ne connais pas le prix de ces choses-là.

hialmar. — Voyons, que touche-t-il à peu près ? Tu peux bien me le dire.

gina. — C’est si différent. Il touche à peu près ce qu’il nous coûte et, avec ça, un peu d’argent de poche.

hialmar. — Ce qu’il nous coûte ! Et tu ne me l’as pas dit plus tôt !

gina. — Je ne pouvais pas te le dire. Cela te faisait un tel plaisir de croire que c’est toi qui le nourrissais.

hialmar. — Et celui qui le nourrit, c’est M. Werlé.

gina. — Oh ! Il a bien de quoi, M. Werlé.

hialmar. — Voudrais-tu allumer la lampe ?

gina, allumant. — Et puis, nous ne pouvons pas savoir si c’est M. Werlé. C’est peut-être Graberg.

hialmar. — Graberg ? Pourquoi ce faux-fuyant ?

gina. — Enfin, je n’en sais rien, j’ai pensé…

hialmar. — Hum !

gina. — Souviens-toi que ce n’est pas moi qui ai procuré cette copie à grand-père. C’est Berthe, quand elle est entrée dans la maison.

hialmar. — Il me semble que ta voix tremble.

gina, posant l’abat-jour. — Ma voix ?

hialmar. — Tes mains tremblent aussi. Je ne me trompe pas.

gina, résolument. — Dis-moi ça franchement, Ekdal. Qu’est-ce qu’il t’a donc dit sur mon compte ?

hialmar. — Est-ce vrai, est-ce possible, qu’il y ait eu quelque chose entre toi et Werlé à l’époque où tu servais dans la maison ?

gina. — Ce n’est pas vrai. Pas cette fois-là. M. Werlé était après moi, ça c’est juste. Et madame a cru toutes sortes de choses. Alors elle a mis tout sans dessus dessous, un boucan d’enfer, quoi ! Elle m’a tiré les cheveux, elle m’a battue, et voilà. Après ça j’ai quitté le service.

hialmar. — C’est donc plus tard !

gina. — Oui, alors je suis rentrée à la maison, comme tu sais. Mère n’était pas si bien que tu pensais, Ekdal ; elle m’a chanté ceci et cela. À cette époque, M. Werlé était déjà veuf, tu comprends.

hialmar. — Et alors ? Voyons…

gina. — Enfin, il vaut peut-être mieux que tu le saches, il n’a pas démordu avant d’avoir tout ce qu’il voulait.

hialmar, joignant les mains. — Et c’est là la mère de mon enfant ! Comment as-tu pu me cacher une telle chose ?

gina. — Oui, ça n’est pas bien à moi. J’aurais dû te l’avouer depuis longtemps.

hialmar. — Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j’aurais su qui tu étais.

gina. — M’aurais-tu épousée tout de même, dis ?

hialmar. — Comment peux-tu le supposer !

gina. — Voilà pourquoi je n’ai rien osé dire. J’avais tant d’amour pour toi, tu sais bien. Et je ne pouvais pourtant pas faire mon propre malheur.

hialmar, marchant dans la chambre. — Et c’est là la mère de ma petite Hedwige ! Et savoir que tout ce qui m’entoure : (Il donne un coup de pied à une chaise.) Tout mon foyer, je le dois à cet homme !… Oh ! quel beau séducteur que ce Werlé !

gina. — Est-ce que tu regrettes les quatorze ou quinze ans que nous avons vécu ensemble ?

hialmar, se plaçant en face d’elle. — Dis-moi, n’as-tu pas gémi chaque jour, à chaque minute, sur ce tissu de mensonges, que tu as filé autour de moi, comme une araignée ? Réponds-moi ! N’as-tu pas vécu depuis, torturée de remords et d’angoisses ?

gina. — Ah ! mon cher Ekdal, j’ai eu, ma foi, bien assez à faire à penser à la maison et à la vie de tous les jours.

hialmar. — Et jamais tu ne jettes un regard en arrière, sur les fautes de ton passé ?

gina. — Non ; je les avais presque oubliées ces vieilles histoires, tu sais.

hialmar. — Oh, cette insensibilité, ce calme de brute ! Il y a là quelque chose qui m’indigne. Pas même de remords !

gina. — Dis-donc, Ekdal, que crois tu que tu serais devenu, si tu n’avais pas trouvé une femme comme moi ?

hialmar. — Une !…

gina. — Oui, c’est que j’ai toujours été, comme qui dirait, plus débrouillarde que toi. C’est vrai aussi, que j’ai une couple d’années de plus.

hialmar. — Ce que je serais devenu !

gina. — C’est que tu prenais toute espèce de mauvais chemins dans le temps où tu m’as rencontrée. Tu ne peux pas nier ça.

hialmar. — Tu appelles cela de mauvais chemins ! Oh ! tu ne sais pas ce qui ce passe dans le cœur d’un homme livré au chagrin et au désespoir. Et surtout un homme à tempérament de feu comme moi !

gina. — C’est bien, c’est bien, je ne dis pas non. Je ne vais pas tripoter dans tout ça, maintenant. Tu es devenu un si bon homme, si tôt que tu as eu une maison et de la famille. C’était si gentil et si tranquille chez nous, à cette heure. Et puis voilà qu’Hedwige et moi, nous aurions bientôt pu nous payer un peu d’habits et de bonnes choses.

hialmar. — Embourbées dans le mensonge, oui !

gina. — Oh, faut-il que cet affreux individu ait fourré son nez ici !

hialmar. — Et moi aussi, je me trouvais bien à mon foyer… Ce n’était qu’une illusion… D’où me viendra maintenant l’essor qu’il me faut pour transporter ma découverte dans le monde des réalités ? Peut être mourra-t-elle avec moi, et, dans ce cas, ce sera ton passé, Gina, qui l’aura tuée.

gina, prête à pleurer. — Ne dis donc pas ça, Ekdal, moi, qui toute ma vie n’ai voulu que ton bien !

hialmar. — Oui, je le demande : qu’adviendra-t-il maintenant du rêve conçu par le père de famille ? Quand j’étais là, étendu sur mon sofa, songeant à la découverte, j’avais bien le pressentiment qu’elle absorberait mes dernières forces. Je sentais que le jour où le brevet d’invention me serait remis serait aussi le jour des adieux. Et mon rêve était que tu vives après moi, dans l’aisance, qu’on honore en toi la veuve de l’inventeur défunt.

gina, essuyant ses larmes. — Ne parle donc pas comme ça, Ekdal. Que le bon Dieu me préserve de vivre le jour où je serais veuve !

hialmar. — Oh ! peu importe ! Puisque tout est fini, maintenant. Tout !

(Grégoire Werlé ouvre prudemment la porte et regarde.)

grégoire. — Puis-je entrer ?

hialmar. — Oui, entre.

grégoire, s’avance, la figure épanouie, leur tendant les mains. — Eh bien ! Mes chers amis ! (Il les regarde l’un après l’autre, puis chuchote à Hialmar.) Ce n’est donc pas fait ?

hialmar, d’une voix sombre. — C’est fait.

grégoire. — C’est fait ?

hialmar. — J’ai vécu l’heure la plus amère de ma vie.

grégoire. — Mais aussi la plus pure, n’est-ce pas ?

hialmar. — Enfin, pour le moment, c’est fini.

gina. — Que Dieu vous pardonne, monsieur Werlé !

grégoire, avec un profond étonnement. — Je n’y comprends rien.

hialmar. — Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

grégoire. — Cette grande liquidation qui devait servir de point de départ à une existence nouvelle, à une vie, à une communauté basée sur la vérité, délivrée de tout mensonge.

hialmar. — Je sais, je sais très bien.

grégoire. — J’étais si intimement persuadé qu’à mon entrée je serais frappé par une lumière de transfiguration illuminant l’époux et l’épouse. Et voici que devant moi, tout est morne, sombre, triste.

gina. — Bien, bien.

(Elle enlève l’abat-jour de la lampe.)

grégoire. — Vous ne voulez pas me comprendre, madame Ekdal. Mais toi, Hialmar ? Cette grande liquidation aurait dû t’initier à des vues plus élevées.

hialmar. — Oui, naturellement… C’est-à-dire, jusqu’à un certain point.

grégoire. — Car rien au monde ne peut être comparé à la joie de pardonner à la pécheresse et de l’élever jusqu’à soi par l’amour.

hialmar. — Crois-tu qu’un homme puisse digérer si facilement le breuvage amer que je viens d’avaler ?

grégoire. — Un homme ordinaire, non. C’est possible. Mais un homme comme toi !

hialmar. — Mon Dieu, oui, je sais bien. Mais tu dois me stimuler, Grégoire. Il faut du temps, vois-tu !

grégoire. — Il y a en toi beaucoup du canard sauvage, Hialmar.

(Relling est entré par la porte du palier.)

relling. — Bon, voici encore le canard sauvage sur le tapis.

hialmar. — Oui, la bête blessée à l’aile, le trophée de chasse de monsieur Werlé.

relling. — De monsieur Werlé ? C’est de lui que vous parlez ?

hialmar. — De lui et d’autres.

relling, à demi-voix à Grégoire. — Que le diable vous emporte !

hialmar. — Tu dis ?

relling. J’exprime de tout mon cœur le désir que le charlatan rentre chez lui. S’il reste ici, il est capable de vous détruire l’un et l’autre.

grégoire. — Vous voyez devant vous, monsieur Relling, des gens qui ne craignent pas la destruction. Ne parlons pas d’Hialmar pour le moment. Mais au fond de son cœur à elle, il y a aussi, je n’en doute pas, quelque chose de loyal et d’honnête.

gina, prête à pleurer. — Vous auriez bien dû, en ce cas, me laisser passer pour ce que je suis.

relling. — Serait-ce indiscret de vous demander ce que vous venez faire ici, à vrai dire ?

grégoire. — Je veux fonder une véritable union conjugale.

relling. — Vous croyez donc que l’union des Ekdal n’est pas ce qu’il faut ?

grégoire. — Elle vaut autant que beaucoup d’autres, malheureusement. Mais, quant à être une véritable union conjugale, non, elle ne l’est pas encore.

hialmar. — Tu n’as jamais songé aux droits de l’idéal, Relling ?

relling. — Des sornettes, mon garçon ! Mais excusez-moi, monsieur, si je vous demande combien de véritables unions conjugales vous avez vues dans votre vie. Voyons, là, en chiffre rond ?

grégoire. — À vrai dire, je ne crois pas en avoir vu une seule.

relling. — Ni moi non plus.

grégoire. — Mais j’en ai vu une infinité du genre opposé. Et j’ai eu l’occasion de voir de près ce qu’une telle union peut faire de ravages dans un couple humain.

hialmar. — Tout le fondement moral d’un homme peut s’écrouler sous ses pieds : voilà l’horreur !

relling. — Ma foi, comme, à proprement parler, je n’ai jamais été marié, il m’est impossible de me prononcer là-dessus. Mais ce que je sais, c’est que l’union conjugale comprend aussi l’enfant. Et, quant à l’enfant, vous devez le laisser en paix.

hialmar. — Hedwige, ma pauvre Hedwige !

relling. — Oui, vous aurez la bonté de ne pas mêler Hedwige à tout ça. Vous êtes mûrs tous les deux : vous pouvez fouiller et patauger dans vos relations, si cela vous fait plaisir. Mais, quant à Hedwige, il faut y prendre garde. Autrement, vous pouvez attirez un malheur sur sa tête.

hialmar. — Un malheur !

relling. — Oui. Ou bien elle pourrait l’attirer sur elle-même et peut-être sur d’autres.

gina. — Mais comment pouvez-vous savoir cela, Relling ?

hialmar. — Il y a danger imminent pour ses yeux ?

relling. — Il ne s’agit pas de ses yeux. Mais Hedwige est dans un âge critique. Elle est susceptible de toutes les mauvaises inspirations.

gina. — Tiens, mais, c’est vrai ! Pensez donc : elle a depuis quelque temps une si vilaine manière de jouer avec le feu à la cuisine. Elle appelle ça allumer un incendie. J’ai peur quelquefois qu’elle ne fasse flamber la maison.

relling. — Vous voyez : je m’en doutais bien.

grégoire, à Relling. — Mais comment expliquez-vous cela ?

relling, d’une voix maussade. — L’époque de la transition, mon bonhomme.

hialmar. — Tant que l’enfant possède un père… tant que je suis de ce monde…

(On frappe à la porte d’entrée.)

gina. — Chut, Ekdal ; il y a quelqu’un sur le palier. (Élevant la voix.) Entrez !

(Madame Sœrby entre en manteau.)

madame sœrby. — Bonsoir.

gina, allant à sa rencontre. — Comment, c’est toi, Berthe !

madame sœrby. — Oui, c’est moi. Mais j’arrive peut-être mal à propos ?

hialmar. — Nullement. Un messager venant de cette maison…

madame sœrby, à Gina. — À vrai dire, je ne pensais pas rencontrer tes messieurs à cette heure-ci. Et alors je suis montée pour causer un peu avec toi et te dire adieu.

gina. — Tiens ! tu pars ?

madame sœrby. — Oui, demain, de grand matin, pour Heydal. Monsieur Werlé est parti cette après-midi. (Jetant un regard du côté de Grégoire.) Bien des choses de sa part.

gina. — Tiens, tiens !

hialmar. — Ah, monsieur Werlé est parti ? Et vous allez le suivre ?

madame sœrby. — Oui ! Qu’en dites-vous, Ekdal ?

hialmar. — Prenez garde ! Voilà ce que je vous dis.

grégoire. Je vais t’expliquer la chose : mon père épouse Mme Sœrby.

hialmar. — Il l’épouse !

gina. — Vrai, Berthe, cela va se faire enfin ?

relling, grave, avec un léger tremblement dans la voix. — Cela ne peut pas être vrai, n’est-ce pas ?

madame sœrby. — Si, mon cher Relling, c’est bien vrai.

relling. — Vous voulez encore une fois vous marier ?

madame sœrby. — Oui, c’est en train de se faire, Werlé a les papiers et nous fêterons la noce là-bas, dans les usines.

grégoire. — Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter tout le bonheur possible, en beau-fils qui sait son devoir.

madame sœrby. — Merci, si c’est de bon cœur que vous nous dites ça. J’espère bien que ce sera un bonheur pour Werlé et pour moi.

relling. — Vous pouvez y compter. M. Werlé ne se grise jamais, que je sache. Et il n’a certainement pas l’habitude de rosser sa femme, comme le faisait feu le vétérinaire.

madame sœrby. — Laissez donc Sœrby reposer en paix. Lui aussi avait ses bons côtés.

relling. — Monsieur Werlé en a de meilleurs, j’espère.

madame sœrby. — En tout cas il n’a pas perdu ce qu’il y avait de bon en lui. Ceux qui agissent ainsi en supportent toujours les conséquences.

relling. — Ce soir, je vais accompagner Molvik.

madame sœrby. — Non, Relling, ne le faites pas, c’est moi qui vous en prie.

relling. — C’est tout ce qui me reste à faire. (À Hialmar.) Si tu veux, viens avec nous.

gina. — Merci bien, Ekdal ne va pas dans ces sortes d’appartements.

hialmar, à demi-voix, avec colère. — Si tu pouvais te taire !

relling. — Adieu, madame Werlé.

(Il sort.)

grégoire, à madame Sœrby. — Il paraît que vous vous connaissez d’assez près, le docteur Relling et vous ?

madame sœrby. — Oui, nous nous connaissons depuis de longues années. Il fut un temps où cela aurait pu aboutir à quelque chose.

grégoire. — C’est vraiment bien heureux pour vous que cela n’ait pas abouti.

madame sœrby. — Ah ! vous pouvez bien le dire ! Mais je me suis toujours gardée de suivre mes inspirations. Une femme ne peut pourtant pas se sacrifier entièrement.

grégoire. — Et vous ne craignez pas que je touche un mot à mon père de cette vieille connaissance ?

madame sœrby. — Vous pensez bien que je lui en ai parlé moi-même.

grégoire. — Vraiment ?

madame sœrby. — Votre père sait jusqu’à la moindre chose de ce qu’on pourrait dire de vrai sur mon compte. Je lui ai tout dit moi-même. C’est la première chose que j’ai faite, dès qu’il m’a laissé soupçonner ses intentions.

grégoire. — En ce cas, vous êtes d’une franchise qu’on ne rencontre pas souvent.

madame sœrby. — J’ai toujours été franche. C’est encore ce qui nous réussit le mieux, à nous autres femmes.

hialmar. — Qu’en dis-tu, Gina ?

gina. — Oh ! c’est si différent, les femmes : l’une s’y prend d’une façon, l’autre d’une autre.

madame sœrby. — Quand à ça, Gina, ce qu’il y a de plus sûr, c’est de faire comme j’ai fait. J’en suis bien certaine aujourd’hui. Werlé non plus ne m’a rien caché de ce qui le concerne. C’est encore cela qui nous a le plus solidement liés l’un à l’autre. À présent il peut passer son temps, assis près de moi, à causer de tout avec une franchise d’enfant. Cela lui a toujours manqué jusqu’ici. Un homme plein de force et de santé comme lui, réduit à passer toute sa jeunesse et les meilleures années de sa vie à écouter des remontrances ! Et souvent, à ce que je me suis laissé dire, ces remontrances se rapportaient à des méfaits imaginaires.

gina. — C’est bien vrai ce qu’elle dit là.

grégoire. — Si ces dames veulent aborder ce terrain, il vaut mieux que je m’en aille.

madame sœrby. — Oh non ! vous pouvez rester : je ne dirai plus rien. Mais j’ai tenu à vous apprendre que je n’ai jamais usé de mensonges ni de subterfuges. On croit peut-être qu’il m’arrive un très grand bonheur, et c’est vrai jusqu’à un certain point. Et pourtant il me semble que je ne reçois pas plus que je ne donne. Je ne l’abandonnerai jamais, c’est sûr. Et je puis lui être plus utile, plus nécessaire que n’importe qui, quand il ne pourra plus s’aider, comme cela arrivera bientôt.

hialmar. — Il ne pourra plus s’aider ?

grégoire, à madame Sœrby. — C’est bien, c’est bien ; ne parlez pas de cela.

madame sœrby. — Il n’y a pas à dissimuler plus longtemps, quoiqu’il le désire. Il est à la veille d’être aveugle.

hialmar, tressaillant. — À la veille d’être aveugle ? C’est singulier, aveugle, lui aussi ?

gina. — Il y en a tant qui le deviennent.

madame sœrby. — On peut se figurer ce que c’est, pour un homme qui a de si grandes affaires. Allons ! Je tâcherai de l’aider de mes yeux, aussi bien que je pourrai. Mais il faut que je m’en aille : j’ai tant à faire en ce moment. — Ah oui ! je tenais à vous dire, Ekdal, que s’il y avait quelque chose en quoi M. Werlé pût vous être utile, vous n’auriez qu’à vous adresser à Graberg.

grégoire. — Hialmar Ekdal se gardera certainement de profiter de cette offre.

madame sœrby. — Vraiment ? Je ne sache pas que jusqu’à présent…

gina. — Non, Berthe, Hialmar n’a plus besoin de recevoir quoi que ce soit de M. Werlé.

hialmar, lentement, en appuyant sur les mots. — Présentez mes compliments à votre futur mari et dites-lui que je compte me rendre très prochainement chez son commis Graberg…

grégoire. — Comment ! Tu voudrais…

hialmar. — … Que je me rendrai chez Graberg, dis-je, pour demander le compte de ce que je dois à son patron. Je veux payer cette dette d’honneur… ; ha, ha, ha ! une dette d’honneur, ça ! Mais n’en parlons plus. Bref ! je veux tout payer, avec cinq pour cent d’intérêt.

gina. — Bon Dieu, mon cher Ekdal, où veux-tu que nous prenions tout cet argent ?

hialmar. — Veuillez dire à votre fiancé que je travaillerai sans repos à mon invention. Veuillez lui dire que ce qui soutient mon esprit dans ce travail forcé, c’est le désir de me libérer d’une obligation qui me pèse. C’est même là le mobile de l’invention. Tout le bénéfice sera employé à solder les avances de votre futur époux.

madame sœrby. — Il s’est passé quelque chose dans cette maison.

hialmar. — Oui, il s’y est passé quelque chose.

madame sœrby. — Eh bien ! adieu. J’aurais à causer encore un peu avec toi, Gina. Mais ce sera pour une autre fois. Adieu.

(Hialmar et Grégoire la saluent. Gina l’accompagne jusqu’à la porte.)

hialmar. — Pas au delà du seuil, Gina.

(Madame Sœrby sort. Gina referme la porte.)

hialmar. — Eh bien, Grégoire, me voici débarrassé de cette dette que j’avais sur le cœur.

grégoire. — Ou, du moins, tu le seras bientôt.

hialmar. — Je crois que mon attitude a été correcte.

grégoire. — Tu es l’homme que j’avais toujours cru.

hialmar. — Il est des cas où l’on ne peut pas se dérober aux exigences de l’idéal. Père de famille, il me faudra geindre et peiner à cette tâche. Ce n’est pas une plaisanterie, tu comprends, pour un homme sans fortune, que de se dégager d’une dette ensevelie, pour ainsi dire, sous la poussière de l’oubli. N’importe ! L’homme, en moi, réclame aussi ses droits.

grégoire, lui posant la main sur l’épaule. — Mon cher Hialmar, n’est-il pas heureux que je sois venu ?

hialmar. — Si.

grégoire. — N’est-il pas heureux… que la lumière se soit faite sur toutes ces relations ?

hialmar, avec un peu d’impatience. — Je ne dis pas non. Mais il y a quelque chose qui révolte mon sentiment d’équité.

grégoire. — Qu’est-ce donc ?

hialmar. — C’est que… mon Dieu, je ne sais si j’ose m’exprimer si librement sur le compte de ton père.

grégoire. — Ne fais pas attention à moi.

hialmar. — C’est bien. Je te dirai donc qu’il y a quelque chose de révoltant, à mon avis, à voir que ce n’est pas moi, mais lui qui contracte en ce moment une véritable union conjugale.

grégoire. — Voyons, comment peux-tu dire cela ?

hialmar. — Mais oui, c’est ainsi. Ton père et madame Sœrby vont contracter un pacte conjugal basé sur une entière franchise de part et d’autre. Il n’y a pas de cachoteries entre eux, pas de mensonge derrière leurs relations. Si j’ose m’exprimer ainsi, ils se sont accordés l’un à l’autre indulgence plénière pour tous leurs péchés.

grégoire. — Eh bien, après ?

hialmar. — Oui, mais tout cela se tient. C’est sur la réunion de toutes les misères dont tu as été témoin ici qu’a été fondée cette véritable union conjugale.

grégoire. — Mais la situation est toute différente. Tu ne veux pas établir de comparaison entre elle et toi et ces deux… ? Allons, tu m’entends.

hialmar. — Je ne puis empêcher qu’il y ait là quelque chose de blessant pour mon instinct d’équité. On dirait vraiment qu’il n’y a aucune justice dans le gouvernement de ce monde.

gina. — Fi donc, Ekdal ! tu ne devrais pas parler ainsi.

grégoire. — N’abordons pas cette question.

hialmar. — Il est vrai que, d’un autre côté, il me semble cependant apercevoir un doigt régulateur. Ainsi, il sera bientôt aveugle ?

gina. — Oh ce n’est peut-être pas bien sûr.

hialmar. — C’est indubitable. En tous cas, ce n’est pas à nous d’en douter, car la rémunération est là. Il a aveuglé jadis un être confiant.

grégoire. — Hélas ! Il en a aveuglé bien d’autres.

hialmar. — Et voici qu’un destin mystérieux, inexorable, lui crève les yeux à son tour.

gina. — Oh ! comment ne crains-tu pas de dire quelque chose d’aussi méchant ? tu me fais peur, vraiment !

hialmar. — Il est bon qu’on se plonge de temps en temps dans le côté ténébreux de l’existence.

(Hedwige, en manteau et en chapeau, entre joyeuse et essoufflée par la porte du palier.)

gina. — Te voici de retour ?

hedwige. — Je n’avais pas envie d’aller plus loin et c’est tant mieux, car j’ai rencontré quelqu’un en rentrant.

hialmar. — Cette madame Sœrby, sans doute.

hedwige. — Oui.

hialmar, arpentant la chambre. — J’espère que c’est la dernière fois que tu l’as vue.

(Un silence. Hedwige promène son regard inquiet de l’un à l’autre, comme pour deviner ce qui ce passe.)

hedwige, se rapprochant, câline. — Papa.

hialmar. — Eh bien… qu’y a-t-il, Hedwige ?

hedwige. — Madame Sœrby m’a apporté quelque chose.

hialmar, s’arrêtant. — À toi ?

hedwige. — Oui, pour demain.

gina. — Tu as toujours reçu quelque cadeau de Berthe, ce jour-là.

hialmar. — Qu’est-ce que c’est ?

hedwige. — Non, il ne faut pas que tu voies ça maintenant. Maman me le donnera demain matin, dans mon lit.

hialmar. — Oh ! toujours quelque chose qu’on me cache.

hedwige, avec précipitation. — Attends, tu peux voir : c’est une grande lettre.

(Elle tire une lettre de sa poche).

hialmar. — Une lettre ?

hedwige. — Oui, ce n’est qu’une lettre. Je pense que le reste viendra plus tard. Mais qu’en dis-tu ? Une lettre ! C’est la première que je reçois. Et puis, il y a mademoiselle dessus (Elle lit) « Mademoiselle Hedwige Ekdal ». Pense donc… c’est moi.

hialmar. — Donne-moi cette lettre.

hedwige, la lui tendant. — Tiens, regarde.

hialmar. C’est l’écriture de M. Werlé.

gina. — Tu en es sûr, Ekdal.

hialmar. — Regarde toi-même.

gina. — Oh ! je ne m’entends pas à cela.

hialmar. — Hedwige, puis-je ouvrir cette lettre et la lire ?

hedwige. — Oui, je veux bien, si cela te fait plaisir.

gina. — Non, pas ce soir, Ekdal, puisque c’est pour demain.

hedwige, à voix basse. — Oh ! laisse-le donc lire, dis. C’est pour sûr quelque chose de gentil. Ça va le rendre gai et ce sera tout de suite plus amusant ici.

hialmar. — Ainsi, je puis ouvrir ?

hedwige. — Oui, papa, je t’en prie. Ce sera si drôle de voir ce qu’il y a dedans.

hialmar. — C’est bien. (Il ouvre la lettre, retire un papier, le lit et paraît troublé.) Que signifie ceci ?

gina. — Qu’est-ce qu’il y a donc ?

hedwige. — Oh oui ! papa, qu’est-ce qu’il y a, dis ?

hialmar. — Tiens-toi tranquille. (Il relit encore une fois, pâlit, mais d’une voix calme.) C’est une donation, Hedwige.

hedwige. — Vraiment ? Et qu’est-ce qu’on me donne ?

hialmar. — Lis toi-même.

(Hedwige s’approche de la lampe, pour lire.)

hialmar, à demi-voix, les poings crispés. Ces yeux, oh ces yeux ! Et puis cette lettre !

hedwige, s’interrompant. — Il me semble que c’est pour grand-père, tout ça.

hialmar, lui prenant la lettre des mains. — Écoute, Gina, y comprends-tu quelque chose ?

gina. — Puisque je ne sais rien de rien. Dis-moi ce que c’est.

hialmar.M. Werlé écrit à Hedwige que son vieux grand-père n’a plus besoin de se fatiguer à faire de la copie, qu’il n’a qu’à passer aux bureaux pour toucher cent couronnes par mois.

grégoire. — Tiens, tiens !

hedwige. — Cent couronnes, maman ! J’ai bien vu qu’il y avait cela.

gina. — C’est bien heureux pour grand-père.

hialmar. — Cent couronnes, aussi longtemps qu’il en aura besoin, ce qui veut dire, bien entendu, tant qu’il vivra.

gina. — Le voilà pourvu, le pauvre vieux.

hialmar. — Et la suite, tu n’auras pas lu la suite, Hedwige ? Après cela, cette donation passera sur toi.

hedwige. — Sur moi ! Tout ça !

hialmar. — Tu as la jouissance de cette somme ta vie durant.

hedwige. — Pense donc… tout cet argent qu’on me donne ! (Elle le secoue.) Papa, papa ! n’es-tu pas content, dis ?

hialmar, évitant son contact. — Content ? Oh, quelle vision, quelle perspective se déroule devant moi ! C’est Hedwige, oui, c’est bien elle qu’il dote si richement.

gina. — Mais oui : puisque c’est son jour de naissance à elle.

hedwige. — Et tu auras ça tout de même, papa. Tu comprends bien que je te donnerai tout cet argent, à toi et à maman.

hialmar. — À maman, oui ! Voilà l’affaire !

grégoire. — Hialmar, c’est là un piège qu’on te tend.

hialmar. — Tu crois que c’est un nouveau piège ?

grégoire. — Quand il est venu ce matin, il m’a dit : Hialmar Ekdal n’est pas l’homme que tu crois.

hialmar. — Pas l’homme que…

grégoire. — Tu verras bien, a-t-il ajouté.

hialmar. — Tu devais voir, n’est-ce pas, qu’on me désarmerait avec de l’argent ?

hedwige. — Mais, maman, qu’est-ce qu’il y a, dis ?

gina. — Va donc ôter ton manteau.

(Hedwige sur le point de pleurer, sort par la porte de la cuisine.)

hialmar déchire lentement le papier en deux et place les morceaux sur la table. Voilà ma réponse.

grégoire. — Je m’y attendais.

hialmar, va vers Gina, debout près de la cheminée, et lui dit d’une voix contenue. — Et maintenant, plus de mensonges. Si tu avais entièrement rompu avec lui quand tu as commencé à m’aimer, comme tu dis, pourquoi donc nous a-t-il fourni les moyens de nous marier ?

gina. — Il aura cru, je suppose, qu’il pourrait venir dans la maison.

hialmar. — C’est tout ? Il ne craignait pas certaine éventualité ?

gina. — Je ne sais pas ce que tu veux dire.

hialmar. — Je veux savoir si ton enfant a le droit de vivre sous mon toit.

gina, se redressant, le regard flamboyant. — Tu me demandes cela ?

hialmar. — Tu vas me répondre : Hedwige est-elle à moi ou bien… ? Allons !

gina, le bravant froidement du regard. — Je ne sais pas.


hialmar, frissonnant. — Tu ne sais pas !

gina. — Comment veux-tu que je sache ? Une femme comme moi…

hialmar, tranquillement, en lui tournant le dos. — En ce cas, je n’ai plus rien à faire dans cette maison.

grégoire. — Réfléchis, Hialmar !

hialmar, mettant son paletot. — Il n’y a pas à réfléchir, pour un homme comme moi.

grégoire. — Au contraire ; il y a là un abîme de réflexions. Pour commencer, il faut que vous restiez tous les trois ensemble, si tu veux atteindre à cet esprit de sacrifice qui mène aux dévouements sublimes.

hialmar. — Je ne veux pas de cela ! Jamais, jamais ! Mon chapeau ! (Il prend son chapeau.) Mon foyer est en ruines. (Il éclate en sanglots.) Grégoire, je n’ai pas d’enfant !

hedwige, qui a ouvert la porte de la cuisine. — Que dis-tu là ! (Courant à lui.) Papa, papa !

gina. — Bon !

hialmar. — Ne m’approche pas, Hedwige ! Va-t’en ! je ne puis pas te voir. Oh, ces yeux ! Adieu.

(Il veut se diriger vers la porte.)

hedwige, se suspend à lui en criant. — Non ! non ! non ! Ne t’éloigne pas de moi.

hialmar. — Je ne puis pas. Je ne veux pas ! Je veux m’en aller loin de tout cela !

(Il se dégage des mains d’Hedwige et sort par la porte du palier.)

hialmar, le regard désespéré. — Il nous quitte, maman ! Il nous quitte ! Il ne reviendra plus jamais !

gina. — Ne pleure pas, Hedwige. Papa reviendra pour sûr. hedwige, se jette sur le sofa, en sanglotant. — Non, non, il ne reviendra jamais.

grégoire. Vous ne doutez pas, madame Ekdal, que j’ai voulu tout arranger pour le mieux.

gina. — Peut-être bien. Mais que Dieu vous pardonne tout de même.

hedwige. — Oh ! il me semble que ça me fera mourir. Que lui ai-je donc fait ? Maman, il faut que tu le ramènes !

gina. — Oui, oui, calme-toi. Je vais aller le chercher. (Elle met son manteau et son chapeau.) Il est peut-être entré chez Relling. Mais il ne faut pas pleurer comme ça. Tu me le promets ?

hedwige, dans une crise de larmes. — Je ne pleurerai plus, pourvu que papa revienne.

grégoire, à Gina qui veut sortir. — Ne vaut-il pas mieux le laisser soutenir jusqu’au bout son douleureux combat.

gina. — Ah bien ! il y pensera plus tard. Avant tout, il faut calmer l’enfant.

(Elle sort par la porte du palier.)

hedwige, s’asseyant et essuyant ses larmes. — Maintenant, il faut me dire ce qu’il y a. Pourquoi papa ne veut-il plus de moi ?

grégoire. — Il ne faut pas demander cela avant que vous soyez grande et raisonnable.

hedwige, sanglotant. — Je ne puis pourtant pas garder ce terrible chagrin sur le cœur jusqu’à ce que je sois grande et raisonnable. Je vois ce que c’est. Je ne suis peut-être pas l’enfant de papa.

grégoire, inquiet. — Comment serait-ce possible ?

hedwige. — Maman m’aura peut-être trouvée et papa l’aura appris tout à l’heure. J’ai lu de ces choses dans les livres.

grégoire. — Eh bien ! si c’était le cas ?

hedwige. — Il me semble qu’il pourrait m’aimer tout de même, autant, si ce n’est davantage. Le canard sauvage aussi, nous l’avons reçu en cadeau et je l’aime tant malgré ça.

grégoire, saisissant le joint. — C’est ça, Hedwige, le canard, parlons un peu du canard.

hedwige. — Pauvre canard ! Il ne peut plus le voir non plus. Pensez donc : il a songé à lui tordre le cou.

grégoire. — Baste ! Il n’en fera rien.

hedwige. — Non, mais il en a parlé. C’est si vilain à papa, d’avoir dit ça. Vous savez : je récite tous les soirs une prière pour le canard, afin qu’il soit préservé de la mort et du mal.

grégoire, la regardant. — Vous avez l’habitude de faire votre prière le soir ?

hedwige. — Mais, oui.

grégoire. — Qui vous a enseigné cela ?

hedwige. — Personne. Papa a été si malade une fois. On lui a posé des sangsues sur le cou. Alors il a dit que la mort était à la porte.

grégoire. — Eh bien ?

hedwige. — Alors j’ai prié pour lui quand j’ai été au lit, et j’ai toujours continué depuis.

grégoire. — Et maintenant vous priez aussi pour le canard sauvage ?

hedwige. — J’ai pensé qu’il en avait besoin : il était si malade en arrivant.

grégoire. — Faites-vous aussi une prière le matin ?

hedwige. — Non, je n’en fais pas.

grégoire. — Pourquoi ?

hedwige. — Le matin il fait clair : il n’y a plus de quoi avoir peur.

grégoire. — Et ce canard que vous aimez tant, votre père a voulu lui tordre le cou ?

hedwige. — Non. Il a dit qu’il devrait bien le faire. Mais il l’épargne à cause de moi. Ça, c’est gentil à papa.

grégoire, se rapprochant d’Hedwige. — Et si vous le lui sacrifiiez de plein gré ?

hedwige, se levant. — Le canard sauvage ?

grégoire. — Si, de votre plein gré, vous lui sacrifiiez ce que vous avez de plus précieux au monde ?

hedwige. — Croyez-vous que ça servirait à quelque chose ?

grégoire. — Essayez, Hedwige.

hedwige, à voix basse, les yeux brillants. — Oui j’essayerai.

grégoire. — Vous êtes bien sûre d’avoir ce courage.

hedwige. — Je prierai grand-père de me le tuer.

grégoire. — C’est cela. Mais pas un mot à votre mère.

hedwige. — Pourquoi ?

grégoire. — Elle ne nous comprend pas.

hedwige. — Le canard sauvage ? J’essaierai demain matin.

(Gina entre par la porte du palier.)

hedwige, allant au-devant d’elle. — Tu l’as trouvé, maman ?

gina. — Non, mais il paraît qu’il est venu chez Relling et qu’il l’a emmené avec lui.

grégoire. — Vous en êtes sûre ?

gina. — Oui, la portière me l’a dit. Molvick était aussi avec eux, qu’elle m’a dit.

grégoire. — Et cela quand son âme aurait besoin de solitude pour lutter.

gina, ôtant son manteau. — Oui, c’est si différent, les hommes, Dieu sait où Relling l’aura entraîné. J’ai couru chez madame Eriksen : ils n’y étaient pas.

hedwige, avalant ses larmes. — Ô mon Dieu, s’il n’allait plus revenir !

grégoire. — Il reviendra, soyez-en sûre. J’irai le trouver demain. Vous verrez comment il rentrera. Là-dessus, dormez en paix, Hedwige. Bonsoir.

(Il sort par la porte du palier.)

hedwige, sautant au cou de sa mère en sanglotant. — Maman ! maman !

gina, avec un soupir, en lui donnant de petites tapes sur l’épaule. — Mon Dieu, mon Dieu ! Relling avait bien raison. Voilà ce qui se passe quand il y a des fous qui viennent nous présenter de ces réclamntions de malheur.


ACTE CINQUIÈME


L’atelier d’Hialmar, le matin. Un jour gris et froid. Des plaques de neige sur le toit vitré.


Gina, en tablier à bavette, entre par la porte de la cuisine, tenant un torchon et un houssoir. Au même instant, Hedwige entre précipitament par la porte du palier.

gina, s’arrêtant tout d’un coup. — Eh bien ?

hedwige. — Eh bien ! maman, je crois qu’il est chez Relling.

gina. — Tu vois bien.

hedwige. — Parce que la portière a dit comme ça qu’il y en avait deux avec Relling, quand il est rentré cette nuit.

gina. — C’est bien ce que je croyais.

hedwige. — Mais ça ne sert à rien, puisqu’il ne veut pas monter chez nous.

gina. — Je vais du moins descendre lui parler.

— Le père Ekdal, en robe de chambre et en pantoufles, vient de chez lui fumant sa pipe.

ekdal. — Dis donc, Hialmar. — Hialmar n’est pas là ?

gina. — Non, il sera sorti.

ekdal. — Si tôt que ça ? Et par une si épouvantable tourmente ? Oui, oui, ne te dérange pas, je puis faire mon petit tour tout seul.

(Il se dirige vers le grenier, écarte, avec l’aide d’Hedwige, les battants de la porte et entre. Hedwige referme après lui.)

hedwige, à demi-voix. — Dis-donc, maman, quand pauv’ grand-père apprendra que papa veut nous quitter ?…

gina. — Il ne faut pas que grand-père sache ça. C’est bien heureux qu’il n’ait pas été là hier, pendant tout ce boucan.

hedwige. — Oui, mais…

(Grégoire entre par la porte du palier.)

grégoire. — Eh bien ? Êtes-vous sur sa trace ?

gina. — Il paraît qu’il est chez Relling, à ce qu’on dit.

grégoire. — Chez Relling ! C’est donc vrai ! Il serait sorti avec ces gens là !

gina. — Mon Dieu, oui.

grégoire. — Lui qui aurait si grand besoin de solitude, qui aurait dû se recueillir en silence…

gina. — C’est bien vrai, ça.

(Relling entre par la porte du palier.)

hedwige, courant à sa rencontre. — Papa est chez vous ?

gina, en même temps. — Il est chez vous ?

relling. — Certainement oui, il est chez moi.

hedwige. — Et vous qui ne nous dites rien !

relling. — Oui, je suis une vilaine bête. Mais d’abord j’ai dû m’occuper d’une autre vilaine bête : le démoniaque, quoi. Et après ça, j’ai dormi si profondément que…

gina. — Que dit Ekdal ce matin ?

relling. Rien du tout.

hedwige. — Il ne parle pas ?

relling. — Il ne prononce pas une syllabe.

grégoire. — Non, non. Je comprends cela.

gina. — Mais qu’est-ce qu’il fait alors ?

relling. — Il ronfle, allongé sur le canapé.

gina. — Vraiment ? C’est vrai qu’il ronfle fort, Ekdal.

hedwige. — Il dort ? il peut dormir !

relling. — Ma foi oui, à ce qu’il paraît.

grégoire. — Cela se comprend. Après la lutte que son âme a dû soutenir.

gina. — Avec ça, qu’il n’a pas l’habitude de traîner la nuit dehors.

hedwige. — Peut-être que c’est bien, maman, s’il peut dormir.

gina. — Je crois que oui. Mais alors c’est pas la peine de le réveiller trop tôt. Je vous remercie, Relling. Maintenant, il faut que je fasse un peu la chambre pour que ça ait l’air gentil ici. Après ça… Viens m’aider, Hedwige.

(Elles entrent au salon.)

grégoire, se tournant vers Relling. — Pouvez-vous m’expliquez le travail qui s’accomplit en ce moment dans l’âme d’Hialmar Ekdal ?

relling. — Ma foi, je n’ai point remarqué que son âme fût en travail.

grégoire. — Quoi ? dans un moment de crise où sa vie entière se rebâtit sur une nouvelle base… ? Comment pouvez-vous croire qu’un caractère comme Hialmar…

relling. — Lui, un caractère… ? S’il a jamais eu en germe une de ces déformations que vous nommez un caractère, il en a été radicalement guéri dès son enfance.

grégoire. — Ce serait bien étonnant… élevé comme il l’a été, entouré de tant d’affections.

relling. — Vous pensez à ses deux tantes, ces vieilles filles toquées et hystériques.

grégoire. — Ces deux femmes, je vous le déclare, n’ont jamais laissé périmer les droits de l’idéal. Allons, je vois que vous vous remettez à bouffonner.

relling. — Non, je n’ai pas la tête à ça. Au demeurant, je suis bien renseigné, il a assez vomi de pathos sur ces deux « meurtriers de son âme ». Je ne crois pas, du reste, qu’il leur doive beaucoup d’obligation. Le malheur d’Ekdal, c’est d’avoir toujours passé pour un astre aux yeux de son entourage.

grégoire. — Il n’en serait pas un ? Je parle de ce qu’il a au fond de l’âme.

relling. — Je ne l’ai jamais remarqué. Que son père l’ait cru, cela ne m’étonne pas. Le vieux lieutenant a toujours été une brute, sa vie durant.

grégoire. — Il a eu toute sa vie une âme d’enfant ; c’est ce qui vous échappe.

relling. — Bon, bon ! Mais après cela, quand le cher petit Hialmar a passé étudiant, comme on dit, ses camarades, eux aussi, n’ont pas manqué de voir en lui une des lumières de l’avenir. Il était joli… ça prenait… blanc et rose… tel que les petites demoiselles aiment à voir les petits jeunes gens. Et comme il avait l’humeur sensible, de la séduction dans la voix, comme il savait gentiment déclamer les vers des autres, et les pensées des autres…

grégoire, s’emportant. — Est-ce d’Hialmar Ekdal que vous parlez ainsi ?

relling. — Oui, avec votre permission, et cela, pour vous montrer l’intérieur de cette idole devant laquelle vous vous prosternez, la face contre terre.

grégoire. — Je ne me croyais pas entièrement aveugle, cependant.

relling. — Hé, hé ! Il ne s’en faut pas de beaucoup. Je vais vous dire : vous êtes un malade, vous aussi.

grégoire. — Quant à cela, vous avez raison.

relling. — Eh oui ! Votre cas est très compliqué. D’abord, cette mauvaise fièvre d’équité. Et puis, ce qui est bien pis, ce délire d’adoration qui vous fait rôder sans cesse avec un besoin inassouvi de toujours admirer quelque objet en dehors de vous même.

grégoire. — Ah ! certes, ce n’est pas en moi que je le trouverais.

relling. — Mais vous faites de si pitoyables méprises, grâce à ces mouches merveilleuses qui vous passent devant les yeux et bourdonnent à vos oreilles !… Vous voici de nouveau chez des gens à qui vous réclamez les droits de l’idéal. Sachez donc qu’il n’y a personne de solvable dans cette maison.

grégoire. — Si vous n’avez pas une plus haute idée d’Hialmar Ekdal, comment se fait-il que vous trouviez plaisir à le fréquenter soir et matin ?

relling. — Hé mon Dieu ! J’ai honte à le dire, mais il paraît que je suis médecin. Il faut bien que je m’occupe des pauvres malades avec qui j’habite sous le même toit.

grégoire. — Tiens, tiens ? C’est encore un malade qu’Hialmar Ekdal ?

relling. — Hélas ! Tout homme est un malade.

grégoire. — Quel traitement lui appliquez-vous, à Hialmar ?

relling. — Mon traitement ordinaire. Je tâche d’entretenir en lui le mensonge vital.

grégoire. — Le mensonge vital ? J’aurai mal entendu.

relling. — Non. J’ai dit le mensonge vital. C’est ce mensonge, voyez-vous, qui est le principe stimulant.

grégoire. — Oserai-je demander quel est, en particulier, le mensonge vital dont Hialmar est possédé ?

relling. — Ah non ! Je ne révèle pas ces secrets aux charlatans. Vous seriez capable de m’abîmer mon patient encore plus qu’il ne l’est. Mais la méthode a fait ses preuves. Tenez, je l’ai appliquée à Molvik. Grâce à moi, il est aujourd’hui « démoniaque ». Encore un séton que j’ai dû lui introduire dans le cou, à celui-là.

grégoire. — Il n’est donc pas démoniaque ?

relling. — Que diable voulez-vous que cela signifie, un « démoniaque » ? Une blague que j’ai inventée pour lui entretenir la vie. Si je n’avais pas fait cela, il y a bon nombre d’années que ce pauvre cochon d’ami pataugerait dans le désespoir et le mépris de lui-même. Et le vieux lieutenant, donc ? Seulement, quant à lui, il a trouvé son traitement tout seul.

grégoire. — Le lieutenant Ekdal ? Comment cela ?

relling. — Oui. que dites-vous de ce tueur d’ours qui va chasser le lapin dans un grenier ? Il n’y a pas de trappeur plus heureux que ce vieux bonhomme, quand il trébuche dans le pêle-mêle qu’il y a là. Des arbres de Noël desséchés, qu’il conserve soigneusement, représentent exactement pour lui, la grande forêt d’Heydal, dans toute sa fraîche splendeur. Les coqs et les poules, ce sont les grands oiseaux perchés au faîte des sapins. Les lapins qui traversent le grenier en sautant, ce sont les ours auxquels il s’attaque, lui, l’alerte vieillard, l’homme du grand air.

grégoire. — Ce pauvre vieux lieutenant ! Ah oui ! Il a dû en rabattre, de ce qui servait d’idéal à sa jeunesse.

relling. — Écoutez, monsieur Werlé fils, ne vous servez donc pas de ce terme élevé d’idéal, quand nous avons pour cela, dans le langage usuel, l’excellente expression de mensonge.

grégoire. — Croyez-vous donc qu’il y ait quelque parenté entre ces deux termes ?

relling. — À peu près la même qu’entre ceux de typhus et de fièvre putride.

grégoire. — Docteur Relling ! Je ne me rendrai pas avant d’avoir arraché Hialmar de vos griffes.

relling. — Ce serait tant pis pour lui. Si vous ôtez le mensonge vital à un homme ordinaire, vous lui enlevez en même temps le bonheur. (À Hedwige qui revient du salon.) Allons ! la petite mère au canard, je m’en vais voir si votre papa est encore étendu sur le canapé, à réfléchir à sa fameuse invention.

(Il sort par la porte du palier.)

grégoire, s’approchant d’Hedwige. — Je vois à votre figure qu’il n’y a encore rien de fait.

hedwige. — Quoi donc ? Ah ! vous parlez du canard sauvage. Non.

grégoire. — Votre cœur a défailli, j’imagine, au moment d’exécuter l’acte.

hedwige. — Non, ce n’est pas ça. Mais quand je me suis réveillée, ce matin, et que j’ai pensé à tout ce que nous avons dit, ça m’a paru si extraordinaire !…

grégoire. — Extraordinaire, dites-vous ?

hedwige. — Oui, je ne sais pas. Hier soir, au moment même, je me disais que ce serait délicieux. Puis après, quand j’ai dormi et que je me suis souvenue, ce n’était plus ça.

grégoire. — Ah ! ce n’est pas impunément que vous avez été élevée sous ce toit.

hedwige. — Ça m’est bien égal. Si seulement papa pouvait rentrer !

grégoire. — Oh ! si vous aviez seulement des yeux pour voir ce qui donne du prix à la vie, si vous aviez le ferme et joyeux courage, le véritable esprit de sacrifice, vous verriez bien comme il reviendrait auprès de vous ! Mais je crois en vous, Hedwige, j’y crois encore.

(Il sort par la porte du palier.)
(Hedwige, après avoir tourné autour de la chambre, se dispose à aller à la cuisine. Au même instant, on frappe à la porte du grenier. Hedwige l’entr’ouvre, le père Ekdal entre, elle ferme la porte.

ekdal. — Hum, ce n’est pas amusant, tu sais, de faire son petit tour du matin tout seul.

hedwige. — Tu n’aurais pas envie d’aller à la chasse, grand-père ?

ekdal. — C’est pas un temps pour chasser. Fait trop sombre. On n’y voit pas à deux pas.

hedwige. — N’as-tu jamais envie de tirer autre chose que tous ces lapins ?

ekdal. — Ça ne vaut donc plus rien, les lapins ?

hedwige. — Et le canard sauvage, hein ?

ekdal. — Ha, ha : Tu crains que je ne te tue ton canard. Jamais de la vie, entends-tu, jamais !

hedwige. — Non, tu ne pourrais pas. On dit que c’est très difficile à tuer, un canard sauvage.

ekdal. — Pourrais pas ? Me semble que si, que je pourrais !

hedwige. — Comment t’y prendrais-tu, grand-père ? Il ne s’agit pas de mon canard, mais de n’importe quel autre.

ekdal. — Je tâcherais de lui mettre un plomb dans la poitrine, comprends-tu. C’est ce qu’il y a de plus sûr. Et puis, il faut tirer contre le courant, vois-tu, pas avec le courant.

hedwige. — Et ils meurent alors, grand-père ?

ekdal. — Bon Dieu, oui ! qu’ils meurent, quand on tire juste. Allons, faut rentrer s’habiller. Hum, tu comprends, hum.

(Il entre chez lui.)
(Hedwige regarde la porte du salon, s’approche de l’étagère, se dresse sur la pointe des pieds, prends le pistolet et l’examine.)
(Gina rentre, venant du salon, le torchon et le houssoir à la main.)
(Hedwige pose le pistolet sur un rayon, vivement et sans se laisser surprendre.)

gina. — Faut pas fouiller dans les affaires de papa, Hedwige !

hedwige, s’éloignant de l’étagère. — Je voulais seulement épousseter un peu.

gina. — Va plutôt voir à la cuisine, si le café est chaud. Je veux aller prendre le plateau, pour descendre chez lui.

(Hedwige sort. Gina se met à ranger et à balayer. Un instant de silence. On ouvre avec hésitation la porte du palier. Hialmar Ekdal jette un regard dans la pièce. Il est en pardessus, sans chapeau, ni lavé ni peigné, les cheveux ébouriffés, les yeux fatigués et battus.)

gina, s’arrête et le regarde, son balai à la main. — Comment, c’est toi, Ekdal ! Tu rentres donc tout de même ?

hialmar, d’une voix sourde, en s’avançant. — Je rentre, pour disparaître à l’instant.

gina. — Oui, oui, je sais bien. Mais comme te voilà fait, mon Dieu !

hialmar. — Comment cela ?

gina. — Et ton pardessus d’hiver !… Ah bien ! il a son compte.

hedwige, apparaissant dans la porte de la cuisine. — Maman, faut-il ?… (Elle aperçoit Hialmar, pousse un cri de joie et court au-devant de lui.) Papa, papa !

hialmar, se détournant et faisant un geste pour se garer. — Va-t’en, va-t’en ! (À Gina.) — Veux-tu bien l’éloigner !

gina, à demi-voix. — Va au salon, Hedwige.

(Hedwige s’éloigne en silence.)

hialmar, ouvrant précipitamment le tiroir de la table. Je veux emporter mes livres. Où sont mes livres ?

gina. — Quels livres ?

hialmar. — Mes livres de science, naturellement, mes publications technologiques, celles dont je me sers pour la découverte.

gina, cherchant sur l’étagère. — C’est peut-être tout ça, qui n’est pas relié.

hialmar. — Mais oui.

gina, mettant un paquet de brochures sur la table. — Veux-tu que je dise à Hedwige de couper les feuillets ?

hialmar. — Je n’ai pas besoin qu’on me coupe les feuillets.

(Un court silence.)

gina. — Ainsi, tu es toujours décidé à nous quitter, Ekdal ?

hialmar, fouillant parmi les livres. — Cela va sans dire.

gina. — Oui, oui.

hialmar, avec explosion. — Je ne puis pas rester ici, le cœur transpercé à chaque heure de la journée !

gina. — Que Dieu te pardonne les mauvaises idées que tu as sur moi.

hialmar. — Des preuves… !

gina. — Il me semble que c’est toi qui devrais en donner.

hialmar. — Avec un passé comme le tien ? Il y a certains droits, que j’oserais appeler les droits de l’idéal.

gina. — Et grand-père, donc ? Que veux-tu qu’il devienne, le pauvre vieux ?

hialmar. — Je connais mon devoir. Le vieillard viendra avec moi. Je vais en ville, prendre mes dispositions. (Avec hésitation.) Personne n’a trouvé mon chapeau sur l’escalier ?

gina. — Non. Tu as perdu ton chapeau ?

hialmar. — Il est hors de doute que je l’avais cette nuit, en rentrant. Mais, ce matin, je ne puis pas le retrouver.

gina. — Bon Dieu ! Où as-tu traîné avec ces deux noceurs-là ?

hialmar. — Ah ! ne me questionne pas. Crois-tu donc que je sois dans une disposition d’esprit à me souvenir de chaque détail ?

gina. — Pour peu que tu n’aies pas pris froid, Ekdal.

(Elle entre à la cuisine.)

hialmar, tout en vidant son tiroir, murmure rageusement. — Relling, tu es un coquin ! Vaurien, va ! Misérable séducteur ! — Vrai Dieu, si j’avais eu quelqu’un pour te poignarder !

(Il met de côté quelques vieilles lettres, trouve le papier qu’il a déchiré la veille et en examine les morceaux, qu’il écarte vivement en voyant entrer Gina.)

gina, apportant le café sur un plateau qu’elle pose sur la table. — Voici un doigt de café chaud, si tu en as envie. Et puis quelques tartines et un peu de hareng salé.

hialmar, regardant furtivement le plateau. — Un peu de hareng salé ? — Sous ce toit ? Jamais. Voilà, près de vingt-quatre heures que je n’ai rien mis de solide dans ma bouche. N’importe ! — Mes notes ! Les souvenirs de ma vie, que j’ai commencés ! Voyons ! Où ai-je donc mon journal et ce qu’il y a de plus important dans mes papiers ? (Il ouvre la porte du salon et recule.) Ah ! Je la trouve encore là !

gina. — Mon Dieu ! Il faut bien que l’enfant soit quelque part.

hialmar. — Allons, sors.

(Il s’écarte pour la laisser passer. Hedwige, effrayée, entre dans l’atelier.)

hialmar, la main sur le loquet de la porte. (À Gina.) — Pendant les derniers instants que je passe à mon ancien foyer, je désire qu’on m’épargne la présence des intrus.

(Il passe au salon.)

hedwige, s’élançant vers sa mère, bas, d’une voix tremblante. — Il parle de moi ?

gina. — Reste à la cuisine, Hedwige. Ou plutôt non, va chez toi, dans la petite pièce. (À Hialmar, qu’elle va rejoindre.) Attends un peu, Ekdal. Ne bouleverse pas tout dans la commode. Je sais où chaque chose se trouve.

(Hedwige, un instant immobile, anxieuse, effarée, se mord les lèvres pour ne pas pleurer.)

hedwige, à voix basse, les poings crispés. — Le canard sauvage !

(Elle s’approche furtivement de l’étagère, prend le pistolet, se glisse dans le grenier, par la porte qu’elle entr’ouvre et referme après elle.)
(On entend les voix d’Hialmar et de Gina qui se disputent.)

hialmar, entrant avec des cahiers et de vieilles feuilles détachées en main, et les posant sur la table. — Que veux-tu que je fasse de cette valise ? J’ai des tas de choses à emporter.

gina, le suit, en portant la malle. — Tu peux bien attendre pour le reste et emporter seulement une chemise et un caleçon.

hialmar. — Ouf… toutes ces fatigues du départ !

(Il ôte son pardessus et le jette sur le sofa.)

gina. — Et le café qui va être froid.

hialmar. — Hum.

(Il avale machinalement une gorgée, puis une autre.)

gina, essuyant les dossiers des chaises. — Le plus difficile à trouver, ce sera un grenier comme celui-ci pour les lapins.

hialmar. — Comment ! Tu crois que j’emporte aussi les lapins ?

gina. — Je crois, moi, que grand-père ne pourra jamais s’en passer, de ses lapins.

hialmar. — Il faut qu’il s’y habitue, ma foi. Il y a des sacrifices plus grands que celui de quelques lapins et pourtant je dois m’y résoudre.

gina, époussetant les rayons de l’étagère. — Veux-tu que j’emballe la flûte ?

hialmar. — Non. Pas de flûte ! En revanche, le pistolet ?

gina. — Tu veux emporter le pissolet ?

hialmar. — Oui : mon pistolet chargé.

gina, cherchant. — Il n’est pas là. Il l’aura pris avec lui.

hialmar. — Il est au grenier ?

gina. — Pour sûr qu’il sera allé au grenier.

hialmar. — Pauvre vieillard solitaire !

(Il prend une tartine, la mange et avale le reste du café.)

gina. — Si nous n’avions pas loué la chambre à ct’heure, tu pourrais t’y transporter.

hialmar. — J’irais demeurer sous le même toit que… — Jamais ! Jamais !

gina. — Mais ne pourrais-tu pas t’établir au salon pour un jour ou deux ? Tu serais tout à fait seul.

hialmar. — Dans ce logement ? Pour rien au monde !

gina. — Dans ce cas, chez Relling et Molvik ?

hialmar. — Ne prononce pas le nom de ces gens-là ! Rien que d’y penser, je serais capable de perdre l’appétit. Non ! Je devrais bien, dans la neige et dans la tourmente, aller de maison en maison, chercher un abri pour mon vieux père et pour moi.

gina. — Mais tu es sans chapeau, Ekdal. Tu as perdu ton chapeau.

hialmar. — Oh ! ces rebuts de l’humanité ! Ces monstres de vices ! Il me faut un chapeau. (Il prend une nouvelle tartine.) — Il faudra prendre des mesures. Je n’ai pas l’intention de passer ma vie ici.

(Il cherche quelque chose sur le plateau.)

gina. — Que cherches-tu  ?

hialmar. — Du beurre.

gina. — Tu en auras tout de suite.

(Elle va à la cuisine.)

hialmar, la rappelant. — Oh, c’est inutile ! Je puis me contenter de pain sec.

gina, apportant un beurrier. — En voici. Il paraît qu’il est tout frais.

(Elle lui verse une nouvelle tasse de café. Il étend du beurre sur son pain, va s’asseoir sur le canapé, boit et mange pendant quelques instants.)

hialmar. — Pourrais-je, sans être importuné par personne, par personne, entends-tu, demeurer au salon un jour ou deux ?

gina. — Tu pourrais si bien, si tu voulais.

hialmar. — C’est que je ne vois pas comment je pourrais opérer tout le déménagement de mon père en si peu de temps.

gina. — Et puis, il y a encore une chose : tu devrais d’abord le prévenir que tu ne veux plus vivre avec nous.

hialmar, repoussant la tasse. — Oui, cela aussi. Je devrais remuer encore une fois tout ce gâchis. Il me faut aviser. J’ai besoin de temps pour me retourner. Je ne puis pas venir à bout de ma tâche en un seul jour.

gina. — Non, et encore par un si vilain temps…

hialmar. — Ce papier ne me regarde pas.

gina. — Pour sûr que je ne pense pas à m’en servir non plus.

hialmar. — Mais ce n’est pas une raison pour le laisser s’égarer. Dans le sens dessus dessous du déménagement, il pourrait bien arriver…

gina. — Je vais le mettre en sûreté, Ekdal.

hialmar. — Cette donation concerne en premier lieu mon père. C’est son affaire, s’il veut en faire usage.

gina, avec un soupir. — Ah oui ! ce pauvre vieux père.

hialmar. — Pour plus de sûreté. — Où trouverai-je un peu de colle ?

gina, s’approchant de l’étagère. — Tiens, voici le pot à colle.

hialmar. — Et un pinceau.

gina. — Voici le pinceau.

(Elle lui tend l’un et l’autre.)

hialmar, prenant des ciseaux. — Une petite bande de papier au revers de la feuille… — (Il découpe la bande et colle.) — Il ne saurait me venir à l’idée de m’emparer du bien d’autrui, surtout de celui d’un pauvre vieillard sans ressources. Ni de celui de l’autre, mon Dieu ! Tiens : laisse sécher ça quelque temps, Et, quand ce sera sec, enlève ce papier. Je ne veux plus jamais le voir, jamais !

(Grégoire entre par la porte du palier.)

grégoire, avec un peu d’étonnement. — Comment, tu es là, Hialmar ?

hialmar, se levant avec précipitation. — J’étais abîmé de fatigue.

grégoire. — Je vois cependant que tu as déjeuné.

hialmar. — La nature aussi réclame quelquefois ses droits.

grégoire. — Qu’as-tu résolu ?

hialmar. — Pour un homme comme moi, il n’y a qu’un chemin à prendre. Je m’occupe à rassembler ce que j’ai de plus précieux. Mais tu penses bien que cela demande du temps.

gina, avec quelque impatience. — Faut-il te préparer la chambre, ou veux-tu que j’emballe ?

hialmar, après avoir jeté un coup d’œil de travers à Grégoire. — Emballe et prépare la chambre.

gina, prenant la valise. — Bon, bon ! Je vais emballer la chemise et le reste.

(Elle entre au salon et referme la porte derrière elle.)
(Un instant de silence.)

grégoire. — Je n’ai jamais pensé que cela finirait ainsi. Est-il vraiment nécessaire que tu abandonnes ta maison, ton foyer ?

hialmar, marchant avec agitation. — Que veux-tu donc que je fasse, Grégoire ? Je ne suis pas fait pour être malheureux. Il me faut autour de moi du calme, du bien-être, de la sérénité.

grégoire. — Tu peux avoir tout cela. Essaie seulement. Il me semble que tu as maintenant un terrain solide sur lequel tu peux bâtir. Mets-toi à l’œuvre et souviens-toi aussi de ta découverte, qui est un but d’existence.

hialmar. — Ah ! ne parle pas de cette découverte. Elle se fera peut-être attendre.

grégoire. — Vraiment ?

hialmar. — Hé, mon Dieu ! Que veux-tu donc que je découvre, après tout ? Il n’y a presque rien qu’on n’ait découvert avant moi. Cela devient de plus en plus difficile…

grégoire. — Que de travail cela t’a coûté !

hialmar. — C’est ce débauché de Relling qui m’a donné cette idée.

grégoire. — Relling ?

hialmar. — Eh oui ! C’est lui qui, le premier, m’a fait comprendre que j’avais assez de talent pour faire quelque grande découverte dans le domaine de la photographie.

grégoire. — Ah ! c’est Relling !

hialmar. — Oh ! que de joies cela m’a fait éprouver ! Pas autant l’invention elle-même que la foi qu’elle inspirait à Hedwige. Elle y croyait avec toute la force, toute l’énergie de son âme d’enfant. C’est-à-dire : je me suis imaginé qu’elle y croyait, imbécile que j’étais.

grégoire. — Peux-tu croire sérieusement à la fausseté d’Hedwige envers toi ?

hialmar. — Qu’importe ce que je crois maintenant ! C’est Hedwige qui est sur mon chemin. C’est elle qui obscurcira toute mon existence.

grégoire. — Hedwige ! Tu parles d’Hedwige ? Comment pourrait-elle obscurcir ton existence ?

hialmar, sans répondre. — Que d’amour j’ai ressenti pour cette enfant ! Que de joie, chaque fois qu’en rentrant dans mon pauvre logis je la voyais accourir au-devant de moi, avec le petit clignotement de ses jolis yeux ! Ah, fou confiant que j’étais ! Je l’ai tant aimée ; et je me faisais un rêve poétique de l’amour qu’elle avait pour moi, à ce que je m’imaginais.

grégoire. — Tu appelles cela une imagination !

hialmar. — Comment puis-je le savoir ? Je ne peux rien tirer de Gina. Et avec cela, elle ressent nullement le côté idéal de ce qui se passe. Mais devant toi, Grégoire, j’éprouve le besoin d’ouvrir mon cœur. C’est ce doute affreux, vois-tu. Peut-être Hedwige n’a-t-elle jamais eu pour moi de véritable affection.

grégoire. — Elle pourrait te la prouver peut-être. (Il écoute.) Qu’est-ce donc ? Il me semble entendre crier le canard sauvage.

hialmar. — Oui, il caquète : c’est que mon père est au grenier.

grégoire. — Ah ! il est au grenier. (On voit de la joie sur sa figure.) Je te dis que tu pourrais bien avoir la preuve de l’amour d’Hedwige, de cette pauvre Hedwige que tu soupçonnes.

hialmar. — Eh ! Quelle preuve pourrait-elle me donner ? Je ne puis pas croire à des protestations venant de ce côté.

grégoire. — À coup sûr, Hedwige ne connaît pas la fraude.

hialmar. — Ah, Grégoire ! C’est là précisément ce dont je ne suis par sûr. Qui sait ce que Gina et cette Mme Sœrby ont pu mijoter ici bien des fois ? Et Hedwige n’a pas l’habitude de mettre du coton dans ses oreilles. Peut-être cette donation n’a-t-elle pas été une telle surprise, après tout. J’ai cru m’apercevoir de quelque chose.

grégoire. — Quel esprit mauvais te possède aujourd’hui, Hialmar !

hialmar. — Mes yeux se sont ouverts. Fais bien attention : tu verras que cette donation n’est qu’un premier pas. Mme Sœrby a toujours eu un grand faible pour Hedwige. Maintenant elle a le pouvoir de faire tout ce qui lui plaît pour cette enfant. Ils peuvent me l’enlever dès que l’envie les en prendra.

grégoire. — Jamais Hedwige ne te quittera !

hialmar. — Ne compte pas trop là-dessus. S’ils lui font signe, les mains pleines ?… Et moi qui l’ai tant aimée ! Moi dont tout le bonheur aurait été de la prendre doucement par la main et de la conduire comme on conduit, dans une grande chambre vide, un enfant qui a peur des ténèbres ! J’en ai maintenant la douloureuse certitude, jamais le pauvre photographe perché dans les combles n’a été quelque chose pour elle. Il n’y a eu là qu’une ruse pour vivre sur un bon pied avec lui jusqu’à un moment donné.

grégoire. — Tu ne crois pas toi-même à ce que tu dis, Hialmar.

hialmar. — C’est justement là le terrible : je ne sais pas ce que je dois penser, je ne le saurai jamais. Mais crois-tu donc impossible qu’il en soit ainsi ? Ho, ho ! mon bon Grégoire, tu tables trop, ce me semble, sur la réclamation de l’idéal. Qu’ils viennent seulement, les autres, qu’ils arrivent les mains pleines, qu’ils lui crient : Viens chez nous, la vie est là qui t’attend ?…

grégoire, vivement. — Voyons ! tu crois donc ?…

hialmar. — Si je lui demandais : Hedwige, veux-tu donner ta vie pour moi ? (Il ricane.) Ah bien, oui ! Tu verrais ce qu’elle me répondrait.

(On entend un coup de feu dans le grenier.)

grégoire, avec une explosion de joie. — Hialmar !

hialmar. — Bon ! Voilà l’autre qui chasse maintenant.

gina, entrant. — Ouf ! Ekdal, je crois que grand-père est encore tout seul au grenier à tirer des coups de fusil.

hialmar. — Je vais voir…

grégoire, saisi, avec joie. — Attends un peu. Sais-tu ce que c’est ?

hialmar. — Je crois bien.

grégoire. — Non, tu ne le sais pas. Mais je le sais, moi. C’est la preuve.

hialmar. — Quelle preuve ?

grégoire. — Un sacrifice d’enfant : elle a persuadé à ton père de tuer le canard sauvage.

hialmar. — Tuer le canard sauvage ?

gina. — Pense donc !

hialmar. — À quoi bon ?

grégoire. — Elle a voulu te sacrifier ce qu’elle avait de plus précieux. Elle croit t’obliger, de cette façon, à lui rendre ton amour.

hialmar, mollement, d’une voix émue. — Oh, cette enfant !

gina. — Ce qu’elle peut imaginer !

grégoire. — Elle a voulu reconquérir ton amour. Hialmar, voilà tout. Elle ne croyait pas pouvoir vivre sans cela.

gina, retenant ses larmes. — Tu vois bien, Ekdal.

hialmar. — Gina ! Où est-elle ?

gina, larmoyant. — Pauvre petite, pour sûr qu’elle sera toute seule à la cuisine.

hialmar, va à la porte de la cuisine, l’ouvre et appelle. — Hedwige, viens ici ! Viens près de moi ! (Il regarde.) Non, elle n’est pas là.

gina. — Alors elle est dans la petite pièce.

hialmar, de la cuisine. — Non, elle n’y est pas non plus. (Il rentre.) Elle sera sortie.

gina. — Mon Dieu oui, tu ne voulais pas d’elle dans la maison.

hialmar. — Oh ! si elle pouvait rentrer au plutôt, pour que je lui dise… Maintenant tout ira bien. Grégoire, je sens déjà qu’une vie nouvelle pourra commencer pour nous.

grégoire, avec calme. — Je le savais. C’est par l’enfant que devait venir la rédemption.

(Le père Ekdal paraît dans la porte de sa chambre. Il est en grand uniforme et a de la peine à attacher son sabre.)

hialmar, stupéfait. — Père ! Tu étais là ?

gina. — C’est dans votre chambre que vous avez tiré, grand-père ?

ekdal, en colère, s’approchant d’Hialmar. — comment, tu vas seul à la chasse, Hialmar ?

hialmar, ému, bouleversé. — Ce n’est donc pas toi qui as tiré au grenier ?

ekdal. — Moi ? Non.

grégoire, à Hialmar, poussant une exclamation. Hialmar ! Elle a tué le canard sauvage elle-même !

hialmar. — Qu’est-ce que cela veut dire ? (Il court à la porte du grenier, en écarte vivement les battants, regarde et appelle très haut. — Hedwige !

gina, courant à la porte. — Mon Dieu, qu’est-ce qui est arrivé !

hialmar, entrant. — Elle est étendue par terre !

grégoire. — Étendue par terre !

(Il rejoint Hialmar.)

gina, en même temps que lui. — Hedwige ! (Elle se précipite dans le grenier.) — Ah, mon Dieu !

ekdal. — Ha, ha ! Elle se mêle de tirer, elle aussi ? (Hialmar, Gina et Grégoire rentrent, portant Hedwige. Son bras droit pend. Elle tient le pistolet dans sa main crispée.)

hialmar, tout bouleversé. — Le coup est parti. Elle s’est atteinte elle-même. Appelez du secours ! Au secours !

gina, se précipitant sur le palier et appelant. — Relling, Relling ! Docteur Relling ! Accourez bien vite, bien vite !

(Hialmar et Grégoire déposent Hedwige sur le sofa.)

ekdal, bas. — La forêt se venge.

hialmar, à genoux devant elle. — Elle va revenir à elle tout à l’heure. Elle revient à elle. Oui, oui, oui.

gina, qui est rentrée. — Où est-elle touchée ? Je n’aperçois rien. (Relling entre précipitamment. Un instant après accourt Molvik, sans gilet ni cravate, en veston déboutonné.)

relling. — Qu’est-ce qu’il y a ?

gina. — Ils prétendent qu’Hedwige s’est tuée.

hialmar. — Au secours !

relling. — Elle s’est tuée ?

(Il écarte la table et examine le corps.)

hialmar, couché par terre, regardant anxieusement Relling. — Ce n’est pas dangereux, n’est-ce pas ? Dis, Relling ! Il n’y a presque pas de sang. Cela ne peut pas être dangereux ?

relling. — Comment est-ce arrivé ?

hialmar. — Ah ! je n’en sais rien !

gina. — Elle a voulu tuer le canard sauvage.

hialmar. — Le coup sera parti.

relling. — Hum. Oui, oui.

ekdal. — La forêt se venge. Mais je n’ai pas peur tout de même.

(Il entre au grenier et referme la porte après lui.)

hialmar. — Voyons, Relling. Tu ne dis rien ?

relling. — La balle a pénétré dans la poitrine.

hialmar. — Oui, mais elle reviendra à elle.

relling. — Tu vois bien qu’Hedwige a cessé de vivre.

gina, éclatant en sanglots. — Mon enfant, mon enfant !

grégoire, d’une voix étranglée. — Au fond des mers…

hialmar, bondissant. — Si, si, il faut qu’elle vive ! Au nom de Dieu, Relling, rien qu’un instant, — le temps de lui dire que je n’ai jamais cessé de l’adorer.

relling. — Le cœur est touché. Hémorrhagie interne. Elle est morte sur place.

hialmar. — Et moi qui l’ai chassée comme une bête ! Effarouchée, elle s’est réfugiée là, dans ce grenier, et s’est tuée par amour pour moi. (Sanglotant.) Ne jamais pouvoir réparer cela ! Ne jamais pouvoir lui dire !… (Il se tord les mains et crie, en levant la tête.) toi, qui es là-haut — ! Si tu existes ! Comment as-tu pu me faire cela ?

gina. — Chut ! Ne dis pas de telles horreurs. Il paraît que nous n’avions pas le droit de la garder chez nous.

molvik. — L’enfant n’est pas mort. Il n’est qu’endormi.

relling. — Imbécile !

hialmar, plus calme, s’approche du sofa et, se croisant les bras, regarde Hedwige. — Elle est là, rigide et calme.

relling, cherchant à dégager le pistolet. — Elle le tient si ferme, si ferme.

gina. — Non, non, Relling, ne lui cassez pas les doigts. Laissez le pissolet tranquille.

hialmar. — Qu’elle l’emporte avec elle.

gina. — Oui, laissez-le-lui. Mais il ne faut pas que l’enfant reste là, comme pour se faire voir. Il faut qu’elle aille chez elle, dans la petite pièce. Viens, Ekdal, nous allons l’emporter.

(Hialmar et Gina prennent le corps d’Hedwige.)

hialmar, en l’emportant. — Oh ! Gina, Gina ! Pourras-tu supporter cela ?

gina. — Nous nous aiderons l’un l’autre. À présent, je crois qu’elle est à tous les deux.

molvik, murmure, en étendant les mains. — Gloire au Seigneur… Tu retourneras en poussière… tu retourneras en poussière…

relling, bas. — Tais-toi donc, animal ! Tu es saoul.

(Hialmar et Gina emportent le corps par la porte de la cuisine. Molvik s’éclipse par celle du palier.)

relling, s’approchant de Grégoire. — On ne me fera jamais gober l’accident.

grégoire, qui s’est tenu atterré, les épaules convulsivement secouées. — Personne ne peut dire comment cette horreur s’est passée.

relling. — La balle a traversé le corsage. Il faut qu’elle ait tiré en appuyant le canon contre sa poitrine.

grégoire. — Hedwige n’est pas morte en vain. Avez-vous vu comment la douleur a dégagé ce qu’il y a de grand en lui ?

relling. — Presque tout le monde se fait grand pour pleurer devant un mort. Mais combien de temps croyez-vous que durera cette splendeur ?

grégoire. — Quoi ! Il ne la conserverait pas toute sa vie, elle ne croîtrait pas de jour en jour ?

relling. — Dans quelques mois, la petite Hedwige ne sera pour lui qu’un beau motif à déclamations.

grégoire. — Et vous osez dire cela d’Hialmar Ekdal !

relling. — Nous en reparlerons quand la première herbe aura séché sur le tombeau de la petite. Alors vous l’entendrez se répandre en doléances sur « l’enfant enlevé trop tôt à son cœur de père », vous le verrez confit dans l’attendrissement, l’admiration et la pitié pour lui-même. Faites bien attention.

grégoire. — Si c’est vous qui avez raison et si c’est moi qui ai tort, la vie ne mérite pas qu’on la supporte.

relling. — Eh si ! la vie aurait beaucoup de bon malgré tout, n’étaient ces maudits créanciers qui viennent à la porte des pauvres gens comme nous, leur présenter la réclamation de l’idéal.

grégoire, le regard fixe. — En ce cas, je suis content de la résolution que j’ai prise.

relling. — Il n’y a pas d’indiscrétion à vous demander ce que vous avez résolu ?

grégoire, sur le point de partir. — D’être le treizième à table.

relling. — Ah bah ! Allez vous promener !