Le Candidat (éd. L. Conard, 1910)/Acte IV

La bibliothèque libre.
ThéâtreLouis Conard (p. 128-155).
◄  Acte III
Notes  ►


ACTE QUATRIÈME


Le cabinet de Rousselin. Au fond, une large ouverture avec la compagne à l’horizon. Plusieurs portes. À gauche, un bureau sur lequel se trouve une pendule.



Scène première.

PIERRE, puis le Garde champêtre,
puis FÉLICITÉ.
Pierre, à la cantonade, d’une voix très haute.

François, allez prendre dans le char à bancs huit messieurs à Saint-Léonard, et vous ne refermerez pas la grille ! — Il faut qu’Élisabeth porte encore des bulletins. — Vous n’oublierez pas, en revenant, le papetier pour les cartes de visite.

Entre un commissionnaire qui halète sous un ballot de journaux.

C’est lourd, hein ? mon brave… Mettez-cela ici : bon ! (L’homme dépose son ballot par terre, près d’un autre beaucoup plus grand.) Et descendez vous rafraîchir à la cuisine. On y boit du champagne dans des pots à confitures : rien ne coûte, vu la circonstance !

Ce soir l’élection, et la semaine prochaine, Paris ! Voilà assez longtemps que j’en rêve le séjour, principalement pour les huîtres et le bal de l’Opéra ! (Considérant les deux tas de journaux.) L’article de M. Julien, encore ! À qui en distribuer ? Tout le monde en a, sans exagération, au moins trois exemplaires ! Et il nous en reste !… N’importe ! à l’ouvrage !

Il commence à diviser le tas par petits paquets.
Entre le garde champêtre.

Ah ! père Morin, aujourd’hui vous êtes en retard !

Le Garde champêtre.

C’est qu’il y a eu, chez M. Murel, une espèce d’émeute ; les ouvriers maintenant sont contre lui ; [on parle même de faire venir de la troupe[1]]. Ah ! ça ne va pas ! ça ne va pas !

Il se met à aider Pierre. Entre Félicité.
Pierre.

Tiens, Félicité ! Bonjour, madame Gruchet.

Félicité.

Malhonnête !

Pierre.

Je vous croyais fâchée depuis que votre maître nous fait concurrence ?

Félicité, sèchement.

Ça ne me regarde pas !… J’ai une commission pour le vôtre.

Pierre.

Il est sorti.

Félicité.

Mais il rentrera pour déjeuner ?

Pierre.

Est-ce qu’on déjeune ! Est-ce qu’on a le temps ! Monsieur, du matin au soir n’arrête pas, Madame porte des secours à domicile, et Mademoiselle, avec un grand tablier, distribue des potages aux pauvres !

Félicité.

Et l’institutrice ?

Pierre.

Oh ! plus gnian-gnian que jamais ! (Au garde champêtre.) Non ! comme cela ! (Pliant un journal.) C’est Monsieur qui m’a appris, de manière à ce que l’on voie, du premier coup d’œil, l’article.

Le Garde champêtre.

Il cause dans l’arrondissement une agitation !…

Pierre.

Pour être tapé, il l’est.

Félicité.

En attendant, n’y aurait-il pas moyen de lui dire un mot, à votre Anglaise ?

Pierre, désignant la porte de gauche.

Sa chambre est par là, au fond du corridor, à droite.

Félicité.

Oh ! je sais.

Elle se dirige vers la porte.
Pierre.

Notre patron !



Scène II.

Les Mêmes, ROUSSELIN.
Rousselin, en entrant, presse chaleureusement la main de Pierre.

Mon cher ami…

Pierre, étonné.

Mais, Monsieur ?…

Rousselin.

Une distraction, c’est vrai ! L’habitude de donner au premier venu des poignées de main est plus forte que moi… J’en ai la paume enflée. (Au garde champêtre.) Ah ! très-bien ! {Lui glissant de l’argent d’une manière discrète.) Merci !… et… ne craignez pas… si jamais vous aviez besoin…

Le Garde champêtre, avec un geste pour le rassurer.

Oh !

Il sort avec Pierre qui l’aide à porter les journaux.
Rousselin.

Il enfonce toutes les objections, l’article ! — démontrant fort bien qu’il est absurde d’avoir des opinions arrêtées d’avance, et que ma conduite par là est plus sage et plus loyale. Il vante mes lumières administratives, il dit même que j’ai fait mon droit. — J’ai poussé jusqu’au premier examen, — et avec des tournures de style !… — C’est pourtant à ma femme que je dois cela !

Félicité, s’avançant, et lui remettant une lettre.

De la part de M. Gruchet !

Rousselin.

Ah ! (Lisant.) « La quittance, et je me désiste. Vous pouvez la confier à ma bonne. »

Diable ! Voilà ce qu’on appelle vous mettre le couteau sur la gorge !

Mais, s’il se retire, pas d’autre concurrent, et je suis nommé ! Mon Dieu, oui ! C’est bien clair ! La somme est lourde, cependant, et je n’aurai plus contre lui aucun moyen ?… Eh ! quand il sera élu, belle avance ! Pour six mille francs, dont je ne parlais pas, que j’avais oubliés… À quoi me serviraient-ils ? Bah ! on n’a rien sans sacrifice ! (Il ouvre son bureau.) Tenez ! (Donnant un petit papier à Félicité.) Dépêchez-vous ! votre maître attend !

Félicité.

Merci, Monsieur !

Elle sort.
Rousselin.

La démission est tardive ! Bah ! le scrutin ne fait que d’ouvrir, et quand j’y perdrais quelques voix…



Scène III.

ROUSSELIN, MUREL, DODART.
Murel.

Ah ! maintenant vous me croirez. Je vous amène le notaire, avec toutes ses preuves.

Dodart.

Voici Les actes de l’état civil, et l’extrait d’inventaire établissant les droits et qualités de mon client à la succession de Mme veuve Murel, de Montélimart, sa tante.

Rousselin.

Mes compliments !

Murel.

Ainsi, rien ne s’oppose plus à ce que…

Rousselin.

Quoi ? qu’est-ce que vous dites ?

Murel.

Mon mariage ?

Rousselin.

Et comment voulez-vous que dans un jour pareil !

Murel.

Sans doute ! Cependant, sans rien décider, on pourrait convenir…

Rousselin, à Dodart.

Savez-vous quelque chose de nouveau ? On ne vous a pas dit, par hasard, que Gruchet…

Murel.

Mon cher, il me semble que vous pourriez accorder plus d’attention…

Rousselin.

Non ! pas de bavardage ! Vous feriez mieux de ne pas quitter vos hommes ; le bruit court même qu’ils se disposent…

Murel.

Mais j’ai amené exprès Dodart !

Rousselin.

Allez vous-en ! Nous causerons ensemble de votre affaire !

Murel.

Vous consentez, alors ? c’est bien sûr ?

Rousselin.

Oui ! mais ne perdez pas de temps !

Murel, sortant vivement.

Ah ! comptez sur moi ! Quand je devrais leur donner de ma bourse une augmentation !…

Il sort.



Scène IV.

ROUSSELIN, DODART, puis MARCHAIS, puis PIERRE, puis ARABELLE
Rousselin.

Un bon enfant, ce Murel !

Dodart.

Néanmoins, il se trompe ! Les ouvriers maintenant se moquent de lui ! Quant à sa fortune, par exemple…

Marchais.

Serviteur ! M. de Bouvigny m’envoie chercher votre réponse.

Rousselin.

Comment ?

Marchais.

La réponse à la chose que M. Dodart vous a communiquée ?

Dodart, se frappant le front.

Quelle étourderie ! la première, peut-être, qui m’arrive dans la carrière du notariat !

Marchais, à Rousselin.

Et il demande un mot d’écrit.

Rousselin.

Mais ?…

Dodart, à Rousselin.

Je vais vous dire. (À Marchais.) Patientez quelques minutes dans la cour, n’est-ce pas ? (Marchais sort.) M. de Bouvigny est donc venu, il y a trois jours, m’affirmer encore une fois qu’il tenait à votre alliance…

Rousselin.

Je le sais.

Dodart.

Et que si vous vouliez, — dame ! on se sert des moyens que l’on a, on utilise les armes que l’on possède ! Ce n’est peut-être pas toujours extrêmement bien… mais…

Rousselin.

Ah ! vous avez une façon de parler !…

Dodart.

Sans l’affaire de Murel, qui est tombée dans mon étude, et qui a pris tous mes instants, je serais vite accouru.

Rousselin.

Au fait, je vous en prie !

Dodart.

Si vous accordez votre fille à son fils, il est sûr, entendez-vous, le comte m’a dit qu’il était sûr de vous faire élire, ne serait-ce qu’en amenant aux urnes soixante-quatre laboureurs.

Rousselin.

Cet envoi de Marchais est une sommation ?

Dodart.

Absolument.

Rousselin.

Eh bien ?… et Murel !

Dodart.

En effet, vous venez de lui promettre.

Rousselin.

Lui ai-je promis ?…

Dodart.

Oh ! légèrement !

Rousselin.

Pour ainsi dire, presque pas !… Cependant… Enfin que me conseillez-vous ?

Dodart.

C’est grave ! très grave ! Des liens d’amitié, des rapports d’intérêt même m’attachent à M. de Bouvigny, et je serais enchanté pour moi… D’autre part, je ne vous cache pas que M. Murel maintenant… (À part.) Un contrat ! (Haut.) C’est à vous de réfléchir, de voir, de peser les considérations ! D’un côté le nom, de l’autre la fortune. Certainement, Murel devient un parti. Cependant le jeune Onésime…

Rousselin.

Que faire ?… Eh ! ma femme que j’oubliais ! D’ailleurs je ne peux pas agir sans sa volonté. (Il sonne.) Tout le monde est donc mort aujourd’hui ! (Il crie.) Ma femme ! Pierre ! (À Pierre qui entre.) Dites à Madame que j’ai besoin d’elle !

Pierre.

Madame n’est pas dans la maison !

Rousselin.

Voyez au jardin ! (Pierre sort.) Elle découvrira un expédient ; elle est quelquefois d’un tact…

Dodart.

En de certaines circonstances, je consulte, comme vous, mon épouse ; et je dois lui rendre cette justice…

Pierre, rentre.

Monsieur, je n’ai pas vu Madame !

Rousselin.

N’importe ! trouvez-la !

Pierre.

La cuisinière suppose que Madame est sortie depuis longtemps.

Rousselin.

Pour où aller ?

Pierre.

Elle ne l’a pas dit !

Rousselin.

Vous en êtes sûr ?

Pierre.

Oh !

Il sort.
Rousselin.

C’est extraordinaire ! jamais de sa vie !…

Arabelle, entrant fort émue.

Monsieur ! Monsieur ! il faut que je vous parle ! écoutez-moi ! une chose importante ! oh ! très sérieuse, Monsieur !

Dodart.

Dois-je me retirer, Mademoiselle ?

Signe affirmatif d’Arabelle ; il sort.



Scène V.

ROUSSELIN, MISS ARABELLE.
Rousselin.

Que me voulez-vous ? dépêchons !

Miss Arabelle.

Mon Dieu, Monsieur, pardonnez-moi si j’ose… c’est dans votre intérêt ! L’absence de Madame paraît vous… contrarier ? et je crois pouvoir…

Rousselin.

Est-ce que par hasard ?…

Miss Arabelle.

Oui, monsieur, le hasard précisément ! — Votre femme est avec M. Julien !

Rousselin, abasourdi.

Comment ?… (Puis tout à coup.) Sans doute ! pour mon élection !

Miss Arabelle.

Je ne crois pas ! car je les ai rencontrés à la Croix bleue, entrant dans le petit pavillon, — vous savez, le rendez-vous de chasse, — et j’ai entendu cette phrase de M. Julien, — sans la comprendre peut-être, malgré l’explication que cherchait à m’en donner M. Gruchet, à qui j’en parlais tout à l’heure, et qui, lui, avait l’air de comprendre mieux que moi : « J’en sortirai avant vous, et pour vous faire connaître si vous pouvez rentrer sans crainte, j’agiterai derrière moi, mon mouchoir ! »

Rousselin.

Impossible !!… des preuves, miss Arabelle ! J’exige des preuves !



Scène VI.

Les Mêmes, DODART, puis LOUISE.
Dodart, entre vivement.

Marchais ne veut plus attendre ! Du haut de votre vignot dans le parc, il croit même apercevoir M. de Bouvigny qui descend la côte, au milieu d’une grande foule !

Rousselin.

Les soixante-quatre laboureurs !

Dodart.

Le comte peut les faire voter pour Gruchet !

Rousselin.

Eh ! non ! puisque Gruchet… après tout, ce misérable-là !… on ne sait pas !

Dodart.

Ou mettre des bulletins blancs !

Rousselin.

C’est assez pour me perdre !

Dodart.

Et l’heure avance !

Rousselin, regardant la pendule.

D’un quart sur la Mairie, heureusement ! Que Marchais retourne vers le comte, le supplier, pour qu’il m’accorde au moins… Où est Louise ? Miss Arabelle, appelez Louise ! (Arabelle sort.) Comment la convaincre ?

Dodart.

Si vous pensez que mon intervention…

Rousselin.

Non ! ça la blesserait ! Tenez-vous en bas, et dès que j’aurai son consentement… Mais Bouvigny demande une lettre ! Est-ce que je pourrai jamais…

Dodart.

La parole d’honneur suffira. Et puis, je reviendrai vous dire…

Rousselin.

Eh ! vous n’aurez pas le temps ! À 4 heures, le scrutin ferme. Courez vite !

Dodart.

Alors, j’irai tout de suite à la Mairie…

Rousselin.

Que je voudrais y être, pour savoir plus tôt…

Dodart.

Ce sera vite fait !

Rousselin.

Eh ! avec votre lenteur…

Dodart.

En cas de succès, je vous ferai de loin un signal.

Rousselin.

Convenu !

Louise, entrant.

Tu m’as fait demander ?

Rousselin.

Oui, mon enfant ! (À Dodart.) Allez vite, cher ami !

Dodart, indiquant Louise.

Il faut bien que j’attende la décision de Mademoiselle !

Rousselin.

Ah ! c’est vrai !

Dodart sort.



Scène VII.

ROUSSELIN, LOUISE.
Rousselin.

Louise ! tu aimes ton père, n’est-ce pas ?

Louise.

Oh ! cette question !

Rousselin.

Et tu ferais pour lui…

Louise.

Tout ce qu’on voudrait !

Rousselin.

Eh bien ! écoute-moi. Dans les existences les plus tranquilles, des catastrophes surviennent. Un honnête homme quelquefois se laisse aller à des égarements. Supposons, par exemple, — c’est une supposition, pas autre chose, — que j’aie commis une de ces actions, et que pour me tirer de là…

Louise.

Mais vous me faites peur !

Rousselin.

N’aie pas peur, ma mignonne ! C’est moins grave ! Enfin, si on te demandait un sacrifice, tu te résignerais !… ce n’est pas un sacrifice que je demande, une concession, seulement ! Elle te sera facile ! Les rapports entre vous sont nouveaux ! il faudrait donc, ma pauvre chérie, ne plus songer à Murel !

Louise.

Mais je l’aime !

Rousselin.

Comment ! Tu t’es laissé prendre à ses manières, à tous les embarras qu’il fait ?

Louise.

Moi ! je lui trouve très bon genre !

Rousselin.

Et puis, je ne peux pas te donner de détails, mais, entre nous, il a des mœurs !…

Louise.

Ce n’est pas vrai !

Rousselin.

Cousu de dettes ! Au premier jour, on le verra décamper !

Louise.

Pourquoi ? Maintenant il est riche !

Rousselin.

Ah ! si tu tiens à la fortune, je n’ai rien à dire. Je te croyais des sentiments plus nobles !

Louise.

Mais le premier jour, je l’ai aimé !

Rousselin.

Tu as ton petit amour-propre aussi, toi ! avoue-le ! Tu ne dédaignes pas le flafla, tout ce qui brille, les titres ; et tu serais bien aise, à Paris, — quand je vais être député, — de faire partie du grand monde, de fréquenter le faubourg Saint-Germain… Veux-tu être comtesse ?

Louise.

Moi ?

Rousselin.

Oui, en épousant Onésime.

Louise[2].

Jamais de la vie ! un sot qui ne fait que regarder la pointe de ses bottines, dont on ne voudrait pas pour valet de chambre ! incapable de dire deux mots ! Et j’aurai de charmantes belles-sœurs ! Elles ne savent pas l’orthographe ! et un joli beau-père ! qui ressemble à un fermier. Avec tout cela un orgueil, et une manière de s’habiller ! elles portent des gants de bourre de soie !

Rousselin.

Tu es bien injuste ! Onésime, au fond, a beaucoup plus d’instruction que tu ne penses. Il a été élevé par un ecclésiastique éminent, et la famille remonte au XXIIe siècle. Tu peux voir dans le vestibule un arbre généalogique. Pour ces dames, parbleu, ce ne sont pas des lionnes… mais enfin !… et quant à M. de Bouvigny, on n’a pas plus de loyauté, de…

Louise.

Mais vous le déchiriez depuis la candidature ; et il vous le rendait ! Ce n’est pas comme Murel qui vous a défendu, celui-là ! Il vous défend encore ! Et c’est lui que vous me dites d’oublier ! Je n’y comprends rien ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Rousselin.

Je ne peux pas t’expliquer ; mais pourquoi voudrais-je ton malheur ? Doutes-tu de ma tendresse, de mon bon sens, de mon esprit ? Je connais le monde, va ! Je sais ce qui te convient ! Tu ne nous quitteras pas ! Vous vivrez chez nous ! Rien ne sera changé ! Je t’en prie, ma Louise chérie ! tâche !

Louise.

Ah ! vous me torturez !

Rousselin.

Ce n’est pas un ordre, mais une supplication ! (Il se met à genoux.) Sauve-moi !

Louise, la main sur son cœur.

Non ! je ne peux pas !

Rousselin, avec désespoir.

Tu te reprocheras, bientôt, d’avoir tué ton père !

Louise, se levant.

Ali ! faites comme vous voudrez, mon Dieu ! (Elle sort.)

Rousselin, courant au fond.

Dodart ! ma parole d’honneur ! vivement ! (Il redescend.) — Voilà de ces choses qui sont pénibles ! Pauvre petite ! Après tout, pourquoi n’aimerait-elle pas ce mari-là ? Il est aussi bien qu’un autre ! Il sera même plus facile à conduire que Murel. Non, je n’ai pas mal fait, tout le monde sera content, car il plaît à ma femme !… Ma femme ! Ah ! encore ! C’est ce serpent d’Arabelle avec ses inventions !… Malgré moi… je…



Scène VIII.

ROUSSELIN, et successivement, VOINCHET,
HOMBOURG, BEAUMESNIL, LEDRU.
Rousselin, apercevant Voincbet.

Vous n’êtes pas à voter, vous ?

Voinchet.

Tout à l’heure ! Nous sommes quinze de Bonneval qui s’attendent au Café Français, pour aller de là tous ensemble à la Mairie !

Rousselin, d’un air gracieux.

En quoi puis-je vous être utile ?

Voinchet.

L’ingénieur vient de m’apprendre que le chemin de fer passera décidément par Saint-Mathieu ! J’avais donc acheté, tout exprès, un terrain ; et pour en avoir une indemnité plus forte, j’avais même créé une pépinière ! Si bien que me voilà dans l’embarras. Je veux changer d’industrie ; et comment me défaire tout de suite, d’environ cinq cents bergamottes, huit cents passe-colmar, trois cents empereurs de la Chine, plus de cent soixante pigeons ?

Rousselin.

Je n’y peux rien !

Voinchet.

Pardon ! Comme vous avez derrière votre parc un sol excellent, — rien que du terreau, — à raison de trente sous l’un dans l’autre, je vous céderais avec facilité…

Rousselin, le reconduisant.

Bien ! bien ! Nous verrons plus tard !

Voinchet.

Le marché est fait, n’est-ce pas ? Vous recevrez demain la première voiture ! Oh ! ça ira ! Je vais rejoindre les amis ! (Il sort par le fond.)

Hombourg, entrant par la gauche.

Il n’y a pas à dire, monsieur Rousselin ! il faut que vous me preniez…

Rousselin.

Mais je les ai, vos alezans ! Depuis trois jours, ils sont dans mon écurie !

Hombourg.

C’est leur place ! Mais pour les charrois, les gros ouvrages, M. Bouvigny (vous le battrez toujours, celui-là) m’avait refusé une forte jument ! qui n’est pas une affaire, — quarante pistoles !

Rousselin.

Vous voulez que je l’achète ?

Hombourg.

Ça me ferait plaisir.

Rousselin.

Eh bien, soit !

Hombourg.

Faites excuse, M. Rousselin, mais… est-ce trop vous demander que… un petit acompte sur les alezans, ou le reste, à votre idée ?…

Rousselin.

Non ! (Il ouvre son bureau, et en tirant à lui un des tiroirs.) À la Mairie, où en sommes-nous ?

Hombourg.

Oh ! ça va bien !

Rousselin.

Vous y avez été ?

Hombourg.

Parbleu !

Rousselin, à part, en repoussant le tiroir.

Alors, rien ne presse !

Hombourg, qui a vu le mouvement.

C’est-à-dire que j’y ai été… pour prendre ma carte. J’ai même le temps tout juste ! (Rousselin ouvre de nouveau son tiroir et donne de l’argent.) Merci de votre obligeance ! (Fausse sortie.) Vous devriez faire un coup, monsieur Rousselin ; j’ai un bidet cauchois…

Rousselin.

Oh ! assez !

Hombourg.

Étant un peu rafraîchi, ça ferait un poney pour Mademoiselle.

Rousselin, à part.

Pauvre Louise !

Hombourg.

Quelque chose de coquet, enfin, une distraction !

Rousselin, soupirant.

Oui ! Je prendrai le poney !

Hombourg sort par la gauche.
Beaumesnil, sur le seuil de la porte, à droite.

Deux mots seulement ; je vous amène mon fils.

Rousselin.

Pourquoi faire ?

Beaumesnil.

Il est dans la cour, où il s’amuse avec le chien. Voulez-vous le voir ? C’est celui dont je vous avais parlé, relativement à une bourse. Nous l’espérons, d’ici à peu.

Rousselin.

Je ferai tout mon possible, certainement !

Beaumesnil.

Ces marmots-là coûtent si cher ! Et j’en ai sept, Monsieur, forts comme des Turcs !

Rousselin, à part.

Oh !

Beaumesnil.

À preuve que son maître de pension me réclame deux trimestres ;… et bien que la démarche… soit humiliante, si vous pouviez m’avancer…

Rousselin, ouvrant le tiroir.

Combien les trimestres ?

Beaumesnil, exhibe un long papier.

Voilà ! (Il en donne un autre.) Il y a, de plus, quelques fournitures ! (Rousselin donne de l’argent.) Je cours vite rapporter chez moi cette bonne nouvelle. Franchement, j’étais venu exprès.

Rousselin.

Comment ! et mon élection ?

Beaumesnil.

Je croyais que c’était pour demain. Je vis tellement renfermé dans ma famille, dans mon petit cercle ! Mais je me rends à mes devoirs, tout de suite ! tout de suite !

Il sort par la droite.
Ledru, entrant par le fond.

Fameux ! C’est comme si vous étiez nommé !

Rousselin.

Ah !

Ledru.

Gruchet se retire. On le sait depuis deux heures. Il a raison, c’est prudent ! Pour dire le vrai, je l’ai, en dessous, pas mal démoli ; et vous devriez reconnaître mon amitié, en tâchant de me faire avoir…

Il montre sa boutonnière.
Rousselin, bas.

Le ruban ?

Ledru, très haut.

Si je ne le méritais pas, je ne dirais rien ! mais nom d’un nom !… Ah ! je vous trouve assez froid, monsieur Rousselin.

Rousselin.

Mais, cher ami, je ne suis pas encore ministre !

Ledru.

N’importe ! J’ai derrière moi vingt-cinq hommes, des gaillards, — Heurtelot en tête, avec des ouvriers de Murel, — qui sont maintenant sous les halles à faire une partie de bouchon. Je leur ai dit que j’allais vous proposer un accommodement, et ils m’attendent pour se décider. Or je vous préviens que si vous ne me jurez pas de m’obtenir la croix d’honneur !…

Rousselin.

Eh ! je vous en achèterai quatre d’étrangères !

Ledru.

Au pas de course, alors !

Il sort vivement.



Scène IX.

ROUSSELIN, seul, regardant au fond.

Il aura le temps ! on a encore cinq minutes ! Dans cinq minutes le scrutin ferme, et alors ?…

Je ne rêve donc pas ! C’est bien vrai ! je pourrais le devenir ! Oh ! circuler dans les bureaux, se dire membre d’une commission, être choisi quelquefois comme rapporteur, ne parler toujours que budget, amendements, sous-amendements, et à participer à un tas de choses… d’une conséquence infinie ! Et chaque matin je verrai mon nom imprimé dans tous les journaux, même dans ceux dont je ne connais pas la langue !

Le jeu ! la chasse ! les femmes ! est-ce qu’on aime quelque chose comme ça ? Mais pour l’obtenir, je donnerais ma fortune, mon sang, tout ! Oui ! j’ai bien donné ma fille ! ma pauvre fille ! (Il pleure.) J’ai des remords maintenant ; car je ne saurai jamais si Bouvigny a tenu parole. On ne signe pas les votes !

Quatre heures sonnent.

C’est fait ! On dépouille le scrutin ; ce sera vite fini ! À quoi vais-je m’occuper pendant ce temps-là ? Quelques intimes, quand ce ne serait que Murel qui est si actif, devraient être ici pour m’apprendre les premiers bulletins !

Oh ! les hommes ! dévouez-vous donc pour eux ! Si le pays ne me nomme pas… Eh ! bien, tant pis ! qu’il en trouve d’autres ! J’aurai fait mon devoir ! (Il trépigne.) Mais arrivez donc ! arrivez donc ! Ils sont tous contre moi, les misérables ! C’est à en mourir ! Ma tête se prend, je n’y tiens plus ! J’ai envie de casser mes meubles !



Scène X.

ROUSSELIN, Un Mendiant aveugle, qui joue de la vielle.
Rousselin.

Ah ! ce n’est pas un électeur, celui-là ? On peut le bousculer ! Qui vous a permis…

Le Mendiant.

La maison est ouverte ; et des camarades m’ont dit qu’on y faisait du bien à tout le monde, mon cher monsieur Rousselin du bon Dieu ! On ne parle que de vous ! Donnez-moi quelque chose ! Ça vous portera bonheur !

Rousselin, à lui-même.

Ça me portera bonheur ! (Il met deux doigts dans la poche de son gilet ; rêvant.) L’aumône, faite en des circonstances suprêmes, a peut-être une puissance que l’on ne sait pas ? et j’aurais dû, ce matin, entrer dans une église !…

Le Mendiant, faisant aller la vielle.

La charité, s’il vous plaît !

Rousselin, ayant palpé ses poches.

Eh ! je n’ai plus d’argent sur moi !

Le Mendiant, jouant toujours.

Quelque chose, s’il vous plaît ?

Rousselin, fouillant les tiroirs de son bureau.

Non ! pas un sou ! pas un liard ! J’ai tant donné depuis ce matin ! Cet instrument m’agace ! Ah ! je trouverai bien un peu de monnaie qui traîne.

Le Mendiant.

La charité, s’il vous plaît ! Vous qu’on dit si riche ! C’est pour avoir du pain ? Ah ! que je suis faible !

Près de tomber, il se soutient à la porte.
Rousselin, découragé.

Je ne peux pas battre un aveugle !

Le Mendiant.

La moindre des choses ! je prierai le bon Dieu pour vous !

Rousselin, arrachant sa montre de son gousset.

Eh bien, prenez ça ! et le ciel sans doute aura pitié de moi ! (Le mendiant décampe vite, Rousselin regarde la pendule.) On ne vient pas ! Il y a quelque malheur ! personne n’ose me le dire ! J’irais bien, mais les jambes… Ah ! c’est trop !… tout me semble tourner ! Je vais m’évanouir !

Il s’affaisse sur le canapé.



Scène XI.

ROUSSELIN, Miss ARABELLE.
Miss Arabelle, le touchant à l’épaule.

Regardez ! (Du doigt elle indique l’horizon ; Rousselin se penche pour voir.) Au bas du sentier, en face l’école, au-dessus de la haie.

Rousselin.

Quelque chose de blanc qui s’agite ?

Miss Arabelle.

Le mouchoir !…

Rousselin.

Mais… je ne distingue pas !… (Puis, tout à coup, poussant un cri.) Ah ! que je suis bête ! c’est Dodart ! Victoire ! Oui, ma bonne Arabelle. Bien sûr ! tenez ! on accourt par ici !

Miss Arabelle.

Du monde sur les portes ! des hommes avec des fusils !

Coups de feu.
Rousselin.

C’est pour me célébrer ! Bon ! encore ! toujours ! Pif ! paf ! (Silence.) Écoutez donc, mon Dieu !

Bruit de pas rapides.



Scène XII.

Les Mêmes, GRUCHET, puis tout le monde.
Rousselin, se précipitant vers Gruchet.

Gruchet ! quoi ? parlez ! Eh bien ? — Je le suis ?

Gruchet, le regarde des pieds à la tête, puis éclate de rire.

Ah ! je vous en réponds !

Tous, entrant à la fois, par tous les côtés.

Vive notre député ! Vive notre député !

  1. Enlevé par la Censure.
  2. La Censure a enlevé dans cette page les mots suivants :
    Dont on ne voudrait pas pour valet de chambre.
    Elles ne savent pas l’orthographe.
    Par un ecclésiastique éminent ; on a dit à la place parfaitement.