Le Cancionero de Baena

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Le Cancionero de Baena
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 726-765).

LE CANCIONERO


DE BAENA.[1]




Depuis que la critique moderne a rattaché l’interprétation des œuvres littéraires à la vie morale et politique des nations, l’étude des anciens monumens qui pouvaient la diriger dans cette voie féconde a pris un intérêt tout particulier. On ne se borne plus à ces arides et incomplètes récapitulations dans lesquelles semblait se résumer autrefois la tâche de l’histoire : on interroge la vie populaire, on aspire à pénétrer dans l’existence intime des générations éteintes, à déterminer les causes de leur développement intellectuel ou moral, les sources de leur grandeur ou de leur faiblesse. Le moyen âge est consulté dans ses vestiges les plus incultes ou les plus bizarres aussi bien que dans ses plus glorieuses créations, et l’impulsion donnée depuis un demi-siècle aux études historiques dans toutes les parties de l’Europe ne s’explique pas autrement que par cette direction nouvelle de l’esprit critique, s’élevant avec un zèle infatigable de l’étude des faits à celle des causes, du récit des événemens au tableau des civilisations et des sociétés.

En Espagne, comme ailleurs, il s’est trouvé des hommes d’un vaste savoir et d’une haute intelligence pour concourir, et, au besoin même, pour présider à cette exploration intellectuelle. L’histoire littéraire doit beaucoup aux efforts de MM. Duran, Gayangos, Hartzenbusch, Martinez de la Rosa, Gallardo, Bofarull, Ochoa. Un de ceux qui ont le plus fait toutefois pour relever dans ce pays les études historiques est sans contredit M. le marquis de Pidal. Ce n’est pas seulement à la tribune et dans la pratique des affaires que M. de Pidal a donné des preuves de ce qu’il y a chez lui d’élévation et de sagacité. Les qualités qu’il portait dans la vie publique, il a trouvé plus d’une occasion de les produire dans le domaine des choses de l’esprit. C’est une de ses plus récentes publications qui a mis l’Espagne sur la trace de toute une période poétique dont elle ignorait le vrai caractère. C’est ce nouveau document, destiné à compléter l’histoire des lettres espagnoles dans une de leurs phases les moins connues, que nous voudrions faire connaître, en nous aidant de l’excellente publication de M. de Pidal.

Il y a quelques années déjà, l’éditeur du Cancionero de Baena avait préludé à ce grand travail par la découverte et la publication de trois poèmes du XIIIe siècle enfouis dans la bibliothèque de l’Escurial[2]. Aujourd’hui, la belle édition qu’il donne du Cancionero de Baena rend un nouveau service à l’histoire des lettres et des idées de L’Europe moderne. Les difficultés qu’il a fallu vaincre pour mettre en lumière ce trésor poétique se rattachent de trop près à la destinée même du Cancionero, pour que nous n’en disions pas ici quelques mots.

On n’avait connu pendant longtemps et M. de Pidal ne connaissait lui-même le Cancionero que par les extraits contenus dans le premier volume de la Bibliotheca rabinica de don José Rodriguez de Castro, publiée, à Madrid en 1781. La Bibliothèque de Paris s’était assuré la possession de cet inestimable recueil poétique, qui avait été autrefois un des ornemens de la bibliothèque de l’Escurial. Dès que M. de Pidal put prendre part au gouvernement de son pays, comme ministre des affaires étrangères, il demanda et obtint sans peine de la générosité éclairée du gouvernement français le prêt, pour deux mois, du manuscrit. Déjà une copie, en avait été faite à Paris par les soins d’un laborieux et savant écrivain, M. Eugenio de Ochoa. D’accord avec le célèbre orientaliste don Pascual Gayangos, M. de Ochoa se chargea de la collationner avec le texte et de surveiller l’exécution typographique du livre. Tel est l’ensemble d’efforts auquel on doit la belle édition du Cancionero de Baena[3].

Le manuscrit du Cancionero existant aujourd’hui à Paris est l’unique exemplaire connu, et l’on est fondé à conjecturer sans trop de témérité que c’est le même volume qui fut présenté par le Juif Baeba au roi Jean II[4]. Le luxe et l’élégance de cet exemplaire grand in-folio, écrit en beaux caractères gothiques de la première moitié du XVe siècle, semble confirmer cette opinion. Selon toutes les probabilités, ce recueil, avec d’autres, imprimés ou manuscrits, qui se trouvaient en 1591 dans la chapelle royale de Grenade, fut transféré à l’Escurial par les ordres de Philippe II. C’est cet exemplaire qu’avait sans doute possédé la reine Isabelle la Catholique. Il est compris dans l’inventaire de ses livres, conservé à Simancas et publié par M. Clemencin. La reine Isabelle légua sa bibliothèque et un médaillier à la chapelle de Grenade, où la présence du Cancionero est déjà constatée, en 1526. Il est assez naturel de supposer que le Cancionero passa, par droit d’héritage, de Jean II à son fils Henri IV, et de ce monarque à sa sœur Isabelle.

Les vicissitudes qu’a traversées plus tard ce manuscrit avant de trouver place parmi les trésors de la Bibliothèque de Paris sont aujourd’hui connues. Tous les écrivains qui depuis Philippe II s’en sont occupés semblent désigner dans leurs appréciations le recueil déposé à l’Escurial, et qu’on pouvait encore y consulter dans les premières années de ce siècle[5]. Avant 1808, il fut confié à don José Antonio Conde, le célèbre auteur de l’Histoire des Arabes, qui, avec le concours de MM. Clenfueges et Navarrette, se disposait à continuer la collection des poètes du moyen âge publiée par Sanchez. L’invasion de la Péninsule et la mort du savant orientaliste vinrent empêcher la réalisation de ce projet. Le manuscrit ne rentra plus à l’Escurial, et vingt ans après seulement on le vit reparaître à Londres dans la vente publique de la bibliothèque d’un M. Héber ; le libraire français Techener en fit l’acquisition pour 63 livres sterling, et la Bibliothèque de Paris s’empressa à son tour de l’acheter à M. Techener en avril 1836 pour la somme de 1,800 francs. La valeur réelle du manuscrit explique suffisamment cette estime singulière qu’on y attachait en Angleterre et en France, comme en Espagne. Le Cancionero contient, sans compter un grand nombre de pièces anonymes, les poésies de cinquante-cinq auteurs, dont plusieurs ne figurent dans aucun des cancioneros connus jusqu’à ce jour. La période à laquelle appartient cette compilation, — une grande partie de la dernière moitié du XIVe siècle et toute la première moitié du XVe, — a laissé, si peu de monumens, qu’elle est comme omise dans l’histoire littéraire de l’Espagne. Le Cancionero comble cette lacune ; les poésies qu’il contient abondent en allusions aux personnages et aux événemens contemporains ; on y trouve aussi l’éloge fidèle de cette société à la fois barbare et policée, spiritualiste et matérielle, fanatique et incrédule, qui se rencontre en Castille au commencement du XVe siècle.

Telles ont été les destinées du manuscrit qu’on vient de publier sous les auspices du marquis de Pidal. Grâce à cette publication, l’histoire littéraire, on le voit, s’est enrichie d’un document considérable. Comment s’est formé le Cancionero ? quelle période poétique de l’histoire d’Espagne, quel groupe d’écrivains nous fait-il connaître ? quelles vues nouvelles autorise-t-il sur l’histoire des lettres de l’Europe entière au moyen age ? Ce sont là diverses questions que nous voudrions chercher à résoudre.

I

L’auteur du recueil, le compilateur qui en réunit les élémens épars, était un Juif converti. Juan Alfonso de Baena n’était pas, comme l’a dit un des récens historiens de la littérature espagnole, M. Ticknor, secrétaire du roi d’Espagne, mais employé dans les bureaux de la marine royale. À en juger par ces vers que lui adressa un poète du temps, Ferrant Manuel Lando : « Tu as toujours montré la forfanterie d’un batailleur, en additionnant avec tes écritoires et ton encre bien noire les rentes de l’année[6], » les fonctions de Juan Alfonso au palais n’étaient ni bien élevées ni bien poétiques. Il cultivait pourtant avec assiduité el arte de la poetuya e gaya çiencia, ainsi que le prouvent ses propres essais poétiques, qu’il n’a pas négligé de faire entrer dans son anthologie

Juan Alfonso de Baena eut de violons détracteurs, et il n’en exerça pas moins une certaine autorité littéraire. Il est aisé d’en reconnaître les traces dans les éloges que lui adressèrent quelques troubadours, ses contemporains. La protection accordée à ses vers par le roi et quelques grands seigneurs du temps, le ton magistral des remarques introduites par Baena dans son recueil, prouvent assez qu’il s’était acquis, comme poète et comme critique, une certaine influence. C’était un de ces esprits souples et vifs comme on en rencontre beaucoup dans le XVe siècle, qui avaient su faire pardonner leur origine judaïque à force d’adresse mondaine, et s’assurer même l’accès des palais de la noblesse. Le roi Jean était passionné pour les lettres ; afin de lui plaire, Baena n’imagina rien de mieux que de former une vaste compilation, non de chants populaires malheureusement dédaignés alors, mais de poésies artificielles et savantes nées dans le cabinet, la cour ou le cloître, comme il le dit lui-même dans une emphatique préface. C’est à une ambition de courtisan que nous devons donc un des plus curieux monumens historiques de la société espagnole à la fin du moyen âge. Cette société ne pouvait être mieux représentée, on va le voir, que par les poètes érudits, mondains ou religieux, que le Cancionero fait passer sous nos yeux.

Le premier de ces poètes qu’on rencontre en suivant l’ordre même du Cancionero, a joui d’une grande célébrité dans l’Espagne du XVe siècle : fécondité, élégance, versification facile et brillante, tels étaient les signes distinctifs de son talent. Nous ne pouvons être pour lui aussi indulgent que ses contemporains. Nous n’aimons guère cette poésie toute superficielle, tour à tour frivole et savante, espiègle et pieuse, effrontée et rampante, où les grands côtés du moyen âge n’apparaissent jamais. Le poète même dont nous parlons se distingue assez tristement des hommes au milieu desquels il passa sa vie. Quoique soldat et chevalier, il n’a rien de la rude et hautaine indépendance des nobles castillans. Courtisan et troubadour mercenaire, il flatte à outrance les princes et les seigneurs, se fait le chroniqueur du palais, et mendie sans cesse de l’argent, des places, des chevaux, quelquefois même des habits. La galanterie de chaque seigneur qui veut bien le payer trouve en lui un interprète des plus complaisans. L’ingratitude est le propre de pareilles natures. D’abord attaché au parti du connétable Ruy Lopez d’Avalos, ce poète courtisan quitta son noble patron pour le cardinal d’Espagne, don Pedro de Frias, qui avait remplacé le connétable dans la faveur de Henri III ; plus tard il prodigua de grossières invectives au cardinal, disgracié et banni du royaume. Ce flatteur, cet aventurier, doué d’ailleurs d’une rare facilité poétique, s’appelait Villasandino.

Chevalier pauvre, comme il l’avoue lui-même, sensuel et déréglé, Villasandino ne se sentait pas le courage de vivre hors de la sphère aristocratique où le retenaient ses instincts ou ses habitudes. Ni les ressources de son mince patrimoine, ni la fortune de sa seconde femme, ni les libéralités du roi et des grands ne pouvaient réussir à satisfaire ses besoins d’homme de plaisir ; de là cette allure mendiante et sordide de sa muse, ces supplications, ces demandes continuelles qui l’ont fait prendre par quelques écrivains mal informés pour une victime de l’indifférence de ses concitoyens. Sans doute l’époque où vécut Villasandino n’était guère favorable aux succès poétiques ; les quatre règnes qu’il traversa[7] ne furent qu’une suite de troubles, d’alarmes, de petites guerres féodales ; cependant ces malheurs publics étaient loin d’étouffer l’essor de la pensée en Espagne, ni le goût de ces évolutions de l’esprit qui constituaient alors à peu près toute la poésie érudite. La misère de Villasandino, quoi qu’on ait pu dire, ne fut donc que l’effet de sa propre inconduite.

Il est curieux d’ailleurs d’observer, dans ses poésies, les procédés par lesquels cette misère cherche à exciter la compassion : « Ayez pitié de moi, écrit-il au connétable Lopez. Dans mon extrême misère, je demande la mort à grands cris[8]. » — « Je meurs de faim, puissant seigneur ! » lui dit-il en une autre occasion. À la reine-mère, dona Catalina, il demande une petite aumône, una limosna abreviada. Quelquefois il s’y prend assez maladroitement, et il lui arrive de parler de ses deux valets, l’un à cheval, l’autre à pied, de ses deux mules et des fruits de son jardin dans les pièces mêmes où il prétend manquer de pain. Ces demandes contrastent par leur importance avec le ton humble que prend le solliciteur. La petite aumône par exemple qu’il sollicite de la reine-mère, c’est une somme suffisante pour acheter un domaine à Illescas. À don Alvaro de Luna, il demande tout simplement de l’enrichir. Non content d’attendrir, il cherche à amuser ; comme le trouvère ffançais Rutebeuf, qu’il rappelle en cela, il rencontre d’assez heureuses saillies. Il faut remarquer avec quelle aisance de scepticisme il plaisante sur les prêtres de Saint-Vincent Ferrer, qui, en 1411, tirent à Ayllon, non loin de Ségovie, l’éloge de la pauvreté. Toute cette misère, répétons-le bien, est factice. Le Cancionero renferme des témoignages qui prouvent que Villasandino payait une contribution de deux cargas pour les propriétés qu’il possédait[9]. Il est encore incontestable que, sans compter les largesses des seigneurs et des prélats, les libéralités des rois Jean Ier, Henri III et Jean II ne lui manquèrent pas ; c’est par les soins de Jean Ier qu’il fut marié en premières noces. Lui-même, dans un moment de franchise, avoue que son existence est assurée : » Dieu protège, s’écrie-t-il, le roi et la reine, qui me procurent une vie honorable ! » On aurait tort de croire d’ailleurs que la mendicité bavarde de Villasandino ne rencontra aucune opposition chez ses contemporains. Un troubadour de son temps, le seigneur de Butres, lui adresse à ce sujet cette énergique remontrance : « Souffrez donc avec courage ; Dieu s’offense de tant de plaintes, et ne tient compte que de la patience. » Il est superflu d’ajouter que Villasandino ne pratiqua point ce sage conseil, et que, même après son second mariage avec une dame assez riche, dona Maya, il n’en continua pas moins ses tristes sollicitations.

Nous avons suffisamment démontré que l’indifférence des contemporains de Villasandino n’entre pour rien dans les causes de sa misère. C’est par le désordre qu’il faut l’expliquer, c’est surtout par la passion du jeu. « La seule chose qu’ils peuvent dire de moi, écrit-il, c’est qu’en un temps déjà bien lointain, les échecs, les tablas et les dés m’ont fait, pour mes péchés, bien du mal. » Ainsi s’explique également la déconsidération où tomba Villasandino. On se rappelle à son sujet ce poète provençal, Gaucelin Faidil, qui, ayant perdu toute sa fortune au jeu de dés, descendit jusqu’à échanger le noble caractère du troubadour contre la profession de jongleur. Villasandino a des accès de repentir où il promet solennellement devant Dieu et devant le roi de ne plus jouer. Ces sermens ne furent point tenus, et depuis l’époque où il les prêta, Baena porte à plus de dix mille florins (40,000 tr.) les sommes qu’il perdit.

Le mariage n’apporta guère que du trouble dans la vie déjà si déréglée de Villasandino. La femme belle, riche et spirituelle qu’il avait épousée en secondes noces n’avait point un caractère qui put s’entendre avec le sien. La jalousie vint empoisonner l’existence du malheureux poète. Cet homme, victime de tant de tristes passions, tint cependant le premier rang parmi les troubadours de la cour de Jean II, grâce à sa fécondité, grâce aussi au mauvais goût de son époque. Il fut, en Castille, pour la première moitié du XVe siècle, ce que Juan de Mena fut pour la seconde, c’est-à-dire le poète modèle que tous les autres aspiraient à imiter. Il se plaint amèrement des plagiaires qui de son temps infestaient déjà la littérature. L’admiration qu’il inspirait éclate dans un grand nombre des pièces du Cancionero. Quoique appartenant au groupe des poètes érudits, il devint même vraiment populaire. Dans la polémique de mauvais goût que lui et le chanoine Alphonse de Jahen entamèrent, — comme pourraient le faire dans la presse quotidienne deux écrivains querelleurs de notre temps, — à l’occasion des diatribes de Villasandino contre le cardinal d’Espagne, le chanoine lui reproche que, par suite de ses chansons, le bruit de la disgrâce du cardinal courait les rues et se trouvait dans toutes les bouches. Baena l’appelle « lumière, miroir et monarque de tous les troubadours d’Espagne. » Les louanges de deux critiques autrement autorisés que Baena, D. Einique de Aragon[10] et le marquis de Santillana, attestent aussi sa célébrité et l’estime que l’on avait pour ses ouvrages.

Le mérite réel de Villasandino n’est pas bien éminent. Talent docile, mais sans profondeur, indifférent aux préoccupations morales et mystiques des esprits qui l’entouraient, il se dévoue au culte du mètre et de la rime avec un bonheur alors sans exemple, et tout en gardant son originalité castillane, devient le grand asservisseur de la poésie au goût recherché des Italiens et aux broderies rhythmiques des Provençaux. Enivré par l’encens qu’on lui prodiguait de toutes parts, il croyait avoir reçu du ciel l’étincelle divine de l’inspiration. Le pauvre troubadour s’abusait étrangement. Sans mériter le dédain que M. Ticknor et d’autres historiens recommandables ne lui ménagent pas, il n’a jamais atteint à la véritable poésie. Aussi faut-il renoncer à faire comprendre, par quelques citations, la nature de son talent. Le choix parmi les pièces qu’il a laissées n’est guère possible. Pour lui, la poésie n’est qu’une espèce de ciselure métrique ou bien une frivole récréation de l’esprit. Quelques qualités demandent grâce cependant pour les nombreux défauts que nous avons à signaler chez lui. Si, par son intolérance à l’égard de la poésie du peuple, il contribua puissamment à la dépréciation où tombèrent les romances, véritables trésors de haute et énergique inspiration, il eut du moins la gloire de donner à l’idiome castillan une grâce, une souplesse, une liberté que l’on chercherait en vain dans l’incisif archiprêtre de Hita, ou dans les autres poètes ses devanciers, presque tous supérieurs à lui par l’intention et la profondeur. N’oublions pas non plus qu’en contribuant plus que tout autre à secouer le joug du monotone quatrain monorime et en donnant à ses chansons une cadence nette et harmonieuse jusqu’alors inconnue, Villasandino fit faire d’immenses progrès à la versification, et cela à une époque encore grossière, où l’épuration et la culture de la forme pouvaient être comptées au nombre des besoins mêmes de l’intelligence et des instrumens de la civilisation.

Parmi les autres poètes dont le Cancionero nous a conservé les Inspirations, il en est un qui, mieux doué que Villasandino, mérita d’être placé par le marquis de Santillana au premier rang parmi les troubadours de son époque. Inférieur à Villasandino par la souplesse, Impérial remportait sur lui par la profondeur. « On ne doit pas, dit le marquis de Santillana dans une lettre célèbre au connétable de Portugal, le qualifier de chansonnier, mais de poète[11]. » Né à Gênes, à ce qu’il parait, de parens espagnols, Impérial fixa sa résidence à Séville, qui était alors un des grands centres du mouvement littéraire. Ce poète ne se distingue pas par les heureuses saillies, ni par la verve moqueuse de la plupart de ses contemporains. Son talent le portait vers les conceptions abstraites de la scolastique dont se nourrissait toute la poésie savante du moyen âge ; il affectionnait singulièrement cette mythologie allégorique que les clercs, les lettrés du temps, avaient substituée aux récits naïfs et vigoureux des chanteurs populaires. Impérial unissait à une facilité naturelle de versification toutes les connaissances philologiques de son époque. Outre l’italien, il savait le latin, l’arabe, l’anglais, le français, et il aimait à intercaler dans ses productions des phrases de ces diverses langues. Il fut donc très admiré dans un siècle où l’instruction était si rare, qu’on la prenait pour du talent. S’il ne fut pas le premier, ainsi qu’on l’a prétendu, qui fit connaître Dante à l’Espagne, il n’en mérite pas moins d’être considéré sur ce point comme un véritable initiateur. Il parle à tout propos de Dante ; il l’imite, il l’invoque ; il le présente toujours comme la première autorité poétique. Le goût de la Divine Comédie existait déjà dans la littérature espagnole ; depuis Impérial, il y régna.

En 1405, Impérial chanta, ainsi que tant d’autres troubadours, la naissance de Jean II. Le poème qu’il composa à cette occasion mérite une mention spéciale. C’est un spécimen étrange et remarquable de la poésie savante du temps : luxe d’érudition, symbolisme, abstractions personnifiées, confusion des noms historiques, mythologiques et chevaleresques, influences astrologiques, rien n’y manque. Comme Dante, son idole, Impérial développe sa pensée dans le cadre d’une vision, bercé par un demi-sommeil, comme il le dit lui-même, il voit apparaître, dans une prairie enchantée et sous la forme de dames et damoiselles aux parures splendides, les Planètes, la Fortune, la Noblesse, la Tempérance, la Prudence et plusieurs autres vertus. Les damoiselles commencent par chanter un Te Deum, puis le Benedictus qui venit et le Deus judicium « d’un ton que jamais on n’entendit ici-bas[12]. » Ensuite les Planètes et la Fortune prononcent avec la solennité « des cortès ou des conclaves » plusieurs discours, dans lesquels elles accordent à pleines mains à l’infant nouveau-né tous les dons du ciel et de la terre. Saturne lui donne, entre autres choses, la prudence et le bon sens ; Jupiter, la science de Salomon, la véracité, le bonheur ; Mars le rend courageux comme Hector, bon cavalier, vainqueur des vainqueurs, éminent dans l’art de la guerre et des batailles[13] ; le Soleil lui accorde la force d’Hercule, la beauté d’Absalon, la gloire de défendre les faibles, la monarchie universelle d’Alexandre et de Jules César, enfin l’or et toutes les pierres précieuses de la terre. Vénus lui assure les attraits de l’esprit et de la conversation, la science d’amour d’Ovide, les bonnes fortunes de Pâris, de Tristan le Léonais et de Lancelot du Lac. Mercure lui apporte la connaissance du droit civil, les finesses dialectiques de saint Augustin, le langage insinuant, l’activité, l’aiguillon de l’espérance. La Lune le rend habile chasseur, et lui promet la santé, l’air pur, les belles fleurs, les abondantes récoltes, la justice pour son règne, la bonace pour ses flottes. Arrive ensuite la lourde la Fortune, cette dame trouve passablement prétentieuses les offres des Planètes, et ne manque pas de les considérer comme des empiétemens faits sur son autorité : « Vous promettez bien libéralement, leur dit-elle, trésors, puissance, honneurs, états ; vous oubliez que ces biens sont tous à moi. Mes dons, que je transfère et retire à ma guise, de génération en génération, l’emporteraient bien vite, malgré leur mobilité, sur les vôtres, si on mettait les uns et les autres en balance. » Heureusement la Fortune, devient bientôt d’humeur tolérante : elle confirme les dons faits par les Planètes, et y ajoute deux concessions qu’elle sait dépendre exclusivement de sa capricieuse fantaisie, une épouse parfaite et une brillante renommée. — Tel est le bizarre tableau tracé par le poète, et ce tableau, nous l’avons réduit, il faut le dire, aux plus minces proportions. Impérial, poussé par son ardente imagination, entasse dans son frêle cadre, sur la tête du rejeton royal, des excellences presque surhumaines que les plus folles ambitions oseraient à peine imaginer. Il s’y prend d’ailleurs, ainsi qu’on a pu en juger, avec un ordre et un discernement parfaits, et trouve dans son enthousiasme des expressions vigoureuses à force d’être simples et naturelles[14]. Un roi, tel qu’on le rêvait au moyen âge, c’était plus qu’un homme, c’était presque un dieu. Par malheur, cette fois la réalité vint démentir amèrement le rêve trop magnifique d’Impérial. L’assemblage de tant de prodigieuses perfections s’appela… Jean II. Le demi-dieu ne fut pas même un roi médiocre.

Quelques poèmes d’Impérial respirent la galanterie la plus chevaleresque. Il décrit avec un vif sentiment poétique l’infortune de la princesse Angelina, petite-fille du roi de Hongrie, tombée, à la suite d’une bataille, au pouvoir de Timour-Lenk (Tamerlan), et envoyée comme un présent au roi Henri III de Castille par le célèbre conquérant mogol. La maîtresse du comte de Niebla et une belle femme de Séville[15] qu’il désigne par le nom poétique d’Estrella-Diana lui inspirèrent les pensées les plus délicates. Tantôt, provoqué par plusieurs troubadours, il demande à Estrella-Diana, pour la défendre, les armes de sa beauté, et prend de là occasion pour faire une tendre description de ses charmes ; tantôt, appelé par Isabel Gonzalez au monastère de Saint-Clément, où elle s’était retirée, il lui demande, avant d’aller la voir, un sauf-conduit contre les chaînes de ses attraits. « Si je vous vois et vous entends parler, lui écrit-il, il ne sera plus en mon pouvoir de vous quitter… Promettez au dieu d’amour, ou de m’épargner, ou de guérir avec un cœur fidèle les blessures que vous m’aurez faites. » Et tout cela dans un style élégant et naturel qui fait voir que l’auteur avait goûté la noble simplicité de Pétrarque. Quelquefois Impérial avait aussi des velléités philosophiques, mais d’une philosophie légère et maligne. Dans sa jeunesse, il composa un poème Aux sept Vertus[16], qui est la preuve la plus éclatante de l’active influence que la poésie italienne commençait déjà à exercer sur la littérature de la Castille. C’est toujours la forme fantastique d’un songe et d’une vision. L’auteur voit devant lui un jardin plein de merveilles, entouré d’un limpide ruisseau ; soudain il aperçoit dans une enceinte de jasmin une porte en rubis. Il franchit le seuil. Une fois dans le Jardin, il éprouve un bien-être ineffable ; ses vêtemens deviennent blancs ; nulle erreur humaine n’obscurcit plus son âme. Un homme s’offre à ses regards éblouis et le salue courtoisement. Le poète ne nous dit pas le nom de cet homme, mais on le devine aisément. « Son regard était bienveillant et suave ; il avait au manteau d’une couleur cendrée, la barbe et les cheveux blancs et sans ordre ; il portait une couronne et une ceinture de laurier ; son visage exprimait une grande autorité ; il tenait à la main un livre peu volumineux écrit en lettres de l’or le plus pur ; ce livre commençait par ces paroles : En medio del camino » Cet homme prend Impérial par la main, il le conduit à un endroit où il lui montre et lui explique sept vertus principales, représentées par sept étoiles, dont les rayons sont autant de vertus subalternes. La description des qualités et des attributs de chacune d’elles, le coup d’œil que, par une sorte de contraste, il jette sur différentes sectes hérétiques, abondent en traits élevés et brillans. La subdivision des vertus est faite avec cet esprit de justesse et d’analyse que nous avons déjà remarqué dans le poème consacré à la naissance de Jean Il. Le dénoûment est ingénieux et original. Lorsque le guide mystérieux a disparu, Impérial se réveille et trouve étonné entre ses mains la Divine Comédie. Un intérêt philologique se rattache à ce petit poème. C’est le premier essai sérieux qui ait été fait pour acclimater en Espagne les vers endécasyllabes de l’Italie. On en rencontre quelques-uns, il est vrai, dans des pièces d’une date antérieure ; mais ils y sont disséminés, et semblent n’être que l’effet du hasard. L’honneur d’avoir tenté une innovation si conforme à la prosodie de l’idiome castillan, et qui devait donner plus tard à la versification espagnole tant de noblesse et de majesté, a été jusqu’à ce jour accordé sans conteste au marquis de Santillana, qui, vers la moitié du XVe siècle, composa des sonnets à l’instar de ceux des italiens. Aujourd’hui il faut revendiquer celle gloire en faveur d’Impérial.

L.e marquis de Santillana, dans sa lettre au connétable de Portugal, parle avec estime, d’un autre poète contemporain du chantre des Sept Vertus. « Plus qu’un autre, dit-il, Ferrant Manuel de Lando imita Micer Francisco Impérial[17]. »

Lando a sa place à la suite d’Impérial dans le Cancionero de Baena. Il se distingua surtout dans la controverse, genre qu’il affectionnait tellement, qu’une fois il provoqua par un cartel poétique tous les troubadours du royaume. La vanité de Villasandino froissait, vivement l’amour-propre de Lando ; il repoussait ses attaques par de mordantes invectives, tout en affectant une mansuétude, qui n’était pas dans son caractère. L’âpreté qu’il porta dans une de ses polémiques contre Alphonse de Morana fit dégénérer en coups de poing cette joute littéraire. L’émulation excitait beaucoup son talent. Aussi souple, mais plus correct et plus incisif que ses antagonistes, Lando trouvait, pour abaisser leur orgueil, des accens éloquens ou profonds. Voyez avec quelle logique inexorable il sait développer les argumens par lesquels il cherche à rabaisser l’orgueil de Villasandino : « La Providence serait bien en défaut, si toute l’intelligence humaine était concentrée en vous. Un cœur sans culture est quelquefois plus éloquent que les plus grands docteurs. Ne médisez pas des autres. Confiez votre éloge à vos œuvres. Affranchissez-vous de l’envie. Qui vous dit que ceux qui vous semblent ignorans n’en savent peut-être pas plus long que vous ? Dieu accorde à tout le monde ses faveurs et ses dons. De même qu’il a fait de vous un homme d’élite savant et profond, il saurait bien en créer d’autres plus intelligens que vous. »

Soumis comme tous ses contemporains à l’influence de l’esprit scolastique, Lando n’en avait pas moins un sens critique qui le portait instinctivement à condamner les travers intellectuels de ses contemporains : « Souvent, disait-il, les subtilités des grands théoriciens ne sont qu’une vile littérature[18]. » Quoiqu’il fût assez bien en cour, les soucis politiques ne lui manquèrent pas. Lorsqu’on exila sa cousine Inès de Torrès ainsi que son ami Johan Alvarez Ossorio, son mécontentement éclata, comme il était alors d’usage, en invectives contre le sort. « Ton trône est partout, dit-il à la Fortune. La persévérance, à quoi sert-elle, si ceux qui font les plus nobles efforts ne se voient récompensés ni par toi ni par le monde ? » La faveur dont il jouissait en Castille était néanmoins assez grande pour que la reine Catherine l’ait chargé de porter à son frère le roi d’Aragon, de compagnie avec don Juan de la Camara, la couronne qui avait appartenu à Jean Ier. Il était petit-fils d’un chevalier français, Pierre de Lando, compagnon de Duguesclin, qui, ayant épousé une dame espagnole, se fixa en Castille après le retour en France des grandes compagnies. Dans une des notes imprimées à la fin du Cancionero de Baena, on accuse Lando d’avoir dérogea sa naissance en s’abaissant à demander de l’argent à la reine, de la même façon qu’aurait pu le faire un troubadour roturier ou dégradé. L’auteur de cette même note prétend en outre que Lando était d’un âge avancé en 1414. Ces conjectures nous semblent tout au moins hasardées : elles s’appuient sur la pièce n° 68 du recueil ; mais il n’existe aucune raison plausible pour attribuer à Lando cette pièce, qui appartient très vraisemblablement à l’ignoble répertoire des requêtes poétiques de Villasandino, elle en a du moins le style et les allures. Nulle production de Lando n’autorise à croire qu’il fût descendu à crier misère en termes si vulgaires. L’opinion que ses contemporains avaient de lui dément cette supposition[19].

La carrière de Gonzalo Martinez de Médina ne fut pas aussi brillante que celle de Lando. On sait uniquement de ce poète, jusqu’ici inconnu, qu’il était en 1404 veinticuatro (chevalier-échevin) de Séville. C’est un des combattans les plus hardis de cette phalange de troubadours philosophes qui exhalaient le sentiment du malaise social de leur époque en apostrophes violentes contre les abus du monde et en plaintes amères contre la destinée. Il emploie parfois ce symbolisme obscur du moyen âge dont nous n’avons plus la clef. Souvent aussi son langage est clair et franchement agressif. Alors il n’épargne personne ; nulle grandeur humaine n’est à l’abri de ses censures ; il met le pape Jean XII en parallèle avec Lucifer. Ces hardiesses de pensée furent déjà notées de son temps, puisque Baena, dans sa critique naïve, appelle Médina « un homme très ardent, à la langue déliée, » omme muy ardiente, é suelto de lengua.

Esprit, aussi exalté qu’enclin au découragement, et qui, toute proportion gardée, pourrait offrir des analogies avec certains caractères de nos jours, Gonzalo Martinez jette, d’en haut un regard sur le monde, dénonce, l’empire de la force et de l’anarchie ; puis, accablé par l’oubli des principes chrétiens qui règne autour de lui, il devient un prophète de malheur et prédit à l’humanité une décadence irrémédiable. Le coup d’œil rapide qu’il jette sur l’état politique de l’Europe est assez curieux. On s’aperçoit que son imagination est préoccupée des divisions de la chrétienté et des luttes de la cour de Rome. « La pauvre France, dit-il, nous montre avec un visage désolé ses soucis et sa douleur Bientôt, ajoute-t-il plus loin, il n’y aura ni une cité, ni une ville, ni une maison, qui ne soit envahie par les guelfes ou les gibelins. » Le tableau qu’il trace de l’étal moral de la société, au XVe siècle révèle la plus profonde misanthropie. Il ne voit partout que « déceptions, sophismes, mensonges, trahisons. » Lorsqu’il s’adresse aux grands, il ne songe guère à les flatter, et sa sombre muse prend plutôt plaisir à les attrister de ses lugubres images. C’est ainsi que dans la pièce adressée à Juan Furtado de Mendoça, grand-maître et favori du roi Jean II, il raconte avec amour la fin sanglante ou misérable d’Hercule, de Scipion, de Pompée, de Jules César et d’Alexandre.

C’est encore par l’énergie du caractère, par un esprit libre et passionné, que se distingue un poète qui appartient aux premières années du XVe siècle, Ruy Paez de Ribera. Membre d’une riche et illustre famille de Séville, il perdit, l’on ne sait comment, sa fortune, et l’amertume qu’il en ressentit éclate dans toutes ses poésies. Fier et indépendant, il ne descend point, ainsi que Villasandino, à mendier la protection des grands au moyen de viles flatteries. Que l’on compare un moment trois poètes de cette époque, l’archiprêtre de Hita[20], Villasandino et Paez de Ribera : ils connurent tous les trois les angoisses de la misère, ils s’en inspirent souvent ; mais quelle différence ! L’un raille, l’autre s’abaisse, le troisième maudit. L’archiprêtre, esprit malin, mordant, indomptable, qui écrivait dans la prison de l’archevêché de Tolède où l’avaient conduit probablement ses témérités de prêtre, fait de la richesse un éloge ironique qui s’élève, par la vigueur et l’éclat au niveau des plus belles pages de la Divine Comédie. Villasandino ne cherche, lui, dans la misère qu’un prétexte à des demandes renouvelées avec une audace infatigable. Quant à Ruy Paez, il ne plaisante pas : ses vers portent l’empreinte de son humeur morose et altière ; chacune de ses plaintes est un cri de désespoir. Paez de Ribera est un des rares troubadours qui abordent ouvertement des sujets politiques ; il le fait sans beaucoup d’élévation et de talent, mais avec une grande liberté. Pendant la minorité de Jean II, lorsque la mort de Ferdinand d’Aragon (1416), ayant enlevé à la Castille l’influence bienfaisante de ce grand caractère qui avait si habilement maîtrisé l’esprit féodal, livra entièrement ce royaume à un conseil de régence oppressif et divise, Paez se fait l’écho des clameurs publiques et adresse à la reine-mère, doña Catalina, une pièce de vers qui fait peu d’honneur à son inspiration, mais beaucoup à l’indépendance de son caractère. Tout en accordant à la reine, qui était à la tête de la régence, des louanges imitées des litanies de la Vierge, il lui dit sans ménagement et en termes assez cavaliers « que la Castille est mal gouvernée par les régens, qu’à l’exception de Davalos ces seigneurs ne valent pas le diable, que le royaume est dévasté, qu’il est accablé par des impôts intolérables et par les violences des traitans, qui, pour bien peu de chose, font vendre jusqu’aux habits des pauvres laboureurs. » La liberté de la presse ne va pas plus loin.

Paez de Ribera était évidemment un homme fort éclairé et un observateur exact. Il nous a laissé un échantillon bizarre de cet amour de l’analyse descriptive, qui signale ordinairement les origines et les décadences littéraires, dans une pièce où la maladie, la vieillesse, l’exil, la misère, discutent ensemble sur leur puissance respective de destruction à l’égard de l’homme. La maladie présente des ravages qu’elle produit un tableau détaillé bien peu poétique assurément, mais qui ferait honneur à un physiologiste consciencieux. Ce tableau rappelle la description des effets de la peste d’Athènes qui termine le poème de Lucrèce. La langue latine était tellement familière à Paez de Ribera, qu’il lui arrivait de commencer une chanson en espagnol et de la terminer en latin sans changer les conditions du mètre qu’il avait d’abord adopté. Ce qui domine chez lui. c’est une inspiration toute personnelle, que la misère aiguillonne, et qui s’élève sous cette rude influence à des accens d’une force et d’une élévation singulières, comme on en peut juger par les vers suivans : « La misère brûle sans flamme l’âme et le corps, et change en folie la raison… J’ai traversé tout seul des montagnes désertes et escarpées ; sans voiles ni avirons,.j’ai bravé sur des flots inconnus les orages de la mer ; j’ai subi les tourmens de la maladie et de l’exil ; j’ai eu de puissans ennemis ; j’ai été dans le monde victime des plus amères passions : j’ai affronté des craintes et des périls ; j’ai été assailli par des assassins ; je me suis vu parfois en butte à la colère des peuples et des rois ; j’ai été déchiré par la calomnie : eh bien ! avec tout cela, je n’ai jamais ressenti les souffrances mortelles que, m’ont fait éprouver les angoisses de la pauvreté » (littéralement : la rage de la pauvreté).

Ce n’est pas tout. Dans les différentes productions inspirées à Ruy Paez par les douloureuses épreuves qu’il eut à traverser, on rencontre souvent des traces d’une émotion aussi puissante et plus amère encore. Dégoût de la vie, misanthropie ardente, aucun des traits sombres qui caractérisent les âmes désenchantées de nos jours ne manque, on le voit, à ces troubadours, qui se plaisent à rappeler le néant de la vie mortelle. Quelque chose d’essentiel distingue pourtant ces Byrons du moyen Age. Qu’ils raillent ou qu’ils maudissent, nulle ombre d’impiété volontaire ne se mêle à leurs plaintes ou à leurs satires. Ils doutent des hommes, jamais de Dieu ; ils sont toujours les enfans soumis de leurs croyances au sein même des audaces quelquefois anarchiques de leur temps ou de leur génie. C’est précisément ce mélange de la pensée libre et de la foi sincère qui constitue leur originalité et les rattache à leur époque. L’archiprêtre de Hita, ce railleur impitoyable du clergé, écrit des vers ascétiques que le plus austère cénobite n’aurait pas désavoués ; Villasandino, le courtisan dissipé, l’homme sans scrupules et sans dignité, laisse un hymne en l’honneur de la vierge Marie dont il a pu dire « qu’à cause de cet hymne il serait préservé de l’enfer ; » Paez de Ribera enfin, si impétueux et si peu résigné, tourne ses yeux vers le ciel au milieu de son désespoir, et fait une confession poétique, de ses péchés dont l’humilité insolite étonne même ses contemporains.

Les contrastes abondent d’ailleurs dans cette curieuse mêlée des poètes du moyen âge. À côté de ceux qui ne savent que chanter la douleur, il en vient d’autres qui ne voient de la vie que le côté brillant et joyeux. Le Cancionero contient quelques poésies du théologien Fray Diego de Valencia, qui poussa la galanterie jusqu’à la licence. Avant la publication du Cancionero de Baena, on savait uniquement sur Fray Diego qu’il fit, d’après les ordres du connétable Alvar de Lima, une traduction castillane du livre français d’Honoré Bonet, l’Arbre des batailles. On ne connaît aucune particularité de sa vie ; mais on peut étudier, dans l’antithèse monstrueuse qui ressort de ses œuvres poétiques, le caractère d’une époque si féconde en étranges contrastes. Ce détracteur obscène de la courtisane Teresa, ce défenseur d’une autre courtisane connue sous le sobriquet de la Cortabota, si bien instruit des turpitudes du libertinage[21], et amoureux de plusieurs belles[22], n’était point, malgré tout cela, ni un esprit fort ni un moine grossier ; c’était un savant docteur en théologie, admiré pour, la vaste étendue de ses connaissances, et qui a laissé dans ce même Cancionero des traces d’un zèle orthodoxe, ainsi que d’un esprit juste et élevé. Blaena dit de lui que « c’était un grand lettré, un maître éminent dans tous les arts libéraux, comme aussi un grand physicien, astrologue et mécanicien, à tel point qu’il n’y eut de son temps aucun homme aussi profond que lui dans les sciences. » A côté des élans érotiques, il prêche la plus pure morale, et il dit avec beaucoup d’onction que le bonheur « ne dépend que des bonnes mœurs. » Il montre même parfois une dévotion fervente et sincère, et quand il s’élève aux régions théologiques, il sait prendre un ton sévère d’autorité qui révèle le docteur grave et savant. La question de la prescience divine est, selon lui, « non une plaie du cœur, ainsi que l’avait appelée Calavera, mais un abîme de confusion où beaucoup d’hommes périssent entrâînés par leur folle audace. » Quoique partisan dévoué de l’école scolastique, il n’aimait pas les subtilités ; il qualifie de simples, avec une sorte de pitié, les gens qui se plaisent dans le doute, bien différent en cela de la plupart de nos penseurs modernes, qui considèrent la maladie du scepticisme comme un symptôme d’élévation intellectuelle.

Fray Diego cultivait aussi le genre philosophique, qui était alors en vogue. Il déploie, sans s’en douter, une certaine inspiration démocratique dans la pièce qu’il adresse à Gonzalo Lopez de Guayanes en lui demandant : « Qu’est-ce qui constitue un noble[23] ? » Il porte l’indépendance le son esprit jusqu’à médire, ouvertement de la cour[24].

La valeur littéraire des vers de Fray Diego est peu considérable. Bien qu’il ne soit pas atteint, comme tant d’autres, de la manie d’érudition qui règne à la fin du moyen âge, on s’aperçoit qu’il est instruit et qu’il est familiarisé avec les langues latine et hébraïque. Son talent poétique, qui manque d’élévation, était flexible et facile. Il s’est essayé dans tous les genres, mais c’est surtout comme poète érotique ou burlesque qu’il a mérité l’attention de ses contemporains.

À côté des poètes dont le Cancionero ne fait que confirmer la notoriété littéraire, il en est de complètement inconnus que ce précieux recueil nous révèle : tel est Pero Gonzales de Useda. L’épigraphe de Baena nous apprend qu’il était fils d’un noble chevalier de Cordoue, et qu’il cultivait les doctrines du célèbre, Majorquin Raymond Lulle. On est fondé à croire que Gonzales de Useda s’adonnait particulièrement aux élucubrations philosophiques ; il passait pour un savant. Baena parle de lui comme d’un poète, déjà ancien, et il est évident qu’il n’existait plus à l’époque de la compilation du Cancionero. Il est donc permis de conjecturer que Gonzales de Useda écrivait vers la fin du XIVe siècle, ou vers les premières années du suivant. Il ne nous est parvenu que deux productions de ce troubadour ; elles portent l’empreinte de l’originalité et du talent. La plus remarquable sort du cadre où se renfermait d’ordinaire cette poésie si subtilement naturelle et si prétentieusement philosophique de la cour de Castille. L’auteur raconte à un ami les vicissitudes chimériques qu’il traverse dans les hallucinations d’un songe. Il se croit d’abord voyageur et visite la Hongrie, l’Égypte ; ensuite savant, il fréquente les docteurs de Bologne ; puis négociant flamand, il amasse à Séville une immense fortune. Encore mal satisfait, il se fait pèlerin, ermite, et devient pape ; il veut prendre rang parmi les nobles, et le voilà comte ; il rêve les émotions de la guerre, et il est général victorieux ; plus tard, astrologue et alchimiste, il fait de l’or ; amiral, il asservit les mers ; empereur et législateur, il voit les rois à ses pieds ; élégant et beau cavalier enfin, il gagne le cœur de toutes les belles. Mais bientôt le poète se réveille, et il retombe triste et soucieux dans les anxiétés de la vie réelle. Nous ne savons si Useda a eu l’intention de tracer l’image de l’instabilité et du néant des désirs humains : toujours est-il que ses vers révèlent une imagination riche et mobile.

Un autre de ces poètes qui seraient totalement inconnus sans le Cancionero de Baena, c’est Gomès Perès Patino. Il appartenait à la maison de l’évêque de Burgos, et écrivait vers 1416. Ses poèmes se distinguent par deux caractères : l’opportunité et le bon goût avec lesquels l’auteur intercale dans ses vers les proverbes usuels ou ceux qu’il formule lui-même ; la supériorité incontestable dont il fait preuve dans le maniement de la langue castillane, encore inculte et indéterminée. Sous ce dernier rapport, il surpasse tous ses contemporains. Voyez plutôt ces deux strophes d’une des pièces qu’il adressa à doña Leonor Lopez de Cordoba, pour la consoler d’avoir perdu la faveur de la reine Catherine. Grâce, style, naturel, souplesse, tout est ici remarquable, tout fait oublier l’époque à laquelle ces vers appartiennent. On croit lire du Calderon ou du Moreto[25].

« J’ai déjà vu de grandes infortunes succéder à de grandes félicités : après la nuit sombre, j’ai vu l’éclat du jour ; après les nuées de l’orage, j’ai vu le ciel redevenir serein ; j’ai vu le pauvre parvenir à la richesse.

« Un temps amène le rire, un autre temps amène les larmes ; aujourd’hui on peut donner, demain il faut demander. Les temps se suivent sans se ressembler ; mais le sage doit savoir toujours s’y conformer. »

Blaena n’a pas négligé de faire une place dans son Cancionero au célèbre écrivain qui a donné son nom à la Chronique de Jean II, dont il n’est pas le seul auteur, et qui, dans ses Generaciones y Semblanzas, galerie de portraits politiques du temps, a su allier un esprit mâle et réfléchi à une touche hardie et concise : nous voulons parler de Fernan Perez de Guzman, seigneur de Batres. On ignore l’année de sa naissance, on sait seulement par la Chronique de Jean II que, déjà en 1421, il fut envoyé en ambassade par l’infant don Enrique près de la reine d’Aragon. Soldat intrépide et illustre chevalier, il participa aux intérêts, aux liassions, aux intrigues politiques. Tourmenté par les tiraillemens des partis et par de poignans mécomptes personnels, il chercha dans les lettres l’adoucissement et l’épanchement de ses soucis. Il était fils d’une sœur du chancelier-chroniqueur Ayala, et entretenait d’actifs rapports littéraires avec son parent le marquis de Santillana, le savant évêque Pablo de Santa-Maria, et d’autres notabilités littéraires de l’époque. Quoique le talent du poète fût chez lui bien au-dessous de l’habileté du prosateur, le seigneur de Batres composa plusieurs poèmes et un grand nombre de pièces lyriques, qui se trouvent éparses dans le Cancionero de Baena, dans celui de Llavia, imprimé vers 1483, dans le Cancionero general de Castilla (1511), et dans quelques autres ouvrages publiés postérieurement. La foi chrétienne, l’amour, la philosophie, voilà les trois sources où il puisait ses inspirations. Cependant, il faut le dire, ces inspirations ne s’élèvent jamais bien haut ; chez lui la pensée, domine le sentiment ; tandis que dans ses portraits il trouve des réflexions touchantes, naïves et fortes[26], il perd toute l’énergie de son imagination quand il cherche à traduire ses rêves de poète. Alors concision, vigueur, talent descriptif, tout s’évanouit. Le seigneur de Batres n’est poète qu’en prose. Parmi les pièces de Fernan Perez que renferme le Cancionero de Baena, une seule mérite d’être remarquée : c’est la petite chanson El gentil niño Narçiso, trop vantée assurément, mais qui ne manque ni de grâce ni de charme. Il est curieux de rencontrer des accens si suaves sous la plume d’un homme d’intrigue et de combat.

À côté de Fernan Perez, Garci Ferrandes de Jerena, qui écrivait pendant les règnes de Henri III et de Jean II, nous offre un type saillant de ces natures inquiètes et rebelles, jouets misérables des passions les plus effrénées. Sa vie est un tissu de mauvaises actions, de retours vertueux, de récidives, de scandales de tout genre. Ce sont les alternatives incessantes d’un caractère aventureux et d’une conscience troublée. Après une jeunesse probablement très orageuse, il eut le courage, bien grand à cette époque, d’épouser une jongleuse, de race maure, déjà baptisée, d’une beauté éclatante, et qu’il croyait très riche. Ce mariage lui fit perdre la protection du roi… et il se trouva que sa femme était pauvre ! Jerena supporta vaillamment d’abord cette double déception ; mais il finit par se lasser du mariage, et se fit ermite. Comme tous les esprits changeans et passionnés, Jerena subissait fortement les impressions sous lesquelles il se trouvait. Il crut entrer sincèrement dans une voie de calme et de repentir. Les chansons mystiques qu’il composa à cette époque sont empreintes d’une ferveur qu’on ne simule point, bien que Baena paraisse douter de la sincérité du poète. Par malheur, il est des natures mobiles qui se refuseront toujours à la persévérance et à la résignation. Un beau jour, Jerena s’embarque avec sa femme et ses enfans ; il part dans le dessein d’accomplir le pèlerinage de Jérusalem ;… mais le navire touche à Malaga, qui était encore sous la domination mahométane, et Jerena, au lieu de continuer son saint voyage, s’arrête dans cette ville pendant quelque temps, passe ensuite à Grenade, devient renégat, séduit une sœur de sa femme, et après treize ans d’absence, retourne en Castille. Là il reprend la religion chrétienne, et meurt pauvre, abattu, dévoré de remords, accablé même, s’il faut en croire Baena, du mépris de ses contemporains.

Bien que figurant dans le Cancionero tout près de Jerena et au milieu du groupe des poètes du XVe siècle, Pero Ferrus appartient à une époque plus ancienne que celle où se produisirent la plupart de ces troubadours. Il ne serait pas très hasardeux de supposer qu’il écrivit sous le règne de Pierre le Cruel. Ce précurseur des poètes de la renaissance espagnole est un brillant et spirituel versificateur. Il n’est pas sans intérêt de voir la langue castillane, trop jeune et trop incertaine encore, se modeler hardiment sous sa main. Ferrus est en cela bien supérieur à un grand nombre des troubadours qui écrivirent après lui. La pièce qu’il fit contre trois rabbins d’Alcalà qui avaient leur synagogue auprès de sa chambre et l’empêchaient de dormir par leurs chants depuis le point du jour est vraiment piquante[27]. La mort du roi Henri II (1379) lui inspira d’assez nobles accens ; mais la composition la plus originale que nous ayons de lui, c’est celle qu’il adressa au chancelier Ayala. Ce fameux chroniqueur s’étant plaint apparemment du climat variable des montagnes de la Navarre, Ferrus s’évertue à lui faire honte de sa mollesse, et il passe en revue les grands hommes qui ont bravé la bise, les neiges et les temps d’orage. Voici quelques passages de ce spirituel poème :

« Alexandre, dont le génie, asservit le monde, ne se laissa intimider par la bise pas plus que par les rires et les plaisirs. La crainte du nord-ouest n’inspira jamais à Scipion un seul acte dont il eût à se repentir[28].

« Annibal aurait-il réalisé la conquête des Espagnes, franchi les Alpes, assiégé Rome, triomphé dans les batailles, s’il eût ainsi redouté la grêle ou la neige ?

« Josué, Abdar, Cédéon, chefs des Hébreux ; Judas, avec les Machabées, le roi David, Absalon, tout Juifs qu’ils étaient, n’ont jamais été arrêtés dans leurs exploits par les frimas.

« Et si le fameux Cid avait eu peur des averses, aurait-il vaincu un si grand nombre de comtes et de rois ? Aurait-il conquis Valence, qui lui fut plus soumise qu’elle ne l’avait jamais été au calife Walid. »

C’est encore parmi les plus anciens poètes dont Baena ait recueilli les chants qu’il faut classer L’archidiacre de Toro. Il appartient vraisemblablement, ainsi que Ferrus, au règne de Pierre le Cruel, qui monta sur le trône en 1350. Ses vers, écrits en dialecte galicien, dont plusieurs troubadours castillans se servaient par une espèce de mode, se distinguent par la suavité de la pensée et de l’expression. La ballade où il fait ses adieux au monde « avant sa mort » respire la plus délicate mélancolie. Il ne faut pas cependant se laisser prendre à cette apparence de vérité. Quand il poussait ce dernier gémissement d’un cœur qui s’arrache du monde à regret, l’archidiacre de Toro jouissait probablement d’une santé parfaite. La ruse du poète est dévoilée dans la pièce no 315, qui est une desfecha (sorte de commentaire) des Adieux. L’archidiacre y déclare qu’il a l’intention de s’exiler du monde, parce que sa passion est malheureuse. Ce poète avait d’ailleurs une prédilection pour ce thème de rapproche de la mort. Il l’appliquait même aux sujets plaisans, comme l’atteste son Testament, pièce bizarre où se trouvent confondus retours de conscience, pensées religieuses, tendresses d’amour et saillies burlesques. Au surplus, l’image d’une mort prochaine était une des fictions favorites du temps. Les deux ouvrages principaux de Villon sont deux testamens. Voici quelques couplets des Adieux de l’archidiacre :

« Adieu l’amour, adieu le roi que j’ai servi fidèlement, adieu la reine que j’ai chantée et révérée !

« Jamais on ne m’entendra plus glorifier l’amour : les amans ne me verront plus aimer une femme[29].

« Adieu, vous tous qui savez aimer et qui connaissez le beau langage.

« Adieu les amis, les seigneurs que j’ai tant aimés. Adieu les troubadours qui ont mêlé leurs chants aux miens.

« Adieu, monde trompeur, je pars vers Dieu, notre Seigneur, qui m’appelle à lui. »

Parmi les poètes dont le Cancionero nous a conservé les œuvres, se place enfin un des esprits les plus remarquables de l’époque, où nous transporte ce recueil : c’est Ferrant Sanchez Calavera. Il est regrettable qu’on ne sache presque rien ni de sa vie ni de son caractère. Tout ce qu’on a pu tirer des renseignemens réunis dans le Cancionero, c’est que Calavera abandonna la cour, triste et désabusé, pour se retirer à sa commanderie de Villarubia dans l’ordre de Calatrava, et que la fortune ne lui sourit pas toujours. Il est donc impossible de mesurer à quel point le germe de ses méditations sceptiques et de ses tendances misanthropiques est l’écho de la pensée publique, ou l’expression de la trempe particulière du caractère et de l’impulsion momentanée d’une imagination souffrante et exaltée. Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins curieux, d’étudier les écrits d’un troubadour qui a toujours porté ses idées sur le terrain glissant de la métaphysique théologique, et qui, sans se douter de la portée de son ambition, aspire à sonder d’un regard téméraire la prescience divine, les lois de la Providence, la Trinité, la vie immortelle, ces gouffres où les incertitudes humaines ont été constamment englouties. Quelque force d’abstraction que l’on suppose à l’intelligence, il est incontestable que l’homme doit toujours à son époque la base de ses méditations. Entre les conceptions les plus audacieuses des poètes et le mouvement général des idées de leur temps, il y a nécessairement un lien plus ou moins mystérieux qu’il est impossible de méconnaître. Sous ce rapport, l’étude de Calavera est d’un grand intérêt.

Encore un peu loin des dernières limites de cette période indécise appelée le moyen âge, que l’on suppose être un temps de croyances aveugles, divinisant la soumission, éclairant idées, mœurs, usages, du flambeau de la foi, l’esprit laïque se jetait quelquefois dans les voies les plus dangereuses de la pensée, et préparait ainsi le levain du scepticisme moderne. Calavera est un des plus libres penseurs de ces temps où la théocratie paraît régner sans ombre et sans partage ; mais, remarquons-le bien, son scepticisme n’est pas le scepticisme orgueilleux et fanfaron de nos jours, ayant pour base la haine ou l’impiété : c’est un sentiment humble et triste, né de la spiritualité élevée du catholicisme. Il n’en est pas moins condamnable. Calavera est un esprit préoccupé et chagrin qui, à force de vouloir tout comprendre, s’attriste de son impuissance et tombe dans les écarts d’une raison ulcérée. Il ne se glorifie pas de ses doutes, il ne les regarde point comme des conquêtes de la pensée, il s’en afflige au contraire, et attribue les incertitudes de son esprit à son défaut de science. Il paraît ne pas se douter que l’homme, ne touche pas impunément aux mystères de la Providence, et, dans le fait, il n’hésite pas à soumettre la foi au raisonnement, le dévouement à l’analyse.

Parmi les controverses ardues qu’il souleva dans ses tensons, une des plus graves est sans doute celle de la prescience divine, proposée au chroniqueur Ayala et à d’autres lettrés de l’époque. Elle eut un grand retentissement[30]. Au milieu des incertitudes dont l’esprit de Calavera était tourmenté, rien ne le préoccupait autant que le désir de sonder l’action de la pensée divine sur la destinée humaine. Ce téméraire problème était devenu sa maladie morale, la plaie de son cœur[31]. Sous prétexte de chercher remède et consolation, il soumet à une polémique hardie, la conciliation du libre arbitre avec la prescience divine, ce mystère surhumain devant lequel s’arrêta plus tard, avec une humilité sublime, le génie de Bossuet. Calavera affronte intrépidement la difficulté ; il formule ses doutes avec une grande rigueur de dialectique. « Si Dieu, dit-il, connaît tout ce qui est, tout ce qui a été et tout ce qui sera ; s’il est donné à sa puissance sans bornes de tout faire ou défaire en un instant, sans le moindre effort ; si les élus de Dieu sont ceux à qui il destine le salut, et si sa grâce seule les préserve d’aller en enfer, il s’ensuivrait cette horrible induction, que Dieu est cause du mal, car il fait naître les hommes sachant que la perdition les attend[32]. »

Calavera ajoute qu’ayant consulté des savans au sujet de cette effrayante conséquence, ils lui ont dit que « Dieu voit le mal sans l’approuver, » et qu’il a donné à l’homme la volonté et le jugement, afin que chacun ait en soi la liberté de ses actions et par conséquent la puissance de se perdre ou de se sauver. Malgré la salutaire clarté de cette explication, Calavera n’est pas convaincu. On devine qu’il est obsédé par le fantôme formidable de la prédestination, qu’il ne comprend pas bien le dogme de la grâce, et que l’idée du libre arbitre s’efface dans son esprit devant l’image d’une Providence tellement étroite, qu’elle est près de se confondre avec la fatalité païenne. On le croirait un élève du jansénisme de Port-Royal.

Sept troubadours répondirent au tenson de Calavera : le chancelier Pero Lopez de Ayala. Fray Diego de Valenda, Fray Alfonso de Médina. Micer Francisco Impérial, le Maure, maître Mahomat-el-Xartossi. Garcia Alvarez de Alarcon, Ferrant Manuel de Lando. Les trois premiers s’acquittèrent de leur tâche d’une manière remarquable. Renfermés dans la foi et le bon sens, ils trouvent les pensées simples et rassurantes de la véritable orthodoxie. Ayala, qui n’était pas théologien, mais qui savait croire et penser, parle ainsi à Calavera : « Vous m’inspirez la plus grande pitié, ô mon ami, qui aspirez à avoir pleine connaissance des secrets de la Divinité. Elle s’est réservé ces secrets, ils sont au-dessus de la portée humaine. L’homme mortel et misérable qui s’évertue à pénétrer les jugemens et les mystères de Dieu tombe dans une bien grande erreur… Sur la plaie du doute qui vous ronge, versez le baume de la foi ; vous calmerez ainsi vos douleurs, vous recouvrerez la joie. » Ne voit-on pas ici l’admirable uniformité de l’inspiration chrétienne ? Deux siècles plus tard, Bossuet, ce grand homme, évocation étonnante des pères de l’église et des prophètes hébreux, s’occupe du libre arbitre et de la prescience divine, et, dans son attachement pour les vieilles doctrines du dogme comme dans la noble simplicité de ses paroles, il se rencontre avec Ayala. Pour Bossuet, qui voit constamment la main de Dieu dans tout ce qui s’opère ici-bas, la providence et la prescience sont inséparables, comme le sont toujours les causes et leurs effets. « Les actions de notre liberté, dit-il, sont comprises dans les décrets de la divine Providence[33]. » La providence et la prescience, inhérentes à la suprême puissance aussi bien que le libre arbitre, sans lequel il n’y aurait pour l’homme ni bien, ni mal, ni volonté, ni conscience, sont, selon Bossuet, « des vérités évidentes par la seule raison naturelle ; » mais quand il s’agit de les concilier entre elles, il juge cette prétention aussi téméraire que stérile. Il aperçoit soudain, avec la soumission du chrétien, le néant de toute chose mortelle, et, mesurant l’abîme infini qui sépare la pensée humaine de la pensée divine, il prononce, comme Ayala, l’incompétence des créatures humaines, qui dorment leur sommeil, pour scruter les secrets du ciel.

C’est dans cette même source, si pure de la vieille orthodoxie et de l’humilité chrétienne que puisèrent leurs réflexions les théologiens Fray Diego et Fray Alonso. Fray Diego dit que cette matière de la prédestination « n’est pas une plaie ; mais un gouffre de confusion où beaucoup de gens périssent entraînés par leur folle audace. » Il tend surtout à montrer dans la liberté humaine le mérite des lionnes œuvres, le choix des actions, le jugement du sens moral. « Le libre arbitre ne fut pas accordé à l’homme pour amoindrir la puissance de Dieu, mais uniquement afin qu’il pût se bien conduire, repoussant le mal et choisissant le bien. » La composition de Fray Alfonso de Médina est la plus ingénieuse parmi celles qu’a inspirées cette controverse. Fray Alonso vise principalement à prouver par le libre arbitre l’équité de Dieu ; il expose ses pensées avec une lucidité bien rare à cette époque, et on reconnaît aisément un argumentateur disert des cloîtres. Tout en traitant la question en vrai théologien, il se sert d’exemples à la fois simples et élevés : « Dieu connaît, dit-il, avec certitude toutes les choses ; mais il ne les écarte pas de leur voie naturelle, et ne rend pas nécessaire ce qui est contingent… La grâce divine sonne à la porte des consciences ; si cette porte s’ouvre, elle y entrera de tout son gré. « Pour montrer que L’homme doit s’en prendre à soi-même des conséquences de sa conduite, il emploie celle naïve et expressive métaphore : « Si tu ouvres la fenêtre, le soleil entrera certainement dans ta maison pour l’éclairer ; si tu refuses de l’ouvrir, ta maison demeurera dans les ténèbres ; mais auras-tu pour cela le droit d’en accuser le soleil ? »

Calavera ne résista pas à tant d’évidence. Contrairement à l’éternel usage des controverses humaines où chacun s’opiniâtre davantage dans ses jugemens, il se reconnut vaincu ; pour comble de bonne volonté, il fit lui-même à sa question une huitième réponse, espèce d’épilogue où il résuma les saintes doctrines exposées dans le cours de la discussion. Ainsi se termina cette célèbre lutte, témoignage extraordinaire du caractère de cette époque bizarre, qui possédait le secret d’allier ainsi le doute à la foi, la discussion à l’autorité. Nous ne suivrons pas Calavera dans son remarquable tenson sur la Justice divine et encore moins dans celui sur la Trinité. Malgré la liberté du temps, la manie incorrigible de Calavera d’empiéter sur le domaine de la théologie commençait à provoquer de sérieuses objections : cette manie lui attira une réprimande ironique de Fray Diego, qui lui dit dans une de ses réponses : « Écartez-vous de la théologie ; c’est une matière autrement profonde que la poésie. » Rentré en lui-même et convaincu que plus on veut scruter la pensée divine, plus elle apparaît haute et impénétrable, Calavera renonça aux sujets théologiques ; mais, son esprit le portant toujours vers les idées graves, il se lança à pleines voiles dans la poésie mélancolique ; c’était sa vocation, il y réussit. Il nous a laissé une espèce d’élégie, — A la mort du chevalier Ruy Diaz de Mendoza[34], — laquelle, sans compter les beautés qu’elle renferme, est très intéressante, parce qu’on peut la considérer à bon droit comme le modèle des admirables coplas du poète Jorge Manrique sur la mort de son père, écrites quelques années plus tard. M. Ticknor fait un magnifique éloge de la pièce célèbre de Jorge Manrique. En effet, on ne saurait trouver, à une pareille époque (1426), rien qui puisse être comparé à cette élégie pour le naturel et le sentiment, aussi bien que pour la noblesse du style et la fermeté de la versification. Les vers de Calavera n’ont pas ce sentiment intime et personnel de la piété filiale, qui répand tant de charme sur les coplas de Jorge Manrique. Son point de vue est plus vague, mais c’est le même accent de tristesse, la même effusion d’amertume, le même tour de pensée, le même coup d’œil découragé sur l’instabilité des choses humaines. Si Calavera, avec son langage informe et avec sa versification traînante et incertaine, n’est pas à comparer à Jorge Manrique, qui devance son époque par le maniement de l’idiome et parvient presque au sublime par le naturel et l’analyse, il n’en est pas moins vrai que, sans trop se hasarder, on peut croire que ses poésies ont donné l’élan à l’inspiration élégiaque des coplas.


II

Nous venons de faire connaître quelques-uns des principaux représentans de la poésie espagnole de la fin du moyen âge, telle que nous la montre du moins le Cancionero de Baena. Les types que nous avons tâché d’esquisser suffisent à donner une idée des caractères de cette génération de poètes sans vraie poésie, dont l’étude est néanmoins si intéressante pour l’histoire des arts, des idiomes et de la civilisation des peuples de l’Europe occidentale. C’est en nous attachant à ces caractères généraux, et abstraction faite des individualités, que nous voudrions essayer maintenant de mesurer la valeur réelle de cette poésie.

Malgré les lueurs de passion, malgré l’élévation des idées et à travers la vivacité de quelques saillies, le tour souvent pittoresque des images, il est aisé, de s’apercevoir que la poésie des troubadours du Cancionero manque de spontanéité et de grandeur ; l’art y domine l’inspiration. Pour les troubadours penseurs, la strophe n’est qu’un instrument d’argumentation scolastique ; les sentimens s’effacent sous les idées ; leur muse ne chante, pas, elle raisonne. Pour les troubadours légers, la poésie n’est qu’une sorte de filigrane métrique où tout est sacrifié à l’art des vers, qui pour cela même fait de rapides progrès. L’idiome acquiert dans ces escarmouches frivoles de l’esprit plus de souplesse et plus de force ; mais le cœur, l’imagination, ces deux grands leviers de la véritable inspiration, ont laissé de trop faibles traces au fond de cette poésie si artificielle dans sa naïveté.

Il est à remarquer que les esprits les moins élevés sont.justement ceux qui se sont voués avec le plus d’ardeur et d’amour aux complications du mètre et de la rime. Baena, par exemple, si peu scrupuleux en ce qui touche aux questions morales, est un juge inexorable quand il faut discuter les frivolités de la forme. Le grand raffinement de l’art était alors de multiplier à l’infini les combinaisons savantes de la versification. Il ne fallait pas, pour réussir en pareil jeu, une bien rare portée d’esprit. Villasandino, qui était le prince des versificateurs et qui se trouvait initié à toutes les finesses du métier, mentionne, dans quelques vers où il accuse Lando de s’être servi de l’art commun, une partie des différens genres de composition qui constituaient l’art qu’on appelait maestria mayor, ou de alta calenda. Ces vers ne sont plus pour nous qu’un étrange et inintelligible jargon. Baena se montre d’une sévérité impitoyable à l’égard des artifices du style et des caprices du mètre. « Son art n’est pas assez subtil ; il est trop simple, » s’écrie-t-il dédaigneusement à propos d’une pièce de Vêlez de Guevara sur la mort d’Henri III, écrite en vers croisés, ce qui dans un sujet sérieux était déjà, il nous semble, d’un artifice suffisant, Baena a eu soin de faire entrer dans le Cancionero toutes ses productions ; il eut pu en faire grâce à la postérité. Auteur lui-même de cette anthologie, il lui est impossible d’accompagner ses propres vers des remarques critiques dont il est si prodigue envers les autres, « par la raison toute simple, dit-il ingénument, qu’il ne peut pas s’encenser lui-même[35]. » Malgré cette louable intention, il s’admire tellement qu’il lui échappe de donner quelques éloges à une ou deux de ses pièces. Nous devons croire qu’il aura choisi pour cela de préférence le genre de mérite qu’il prisait au plus éminent degré. En effet, émotion, grâce, force, élan de l’imagination, il ne paraît point soupçonner que ce soient là des conditions importantes de la poésie. Quand il a rempli consciencieusement certaines conditions matérielles, il croit avoir atteint au plus haut degré de perfection auquel il soit permis à un poète d’aspirer ; aussi se livre-t-il aux plus folles combinaisons, aux procédés métriques les plus extravagans. Il porte jusqu’à l’absurde le luxe des consonnances et les enlacemens de la rime. Les vers rimes entre eux ne suffisant plus aux effets de fausse harmonie qu’il recherche, il fait rimer les hémistiches, et encore, non satisfait de ce redoublement d’échos, il va jusqu’à emboîter quatre rimes dans un seul vers !

Muy dyno vecino del vino muy fino.

Ce n’est pas seulement Baena qui introduit l’exagération dans les combinaisons rhylhmiques. Tous les troubadours qui ne traitaient pas de préférence les sujets graves s’évertuent à multiplier ces jeux des consonances et font parade de leur richesse et de leur variété. Nous trouvons un exemple, de cette manie dans les vers d’un troubadour obscur, Juan Garcia de Vinuesa, qui entasse les rimes au point d’en mettre jusqu’à cinq l’une à côté de l’autre[36]. Nous ne pouvons nous empêcher de sourire aujourd’hui devant ces efforts, qui laissent bien loin derrière eux la science de versification des Provençaux. Cette poésie, toute de mécanisme, nous séduit peu. Ne la méprisons pas cependant. Cet amour passionné de la forme était alors un heureux symptôme de la civilisation renaissante. Les sociétés peu avancées goûtent dans les arts plutôt le côté plastique que les rafinnemens intellectuels. D’ailleurs tous ces poètes n’exagéraient pas : il en était plusieurs qui cadençaient avec goût ces formes sveltes et libres, et savaient trouver dans des jeux fantasques, mais charmans d’harmonie, la véritable musique de la pensée. Le grief sérieux qu’il nous est permis d’exprimer contre toute cette poésie savante et symétrique des cancioneros, c’est qu’elle fut cause de la dépréciation où tombèrent, au XIVe et au XVe siècle, les romances, expression à la fois naïve et forte des sentimens populaires. À côté de la poésie érudite et recherchée des clercs et des grands seigneurs, il existait une autre poésie, née vraisemblablement avec la langue elle-même, et qui, accueillie et fêtée d’abord dans les palais et dans les châteaux, en avait été bannie depuis que les lettrés avaient fait prévaloir l’ambitieuse prétention d’élever à l’état de science les épanchemens du sentiment poétique. Ces deux poésies étaient ennemies sans être rivales. L’une, artificielle, guindée, érudite, exerçait une suprématie littéraire presque illimitée ; l’autre, fière et libre dans la pensée, humble et dédaignée dans la forme, ignorait elle-même sa valeur, et n’aspirait point aux honneurs de la rivalité. La gaya sciencia, la alta maestria, la poésie érudite en un mot, affichait des prétentions magistrales, mettait sa gloire dans une élaboration ingénieuse ou savante, et se perdait ainsi dans les subtilités du sentiment ou dans les divagations de l’esprit ; elle était lyrique et se nourrissait d’amour, de dévotion, de satire, de philosophie. La poésie du peuple au contraire, spontanée, sans tord et sans orgueil ; se souciait peu des délicatesses de la forme ; elle dédaignait la rime, et, satisfaite de l’harmonie agréable, mais incomplète des assonnances, elle se livrait tout entière aux souvenirs historiques, aux récits de guerre, à la gloire des héros castillans, à la manifestation des sentimens nobles et élevés qui vivaient dans les traditions et dans les instincts populaires.

Au XIVe et au XVe siècles, un abîme séparait la poésie érudite des productions de la muse du peuple. Les troubadours et les rhétoriciens n’avaient pour les récits des chanteurs populaires qu’un profond mépris. Le savant don Enrique de Aragon les passe sous un dédaigneux silence dans son Arte du trocar o de la gaya sciencia ; le marquis de Santillana n’est pas moins sévère : « Poètes intimes, dit-il, sont ceux qui, sans ordre, ni règle, ni mesure, composent ces romances et ces chants qui font un si grand plaisir aux gens de condition basse et servile. »

Cependant le peuple n’avait pas tort : il était, sans le savoir, grand critique comme il avait été grand poète. Quel singulier contraste ! Ce marquis de Santillana, l’esprit le plus lettré peut-être de son temps, est en cette occasion bien plus mauvais juge que ces gens d’humble condition dont il parle si superbement, tant il est vrai que, pour bien saisir la beauté et la grandeur des œuvres de l’art, il faut être animé de l’esprit qui les a produites, il faut sentir dans son âme l’écho de l’inspiration dont elles sont le reflet. Bien grand eût été l’étonnement du marquis de Santillana, si on avait pu lui dire que la postérité, donnant raison contre lui à ce peuple ignorant, placerait ces poètes infimes bien au-dessus des troubadours savans qu’il estimait si haut.

Un siècle devait encore s’écouler avant que l’on parvint à soupçonner les trésors de poésie et de gloire nationale renfermés dans les romances. Les contemporains de Santillana pensaient entièrement comme lui, et les compilateurs d’anthologies se gardaient bien alors d’accorder une place dans les cancioneros à des poésies que l’on croyait dénuées de tout mérite. Dans le recueil de Baena, ainsi que dans presque tous les autres, il n’y a pas de romances ; c’est par hasard qu’il s’en est glissé un seul dans le cancionero de Lope de Stuñiga, compilé en 1448[37]. C’est une rare bonne fortune que de rencontrer un romance, tel qu’il fut composé, avec ses erreurs et sa rude naïveté de langage. Aussi nous n’hésitons pas à citer dans son ensemble le poème dont nous venons de parler. C’est une touchante plainte d’amour que l’on suppose prononcée par la reine d’Aragon, épouse d’Alphonse le Magnanime, qui l’a souvent délaissée pour aller disputer le royaume de Naples. On sait que la fidélité conjugale n’était pas le beau côté de ce grand roi. Cependant la reine, qui paraît avoir été une très vertueuse femme, s’en prend uniquement aux projets ambitieux de son mari :

« La renie doña Maria, la chaste épouse d’Alphonse le Grand, la fille du roi de Castille, s’était retirée dans le temple… Elle était vêtue de blanc, et portait une ceinture d’or, un collier de jarres avec un griffon pendant[38], un rosaire dans les mains et une couronne, de palmes de la Terre-Sainte.

« Sa prière finie, elle était plongée dans la tristesse, et elle s’écria au milieu de ses sanglote et de ses larmes : Je maudis ma destinée, qui s’acharne ainsi à me tourmenter. Puisque je devais être si malheureuse, mieux eût valu pour moi mourir en naissant. En expirant ainsi une fois pour toujours, je me serais, épargné de souffrit mille morts chaque jour, ou bien j’aurais dû mourir au moment où mon époux et mon maître me faisait ses adieux pour s’en aller en Barbarie. Les clairons sonnaient, les équipages se rassemblaient ; tous se hâtaient sans pitié pour moi. Ceux-ci hissaient les voiles, ceux-là ramaient ; les uns entraient, d’autres sortaient ; ici on levait les ancres, là on dénouait les amarres ; c’était à qui déchirerait le plus mon cœur et mes entrailles. Le tumulte était si grand, qu’on aurait pu croire que la machine du monde allait s’écrouler. Qui a jamais souffert une douleur pareille, à celle que je ressentais en ce moment ? Quand la flotte fit voile avec tout son cortège, je demeurai dans l’isolement d’une veuve désolée ; mes facultés étaient éteintes, mon âme m’avait presque abandonnée ; en vain je cherchais des consolations ; dans ma douleur, j’invoquai la mort ; elle n’exauça pas mes prières. Je m’écriai avec des accens courroucés : Sois maudite, Italie, toi qui es la cause de mon malheur ! Que t’ai-je fait, reine Jeanne, pour que tu troubles ainsi ma félicité, en me prenant mon mari pour en faire ton fils[39] ? Tu m’as fait perdre les joies que j’attendais de ma jeunesse… Ô ma mère ! tu dois déplorer d’avoir donné le jour à une telle fille ! Tu m’as donné pour mari un César pour qui le monde était étroit. Courageux, savant, il n’est pas né pour être commandé, mais pour dominer ceux qui commandent. Le sort, envieux de te que je jouissais d’un tel bonheur, lui a offert de hautes destinées que son cœur magnanime aimait à réaliser. Il a présenté à ses yeux la nouvelle entreprise du royaume de Sicile, et lui, — obéissant à la planète Mars, déesse de la chevalerie, — a quitté ses domaines et ses royaumes pour conquérir ceux des autres. Malheureuse ! je n’ai que vingt-deux ans, et il m’abandonne pour imposer ses lois à l’Italie, pour commander aux plus puissans, pour subjuguer ceux qui semblaient le redouter le moins[40] ! »

Nous voilà loin des méditations scolastiques, « les concetti, des tours de versification. Ici, rien que narration ou sentiment. Tout est vie, et mouvement. Quelle force ! quel naturel ! La malheureuse reine décrit sa douleur avec une vérité que tout l’art des poètes lettrés ne saurait égaler ; elle accuse la reine Jeanne, elle maudit l’Italie, mais avec quel soin délicat elle épargne son mari au milieu de son désespoir ! Elle n’ose pas s’avouer qu’il la sacrifie à ses vues de conquête, et, avec ce tact que la nature seule inspire, elle fait l’éloge d’Alphonse comme pour chercher dans la grandeur de son caractère la justification de son ambition.

C’est dans les romances qu’il faut étudier la poésie épique des Espagnols au moyen âge. Tous les cancioneros, si importans d’ailleurs pour connaître la marche des mœurs et des idées, ne valent pas, sous ce rapport, un simple romance. Cependant le faux goùt qui régnait au XVe siècle devint funeste à la poésie populaire. L’imprimerie, introduite en Espagne en 1468, favorisa le triomphe des écrivains lettrés sur les naïfs auteurs des romances. C’est un fait bien remarquable que les premiers livres produits par les presses espagnoles soient deux ouvrages littéraires : l’Opuscule grammatical de Bartolomé Mates, imprimé à Barcelone par l’allemand Jean Gherling le 9 octobre 1468[41], et une collection de vers de quarante poètes (Certamen poetich), imprimée à Valence en 1471. La poésie érudite obtint plusieurs fois au XVe siècle les honneurs de ce moyen nouveau et fécond de publicité ; la poésie des classes populaires fut écartée des collections imprimées ainsi qu’elle l’avait été des collections manuscrites. Ce n’est qu’en 1511, dans le Cancionero general compilé par Hernando del Castillo, que nous trouvons quelques vieux romances imprimés. Vers le milieu du XVIe siècle seulement, on commença à sentir tout le prix de cette noble poésie, marquée d’une si profonde empreinte de grandeur et de nationalité. Les romances apparaissent comme « tombés du ciel {como llovidos), » selon l’expression pittoresque de M. le marquis de Pidal. C’est alors qu’Esteban de Najera eut l’heureuse idée de réunir les romances complets, ainsi que les fragmens qu’il put recueillir d’après la tradition orale, ou, comme il le dit lui-même pour excuser les imperfections de son travail, « en consultant la mémoire du peuple. » Sa collection, imprimée à Sarragosse (1550) sous ce titre : Silva de romances, fut le premier exemple de ces nombreux romanceros, si souvent réimprimés de nos jours, et dont Charles Nodier disait avec enthousiasme qu’une édition complète et princeps « vaudrait la rançon d’un roi[42]. »

L’origine des romances se perd dans les origines même de l’idiome castillan. Dans le Poème du Cid et dans la Chronique rimée (XIIe siècle), on trouve le vers octosyllabe, qui prévalut exclusivement dans ce genre de poésie[43]. On aperçoit aussi la trace des romances dans le code des Partidas (1260), d’Alphonse le Savant[44], et dans la Chronica general, composée sous les auspices de ce monarque. C’étaient encore très vraisemblablement des romances, les chants populaires dans lesquels on célébrait dès 1140 les exploits du Cid[45]. La forme, relativement épurée de langage, de style et de versification où nous sont parvenus les romances, même les plus anciens, tels que ceux du Cid, du Comte Claros, de la Sainte-Croix d’Oviedo, du Comte Alarcos, du Désastre de Guadalete, prouve, que ces chants, en passant par la voie orale de génération en génération, ont subi des modifications inévitables qui, heureusement, n’ont pas altéré l’esprit natif et profondément original des monumens de l’imagination populaire. Ces chants anonymes, sans artifice comme sans ambition, sont le témoignage le plus incontestable, et le plus éclatant des mœurs et du caractère de la race castillane.

Il n’en est pas de même, nous sommes forcé de le reconnaître, des chants recueillis dans le Cancionero de Baena. On a remarqué avec étonnement que cette poésie des grands et des érudits n’est pas, comme l’est en général toute œuvre d’art, le reflet du mouvement et des plus sérieux intérêts de la société contemporaine. Rien de plus étrange en effet que de voir s’épancher en effusions métaphysiques d’un amour éthéré, ou bien en abstractions philosophiques, des gens qui vivaient au milieu des orages de la guerre et de l’anarchie. Le comte de Buelna, ce vaillant et rude guerrier, dicte à Villasandino des fadaises rimées pour la comtesse sa femme ; le connétable don Alvaro de Luna, l’homme d’état énergique et entreprenant, porte jusqu’à l’impiété la frivolité de ses vers d’amour[46] ; le romanesque Suero de Quillonès, et Juan de Merlo, et tant d’autres illustres chevaliers, rompus au tumulte des factions et des batailles, offrent encore l’exemple de cette trompeuse placidité d’esprit. « C’est en vain, remarque M. de Pidal, que l’on cherche dans leurs vers le moindre reflet de la vie actuelle et effective, et si nous n’en avions pas d’autres témoignages, on pourrait prendre cet âge de trouble et de violence pour la réalisation d’une heureuse et tendre. Arcadie. »

S’il arrive, par exemple, aux poètes érudits de s’occuper d’un des grands événemens dont ils sont les témoins, ils le font, pour ainsi dire, de mauvaise grâce et avec une allure embarrassée et glaciale. Nous indiquerons à ce propos la pièce sur la Bataille d’Olmedo, « l’acte le plus criminel de ces temps-là, » selon l’expression d’un contemporain. Cette sanglante bataille, qui fut en effet un des grands scandales politiques de l’époque, n’arrache pas à l’âme monarchique de Juan de Viena un seul cri d’indignation ; elle lui inspire uniquement quelques extravagantes formules d’adulation[47]. La bataille d’Antequera, les expéditions de Ronda et de Setenil, la célèbre tala de la vega (dévastation de la campagne] de Grenade, la victoire remportée sur les Maures par Rodrigo de Narvaez, alcalde (gouverneur) d’Antequera, dans l’endroit appelé depuis Tour du Massacre [Torre de la Matanza), tous les faits d’armes enfin où la noblesse se montrait si intrépide, rencontrent dans la poésie érudite, ou l’oubli absolu, ou l’absence la plus complète d’inspiration et d’esprit national. Comparez à ces froides amplifications le moindre des romances historiques. Le génie national, la gloire, la foi, les traditions, tout est vivace et palpitant dans cette simple et vigoureuse poésie, par une bizarre aberration, les seigneurs faisaient des chansons pendant que le peuple faisait de l’épopée ; l’aristocratie, qui accomplissait les exploits, ne savait pas les chanter ; le peuple se chargeait de perpétuer la gloire de l’aristocratie, et dans son enthousiasme faisait, sans le savoir, l’apothéose des grands noms de son pays. « Quel contraste ! dit avec raison M. de Pidal ; tandis que les poètes aristocratiques et courtisans oublient ainsi les hauts faits de leur patrie, les poètes populaires, qui n’étaient pas des chevaliers, célèbrent dans leurs chants et dans leurs romances les combats et les triomphes contre les infidèles, exaltent les entreprises de la chevalerie et créent une renommée immortelle aux héroïques défenseurs de leur pairie. »

Il ne serait pas aisé d’expliquer avec précision cette espèce de phénomène moral. M. de Pidal parait en voir la cause principale dans la tendance de la poésie féodale à s’éloigner de la poésie populaire. Il est impossible de méconnaître l’influence probable de cette impulsion divergente ; mais un tel antagonisme, qui dut être, nous le croyons, plutôt instinctif que systématique, ne suffit pas à expliquer nettement l’indifférence apparente des troubadours aristocratiques pour leurs gloires militaires ou celles de leurs ancêtres. Cette singulière insouciance n’est pas uniquement inhérente à la poésie savante de la Castille. On la retrouve partout à la même époque, et il est permis de croire qu’elle tient à des causes plus générales qui se rapportent aux premiers phénomènes intellectuels de la renaissance. Le fils de Valentine de Milan, Charles d’Orléans, contemporain des poètes du Cancionero de Baena[48], a porté plus loin peut-être que tous les autres cette indifférence incroyable du guerrier pour la gloire, de l’homme pour ses plus intimes affections, du français pour les malheurs de sa patrie. Ni l’assassinat de son père, ni le spectacle des revers de la France, ni la mort de Bonne d’Armagnac qu’il adorait, ni sa captivité de vingt-six ans, ni la désastreuse bataille d’Azincourt, où il fut fait prisonnier, ni le martyre de la sublime vierge de Vaucouleurs, n’ont arraché à Charles d’Orléans un seul cri de véritable passion.

De telles singularités ne s’expliquent point par une coupable indifférence pour les grands intérêts qui préoccupaient les sociétés du moyen âge. Non, sans doute ; il faut en chercher la cause dans l’empire d’une fausse doctrine littéraire. C’est à une poétique dont les lois étaient incompatibles avec le culte de la nature et de la vérité que nous devons cette malheureuse littérature érudite qui, au premier aspect, parait reproduire si peu l’image de la société qui lui donna naissance. Néanmoins, en l’examinant de plus près, on demeure convaincu que ce divorce même entre la pensée et l’action est encore un signe de cette période extraordinaire. Un des traits les plus caractéristiques et les plus singuliers du moyen âge, c’est le contraste perpétuel entre la violence matérielle du régime féodal et l’idéalisme délicat des rêveries mystiques. Conduite sur les ailes de la spiritualité chrétienne, l’imagination se lançait dans de belles et consolantes chimères ; elle tendait ainsi à s’affranchir des chaînes lourdes et grossières qu’elle trouvait dans l’existence positive. À l’aurore de, la renaissance, les arts reçurent cette noble impulsion. Dante lui-même, poussé par ses ressentimens et son génie vers toutes les terribles réalités de son temps, les élève et les spiritualise en les transportant dans les sphères fantastiques où il fait agir ses audacieuses créations. Le platonisme de l’amour, qui faisait de la femme un être presque surnaturel, une espèce d’abstraction, fut encore puisé à la même source. Toute la poésie « le Pétrarque relève de cette disposition des esprits. Il suffit de lire son Triomphe de la Mort, si justement admiré, pour se convaincre que l’adoration vouée à Laure par le grand poète n’est qu’une hallucination poétique qui n’a rien de la tendresse humaine ; c’est surtout un prétexte fécond pour exhaler les sublimes délicatesses de son esprit. En perdant Laure, il ne délie pas la destinée comme le fait Roméo dans une situation analogue. Il montre trop d’esprit pour qu’on puisse croire à la sincérité de sa douleur. Quand l’ombre de Laure lui apparaît, il a le triste courage de lui adresser des questions curieuses sur les inconvéniens de la mort. Il lui demande s’il doit lui survivre longtemps, et on s’explique la froideur laconique avec laquelle Laure lui répond :

Al creder mio
Tu starai in terra senza me gran tempo.

Pétrarque écoute cette réplique en silence : on dirait qu’il s’accommode volontiers d’une prédiction qui lui permet encore d’espérer de longs jours. Dante lui-même, qui en quelques traits a su ébaucher dans l’épisode de Françoise de Rimini les émotions du véritable amour, laisse assez apercevoir que sa Béatrice est plutôt un type idéal que le souvenir d’une femme aimée[49]. Les recherches biographiques sont venues éclairer d’un jour trop complet les circonstances de la vie de ces deux grands poètes pour qu’on puisse se méprendre sur la ligne de démarcation bien arrêtée qui existe entre leur platonisme et leur amour mondain. Dante et Pétrarque ne s’adressent à leurs beautés fantastiques que comme à des objets de dévotion, et s’il jaillit des vers qu’ils leur consacrent quelque étincelle d’amour terrestre, c’est que le poète, et surtout le poète de génie, ne se dégage jamais complètement de ses passions humaines. Laure apparaît à Pétrarque dans une église pendant la semaine sainte. Dante fait de Béatrice le symbole de la théologie, et la place avec une dévotion impie près de Dieu et au-dessus des saints. Boccace, dont les œuvres respirent une vie si forte et souvent si sensuelle et si impure, a encore son fantôme d’amour, sa Fiammetta, que, par une coïncidence singulière avec Pétrarque, il rencontre aussi, à ce qu’il paraît, dans une église. À en juger par l’exaltation inaltérable de leurs vers amoureux, on croirait que tous ces poètes sont des modèles de fidélité, et que leur vie s’écoule dans une perpétuelle extase d’amour. Regardez néanmoins de plus près, vous serez saisis d’étonnement : à côté de Béatrice vous trouverez Gemma, l’épouse tracassière de Dante, qui a été comparée à la Xantippe de Socrate ; à côté de Laure et de Fiammetta, vous voyez d’autres femmes qui n’ont rien d’éthéré, et qui ont donné à Pétrarque et à Boccace toute une phalange d’enfans naturels !

En résumé, ce qui domine dans la poésie dont le Cancionero de Baena est un si précieux témoignage, c’est un bizarre contraste entre les inspirations du poète et l’époque où il écrit. Cette horreur des faits réels, cet hymne monotone d’un amour qui ne part pas du cœur, cette philosophie découragée, morale ou théologique, cette absence d’esprit guerrier, de force, de vitalité, tous ces caractères négatifs enfin, qui font aujourd’hui le mauvais côté de cette poésie, en faisaient alors le succès. Nous y voudrions trouver les luttes, l’anarchie, les violences, la rude vigueur des sentimens et des actions, c’est-à-dire précisément tout ce que les poètes érudits prenaient à tâche d’éviter. Ils voulaient avant tout faire de l’art, et l’art s’accordait mal à cette époque avec la réalité. La société, était poussée par un irrésistible instinct vers des sphères inconnues de science et d’analyse. La poésie, comme le remarque avec justesse M. de Pidal, n’y gagnait pas beaucoup ; « ce qui y gagnait assurément, c’était la civilisation. » Éclairé maintenant sur la place qu’occupent les cancioneros dans l’histoire littéraire, nous n’avons plus qu’à les caractériser dans leurs rapports avec l’histoire de la société espagnole ou plutôt de l’Europe entière à la fin du moyen âge.


III

On est d’abord singulièrement frappé de l’étrange diversité que l’on remarque dans la condition hiérarchique des différens auteurs réunis dans les cancioneros. Princes, hommes d’état, guerriers célèbres, nobles du plus haut parage, austères théologiens, se trouvent confondus avec des poètes de métier, des Juifs et des Maures. Le mouvement des esprits qui tendait à briser le joug grossier du moyen âge se propageait de plus en plus. Toutes les classes cultivaient la poésie. Source de protection pour les uns, passe-temps vaniteux pour les autres, vocation sincère pour quelques-uns, la poésie était devenue pour la société entière une mode, presque un besoin. C’était un moyen puissant de civilisation qui tempérait la rudesse des mœurs, et qui, malgré les préjugés nobiliaires de la féodalité, établissait une sorte de confraternité entre des hommes placés sur les degrés les plus opposés de l’échelle sociale. Il ne répugnait pas à tout ce qu’il y avait en Castille au XVe siècle de plus élevé par l’importance ou le prestige des fonctions d’entrer en lutte littéraire et même en rapports personnels avec tout ce qu’il y avait de plus humble et de plus dédaigné. C’est ainsi que Villasandino, espèce d’aventurier parasite, Montoro el Ropero (le fripier), Mailre-Jean el Trepador (le harnacheur), Gabriel el Tañedor (le joueur d’instrumens), Jean île Valladolid désigné par le sobriquet de Jean-Poète, fils, au dire de ses contemporains, du bourreau de Valladolid et d’une fille d’auberge, Mondragon el mozo de espuela (le valet d’éperon, espère de palefrenier) et quelques autres rimeurs de pareille famille obtinrent souvent la protection des rois ; ils entrèrent en correspondance et en communication plus ou moins amicale avec l’archevêque de Tolède don Pedro Tenorio, le marquis de Santillana, le duc de Medina-Sidonia, le comte de Cabra et plusieurs autres personnages non moins éminens des règnes de Jean II, Henri IV et Isabelle la Catholique. Jamais on n’avait pu dire avec plus de raison que la seule vraie république, c’est la république des lettres.

Un des faits qui ressortent encore du Cancionero de Baena, c’est la liberté de mœurs et l’oubli des convenances morales qui régnaient à la cour de Jean II. Cette cour de Castille, si renommée au moyen âge par son élégance et sa splendeur, qui trois siècles auparavant avait déjà mérité d’être proclamée la première d’entre les cours par l’empereur Frédéric Barberousse, un des hommes les plus graves de son temps, avait à peine, sous le règne de Jean II, le sentiment de la décence et de la dignité. Don Enrique d’Aragon ne croyait pas abaisser son intelligence en détaillant du ton le plus solennel, dans son Arte cisoria[50], les mille formes sévères et minutieuses auxquelles il fallait être initié pour exceller dans l’art de découper les viandes à la table des princes, et tandis que pour les exigences de l’étiquette la cour s’entourait d’une foule innombrable de charges[51], le roi lui-même ne voyait nul inconvénient à recevoir de la main d’un Juif converti un recueil où il se trouve des pièces du plus mauvais goût et de la plus abjecte familiarité, parfois même d’un cynisme révoltant. Le dezir (n° 104) fait contre une dame, comme dit naïvement Baena, a manera de disfamacion, par un chevalier vindicatif dont elle avait repoussé la tendresse[52], dépasse de beaucoup la licence des farces impudiques de l’Arétin et l’obscénité antique.

Dans plusieurs des petites notices que Baena met en tête, de chacune des poésies du Cancionero, il parle, — comme s’il s’agissait d’une chose toute simple et parfaitement reçue, — des maîtresses du roi Henri II, doña Juana de Sosa, doña Maria de Carcamo, et aussi de la belle Isabel Gonzalez, maîtresse du comte de Niebla, en les désignant toutes les trois du nom trop expressif de manceba (concubine). Il ne s’arrête pas toujours à cette expression qui, bien que tant soit peu téméraire, suppose néanmoins une certaine retenue : pour désigner une courtisane de la ville de Léon, il va jusqu’à se servir d’une qualification empruntée aux tenues les plus impudiques du langage populaire.

Ce n’est point là toutefois que se bornent les témoignages que fournit le Cancionero de Baena sur l’anarchie morale qui régnait en Castille dans la première moitié du XVe siècle. Nous croyons en trouver la preuve la plus éclatante dans la naïve effronterie avec laquelle des hommes d’église, savans, respectés et d’un rang considérable, se mêlaient au mouvement d’une poésie amoureuse, très peu mystique, et abdiquaient ainsi la circonspection imposée à leur ministère sacré. Ici c’est un moine qui, pour répondre à la question d’un poète, prête, pour ainsi dire, sa muse à la jolie maîtresse du comte de. Niebla, laquelle, à ce qu’il parait, aurait été en état de répondre elle-même[53]. Plus loin, c’est l’archidiacre de Toro, qui compose en l’honneur de su señora (de sa dame) des vers animés du plus tendre amour. C’est surtout le franciscain Fray Diego de Valencia qui nous offre l’exemple le plus saillant du relâchement où était tombée la société cléricale, de l’époque. Fray Diego n’était point de ces moines ignorans et mondains, pour lesquels le froc était un masque et le cloître, une prison. Eh bien, qui le croirait ? ce muy honrado é sabio varon, comme l’appelle Baena, ce docteur vénéré, qui était particulièrement versé dans la science théologique de l’université de Paris, dont il cite les écrivains scolastiques alors si célèbres, Pierre Lombard et Alexandre de Hales, s’oublie jusqu’à se faire le champion poétique d’une courtisane d’intime espèce, la Cortabota, et, il tant le dire, il s’acquitte de sa tâche peu ascétique avec une liberté d’allures à faire pâlir les plus cyniques facéties de Villasandino.

Ce recueil hardi n’était cependant pas exclusivement destiné au roi Jean. Baena le dédie également à la reine doña Maria, ainsi qu’aux dames et demoiselles [dueñas é donsellas) de sa maison, et il assure avec une incroyable naïveté que le livre charmera les loisirs non-seulement de ces dames, « mais encore du prince royal don Enrique, et en général des prélats, infans, ducs, maréchaux, amiraux, prieurs, docteurs, et de tous les autres seigneurs et officiers du royaume. »

Il est un autre fait remarquable que le Cancionero de Baena met en lumière, c’est l’action exercée par les littératures européennes sur la poésie savante de la Castille. M. de Pidal, pour éclairer cette question, a interrogé les plus anciens monumens de la poésie espagnole avant le XVIe siècle. On a beaucoup discuté, et l’on discute encore aujourd’hui, sur le degré d’influence que l’on doit attribuer au génie de la littérature arabe sur la poésie castillane. Des orientalistes éminens, tels que Conde, ont cru voir dans les romances populaires l’empreinte plus ou moins marquée de la poésie arabe. Tout récemment, M. Dozy a contesté, sans trop de raison, ce nous semble, jusqu’à la possibilité de cette influence[54]. Quoi qu’il en soit de cette controverse en ce qui touche la poésie populaire, il n’en demeure pas moins incontestable que dans la poésie des Castillans et même des Provençaux, ainsi que dans les fictions littéraires de la deuxième moitié du moyen âge, on retrouve les traces de l’ascendant inévitable que dut exercer en Europe le voisinage d’une civilisation si fastueuse et si séduisante. Quant aux Espagnols eux-mêmes, s’il est vrai que l’élément chrétien, soutenu par la mâle vigueur de la race gothique, empêche la fusion des deux peuples et les lança dans les hasards d’une croisade de huit siècles, il n’en est pas moins certain que la guerre en se prolongeant entremêla plus ou moins les caractères des deux génies que rapprochait la lutte. Au surplus, dans cet antagonisme persistant, la civilisation d’une part et la générosité chevaleresque de l’autre tempéraient les haines et les horreurs de la guerre. L’histoire d’Espagne est pleine de traits incroyables de tolérance qui honorent également les vainqueurs et les vaincus, et l’on devine combien ces trêves fréquentes et ces alliances impies[55] devaient favoriser les affinités des deux peuples. Les Castillans reconnaissaient sans peine la supériorité de culture de leurs ennemis : au XIIe siècle, ils écrivaient des livres arabes, et même au XVe siècle, alors que la domination mahométane, encore brillante dans son agonie, était à la veille de disparaître à jamais du sol espagnol, une sorte d’autorité était encore attachée à la civilisation de Grenade. Le Cancionero de Baena est parsemé d’innombrables allusions aux sciences, aux mœurs, à la littérature des Maures. Dans une pièce, par exemple, où le poète se plaint de la mauvaise administration de la justice en Castille, il cite, comme un modèle la magistrature maure : c’est à peu près ainsi que l’on cite, de nos jours, dans les discussions politiques, certaines institutions de l’Angleterre. Les troubadours castillans employaient à tout moment des mots arabes, et enchâssaient même des vers arabes dans leurs chansons. On a dans le Cancionero deux exemples singuliers de ces familiers échanges entre les deux littératures : une jongleuse maure en Castille, et un Maure, Mahomat et Xartossi, qui fait des vers castillans sur la prescience divine. Ces faits ne sont pas de nature à nous étonner, si l’on considère que la cour de Castille était, vers le milieu du XVe siècle, tellement fréquentée par les mahométans, que le roi Henri IV, qui les protégeait, se créa une espèce de garde maure.[56].

Nous ne signalerons point les traces de la poésie galicienne ou portugaise : elles sont partout dans le Cancionero ; à tel point qu’elles attestent plutôt une fraternité qu’une influence. La littérature de l’antiquité latine y a aussi son reflet, mais c’est un reflet assez vague et indirect, excepté en ce qui touche la philosophie morale, qui était une des grandes préoccupations du temps, et que l’on puisait indifféremment à des sources païennes ou chrétiennes. Dans la poésie du Cancionero de Baena, il y a des influences plus immédiates et plus visibles, celles de la Provence et de l’Italie. L’action de la poésie limousine, plus que contestable dans les vieux poèmes de geste castillans et dans les romances, est évidente dans la poésie des cancioneros ; elle se révèle surtout dans les formes métriques. La filiation de cette influence serait difficile à suivre pas à pas, mais il est aisé de la constater. Ce n’est pas de l’action de la muse provençale en Catalogne et en Aragon que nous voulons parler ici. Là, dans la première période, il n’y eut pas imitation, mais identité. L’idiome des troubadours portait indistinctement le nom de langue limousine, provençale ou catalane[57] ; les troubadours provençaux et catalans confondaient leurs chants et leur esprit comme leur langue. La couronne de Provence ayant passé en 1112 au comte de Barcelone Raymond Bérenger, des princes espagnols gouvernèrent les deux pays pendant à peu près un siècle. Barcelone était un foyer de poésie autant que de commerce et d’opulence ; les sympathies et les affinités étaient telles que les Espagnols, sans partager leur hérésie, détendirent les Albigeois[58], dont un troubadour espagnol écrivit même la chronique, et lorsque les horreurs de ce drame sanglant éteignirent pour toujours la civilisation calme et enjouée de la Provence, c’est en Catalogne que survécurent et fleurirent encore pendant longtemps les chants de la muse provençale.

L’éclat et le voisinage de cette littérature élégante, à une époque où l’esprit des cours tendait à se polir, mirent naturellement en honneur les troubadours provençaux à la cour de Castille. Depuis le règne d’Alphonse VIII jusqu’à celui d’Alphonse X le savant, plusieurs troubadours renommés allèrent chercher gloire et faveur auprès des rois de Castille. On en connaît un grand nombre qui consacrèrent leur talent à chanter les louanges d’Alphonse X, ce grand protecteur des lettres, qui surpassait trop son siècle pour être compris de la ténébreuse féodalité qui l’entourait ; mais, chose étrange ! à l’exception des cantigas (chansons) de ce roi, nul vestige visible de l’influence limousine ne se trouve dans les monumens de la muse castillane de cette période. Après Alphonse X, des troubles civils et des guerres incessantes étouffèrent presque tous les germes des lettres. Il faut arriver au milieu du XIVe siècle, c’est-à-dire à une époque où il ne restait de la poésie limousine que le reflet déjà affaibli qui brillait encore en Catalogne et à Valence, pour retrouver dans les mètres variés et pittoresques de l’archiprêtre de Hita et dans les vers du rabbi don Santob[59] les traces de la muse provençale. Depuis cette époque, toute la poésie savante obéit à une nouvelle impulsion, et l’imitation de la littérature limousine devient manifeste, quoiqu’en se bornant à peu près à la surface de cette littérature. Nous l’avons déjà observé, l’art, dans son enfance, ne prétendait pas aller au-delà de la forme ; les clercs, qui aspiraient avant tout à faire de l’art, devaient imiter les formes savantes des Provençaux sans se soucier ni du fond ni du caractère de la pensée. Voilà pourquoi la poésie du recueil de Baena, dont les caractères métriques décèlent tout d’abord cette imitation, n’en offre pas moins dans son essence un type national qu’il est impossible de méconnaître.

Si de la sphère des mœurs nous passons à la sphère politique et philosophique, le Cancionero de Baena ne nous offre que hardiesse ou mécontentement ; les poètes censeurs qui n’épargnent ni les plaintes ni les remontrances y tiennent, on l’a vu, une grande place. Or, pour bien apprécier le libre esprit de cette cour de Castille, qu’on aime à supposer soumise et retenue, il faut ajouter à la liste de ces poètes l’auteur de la vigoureuse philippique qui se trouve, sans nom d’auteur, dans le Cancionero de Baena sous le n° 340[60]. L’âcre et agressive humeur du poète ne s’arrête pas devant le prestige des dignités politiques ou ecclésiastiques ; elle eu fait plutôt son point de mire. Le poète ne craint pas de dire que les prélats vivent dans l’orgueil et dans la corruption, que tout est vendu à la faveur, qu’à la cour tout le monde est parjure, que les seigneurs placés à la tête de l’état n’ont d’autre justice que celle de l’or, que le royaume est dévasté, et qu’il n’y a dans le gouvernement ni bons conseils ni bonne administration.

Mais c’est surtout dans les discussions sur la philosophie et sur les dogmes chrétiens que ces troubadours déploient toute leur indépendance. La prescience divine, le libre arbitre, la conception, la trinité, le salut, la Providence, tous ces problèmes qui ont lassé pendant tant de siècles la curiosité des théologiens ou des philosophes n’ont pas effrayé les troubadours de la renaissance espagnole. Le rapprochement que M. Villemain a fait entre les clients provençaux et la presse libre des pays modernes[61] est à juste, titre applicable aussi au Cancionero de Baena. C’est bien là en effet la hardiesse moderne, et sans lois répressives encore ; c’est bien là aussi la libre allure, des monumens « le la poésie provençale. Entre les chants espagnols et les chants provençaux il y a sans doute des divergences considérables ; mais nous ne les croyons pas aussi absolues que le prétend M. de Pidal : elles dérivent, à notre avis, moins de la spontanéité de la poésie érudite de la Castille que des changemens que le temps avait introduits dans le goût et dans les idées. Les deux littératures se distinguent par les mêmes qualités ; c’est la direction donnée à ces qualités qui diffère. La poésie du Cancionero ne le cède pas en liberté à la poésie limousine ou provençale. Seulement, si elle ne procède, pas comme cette poésie par saillies piquantes et par effusions irréfléchies, c’est que la scolastique, qui aimait les classifications rigoureuses, avait fait d’immenses progrès en Espagne ; elle avait passé du cloître dans le cabinet, et les poètes discutaient alors au lieu de chanter.

À cette action primordiale de la tradition limousine qui perce dans le Cancionero, il faut ajouter une autre influence, celle de la littérature italienne, qui, ayant subi d’abord elle-même l’ascendant provençal, avait pris soudain un essor original et dominateur par le génie puissant de trois hommes, Dante, Pétrarque et Boccace, à qui Dieu avait, si nous pouvons nous exprimer ainsi, confié les clés de la renaissance. Nous ne suivions point pas à pas les traces de cette influence si souvent signalée, et mise en relief tout récemment par un écrivain consciencieux[62]. Nous ne saurions cependant nous empêcher de faire remarquer dans le Cancionero de Baena les témoignages de cette action encore incertaine qui, un siècle plus tard, devait communiquer toute l’harmonieuse élégance de la littérature italienne à la poésie lyrique espagnole. Outre la force qu’il puisait dans l’autorité mystique de Rome, répandue par la puissance sacerdotale, le génie italien eut de bonne heure en Espagne des moyens efficaces de transmission. L’université de Salamanque, fondée en 1254 par Alphonse X, ne pouvant pas offrir, à cette époque, de grandes ressources d’enseignement ; les Espagnols allèrent chercher une instruction plus ample aux universités d’Italie, où ils devinrent quelquefois, dans le cours du XIIIe siècle, professeurs et même recteurs[63]. Dans le siècle suivant, le cardinal Carrillo de Albornoz[64] fonda à Bologne (1361) le collège de Saint-Clément, destiné à l’éducation de ses compatriotes, et d’où sortirent tant d’hommes d’un si grand savoir. On voit combien de circonstances favorisèrent l’intervention intellectuelle de l’Italie en Espagne[65]. Le Cancionero de Baena offre, nous l’avons dit, de nombreuses traces de cette intervention féconde. Ce n’est pas seulement, par exemple, dans les poésies d’Impérial que se révèle l’admiration qui avait accueilli en Espagne les poèmes de Dante. Plusieurs troubadours du Cancionero, entre autres quelques-uns des plus frivoles, tels que Villasandino et Baena, ayant appris que Lando se permettait de critiquer Dante, trouvent singulier qu’on ose toucher à une autorité « à laquelle le monde attache un si grand prix. » L’ascendant de la littérature italienne se faisait sentir alors partout, en Allemagne, en France et même en Angleterre ; mais nulle part Dante n’a laissé une empreinte plus profonde qu’en Espagne. C’est un fait bien remarquable que cette influence de la Divine Comédie sur toute la littérature espagnole du XVe siècle. Deux traductions, terminées la même année (1428), l’une en langue castillane par don Enrique de Aragon, l’autre en catalan par Febrer, les premières probablement que l’on ait faites de ce sublime poème ; la Comedieta de Ponza, poème du marquis de Santillana ; le Laberinto, de Juan de Mena, imitation faite sans génie, mais non sans un talent austère et vigoureux ; la traduction en vers de l’Inferno par don Pero Fernandez de Villegas, archidiacre de Burgos, imprimée en 1515 ; Los doce Trionfos de los doce Apostoles, long poème de plus de neuf mille vers, imitation souvent servile de la Divine Comédie,composé par le chartreux Juan de Padilla (1518), — toutes ces créations inspirées par Dante, toutes ces traductions de son chef-d’œuvre, attestent l’admiration que le poème, immortel de l’Alighieri excita constamment en Espagne pendant cette période.

Cependant le véritable génie espagnol commençait à pénétrer dans la littérature érudite. Le XVIe siècle devait être pour l’Espagne mieux qu’un siècle d’imitation. Bientôt elle allait retrouver dans son fécond et magnifique théâtre une littérature à la fois populaire et savante, marquée au coin de son esprit aventureux, de sa galanterie, de son courage et de sa grandeur. La vie devenait trop pleine, et trop active pour qu’on s’arrêtât beaucoup aux conceptions mystiques du moyen âge. On perdait insensiblement le goût de cette sublime fantasmagorie de la Divine Comédie qui avait été l’aliment des imaginations d’un siècle moins positif. Cervantes lui-même, ce grand admirateur de la poésie italienne, qui, dans l’examen critique, de la bibliothèque de Don Quichotte, décerne des éloges au poète sarde Lofraso, n’a pas un souvenir pour la poésie impérissable, du proscrit florentin.

Pétrarque avait eu aussi son influence, moins générale peut-être, mais bien réelle. Le marquis de Santillana s’efforce d’imiter ses sonnets, et Ausias March se forge comme Pétrarque une belle chimère d’amour, une dame de ses pensées qu’il prétend, toujours comme l’amant de Laure, avoir vue pour la première fois à l’église un vendredi saint. Dans la poésie amoureuse du Cancionero de Baena, on voit l’élégance du génie de Pétrarque se marier à des formes toutes provençales. Ce platonisme bizarre dont Pétrarque fit une religion vient plus souvent qu’on ne le pense, dans les chants des troubadours limousins, faire contraste à des inspirations licencieuses : mais nulle part mieux que dans le Cancionero on ne peut s’assurer qu’au XIVe et au XVe siècle l’amour dans la poésie n’était qu’un jeu métaphysique et conventionnel. Baena nous met dans le secret quand, en faisant dans sa préface l’émunération des qualités indispensables au troubadour, il nous dit que celui-ci doit « en toute occasion se vanter d’être amoureux[66]. » La poésie amoureuse, accueillie uniquement par la société élégante comme une sorte de luxe, un complément de ses fêtes et de ses tournois, ne visa plus qu’à montrer de l’esprit à la manière du temps, c’est-à-dire au moyen de métamorphoses, de subtilités, quelquefois même à grand renfort d’érudition. À lire certaines pièces du Cancionero, on serait tenté de croire avec un savant italien, M. Rosetti, que la poésie amoureuse des temps qui ont précédé la renaissance n’a été qu’une sorte de voile hiéroglyphique employé au service de la politique. Ce qui est certain, c’est que dans la plupart des poèmes du Cancionero qui s’adressent à des femmes, L’amour ne parle que le langage subtil et froid d’une poétique de convention. Quand on peut surprendre par exemple cet amour s’exprimant avec sincérité, on est étonné de voir combien en réalité le platonisme y tient peu de place. Voyez le dialogue entre le commandeur Calavera et une dame, qui est une des pièces les plus spirituelles du Cancionero : c’est une tentative de séduction repoussée par la vertu d’une femme. Calavera, le poète philosophe et rêveur qui avait exhalé de vagues plaintes contre l’amour, n’est pas ici gêné par les conventions du genre. Ce n’est plus un sectateur du symbolisme, c’est un homme avec ses faiblesses et ses mauvais penchans. Il ne déguise pas le but de ses tendres sollicitations, il s’y prend même avec une délicatesse insinuante et rusée qui ferait honneur de nos jours au séducteur le plus consommé. Heureusement le commandeur a affaire à forte partie : la dame raisonne encore mieux que le cavalier ; sans affecter une insensibilité qui lui enlèverait tout le mérite de la résistance, sa vertu demeure inébranlable, et elle met fin à la discussion par ce mot charmant : « Croire aux paroles des hommes, c’est semer des larmes[67]. »

Nous le répétons, la poésie amoureuse du Cancionero tient plutôt de l’élégance maniérée de Pétrarque que de la mollesse des Provençaux, sans qu’on puisse toutefois saisir la trace d’une imitation directe et calculée du poète italien. Ce culte idéal de l’amour dont Pétrarque se fit le sublime interprète répondait à un instinct universel de son époque, et c’est ici le moment de préciser en unissant, d’après le Cancionero, ce qu’était l’esprit de l’Europe au moyen âge. M. Villemain a nettement caractérisé en peu de mots le double caractère de la société européenne à cette époque. « Il y avait alors, dit-il, beaucoup de candeur dans les esprits et de corruption dans les mœurs, » Cette incohérence, dont le Cancionero de Baena offre une si vive image, se retrouvait alors en toute chose. Ce recueil est surtout remarquable en ce qu’il reproduit fidèlement tous les traits généraux du temps. Sa poésie, bien que marquée du sceau de la couleur locale, est avant tout un écho des idées qui prédominaient dans le monde occidental ; elle est essentiellement européenne.

C’est une curieuse étude que celle de cette propagation de la pensée humaine à une époque où les communications étaient si difficiles. Jamais le mouvement des idées modernes n’a eu un cachet plus marqué d’une élaboration collective. Sous l’action puissante de l’église, qui présidait à tout le développement de la pensée européenne, il s’était formé une masse commune d’idées qui rapprochait entre eux tous les peuples chrétiens. À l’époque où furent recueillis les chants du Cancionero, ce vaste empire spirituel était au moment de s’écrouler ; mais aux approches de la grande transformation qui se préparait, les occasions de contact entre les peuples ne faisaient que se multiplier. Le Cancionero de Baena nous montre les mille courans d’idées qui se croisaient en Europe, les influences du passé se mêlant aux aspirations vers un avenir encore inconnu. Les discussions scolastiques, la mythologie allégorique, le symbolisme, la personnification des vices et des vertus, les visions mystiques, les révoltes de l’esprit contre la richesse, les retours mélancoliques sur les chances de la destinée, le goût si prononcé de la philosophie morale, le culte passionné et presque exclusif de la vierge Marie, l’ostentation crudité, les hardiesses contre le pouvoir civil et ecclésiastique, toutes les tendances générales enfin qui inspiraient la littérature des idiomes vulgaires au moyen âge, se confondent dans ce recueil avec les traits particuliers de l’état social de la Castille, tels que l’intolérance contre les Juifs et les mahométans, l’inquiétude des seigneurs, la faiblesse des rois, la galanterie chevaleresque et la gravité hautaine du caractère. C’est surtout l’esprit de discussion empreint dans toute cette poésie qui mérite une attention spéciale. Partout les lettrés, conduits à la philosophie par les abstractions théologiques, étaient parvenus, en suivant un mouvement progressif d’abord imperceptible, à une espèce de dangereux rationalisme qui se développait de jour en jour sous l’influence de l’aristotélisme et de la scolastique. C’est dans cette invisible influence que l’on doit chercher le lien secret qui unit les Albigeois aux Palatins et les Lollards aux Wicleffistes. Moins hâtif pourtant en Espagne qu’ailleurs, l’esprit de discussion y était encore heureusement contenu dans les limites de la loi, et il pénétrait dans les régions du dogme sans alarmer sérieusement le clergé. Dans la poésie du Cancionero de Baena, le doute est partout ; mais ce n’est pas le doute agressif et factieux des sirventes provençaux, c’est un doute calme, réfléchi, raisonneur, particulier à l’Espagne à cette époque, qui tend à éclairer, qui combat les préjugés[68], et qui néanmoins, appliqué aux matières de la foi par des gens sans mission comme sans compétence, révèle de douloureux et secrets déchiremens. Ce doute, qui avec ses formes timides et respectueuses ne reculerait pas devant l’examen du dogme, était bien certainement un germe de négation. L’insouciance du haut clergé à ce sujet montre clairement les progrès qu’avait faits en Espagne ce travail de dissolution qui couvait plus ou moins sourdement au sein du gigantesque édifice élevé par la théocratie chrétienne. Les attaques de l’esprit féodal contre la royauté ne suffisent pas à expliquer l’uniforme clameur de découragement, la vague et profonde tristesse répandue sur toutes les poésies graves du Cancionero. il y a là des causes morales sur lesquelles l’histoire politique reste muette, et que la poésie du Cancionero, dans son insouciante naïveté, laisse entrevoir.

En résumé, ces chants du moyen âge, recueillis par le Juif Baena et publiés aujourd’hui, grâce à l’intelligente sollicitude de M. de Pidal, ont un triple caractère : ils nous révèlent toute une poésie érudite et raffinée qui, à côté de la poésie populaire du Romancero, a joué un rôle considérable, et mérite l’attention des historiens littéraires. L’état moral de l’Europe à la fin du moyen âge s’y reflète, aussi dans ses aspects les plus curieux et les moins connus. Enfin on y peut encore étudier la situation politique de l’Espagne sous Ferdinand et Isabelle, et ce n’est point là peut-être le moindre titre du Cancionero à notre intérêt. La féodalité faisant place au gouvernement régulier, les prélats intrigans, les seigneurs factieux transformés en hommes d’état et en grands capitaines, d’héroïques aventuriers sillonnant toutes les mers, la nationalité castillane se développant dans tous ses traits essentiels avec une grandeur et une puissance jusqu’alors inconnues, tel est le spectacle qu’on entrevoit à toutes les pages du recueil de Baena ; tel est le mouvement intellectuel et politique dont les chants de quelques troubadours viennent aujourd’hui révéler l’Importance, désormais incontestable, aux yeux de quiconque saura appliquer cette poésie des siècles passés aux recherches historiques, et suivre en s’aidant de ces indices la filiation des idées à côté de la filiation des faits.


LEOPOLDO AUGUSTO DE CUETO.

  1. Un vol. in-4o publié à Madrid en 1851, d'après un manuscrit espagnol de la Bibliothèque nationale de Paris ; ce volume se trouve aussi à Paris, chez Baudry, "1 rue Malaquais.
  2. Libro de Apolonio - Vida de Santa Maria Egipciaca. — Adoracion de los Santos Reyes, Madrid, 1841.
  3. Cette édition a été enrichie de notes nombreuses et savantes par MM. Duran et Gayangos, de quelques appendices contenant des poésies du roi Jean II et du connétable don Alvaro de Luna, tirés des Cancioneros inédits de la bibliothèque particulière de la reine d’Espagne, confiés par la reine elle-même à M. de Pidal ; d’un glossaire, et de deux beaux fac simile des premières pages du manuscrit original. Le marquis de Pidal a fait précéder le Cancionero d’une remarquable introduction sur la Poésie castillane au quatorzième et au quinzième siècle.
  4. D’après M. Tiknor, la compilation de Baena fut faite en 1448. Sans se prononcer aussi formellement que M. Ticknor, les annotateurs du Cancionero semblent partager cette opinion. Le Cancionero lui-même fournit à cet égard quelques données assez certaines ; il ne fut compilé ni après 1484 (année de la mort de Jean II), ni avant 1453, puisqu’il contient une pièce sur la mort de Ruy Diaz de Mendoza, lequel reçut, cette même année, la mission de garder la personne du connétable Alvaro de Luna. On peut voir à ce sujet la Cronica de don Juan II.
  5. Ce recueil a été mentionné et décrit par Rodriguez de Castro, Perez-Bayer, Iriarte, etc.
  6. Ca ssyenpre enfengistes de muy batallante,
    Con escrivanias è tynta bien pryeta,
    Sumando las rrentas del año passante.

  7. Né vers 1340, il mourut vers 1429.
  8. Dolet vos de un que pido la muerte
    Con pura lazerya e amargo gemido.
  9. Il fait allusion a ces propriétés dans la soixante-troisième pièce du recueil, où il dit à la reine-mère que le mauvais état de ses terres lui tourne le sang, — Heredad mal reparada — Torna la sangre amarylla.
  10. Connu dans toutes les histoires littéraires sous le titre de marquis de Villena, qui avait appartenu à son grand-père. Don Enrique, appelé vulgairement l’Astrologue, ne porta jamais ce titre.
  11. Yo no le llamaria decidor o trovador, mas poeta. — Cette lettre, écrite de 1455 à 1458, est un morceau de critique admirable pour le temps.
  12. Que nunca se oyo qui entre la gente…
  13.  De los vencedores sea el vencedor…
    De guerra é batallas muy grand sabydor….

  14. Le vers où il définit la libéralité mérite d’être rappelé pour son tour naïf et original :
    Siempre diga toma, nunca diga dâme.
    « Qu’il dise toujours prends, qu’il ne dise jamais, donne. »
  15. Formosa muger, dit Baena. Il y a lieu de conjecturer qu’elle appartenait aux classes populaires. Impérial lui applique cette charmante comparaison :
    Que en tierra llana è non muy labrada
    Nasçe à las veses muy ollente rrosa.
    « Parfois on voit naître une rose odorante dans un champ rustique et presque sans culture. »
  16. De la mi hedat non ann en el ssomo.
  17. Cette opinion est confirmée par ces paroles moqueuses que Villasandino adresse à Lando dans un tenson :

    Pues ceñides la correa
    De Francisco Imperïal…

  18. Que algunas vegadas son lettras muy viles
    Estas sotilesas de grand theorysta.

  19. Le respectable marquis de Santillana l’appelle honorable calallero.
  20. Il écrivait vers la moitié du XIVe siècle.
  21. Il est curieux de remarquer la classification que Fray Diego fait de la profession des courtisanes. Il les divise en mundaria, focaria, andariega, comunal, costumera : nuances dont la complète appréciation échappe à notre corruption moderne. — La Cortabota parait indignée, non de ce qu’en l’appelle courtisane, elle ne s’en défend pas, mais de ce qu’on la qualifie de costumera.
  22. Baena ne cite pas moins de quatre ou cinq femmes dont Fray Diego était très épris (muy enamorado).
  23. Porqué son los fidalgos.
  24. Voici la première strophe d’une de ses complaintes où, selon Baena lui-même qui le déclare, Fray Diego inonde et le palais et ceux qui l’habitent {profasando del palacio et de los que en él viven).

    Porque veo que se mueve
    La grant rrueda del Palaçio
    Muy à priesa, sun espacio,
    E non fas curso cual deve…

    « Je m’aperçois que la grande sphère du palais tourne trop vite et sans mesure, et qu’elle ne fait pas ses révolutions comme elle le doit. »

  25.  Ya yo vi muncho placer
    Despues de mucha tristura,
    E pasada noche escura
    Yo vi el dia esclaresçer,
    E despues de grand nublado
    Tornar dia sorenado,
    É vi al pobre rico ser, etc.

  26. Voici un exemple d’austère indépendance bien remarquable dans un courtisan, Fernand Perez du Guzman dit dans le portrait de don Gonzalo Nuñez de Guzman : « Les rois ne songent guère à récompenser qui les sert le mieux, ou qui agit le plus droitement, mais celui qui se plie davantage à leur volonté, et à leurs fantaisies. »
  27. Cette pièce commence par quatre vers octosyllabes d’une structure parfaite :

    Con tristesa é con enojos
    Que tengo de mi fortuna,
    Non pueden dormir mis ojos
    De veynte noches la una…

  28. Alyxandre que conquiso
    Todo el mundo por esfuerzo,
    Non ovo miedo del cierzo
    Mas que del plaser é rysso :
    E nin fyso Cypyon,
    Por miedo de rregañon (norueste)
    Cosa de que fué rrepiso (arrepentido), etc.

  29. A Deus, amor : à Deus, el rey
    Que eu ben servi ;
    A Deus la reina à quem loey
    E obedesci.
    Iamays de mi non oyeran
    Amor loar,
    Nin amadores me veràn
    Muller amar, etc.

  30. Cette controverse mémorable, que Baena appelle la muy alta é traçendente quistion de preçitos é predestinados, eut lieu avant 1407, année de la mort d’Ayala.
  31. So tormentado de grave dolencia
    Ca tengo una llaga en un coraçon…

  32. C’est exactement le raisonnement de Bayle, qui fut prôné si fort par les incrédules du XVIIIe siècle.
  33. Bossuet, Traité du libre arbitre, chap. III.
  34. Dans une des notes du Cancioncro de Baena, on conjecture, d’après un calcul de dates assez problématique, que cette pièce n’est pas de Calavera : elle a tellement la caractère de sa poésie et de son style, que nous ne saurions nous résoudre à croire que Baena, qui la lui attribue, se soit mépris cette fois.
  35. « Non es rrasonable nin conveniente cosa de las et alabar nin loar « (page 422).
  36. Fijos en muger agena ;
    Que condena à grant pena,
    È deslena (estravia) la sirena

  37. Manuscrit In-folio de la bibliothèque nationale de Madrid.
  38. Ordre de la jarre ou du griffon, institué par le roi don Fernand d’Aragon.
  39. L’on sait que la reine Jeanne de Naples, voulant s’assurer un protecteur, adopta Alphonse V. d’Aragon.
  40. Voici un spécimen du texte de ce charmant romance :

    Retraida estaba la Reyna,
    La casta Doña Maria,
    Mujer de Alfonso el Magno,
    Fija del Rey de Castilla,
    En el templo…
    Vestida estaba de blanco,
    Un parche de oro ceñia,
    Collar de jarras al cuello
    Con un grifo que pendia,
    Pater-noster en sus manos,
    Corona de palmeria.
    Acabada su oracion ;
    Como quien planto fascia ;
    Mucho mas triste que leda,
    Sosperando asy desia :
    « Maldigo la mi fortuna, etc.

  41. Dissertation publiée à Vich par don Jaime Ripoll (1833, in-4o).
  42. M. Duran, chef de la bibliothèque nationale de Madrid, a réalisé une partie des vœux de Nodier. Son Romancero, dont le second volume a paru en 1851, est sans doute par l’abondance comme par le choix des matières, la meilleure collection de ce genre qui ait vu le jour jusqu’à présent.
  43. Voyez les observations faites à ce sujet par M. de Pidal, dans la belle introduction qui précède le Cancionero de Baena.
  44. C’est à tort que la qualification de sabio, appliquée par les Espagnols à Alphonse X, a été presque toujours rendue en français par le mot sage, qui répond aussi mal à l’idée espagnole qu’aux véritables qualités de ce roi.
  45. Ticknor, History, etc., chap. VI. Ce fait est constaté par un poème sur la conquête d’Almeria, composé au XIIe siècle en latin barbare. Voici les vers qui le rapportent :

    Ipse Rodericas mio Cid semper vocatus>
    De quo cantatur quod ab hostibus aud superatus… (V. 220.)

  46.  Si Dios, nuestro Salvador,
    Oviera de tomar amiga,
    Fuera mi competidor.

    « Si Dieu, notre Sauveur, descendait pour prendre une amie, il serait mon rival. » Cancionero manuscrit de la bibliothèque particulière de la reine d’Espagne.

  47. Juan de Viena appelle Jean II : « Rey plus quam perfeto. »
  48. Il mourut en 1465.
  49. Dante nous apprend, dans le Convito, quelle fut, après l’éblouissement amoureux de sa première jeunesse, la nature de son sentiment pour Béatrice : « Par ma dame j’entends toujours parler de cette lumière puissante, philosophie, dont les rayons font fructifier la véritable noblesse de l’homme. »
  50. L’Art de l’Ecuyer tranchant. C’est par méprise qu’un historien de la littérature espagnole, M. de Puibusque, a traduit le titre de cet ouvrage, Arte Cisoria, par ces mots : Art du Ciseleur.
  51. Mayordomo-mayor, escudero-mayor, maestre-sala, guarda-mayor, copero-mayor, camarero-mayor, etc.
  52. Par un sentiment bien naturel de convenance, on a retranché, dans l’édition de Madrid, plusieurs passages de cette chanson. On a cependant imprimé la pièce complète, en feuille détachée, à un très petit nombre d’exemplaires.
  53. À en juger par les hommages que les meilleurs poètes du temps ont décernés à sa beauté et à son esprit, Isabel Gonzalez dut être une femme douée des plus grandes séductions, Voyez dans le Cancionero les vers charmans que lui adressa Francisco impérial (p. 232). Isabel cultivait elle-même la poésie : Diego Martinez de Médina l’appelle excellent poète.
  54. Recherches sur l’Histoire politique et littéraire de l’Espagne pendant le moyen âge (Leyde, 1849). M. Gayangos, dans ses notes à l’ouvrage de M. Ticknor, et M. de Pidal, dans son Introduction au Cancionero de Baena, ont réfuté cette opinion.
  55. Parfois des chrétiens s’alliaient aux Maures pour faire la guerre à des chrétiens.
  56. Ce fait ressort d’une remontrance adressée à Henri IV par plusieurs nobles et prélats de Castille et de Léon, pour se plaindre des abus de son gouvernement. (Ms du XVe siècle, appartenant à la bibliothèque nationale de Madrid.)
  57. Villemain, Tableau delà Littérature du moyen âge, etc.
  58. Le roi d’Aragon Pierre II perdit la vie en combattant pour les Albigeois à la bataille de Muret, où il fut défait par Simon de Monfort (1213).
  59. C’est l’auteur de la Danza general ou Dansa de la Muerte, une des transformations les plus originales de la fameuse Danse macabre. Le poème espagnol fut écrit vers 1350. C’est aussi vers cette époque qu’Orcagna reproduisit la sombre fiction de la Dame de la Mort sur les murailles du Campo-Santo de Pise.
  60. Cette pièce est de Juan Martinez de Burgos, et se trouve aussi dans le Cancionero compilé par son fils.
  61. Tableau de la Littérature au moyen âge, première leçon.
  62. Ticknor, Historia of spanish littérature, Chap. XVIII et suiv.
  63. Tiraboschi, Storia, etc. Fuster, Bibliotheca Valcnciana.
  64. Archevêque de Tolède. Homme d’état et homme de guerre, il conquit et gouvernât, au nom d’Urbain V, les États Romains, indépendans depuis la révolte de Rienzi.
  65. Le chroniqueur Ayala, mort en 1407, connaissait les œuvres de Boccace, dont il traduisit le livre de casibus Principum. Il traduisit aussi la Guerre de Troie de Guido de Colonna.
  66. « É que siempre se precie é se finja [se vanaglorie) de ser enamorado. »
  67. Quien cree à varon, sus lagrimas syembra.
  68. On voit par le Cancionero qu’au XVe siècle, la poésie s’associait à la prédication pour faire la guerre aux préjugés vulgaires, alors puissans, de la magie et de l’astrologie. Ferrant Manuel de Lando loue saint Vincent Ferrer, « cet homme juste et parfait, » comme il l’appelle, de ce qu’il combat les astrologues dans ses sermens.