Le Caniche noir

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Le Caniche noir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 877-901).
LE
CANICHE NOIR

Je me propose de raconter, sans supprimer ni altérer un seul détail, l’épisode le plus humiliant et le plus pénible de ma vie ; j’ai pris ce parti, non que j’y trouve le moindre plaisir, mais en vue de plaider les circonstances atténuantes (ce que je n’ai pu faire jusqu’à présent).

En thèse générale, je suis convaincu que, dans toute affaire un peu louche, rien n’est moins propre à rétablir une réputation compromise que de faire l’apologie de sa conduite. Mais, dans cette conjoncture, il est une personne devant qui il m’est à jamais interdit de me justifier de vive voix, même si j’en trouvais l’occasion. La mauvaise opinion qu’elle a de moi n’ayant plus de progrès à faire, ce récit ne peut aggraver ma situation ; c’est à peine, d’ailleurs, si j’ose me flatter qu’il lui tombe jamais sous les yeux, et qu’après l’avoir lu, elle se demande si j’étais, en réalité, un scélérat aussi retors, un hypocrite aussi subtil que j’ai pu le lui paraître. Cet unique espoir de réhabilitation me rend indifférent à toute autre considération ; j’expose loyalement à la risée du monde des lecteurs mes torts et ma honte, parce qu’en le faisant, je cours la chance de me justifier dans l’esprit de cette seule personne. Cet aveu fait, je vais sans plus tarder commencer ma confession.

Je m’appelle Algernon Weatherhead : je dois ajouter que j’appartiens aux fonctions publiques, que je suis fils unique et que je vis avec ma mère. Nous habitions Hammersmith jusqu’à l’époque où s’ouvre ce récit. À l’expiration de notre bail, ma mère prétendit que ma santé exigeait l’air de la campagne après le travail du bureau ; nous louâmes alors une de ces innombrables villas que l’on voit émerger de terre comme par enchantement aux alentours de Londres. Notre nouvelle résidence, nommée par nous Wistaria Villa, était la dernière d’une rangée de maisons, toutes du même style et toutes indépendantes les unes des autres ; chacune ayant une porte rustique pour les voitures, une allée sablée devant la maison ; derrière, une pelouse de dimension suffisante pour un jeu de tennis, puis la route qui conduit par la colline à la gare. À peine notre propriétaire nous avait-il donné sa parole, qu’il s’avisa de se suicider dans notre grenier ; j’aurais bien préféré qu’il allât se pendre ailleurs, car les fournisseurs ayant raconté tous les détails de cette catastrophe à notre servante, elle nous quitta deux mois après, prétendant que la maison était hantée, qu’elle avait vu, de ses yeux vu, quelque chose !

Wistaria Villa n’en est pas moins une jolie demeure et aujourd’hui, je pardonnerais presque au propriétaire ce que je considérerai cependant toujours, comme un acte d’affreux égoïsme de sa part.

À la campagne, le voisin qui n’est séparé de vous que par un mur mitoyen, est plus qu’un simple numéro ; c’est l’espoir d’une connaissance, ou tout au moins d’une visite, car le nouvel arrivant vaut toujours bien qu’on tente cette expérience.

Je ne fus pas longtemps sans savoir que Shuturgarden, la villa la plus rapprochée de la nôtre, était occupée par le colonel Currie, officier en retraite, ayant jadis appartenu à l’armée des Indes. Souvent, en apercevant, grâce à un mur de clôture peu élevé, une gracieuse jeune fille errant parmi les rosiers du jardin contigu au nôtre, je me plaisais à anticiper sur le temps où s’écroulerait (au sens figuré du mot) le mur qui nous séparait.

Je me rappelle avec quelle émotion j’appris un soir, en revenant de mon bureau, que les Currie avaient fait visite à ma mère et qu’ils semblaient tout disposés à se conduire avec nous en bons voisins. Je me rappelle non moins bien l’après-midi du dimanche où j’allai leur rendre cette visite. J’étais seul, ma mère s’étant de son côté présentée chez eux pendant la semaine. Immobile sur le perron de la villa du colonel, j’attendais qu’on vînt m’ouvrir, quand tout à coup j’entendis grogner, japer, aboyer derrière moi ; me retournant, je vis un grand caniche qui semblait en vouloir à mes mollets.

C’était un chien noir comme de l’encre, l’oreille droite à moitié fendue ; de ridicules petites moustaches sur le bout du museau ; il avait été tondu comme un lion, ce qui passe, en vertu de je ne sais quelle raison mystérieuse, pour embellir un caniche. On avait seulement laissé par-ci par-là quelques petites mèches de poil sur les flancs ; la vue de ce caniche rappela à mon souvenir celui du docteur Faust ; j’imaginais qu’il ne serait pas difficile d’exorciser cet animal. Il n’en fallait pas davantage pour m’agacer singulièrement, car je suis d’un tempérament très nerveux et, de plus, j’ai l’horreur des chiens. Je me laisse facilement déconcerter lorsque je remplis certains devoirs du monde, même dans les meilleures conditions possibles ; l’idée qu’un chien d’apparence étrange et à moitié sauvage voulait s’en prendre à mes jambes n’avait rien de rassurant, au contraire. La famille Currie me fit le plus aimable, le plus cordial accueil. « Bien charmée de faire votre connaissance, master Wealherhead, me dit Mme Currie en me tendant la main. Mais je m’aperçois, ajouta-t-elle d’un ton de plaisanterie, que vous avez amené le chien à votre suite. » Oui, je l’avais amené, mais pendu aux pans de mon paletot.

Il n’était évidemment pas rare de voir arriver des visiteurs dans des conditions aussi désastreuses, car mon hôtesse fit elle-même lâcher prise à mon persécuteur ; dès que j’eus recouvré mon calme, la conversation s’engagea.

Je sus bientôt que le colonel et sa femme n’avaient pas d’enfans ; la jeune personne, à la taille souple et élancée comme un roseau, que j’avais vue par-dessus le mur du jardin, était leur nièce et leur fille adoptive. Lilian Roseblade ne tarda pas à faire son apparition ; je me disais, pendant que l’on nous présentait l’un à l’autre, que son doux et frais visage, sur lequel quelques petites frisures brun foncé jetaient une ombre légère, justifiait amplement toutes les espérances et tous les rêves d’un moment si impatiemment attendu. Elle m’adressa la parole d’un ton que j’ai entendu accuser d’afféterie et de préciosité par ses meilleurs amis, mais auquel je trouvais, pour ma part, un charme et une séduction indescriptibles, et le souvenir que j’en ai gardé me fait encore battre le cœur avec une vivacité qui n’est pas que douloureuse.

Même avant l’entrée du colonel au salon, j’imaginais que mon ennemi lu caniche occupait une place exceptionnelle dans ce milieu ; à la fin de ma visite, j’en avais acquis la certitude absolue ; c’était évidemment le pivot sur lequel tournait tout le système de la maison, et la charmante Lilian, elle-même, rayonnait autour de lui, comme une sorte de satellite autour d’un astre. À entendre son maître, ce caniche était impeccable : toutes ses manies (notez que cet animal avait l’esprit des plus bornés) étaient rigoureusement respectées ; tous les arrangemens domestiques avaient pour but de se conformer à ses convenances. C’est peut-être à tort, mais je ne puis approuver qu’on mette un caniche sur un piédestal aussi élevé ; il m’est impossible de comprendre comment celui-ci en particulier (quadrupède des plus vulgaires) était parvenu à s’imposer ainsi à la faiblesse de ses maîtres ; mais le fait n’en existait pas moins. La conversation ne roulait que sur lui ; dès qu’elle languissait, elle y revenait toujours, comme par une force d’attraction irrésistible.

Je dus me soumettre à écouter une longue biographie du caniche ; ce qu’on appelle, en style de journal anglais, une photographie anecdotique. Chaque détail du portrait, en accusant davantage les mauvais instincts et la dépravation de l’original, achevait de me rendre inexplicable l’admiration enthousiaste de la famille.

— Avez-vous déjà dit à M. Weatherhead, l’histoire de Bingo et de Tacks (Bingo était le nom bizarre du caniche) ? Non ? Alors c’est moi qui vais la lui raconter ; elle l’amusera certainement. Tacks est notre jardinier, il habite le village ; le connaissez-vous ? Eh bien ! Tacks était ici l’autre jour ; pendant qu’il attachait un treillage au haut du mûr, maître Bingo, assis tranquillement au bas de l’échelle le regardait travailler. Vous ne lui auriez pas fait quitter sa place pour un empire. Tacks croyait que le chien lui tenait compagnie. Vous n’imagineriez jamais, j’en suis sûre, ce que ce gueux a fait lorsque Tacks eut fini sa besogne ? Bingo le suivit sournoisement et, après l’avoir mordu aux deux jambes, il s’est sauvé comme un voleur. Ha ! ha ! ha ! c’est très profond, n’est-il pas vrai ?

Je convins que c’était, en effet, très profond, mais dans mon for intérieur, je pensais que si Bingo traitait ainsi les gens de la maison, il était fort à craindre qu’il ne se montrât plus profond encore avec moi.

— Pauvre fidèle vieux chien ! s’écria Mrs Currie, il prenait Tacks pour un vagabond et ne voulait pas laisser voler son maître.

— C’est un chien de garde parfait ! ajouta le colonel ; je me souviendrai toujours de la frayeur qu’il a causée dernièrement au pauvre Heavesides. Avez-vous jamais rencontré Heavesides, ancien officier des fusiliers de Bombay ? Un certain jour qu’il sortait de la piscine en costume de bain, Bingo l’a si bien arrêté au passage que j’ai dû m’en mêler pour lui faire lever le siège.

Pendant tout le temps que dura le récit des prouesses du fameux caniche, il était assis en face de moi, sur le tapis de foyer, me regardant en dessous en clignotant ses yeux durs et méchans. À coup sûr, il se demandait, in petto, où il m’attraperait quand je me lèverais pour prendre congé. Nous fûmes bientôt sur le pied de l’intimité avec nos voisins ; j’allais souvent chez eux après dîner et il ne me déplaisait même pas de rester en tête-à-tête avec le colonel pendant qu’il prenait son claret, tout en me racontant les hauts faits de Bingo, car après cela, on passait dans le petit salon, où j’avais le plaisir d’accepter une tasse de thé des mains de Lilian et de l’entendre chanter quelque mélodie de Schubert,

Le caniche ne quittait pas la place ; mais, si laid qu’il fût, sa vilaine tête semblait moins repoussante quand Lilian passait dessus sa jolie main.

Les Currie me traitaient tous avec une bienveillance évidente ; le colonel me considérait comme un spécimen inoffensif de l’espèce dont on peut faire des maris, et Mrs Currie, par égard pour ma mère, qu’elle avait prise en grande amitié, se montrait pour moi d’une extrême amabilité.

Quant à Lilian, je crus bientôt m’apercevoir qu’elle n’était pas sans soupçonner la nature de mes sentimens pour elle et qu’elle ne s’en offensait pas.

J’entrevoyais avec ravissement le jour où je pourrais lui faire ma déclaration sans crainte d’être évincé. Toutefois, un sérieux obstacle s’opposait à la réalisation de mes plans, c’était de ne pouvoir gagner les bonnes grâces de Bingo ; les membres de la famille au surplus n’en cachaient pas leur désappointement. Pour tâcher d’excuser son favori, Mrs Currie me répétait sur tous les tons : Bingo est un chien qui ne s’attache pas facilement aux étrangers. Mais je continuais à penser qu’il n’était que trop disposé à s’attacher à moi ; je cherchais à l’amadouer en lui apportant des friandises ; soins superflus ! Une fois les bonbons croqués, il ne m’en détestait ni plus ni moins. Il était clair comme le jour qu’il m’avait pris en profond mépris, et qu’aucune gâterie de ma part ne le ferait revenir sur mon compte. Aujourd’hui, lorsque je remonte le cours du temps, j’incline à croire qu’il avait dès lors le pressentiment que je serais l’instrument aveugle du sort fatal qui l’attendait.

L’antipathie de Bingo pour moi m’empêchait seule d’être tout à fait en pied chez nos voisins et causait, à n’en pas douter, l’hésitation de cœur de Lilian à mon égard. Mais qu’y faire, puisque tous mes frais restaient impuissans à conjurer la mauvaise humeur du caniche ? Malgré cela, en me voyant chaque jour regardé d’un meilleur œil par les uns et les autres, je me flattais de n’avoir bientôt plus rien à redouter de lui.

Outre l’histoire du suicide de notre propriétaire, notre villa avait encore un autre désagrément tous les chats du voisinage avaient, paraît-il, choisi d’un commun accord notre jardin pour leurs réunions du soir. J’ai des raisons de supposer que notre chatte à trois couleurs était alors le leader de la société féline de la localité. Ses at home et ses concerts étaient des plus suivis ; très bruyans les uns et les autres, ils avaient l’inconvénient de troubler le petit somme que ma mère faisait habituellement après dîner. À entendre ces miaulemens sauvages, ces cris plaintifs et douloureux, c’était à se demander si notre jardin n’était pas le lieu d’assemblée d’une foule de revenans, ou une crèche pour des lutins en proie aux angoisses de la dentition. Toujours est-il que le vacarme était vraiment effroyable. Nous cherchions tous les moyens de nous délivrer de ce fléau ; le poison eût été sans conteste le remède le plus efficace, mais nous pensions que ce serait un spectacle bien lugubre et qui pourrait même nous susciter des querelles avec nos voisins, si chaque aurore voyait dans plusieurs coins de notre jardin, trois ou quatre chats se débattant dans les dernières convulsions de l’agonie. Les armes à feu, de leur côté, avaient entre autres inconvéniens celui de troubler le sommeil de ma mère.

Nous ne savions à quoi nous arrêter lorsqu’un jour, dans une heure fatale, j’aperçus par hasard, en descendant le Strand, un objet qui me sembla devoir remplir à merveille le but que j’avais en vue : c’était un fusil à vent, d’un mécanisme merveilleux. J’entrai immédiatement dans le magasin où il était exposé, j’achetai l’arme muette et je revins chez moi triomphant, me disant que désormais, sans bruit ni fumée, j’allais enfin pouvoir réduire considérablement le nombre de nos ennemis ; un ou deux exemples suffiraient sans doute pour décider la société féline à émigrer. Je me hâtai de tenter l’expérience. Le soir même, je fis le guet par la fenêtre de mon cabinet de travail ; dès que commencèrent la musique nocturne et la folle sarabande, je couchai mon fusil en joue dans la direction d’où venait le son ; doué comme un vrai Anglais de l’instinct national du sport, j’étais dans un état de surexcitation indescriptible ; mais il semble que la constitution féline s’assimile le plomb sans grave inconvénient pour elle, car nul trophée ne restait encore comme témoignage de mon adresse… Soudain j’entrevis vaguement un corps noir qui se glissait sous les buissons. J’attendis qu’il traversât une allée éclairée par un rayon de la lune, puis je visai et lâchai la détente.

Cette fois du moins je n’avais pas perdu mon coup… un gémissement étouffé… un bruit sourd… puis plus rien ! Alors, avec l’orgueil calme et froid de la vengeance satisfaite, j’allai ramasser ma proie et je trouvai sous un laurier, non pas un chat pillard et vagabond, mais (le lecteur judicieux l’a déjà deviné) le cadavre encore palpitant du chien du colonel !

Je me propose de dire ici la vérité.., toute la vérité : je confesse donc qu’au premier moment, lorsque je vis ce que j’avais fait, je n’en fus pas fâché. Il n’y avait pas eu préméditation de ma part ; je n’éprouvai aucun regret et même poussai la folie jusqu’à en rire, me disant que c’en était à tout jamais fini de Bingo, et que j’étais débarrassé de la tâche ennuyeuse de me le concilier. Bientôt néanmoins la réaction se produisit… Je compris la portée terrible de mon crime, et je frissonnai à la pensée de l’acte fatal qui pouvait à jamais me ravir Lilian.

Comme un maladroit, j’avais tué une espèce d’animal sacré, sur la tête duquel la famille Currie avait concentré ses affections les plus vives ; comment leur annoncer cette catastrophe ? Leur adresserais-je Bingo, avec une carte au cou, sur laquelle j’écrirais : Regrets et complimens ? Cela ne ressemblait-il pas trop à un envoi de gibier ? Ne devais-je pas le rapporter moi-même ? Je l’entourerais du plus beau crêpe noir et je prendrais son deuil pour mon propre compte : cierge, linceul, sac de cendres, n’eussent pas semblé exagérés aux yeux des Currie, mais je ne pouvais me prêter à de pareilles bassesses. Je me demandais avec anxiété ce que le colonel dirait ; tout en étant d’un caractère doux et facile, il ne se laissait pas moins aller de temps en temps à de violens accès de colère. Ah ! qu’il m’était dur, cruel même, de penser que ni lui, ni Lilian (ce qui était cent fois pis encore) ne voudraient jamais croire que la mort de Bingo eût été purement accidentelle ! Ils devaient savoir que j’avais le plus grand intérêt à faire taire le malencontreux caniche ; accepteraient-ils sans arrière-pensée la simple vérité ? Je finis par me persuader qu’ils me croiraient sur parole ; l’absence de toute dissimulation de ma part, la sincérité de mes remords plaideraient puissamment ma cause. Je choisirais un moment favorable pour mes aveux… Le soir même, je ferais amende honorable. Mais il n’en fut rien. Je m’agenouillai près du cadavre du pauvre animal ; j’étendis respectueusement ses membres déjà raidis… Ah ! que le sort était cruel d’imposer pareille tâche à un homme doux et bienveillant de sa nature, et dont les nerfs n’étaient pas d’acier trempé ?.. J’étais dans cette position quand j’entendis des pas sur la route… L’odeur d’un cigare de Manille confirma mes craintes… C’était le colonel qui venait de faire faire à Bingo sa promenade habituelle. Je tremblai de tous mes membres et songeai à m’étendre par terre derrière les lauriers ; mais le colonel, qui m’avait aperçu, se rapprochait pour me parler par-dessus la haie. Il n’était qu’à deux pas de son caniche bien-aimé. Heureusement que le ciel était ce soir-là beaucoup plus sombre que d’habitude.

-— Ah ! c’est vous ! s’écria-t-il avec entrain et bonne humeur. Ne vous dérangez pas, mon ami. Comme vous restez tard au jardin ! Vous projetez sans doute quelque nouveau mouvement de terrain ?

Ah ! s’il s’était douté de celui que je méditais en ce moment ! Dans mon trouble, je lui dis d’une voix mal assurée :

— La soirée est bien belle !

— Vous trouvez ? repartit vivement le colonel ; mais le ciel est, au contraire, chargé de nuages et je crois qu’il pleuvra demain. N’avez-vous pas vu Bingo par ici ?

Le moment critique était arrivé ; ce que j’aurais dû faire eût été de dire simplement et d’un ton contrit :

— Je suis obligé de vous avouer qu’il vient de m’arriver un accident des plus fâcheux… Votre caniche est là ; j’ai grand’peur de l’avoir tué.

Le courage me manqua ; il m’eût fallu pour cela choisir mon temps, mon heure, préparer d’avance mon discours. Pris au pied levé, je reculai et je dis avec une légèreté feinte :

— Comment ! l’infidèle vous a abandonné ?

— Oh ! il n’a jamais rien fait de pareil de sa vie ; je l’ai vu il n’y a pas cinq minutes poursuivant un rat, un crapaud, ou quelque autre bête de ce genre. Le temps d’allumer un sheeroot, et il a disparu ; il me semblait bien qu’il avait passé sous votre porte, mais j’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu.

Hélas ! il ne devait jamais revenir ! Toutefois je ne voulais pas encore le dire au colonel, et je continuai à battre l’eau avec un bâton.

— S’il avait passé sous la porte, dis-je toujours sur le même ton, je l’aurais bien vu ; peut-être s’est-il avisé de retourner chez lui.

— Je le retrouverai sur le perron. Ah ! le vieux drôle ! le vieux vagabond !.. Qu’a-t-il pu faire ?

Il eût été facile de le lui apprendre, mais je n’osai rien dire… Cependant il me semblait par trop cruel de rester ainsi à genoux près de la pauvre bête, tout en riant des anecdotes racontées sur son compte. Cette situation fausse m’était intolérable.

— Écoutez, dis-je ex abrupto, n’est-ce pas lui qui aboie ? l’entendez-vous ? Le son vient du côté de votre maison, n’est-il pas vrai ?

— Pour plus de sûreté, je vais aller l’attacher, répliqua le colonel.

Puis il ajouta :

— Comme vous frissonnez, jeune homme ! Vous aurez pris froid ; rentrez immédiatement, et, dès que vous serez réchauffé, vous devriez bien venir prendre un grog à la maison ; je vous raconterai par la même occasion la fin de l’histoire de l’échappé. Mes complimens à votre mère ; surtout n’oubliez pas l’heure du grog.

Enfin j’étais délivré du colonel ; je m’essuyai le front en soupirant d’aise ; dans une demi-heure, je me présenterais chez nos voisins et je leur annoncerais enfin la fatale nouvelle ; mais, tout à coup, il me vint à l’esprit que mes faux-fuyans antérieurs ne me permettaient plus de faire cet aveu ; sans me rendre coupable d’un mensonge, au sens entier du mot, n’avais-je pas laissé entendre au colonel que je n’avais pas vu son chien ? Bien souvent on cherche à se donner le change, en se persuadant que jongler avec la vérité n’est pas mentir ; je ne vois pas bien la différence, moralement parlant, mais le fait n’en existe pas moins ; seulement c’est un jeu dangereux, car lorsque la lumière se fait et qu’on est obligé, pour se disculper, d’expliquer comme quoi et comment vos paroles ne constituaient pas un véritable mensonge, on ne peut guère après cela se flatter d’obtenir un grand crédit.

J’avais encore en ce moment un moyen de sortir de difficulté : laisser croire au colonel que le malheur m’était arrivé après notre entrevue ; malheureusement le caniche se raidissait et se refroidissait pendant ce temps-là ; et il eût été facile de se rendre compte du moment précis où Bingo avait dû passer de vie à trépas.

Lilian apprendrait à son tour la litanie de mensonges que j’avais débitée au colonel près du cadavre de Bingo, et jamais elle ne me pardonnerait cet abominable sacrilège ; ma déloyauté l’indisposerait plus contre moi que tout le reste. Néanmoins je ne pouvais plus reculer ; il me fallait continuer coûte que coûte dans la mauvaise voie où je m’étais engagé. Moi qui avais la prétention de conserver intact le dépôt des principes de droiture qui m’avaient été inculqués, je devais maintenant en faire mon deuil : si je voulais persister à conquérir Lilian, j’étais condamné à mentir, à dissimuler et à feindre sans scrupule, — sinon sans remords.

Après mûre réflexion, je me décidai à enterrer le pauvre défunt à la place même où il était tombé, et surtout à n’en rien dire. Je commençai, je ne sais pourquoi, par lui enlever son collier d’argent, puis j’enfouis Bingo sous terre à l’aide d’une bêche, effaçant avec soin toute trace de l’événement. J’éprouvai un soulagement réel à penser que, dorénavant, rien ne m’obligerait à faire l’aveu de ma mésaventure et à courir le risque de perdre l’estime de mes voisins.

Peu de temps après, je me promis de planter là un rosier, me disant qu’un jour où, au comble du bonheur conjugal, Lilian et moi admirerions nos fleurs, j’aurais peut-être alors le courage d’avouer que ce pied de rosier devait, à n’en pas douter, une grande partie de sa beauté au pauvre caniche disparu depuis si longtemps.

Cette pensée, empreinte d’une certaine poésie, dissipa un instant mes soucis. Je n’allai pas ce soir-là chez mes voisins ; je ne me sentais pas de force à subir pareille épreuve ; ma physionomie seule aurait suffi à me trahir ; je trouvai plus prudent de rester chez moi ; mais quelle nuit je passai ! Mon sommeil ne cessa d’être troublé par les plus affreux cauchemars : j’enterrais, non pas un, mais plusieurs grands fantômes de caniches, qui persistaient à reparaître dès que j’étais parvenu à les recouvrir de terre… Un dimanche, j’étais à l’église avec ma fiancée ; Bingo nous avait suivis, et, malgré tous mes efforts pour le renvoyer, il persistait à aboyer d’une telle façon que le ministre ne pouvait réussir à publier nos bans… Le jour de la célébration de notre mariage, au moment suprême, Bingo s’élançait entre nous et avalait la bague d’alliance… Au déjeuner de noces, le caniche, à l’état de squelette, mais avec des yeux de braise, se campait sur le gâteau traditionnel, et ne voulait pas permettre à Lilian de le couper. Le fameux rosier lui-même reparaissait dans mes rêves d’une façon fantastique ; l’arbre, maintenant de grande dimension, était chargé de fleurs ; chacune d’elles contenait la miniature d’un caniche qui aboyait. À mon réveil, j’étais en train de vouloir persuader au colonel que c’étaient des dog roses.

Le lendemain, je me rendis à mon bureau ; mon pénible secret me torturait littéralement le cœur ; le spectre de ma victime se dressait devant moi ; pendant deux jours, j’hésitai à me présenter chez les Currie ; puis je finis par m’y décider, ayant réfléchi qu’une plus longue absence leur paraîtrait étrange.

Bien que ma conscience fût bourrelée de remords, je n’en pris pas moins un ton dégagé, mais si peu naturel qu’il était bien heureux pour moi que chacun fût trop absorbé pour le remarquer. Jusque-là, je n’avais jamais vu de famille si profondément atteinte par un malheur domestique ; tous trois, réunis dans le salon, essayaient en vain de lire ou de travailler ; après les salutations d’usage, la conversation s’engagea sur des sujets tellement dépourvus d’intérêt que, ne pouvant écouter éternellement de pareilles banalités, je me lançai, tête baissée, au milieu du danger, en disant :

— Je ne vois pas Bingo ; je suppose que vous l’avez retrouvé l’autre soir, colonel ?

En prononçant ces mots, je me demandais si les Currie ne seraient pas frappés par l’émotion que trahissait ma voix… ! Mais non. Le colonel se mordait convulsivement la moustache ; enfin il se décida à répondre :

— La vérité, c’est que nous n’avons pas entendu parler de lui ; il a déserté.

— Oui, Mr. Weatherhead, oui, répéta Mrs Currie d’un ton lugubre, il a déserté sans rien dire !

Il était clair qu’à ses yeux il eût dû laisser sa carte et son adresse.

— Je ne l’aurais jamais soupçonné d’une conduite pareille., dit le colonel ; j’en suis stupéfait,.. confondu. Je n’ai de ma vie été joué de cette façon… Ah ! l’ingrat ! le monstre !

— Cher oncle, s’écria Lilian, ne parlez pas ainsi de Bingo, je vous prie ; il ne mérite peut-être pas les reproches dont vous l’accablez. Qui sait s’il n’a pas été tué ?

— Tué ! répéta le colonel avec emportement. Comment peut-on s’imaginer qu’il existe un être assez cruel, assez dépravé pour tuer un animal aussi inoffensif ? Où avez-vous pu prendre une idée semblable, Lilian ? Dites-le-moi, je vous prie ! Non, je vous engage plutôt à ne jamais répéter ce propos. Vous ne croyez pas qu’on l’ait tué, n’est-il pas vrai, Mr. Weatherhead ?

Je répondis (que le ciel me pardonne !) je répondis qu’en effet je croyais la chose peu probable.

— Non, non, reprit Mrs Currie, s’il était mort, je suis sûre que je le saurais… Je suis certaine, au contraire, qu’il vit encore ; cette nuit, j’ai rêvé qu’il nous revenait dans un cab conduit par M. Weatherhead,-il était toujours le même, seulement il portait des lunettes bleues et la partie tondue de son corps était peinte en rouge… Quand je me réveillai, j’étais dans une joie !.. Ah ! vous verrez que mon rêve se réalisera.

Quelle torture pour moi que ces conversations !.. Ah ! qu’il m’était pénible d’exprimer l’espoir de voir Bingo revenir, lorsque je le savais enfoui pour toujours, sous une pelletée de terre, dans mon propre jardin ! La confusion que j’éprouvais me semblait être une juste punition de ma conduite et j’eusse eu bien mauvaise grâce à m’en plaindre.

Je fus bientôt passé maître dans l’art des consolations. Je crois, sans me flatter, que l’expression de ma sympathie faisait grand bien à mes pauvres amis. Je me plaisais à me dire qu’ils se remettraient promptement de cette secousse et que Bingo serait sous peu oublié, et même remplacé, comme il arrive d’ordinaire : j’avais compté sans mon hôte. Le moral du colonel semblait réagir d’une manière fâcheuse sur son physique ; il voulait à tout prix retrouver son favori ; mais ses annonces dans les journaux, ses recherches dans la campagne, ses visites chez les uns et les autres, restaient également infructueuses ! Sous l’empire de tous ses désappointemens, de ses déceptions continuelles, il changeait à vue d’œil. On eût dit un homme à qui son fils unique vient d’être ravi, plutôt qu’un officier de l’armée des Indes qui a perdu son caniche.

Je m’étais imposé le devoir de paraître prendre le plus vif intérêt à toutes les recherches du colonel, à en écouter religieusement le récit détaillé et à faire écho à tous les éloges, même les plus extravagans, du caniche. Mais ce rôle de fourbe me répugnait tellement que ma santé, comme celle du colonel, finissait aussi par s’en ressentir. Puis je lisais dans les yeux bruns et francs de Lilian une expression d’incrédulité qui me mettait fort mal à l’aise. Devant l’abîme qui s’ouvrait sous mes pas, je pris le parti désespéré d’éclaircir la situation, en provoquant une explication. Un certain dimanche, que nous revenions de l’église à la brune, je lui fis l’aveu de mon amour ; elle écouta ma déclaration en proie à une vive émotion. A. la fin, elle murmura qu’elle ne pouvait agréer mes vœux à moins que.., non, ajouta-t-elle vivement, c’est impossible !

— Vous avez dit, à moins que… à moins que quoi ? repris-je avec feu. Lilian, miss Roseblade, depuis un certain temps, je ne sais ce qui se passe entre nous : dites-moi de grâce la vérité.

— Tenez-vous réellement à la savoir ? dit-elle en jetant sur moi un regard voilé de larmes, alors je vais vous l’avouer… C’est à cause de Bingo…

Je reculai épouvanté. Savait-elle donc la vérité, ou la soupçonnait-elle seulement ? Je résolus de m’en assurer. — Qu’y a-t-il de commun entre Bingo et nous ? dis-je d’un ton un peu vif.

— Vous ne l’avez jamais aimé ! répondit-elle en sanglotant, vous ne pouvez le nier.

À ces mots, je me sentis soulagé, car je craignais bien pis encore.

— Non, répondis-je avec franchise, non, c’est vrai, je n’ai jamais aimé Bingo ; mais Bingo me le rendait bien, vous le savez ; il ne guettait que l’occasion de se jeter sur moi… Vous ne me chercherez certainement pas querelle pour cela ?

— Oh ! non, pas pour cela, dit-elle ; seulement je me demande pourquoi vous prétendez maintenant tant aimer Bingo et tant désirer son retour ? Mon oncle et ma tante croient à la sincérité de vos sentimens ; moi, non. Je suis sûre que vous ne seriez pas du tout content de le revoir ici,.. car si vous y teniez, rien ne vous serait plus facile que de le retrouver.

— Moi !.. Que voulez-vous dire ? m’écriai-je d’une voix entrecoupée. Comment pourrais-je le retrouver ?

J’étais plus mort que vif en attendant sa réponse.

— Du moment que vous êtes dans les fonctions publiques, continua-t-elle, rien ne vous serait plus facile que de mettre le gouvernement sur la piste de Bingo ; à quoi donc alors le gouvernement est-il bon ? Il y a longtemps que M. Travers l’aurait retrouvé si je l’en avais prié.

Cet enfantillage de Lilian ne faisait que la rendre plus adorable à mes yeux ; ce qui me déplaisait beaucoup, par exemple, c’était l’allusion qu’elle avait faite à M. Travers, un jeune avocat qui demeurait avec sa sœur dans un cottage des environs. J’avais déjà trop souvent constaté qu’il ne regardait pas Lilian d’un œil indifférent.

Heureusement qu’il était alors absent pour affaire de son métier. Et d’ailleurs n’eût-il pas eu lui-même de la peine, et beaucoup, à retrouver Bingo ? J’avais une véritable satisfaction à me le répéter.

— Vous êtes bien sévère et bien exigeante pour moi, Lilian ; mais, de grâce, dites-moi ce qu’il faut que je fasse ; parlez et vous serez obéie.

— Ra… ramener Bingo ! s’écria-t-elle.

— Ramener Bingo ! répétai-je consterné ; mais qui sait s’il n’est pas impossible de le retrouver ? il n’est peut-être plus dans le pays ! il est peut-être mort !

— Non ! non ! non !.. ni l’un ni l’autre, croyez-m’en. Ah ! quand je vous entends répéter sur tous les tons que vous aimez Bingo et que, d’un autre côté, je ne vous vois rien faire pour le retrouver, je ne puis m’empêcher de douter de votre sincérité, et j’en resterai toujours là tant que vous ne l’aurez pas ramené au bercail.

Inutile de discuter avec elle : je savais maintenant que j’avais affaire à une douce entêtée, qui ne se rendait pas facilement… Peut-être aussi avait-elle pris cet expédient comme moyen dilatoire… Je la quittai le cœur navré. Il était évident que, si je ne parvenais pas à lui ramener Bingo dans un très court délai, M. Travers verrait toutes les chances tourner en sa faveur, — et Bingo était mort ! Je ne jetai pas, néanmoins, le manche après la cognée. Si je pouvais du moins persuader à Lilian que je faisais réellement tous mes efforts pour retrouver l’objet perdu, elle finirait peut-être par se laisser toucher et me dispenser de le lui rapporter. Je me mis donc en campagne, allant voir des chiens de toute dimension, de toute race, de toute couleur ; je dépensai des sommes considérables en annonces dans les journaux, ayant soin bien entendu de tenir Lilian au courant de mes pas et démarches, hélas ! toujours inutiles. Mais rien ne pouvait la gagner, et tout ce que je pus en obtenir fut cette phrase plus ou moins encourageante :

— Avec de la persévérance j’ai la conviction que vous parviendrez à retrouver Bingo.

Je me promenais une fois dans le quartier, fort laid et fort sale, situé entre Bowstreet et High Holborn, quand j’aperçus, dans la montre d’un petit costumier de théâtre, une affiche annonçant qu’à une certaine date, un caniche noir avait suivi un gentleman, et qu’au cas où le chien ne serait pas réclamé et où celui qui l’avait trouvé ne recevrait pas la récompense promise, l’animal serait vendu pour payer les frais. J’entrai ; je pris un spécimen de l’affiche pour le montrer à Lilian, puis je me rendis à l’adresse indiquée.

L’individu que le chien avait suivi s’appelait M. Blagg. Il tenait une petite boutique dans Endell-street et se qualifiait de charmeur d’oiseaux, bien que personne n’eût moins que lui le physique de l’emploi. C’était un grand gaillard de mauvaise apparence, coiffé d’une toque de fourrure, le nez en pied de marmite et des yeux rouges percés avec une vrille.

Lorsqu’il sut le motif qui m’amenait, il me fit entrer dans une pièce remplie de petites cages en bois, en fil de fer, en osier, toutes grouillantes de vie, et de là dans une cour de derrière, où se trouvaient deux ou trois chenils et des tonneaux :

— Le voilà ! me cria-t-il en me montrant du doigt un chien au fond du tonneau le plus éloigné ; il m’a suivi depuis Kensington jusqu’ici. Allons, Kim ! allons !

Je vis alors sortir de sa retraite, rampant, grognant, traînant sa chaîne, un chien exactement pareil à celui que j’avais tué quelques jours auparavant. Pour le coup, je crus être en présence d’un spectre, tant la ressemblance était extraordinaire, même dans les moindres détails : mèches de poil ménagées par-ci par-là sur les flancs, oreille à moitié fendue. Bien qu’à mes yeux, deux caniches noirs de mêmes proportions doivent forcément se ressembler comme deux gouttes d’encre, je n’en étais pas moins stupéfait de cette conformité. Il me parut, en ce moment, qu’une nouvelle chance m’était offerte de posséder à tout jamais la plus jolie fille du monde, et je me promis d’en profiter, me donnant pour prétexte et pour excuse que j’allais rendre le bonheur et la joie à Shuturgarden.

Un peu de hardiesse, un mensonge encore (mais le dernier) et je serais libre enfin de ne plus jamais dire que la vérité, rien que la vérité. William Blagg m’ayant fait cette question :

— Est-ce là votre chien ?

Je répondis sans hésiter :

— Oui, c’est bien lui !

— Il ne témoigne pas grande joie à vous revoir, dit M. Blagg, pendant que le caniche me regardait d’un air plus qu’indifférent.

— Oh ! ce n’est pas mon chien à moi, mais celui d’un de mes amis.

— Qui sait si vous n’êtes pas le jouet d’une illusion ? reprit-il, après m’avoir dévisagé d’une singulière façon. Je ne voudrais pas m’exposer à courir des risques… Ce soir même, je devais me présenter à Wistaria Villa, où l’on a perdu, paraît-il, un caniche qui, d’après la description, me semble en tout point conforme à celui-ci.

— C’est moi-même qui ai fait insérer cette annonce dans les journaux, m’écriai-je vivement.

Il fixa de nouveau sur moi ses yeux défians, puis reprit :

— Je ne saurais me séparer d’un caniche de cette valeur sans avoir au moins quelque preuve de votre identité,

— Voilà ma carte ; cela vous suffit-il ?

Il la prit, la tourna, retourna, épelant même le nom pour plus de sûreté ; mais il était clair que le vieux renard se disait que, si j’avais perdu un chien, ce n’était pas celui-là. Mettant ma carte dans sa poche, il ajouta :

— Vous comprenez que si je consens à vous remettre ce chien, il faut que ma responsabilité soit sauve ; je n’entends pas m’attirer des désagrémens. Vous avez donc le choix : ou laisser ici le caniche quelques jours encore, ou l’emmener de suite en payant en conséquence.

Il me tardait trop de sortir au plus tôt de cette atroce affaire pour hésiter un instant. Lilian ne valait-elle pas mille fois mieux que tout l’or du monde ? J’affirmai de nouveau à M. Blagg que ce caniche était bien celui que je cherchais, mais que je ne lui donnerais pas moins ce qu’il voudrait pour l’emmener tout de suite. Le marché conclu, je payai et je partis, suivi du fameux duplicata que j’espérais faire passer à Shuturgarden pour le regretté caniche.

Il est incontestable que j’étais dans mon tort : entre voler un chien et l’action que j’avais commise, la différence me paraît peu appréciable… Mais que voulez-vous ? j’étais exaspéré,.. désespéré, fou ! Je voyais Lilian à jamais perdue pour moi si je ne saisissais cette dernière planche de salut… La tentation était trop grande et, comme je n’en étais plus à faire mon premier pas dans la mauvaise voie (le seul qui coûte, d’après le proverbe), j’y succombai.

Lecteurs, soyez assez généreux pour m’accorder le bénéfice des circonstances atténuantes et pour mêler un peu de pitié à votre mépris !

Ce jour-là, ayant dîné en ville, je pris l’un des trains du soir pour revenir chez moi avec ma nouvelle acquisition ; l’animal eut une conduite irréprochable pendant tout le trajet ; ce n’était pas une bête à se compromettre par quelque manque flagrant de savoir-vivre : doux, obéissant, il offrait, sous le rapport du caractère, le contraste le plus frappant avec celui de son semblable. Malgré cela, je trouvais qu’il me regardait noir, comme si le rôle qu’il était appelé à jouer ne souriait pas à sa nature droite et sans détour. Condescendrait-il à me seconder dans mes plans ? Sa ressemblance avec Bingo était si trompeuse que je courais, en définitive, bien peu de risque que ma fraude fût démasquée.

Une fois arrivé à la maison, je mis le collier d’argent de feu Bingo autour du cou de son sosie, me félicitant de la prévoyance dont j’avais fait preuve dans la circonstance. Je le conduisis ensuite à ma mère, qui l’accepta, sans la moindre hésitation, pour ce qu’il semblait être ; quoique cette première épreuve fût déjà très encourageante, elle n’était pas décisive, le chien apocryphe ayant encore à passer par l’examen minutieux de trois paires d’yeux, qui connaissaient pour ainsi dire chaque brin de poil du vrai caniche. Toutefois je ne pouvais me décider à aller remettre en personne le faux Bingo à mes voisins ; après lui avoir donné à souper, je l’attachai sur la pelouse, où il passa toute la nuit à gémir, à aboyer et à creuser des trous dans les plates-bandes. Le lendemain matin, j’écrivis deux billets : l’un à Mrs Currie pour lui dire combien j’étais heureux de ma trouvaille ; l’autre à Lilian, qui contenait seulement ces mots : « Croirez-vous maintenant à ma sincérité ? » Après les avoir attachés tous les deux au cou du caniche, je le fis passer par-dessus le mur dans le jardin du colonel, un instant avant de prendre le train qui devait me conduire à mon bureau.

Quand je rentrai le soir à la maison, j’étais dans un état d’anxiété indescriptible… Je pris le chemin le plus long…, tremblant à chaque pas d’apercevoir le colonel, ou sa femme, ou sa nièce : je me demandais si ma supercherie avait réussi, ou si le caniche m’avait trahi… Mes inquiétudes se dissipèrent comme par enchantement aux premières paroles de ma mère :

— Vous ne sauriez vous imaginer, dit-elle dès que j’entrai dans sa chambre, la joie de ces pauvres Currie en revoyant Bit)go. Ils vous portent tous au pinacle et parlent de vous dans les termes les plus flatteurs, les plus émus, — surtout Lilian, la pauvre enfant ! Ils projetaient de vous avoir à dîner aujourd’hui, mais je les ai engagés à venir ici, et il est convenu qu’ils amèneront Bingo avec eux, afin qu’il puisse aussi vous faire ses amitiés… Ah ! à propos, ajouta-t-elle, j’ai rencontré Franck Travers ; il revient de voyage… Je l’ai également prié d’être des nôtres.

Je respirais enfin ! J’avais joué un jeu désespéré, mais la partie était gagnée. J’aurais bien préféré, à coup sûr, que ma mère n’eût pas invité Travers ce soir-là, mais qu’avais-je à craindre maintenant ?

Le colonel, sa femme et sa nièce arrivèrent les premiers ; M. et Mrs Currie m’accablèrent de remercîmens ; j’étais littéralement confus. Lilian m’aborda les yeux baissés ; une aimable rougeur couvrait ses joues, mais elle ne m’adressa pas la parole ; cinq minutes après, je l’emmenai dans la serre sous prétexte de voir un nouveau bégonia ; après avoir timidement posé sa main sur ma manche, elle me dit à voix basse :

— Mr. Weatherhead, Algernon, me pardonnerez-vous d’avoir été si injuste avec vous ?

Je l’assurai que je lui pardonnais de toute mon âme. Nous ne nous éternisâmes pas dans la serre, mais avant d’en sortir, Lilian avait consenti à faire le bonheur de ma vie.

Au salon, nous trouvâmes Travers, à qui l’on venait de raconter l’histoire de Bingo. Chacun put alors être frappé de la physionomie découragée de mon ancien rival, de l’expression triomphante de la mienne et de l’attitude tendre et rêveuse de Lilian. Pauvre Travers ! Bien qu’il n’eût pas mes sympathies, j’étais gêné de son embarras. C’était le type accompli de l’avocat d’avenir : grand, mince, d’un extérieur agréable. Ses yeux pleins de feu, sa bouche mobile, se prêtaient à exprimer les sentimens les plus divers, et même les plus contradictoires. Doué d’une grande verve et d’une remarquable facilité d’élocution, sa conversation aurait pu exercer un véritable charme, s’il eût seulement été plus avare de ses paroles. Mais pourquoi me préoccuper encore des avantages de ce rival désarmé ? S’étant parfaitement rendu compte de la position, il resta ce soir-là, par exception, muet comme un coffre, poussant seulement, entre chaque service, des soupirs à fendre les rochers, et qui ne pouvaient passer inaperçus de personne.

— Quelle bonne action vous avez faite ! me dit le colonel. Vous ne saurez jamais à quel point j’étais attaché à mon chien, combien il me manquait… J’avais perdu toute espérance de le revoir. Figurez-vous, Travers, que Mr. Weatherhead a mis littéralement Londres à sac pour retrouver Bingo ; je n’oublierai jamais cette preuve de dévoûment, de cœur…

Je lus sur le visage de Travers qu’il se disait qu’en moitié moins de temps, il aurait pu trouver cinquante Bingos, pour peu qu’il y eût songé. Il sourit d’un air mélancolique, tout en paraissant s’associer aux paroles du colonel. Au fond cependant, il n’était occupé que d’une chose : étudier ma physionomie, pour y lire ce qui se passait dans mon âme.

— Je ne saurais vous dire, répétait de son côté Mrs Currie à ma mère, combien l’émotion du pauvre Bingo en arrivant chez lui était touchante ; il frôlait tous les meubles comme pour reconnaître chacun d’eux en particulier ; il a paru positivement stupéfait que nous nous soyons permis d’enlever son divan favori du salon. Ah ! comme il avait l’air penaud de son escapade ! C’est à peine s’il ose approcher quand Jean l’appelle. Il a passé toute sa matinée sous un fauteuil dans le hall ; impossible de l’amener ici ; nous avons dû le laisser au jardin.

— Il a l’air tout mélancolique depuis ce matin, dit Lilian, à son tour ; il n’a encore mordu personnel

— Oh ! je ne lui donne pas deux jours pour qu’il reprenne toutes ses habitudes et qu’il aille faire le sabbat avec les chats, s’écria le colonel.

— Ah ! ces maudits chats ! riposta ma mère ; Algy, vous ne leur avez pas fait la chasse ces jours-ci, et ils sont plus insupportables que jamais ; votre fusil à vent doit se rouiller.

En ce moment, je priai le colonel de passer le vin de Bordeaux. Quelle ingénieuse idée ! s’écria Travers avec la voix timbrée et vibrante des gens du barreau. Êtes-vous heureux à ce genre de chasse ?.. Ah ! un fusil à vent pour tuer les chats.. Ah ! ah ! ah !.. Et il se tordait littéralement de rire.

— Très heureux ! répliquai-je en rougissant jusqu’au blanc des yeux !

— Algy est un excellent fusil, continua ma bonne et naïve mère. Quand nous habitions Hammersmith, il avait un revolver et s’amusait, après avoir jeté des miettes de pain dans le jardin, à tirer sur les moineaux par une des fenêtres de la cuisine.

Le colonel, sur qui ces souvenirs sportiques ne faisaient pas grand effet, s’écria : — Surtout n’allez pas vous tromper et tuer Bingo ; vous en auriez presque le droit, mais, je vous en prie, n’en usez pas. Je ne pourrais passer deux fois par semblable épreuve.

— Si vous ne voulez plus rien accepter, m’empressai-je de dire au colonel et à Travers, je vous proposerai d’aller prendre l’air au jardin ; il fera plus frais qu’ici.

J’étouffais, et pour cause, dans la maison.

Je confiai à Travers l’agréable devoir de tenir compagnie aux dames ; maintenant, je n’avais plus rien à craindre de lui ; je profitai de l’occasion, en arpentant une des allées du jardin, pour solliciter du colonel son consentement à mon mariage avec son adorable nièce.

— Il n’existe pas dans le royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande un autre homme à qui je donnerais la préférence, me répondit-il en me serrant la main. Aux qualités les plus sérieuses de l’esprit vous joignez celles du cœur ; quant à l’argent, bien qu’on dise que la richesse ne fait pas le bonheur, soyez sûr que Lilian ne vous arrivera pas sans le sou. Vous n’avez pas l’idée, mon ami, à quel point, ma femme et moi, nous vous sommes reconnaissans de ce que vous avez fait pour nous. Mais qu’est-ce qui prend donc à Bingo ? qu’est-ce qu’il a ?.. Voyez donc.

À ma stupéfaction profonde, inénarrable, j’aperçus, en effet, le caniche qui, après être resté quelque temps caché sous la table à thé, était allé se poster dans un endroit bien en vue et se tenait debout sur la tête, les pattes en l’air. Chacun se rapprocha pour le mieux regarder se balancer dans cette position anormale.

— Miséricorde ! s’écria Mrs Currie en se voilant la face, je n’ai jamais vu Bingo se livrer à de pareilles facéties.

— À coup sûr, ce n’est pas moi, repartit le colonel, qui lui ai appris ces exercices-là.

— Je suppose, repris-je vivement (vous connaissez tous aussi bien que moi, pour ne pas dire mieux, son tempérament nerveux et surexcitable), qu’il est renversé de joie de se retrouver ici.

On accepta sans protester cette explication des ébats de Bingo. J’étais bien convaincu d’ailleurs qu’on lui accorderait sans difficulté toutes les indulgences que mérite une organisation impressionnable à l’excès. Je sentais néanmoins que j’étais perdu si ce caniche continuait ses pirouettes, car le vrai Bingo n’avait jamais posé pour le chien savant,

— Je ne m’explique pas, dit Travers d’un ton méditatif, comment ce Bingo se tient ainsi en équilibre. Mais en voilà bien une autre ! s’écria-t-il ; moi qui avais toujours cru que c’était l’oreille droite qu’il avait fendue !

— En effet, vous avez raison, répliqua le colonel. Après tout, ajouta-t-il vivement, c’était peut-être bien la gauche… Je croyais pourtant, comme vous, que c’était la droite.

Ah ! quel saisissement j’éprouvai à ces mots ! J’avais, hélas ! complètement oublié ce détail capital.

— Non, me hâtai-je de dire, c’était positivement la gauche ; je le sais pertinemment, m’étant souvent dit qu’il était étrange que ce ne fût pas la droite plutôt que l’autre.

Je me jurais in petto que c’était le dernier de mes mensonges.

— Pourquoi étrange ? suggéra Travers avec une finesse socratique.

— Je ne me pique pas de vous l’expliquer, mon cher, répliquai-je impatienté ; tout ne paraît-il pas étrange quand on va au fond des choses ?

— Algyrnon, dit Lilian à son tour, voudriez-vous, je vous prie, nous raconter où et comment vous avez retrouvé Bingo ? M. Travers est fort curieux de l’apprendre.

Je ne pouvais guère refuser ; je pris un siège et brodai une histoire de mon mieux. Je dépeignis Blagg, le charmeur d’oiseaux, plus gros et plus noir qu’il n’était en réalité ; puis je décrivis d’une façon émouvante une scène de rue dramatique, où, ayant reconnu le chien à son collier, je l’avais réclamé, enlevé, emporté envers et contre tous. Tout en faisant mon récit à la clarté les étoiles, j’eus la vive satisfaction de voir Travers se mordre les lèvres et de sentir la petite main de Lilîan se glisser dans la mienne. J’étais arrivé au point le plus intéressant de ma narration, lorsque le chien se mit à aboyer avec frénésie devant la haie qui séparait notre jardin de la route.

— Il y a un homme là-bas, dit Lilian, qui a tout l’air d’un étranger, et Bingo a horreur des étrangers.

Sans me rendre compte de la cause de mon émotion, je me sentis près de me trouver mal.

— Ne craignez rien, cria le colonel au nouveau-venu, le chien ne peut vous mordre, à moins qu’il n’y ait un trou dans la haie.

L’étranger ôta son chapeau de paille, en disant avec un accent français très prononcé :

— Ah ! ce n’est pas à moi qu’il en veut, allez ! Je voudrais parler à M. Weatherhead.

Je compris qu’il était plus prudent de me rapprocher de la haie et de causer à voix basse avec le Français.

C’était un petit homme trapu, au teint coloré, aux yeux noirs,

— C’est moi qui suis M. Weatherhead, répondis-je avec le sang-froid d’un pick-pocket pris en flagrant délit. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Celui de me rendre mon chien, qui est dans votre jardin. Némésis se faisait enfin entendre par la voix, d’un propriétaire rival. Je me sentis d’abord désarçonné ; puis, ayant repris mes aplombs, je répondis :

— Je crois que vous faites erreur ; ce chien n’est pas à moi, mais à l’un de mes amis.

— Je le sais, risposta-t-il ; il s’agit d’une autre méprise.

— En tout cas, ce n’est pas mon affaire, puisqu’il n’est pas à moi, mais bien à ce monsieur que vous voyez d’ici, dis-je en indiquant le colonel. — Je sentais que je devais sans tarder mêler son nom à l’affaire.

— Je vous répète que vous vous trompez, reprit le Français d’un ton bourru ; ce chien est mon chien, je n’en démordrai pas ; c’est bien ici que l’on m’a envoyé. C’est bien votre nom, n’est-il pas vrai ? ajouta-t-il en me montrant ma carte, celle que j’avais eu la sottise de laisser entre les mains de Blagg. Le vieux coquin n’avait pas tardé à s’en faire une arme, pour gagner double récompense en mettant immédiatement le véritable propriétaire sur ma piste. Je me décidai a appeler le colonel à la rescousse.

— De quoi s’agit-il ? s’écria-t-il, en ne faisant qu’un bond de sa place jusqu’à moi. — Tous les autres le suivirent tour à tour. Le Français salua chacun poliment et dit :

— Bien fâché de vous déranger, mais voici ce qui m’amène : je vous affirme, foi d’honnête homme ! que ce caniche est à moi. Or, quand je le réclame à monsieur comme mon bien, il prétend que ce n’est pas son affaire, mais la vôtre, parce que ce chien vous appartient.

— Certainement, s’écria le colonel en prenant une voix de commandement ; il n’y a pas à m’y tromper ; il était tout jeune quand on me l’a donné. N’est-ce pas, Bingo, que vous connaissez bien votre maître ?

Au lieu de se rapprocher du colonel et de répondre à son invite, le caniche faisait des bonds fantastiques pour aller rejoindre l’étranger de l’autre côté de la haie.

Pas besoin n’était d’un Salomon pour dire qui était le vrai propriétaire.

— Je vous répète que c’est mon chien, mon Azor ; vous voyez bien qu’il me reconnaît. Je l’ai perdu il y a trois ou quatre jours. Ayant lu dans un journal qu’on l’avait retrouvé, je me suis rendu à l’adresse indiquée, et là, j’ai appris qu’il avait été réclamé par monsieur. Voilà comment je suis venu ici et comment j’y retrouve mon caniche.

— Qu’est-ce qui prouve que c’est votre caniche ? s’écria le colonel ; moi je vous donne ma parole d’honneur que c’est le mien… Fournissez vos preuves… C’est toujours ainsi qu’on procède, n’est-il pas vrai, Travers ?

— Certainement, répliqua Travers d’un air capable ; affirmation n’est pas preuve.

— Votre caniche a-t-il quelques talens ? ajouta le Français. Sait-il faire des tours d’adresse ?

— Non, certes, riposta le colonel ; je ne puis pas supporter les chiens savans. Bingo n’a aucun de ces ridicules.

— Ah ! s’il en est ainsi, attention, je vous prie, à ce qui va se passer. Azor, mon chou, danse donc un peu !

Et l’étranger siffla un air, sur lequel l’infernal caniche fit tout le tour du jardin sur ses jambes de derrière. On suivait d’une des fenêtres du salon tous ses mouvemens avec stupéfaction.

— Il danse comme un vrai saltimbanque ! s’écria le colonel consterné ; malgré cela, ce n’en est pas moins maître Bingo.

— Vous n’êtes pas convaincu ? Alors continuons. Azor, ici !.. Pour Bismarck, Azor ! — Le caniche se mit à aboyer avec furie. — Pour Gambetta, Azor ! — Le caniche agita sa queue en se livrant à maintes gambades d’une gaîté folle. — Meurs pour la patrie, Azor !

À ces mots, l’animal trop savant tomba inerte par terre comme s’il venait d’être frappé par une balle ennemie.

— Où Bingo a-t-il pu apprendre tout ce français ? dit Lilian.

— Et toute cette histoire de France ? ajouta le perfide Travers.

— Faut-il lui ordonner encore de se coucher ou de sauter ? demanda le Français.

— Nous avons déjà vu tout cela, répondit le colonel sur un ton négatif ; je ne sais plus que penser, ajouta-t-il mélancoliquement, mais rien ne peut me persuader cependant que ce n’est pas Bingo en chair et en os.

Je résolus alors de jouer ma dernière carte. « Voulez-vous venir un instant à la maison ? dis-je au Français ; nous pourrons peut-être mieux nous entendre de près que de loin. » Mon véritable but était de lui demander à quel prix il consentirait à faire l’abandon de ses droits sur le caniche et à en laisser la jouissance au colonel. Cette proposition lui fit l’effet d’une véritable insulte ; il me répondit d’une voix émue que ce chien était l’orgueil et la consolation de sa vie (il paraît que tous les caniches noirs sont destinés à jouer ce rôle dans le monde) et qu’il ne s’en séparerait ni pour or ni pour argent.

— Figurez-vous, s’empressa-t-il de dire, dès que nous eûmes rejoint le colonel et les autres, que ce gentleman vient de m’offrir de l’argent en échange de mon chien. Est-il une meilleure preuve qu’il le considère comme étant à moi ? Après cela, il me semble qu’il n’y a plus rien à ajouter.

— Comment ! s’écria le colonel, auriez-vous donc, vous aussi, perdu la foi ?

Voyant qu’il n’y avait rien à espérer du Français et que ce que j’avais de mieux à faire était de l’éloigner au plus vite, je me hasardai à dire :

— J’aurai été trompé par l’extrême ressemblance. Après mûre réflexion, je ne crois plus, décidément, que ce soit Bingo.

— Et vous, Travers, quelle est votre opinion ? demanda le colonel.

— Moi, répliqua l’avocat d’un ton cassant, puisque vous désirez le savoir, je vous dirai que je ne m’y suis jamais laissé prendre…

— À première vue, continua le colonel, il m’avait également semblé que ce n’était pas Bingo, mais ce que je ne puis comprendre, c’est que ma femme et ma nièce aient pu s’y laisser tromper.

Mrs Currie et Lilian protestèrent à leur tour de leur incrédulité.

— Alors vous me permettez de l’emmener ? dit le Français.

— Certainement, riposta le colonel.

Après quelques excuses, l’étranger filait tout triomphant, suivi de son caniche, qui ne paraissait pas moins heureux d’avoir enfin retrouvé son vrai maître.

Le colonel, posant affectueusement la main sur mon épaule, me dit :

— Ne prenez pas la chose si au tragique, mon ami ; vous avez tout fait pour le mieux. Vous aurez été le jouet d’une ressemblance qui devait faire illusion à tous ceux qui ne connaissaient pas Bingo comme nous le connaissions.

Au même instant, reparaissait au-dessus de la haie la tête du Français.

— Mille excuses devons déranger encore ! dit-il, mais voici que je trouve au cou de mon chien quelque chose qui ne lui appartient pas ; souffrez que je vous le rende.

C’était le collier de Bingo. Travers le prit et nous l’apporta.

— Ne nous aviez-vous pas dit que ce collier était au cou du caniche quand vous l’avez trouvé ? me demanda-t-il.

Encore un mensonge à faire ! Moi qui étais si fatigué de mentir !

— Oui, répondis-je, avec un certain embarras, il y était en effet.

— Inouï ! prodigieux ! s’écria Travers. Il n’y a pas à douter que ce soit un caniche apocryphe ; mais qu’on le trouve portant le collier du vrai caniche, voilà qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer de plus incroyable ! de plus étrange ! de plus invraisemblable ! Comment expliquer cela ? Comment l’expliquez-vous, Mr. Weatherhead, je vous prie ?

— Mon cher, répondis-je, je ne suis pas ici à la barre, appelé comme témoin. Je n’y vois d’ailleurs qu’une simple coïncidence…

— Ce n’est pas moins de la dernière importance, dit Travers avec un sérieux qui me paraissait trop affecté pour être sincère. Tenez, écoutez-moi et suivez bien mon raisonnement : Un chien a été perdu portant à son cou un collier d’argent avec son nom gravé dessus. Quelques jours après, le dit collier se trouve au cou d’un autre chien. Eh bien ! avec cette pièce à conviction nous avons toute chance de voir nos recherches suivies de succès ; il s’agit seulement de se rappeler par le menu comment les choses se sont passées : voilà une affaire comme je les aime !

Je n’en pouvais dire autant !

— Je vous prierai de m’excuser, repris-je d’un air assez penaud, je ne me sens pas très bien ce soir.

Je fus très reconnaissant à Lilian du regard sympathique qu’elle me jeta en ce moment. C’en était assez pour me rendre quelque courage.

— Oui, dit le colonel, nous reviendrons demain pour causer ensemble de cette affaire. Mais voilà de nouveau ce Français et son chien. Que diable veut-il encore ?

C’était bien lui, en effet ; il revenait vers nous en se dandinant ; son visage grimaçant exprimait une joie sardonique.

— J’ai encore d’autres excuses à vous faire, dit-il, pour les dégâts que mon chien s’est permis de faire dans votre jardin.

Je l’assurai que je n’y attachais pas la moindre importance.

— Je crois, reprit-il, en clignotant les yeux d’un air malin, que vous ne direz plus cela quand vous aurez regardé le trou dont il s’agit. Puis il ajouta d’un ton plus élevé : C’est à vous tous, ici présens, que je m’adresse. Écoutez ce que je vais vous dire : Quelquefois on cherche bien loin ce qui est tout près de soi… Ah ! ah ! ah !.. Et il s’éloigna en éclatant de rire.

Je me sentais glacé de terreur.

— Je ne comprends rien à ses paroles, dit le colonel, et je suis d’avis d’aller voir ce qu’elles signifient. J’arrivai le premier sur les lieux, m’imaginant bien que la dernière phrase du Français avait quelque sens caché et redoutable. Il faisait encore assez clair pour me permettre de distinguer un objet à la vue duquel je pensai m’évanouir d’horreur. Le maudit caniche dont j’avais eu la mauvaise foi de vouloir imposer la propriété au colonel avait dû enfouir la veille les restes de son souper dans le jardin, près de l’endroit où j’avais enterré Bingo peu de temps auparavant, et en voulant retrouver des os, il avait fait revenir à la surface ma malheureuse victime ! Un cadavre gisait là, sur le bord même du trou. Le temps avait déjà exercé ses terribles ravages sur la carcasse de la pauvre bête, qui, toute décomposée qu’elle fût, n’en était pas moins encore parfaitement reconnaissable aux yeux de l’affection.

— Eh bien ! c’est… c’est tout simplement un trou, dis-je en me plaçant au travers de l’orifice… Ce n’est rien… rien du tout !

— Je doute que ce ne soit rien pour vous, Mr. Algernon Weatherhead, esq., me dit tout bas Travers, d’un ton ironique de mauvais aloi.

— Etes-vous sûr que le chien n’ait pas abîmé vos massifs ? me demanda le colonel.

— Non, au contraire, répliquai-je sottement. Si nous rentrions à la maison ? Ne trouvez-vous pas qu’il fait trop frais dehors maintenant ?

Le colonel, qui avait fini par se rapprocher du fatal trou, s’écria :

— Mais venez donc voir un peu… Qu’y a-t-il donc là ?

Lilian, placée à côté de lui, poussa un cri aigu… Cher oncle, dit-elle, ah ! voilà… voilà enfin le pauvre vrai Bingo !

Le colonel, se tournant vivement vers moi, m’interpella en ces termes :

— Entendez-vous ce que dit ma nièce, Mr. Weatherhead ? Parlez, de grâce, est-ce Bingo, oui ou non ?

Je me décidai enfin à tout avouer. Oui, murmurai-je presque tout bas et en me laissant tomber lourdement sur un banc du jardin… Oui, c’est Bingo… Le malheur… L’a voulu… je… je l’ai tué, involontairement, bien entendu !

Cet aveu tardif produisit l’effet d’un véritable coup de théâtre ; tous se disaient que je les avais joués, trompés et me condamnaient sans pitié. Aujourd’hui encore je rougis de honte et les joues me brûlent de confusion lorsque je me rappelle cette scène : le colonel

LE CANICHE NOIR. 901

déchargeant sur ma tête les épithètes les plus injurieuses… Lilian les reproches les plus passionnés… pendant que Mrs Currie, stupéfaite, consternée, semblait changée en tête de Méduse !

Je ne cherchai pas à me défendre ; car si je n’étais pas aussi coupable que j’en avais l’air, la colère de mes voisins n’était néanmoins que trop facile à comprendre.

Soit par délicatesse, ou pour ne pas s’exposer à être pris d’un fou rire, Travers s’éclipsa le premier ; puis la famille Currie se rapprocha en silence du banc sur lequel j’étais assis, et chacun, pour tout adieu, me fit un signe de tête qui n’était, hélas ! que trop significatif. Quand je n’aperçus plus rien de la blanche toilette de Lilian dans le jardin, je posai ma tête sur la table et me pris à pleurer comme un enfant.

Je demandai un congé et je fis un voyage… Le lendemain de mon retour, tout en faisant ma barbe, je vis une petite plaque de marbre placée contre le mur du jardin du colonel ; je pris ma lorgnette et je lus, mais non sans horreur, l’inscription suivante :


À LA CHÈRE MEMOIRE

DE BINGO TUÉ CRUELLEMENT ET MYSTÉRIEUSEMENT PAR UN VOISIN ET AMI

JUIN MDCCCLXXXII


Si ce récit tombe jamais sous les yeux de mon voisin, j’ose espérer qu’il aura l’humanité ou d’enlever, ou de modifier cette plaque commémorative. Je ne saurais dire ce que je souffre, lorsque j’entends des amis curieux épeler les mots cités plus haut et surtout lorsqu’ils insistent pour que je leur en explique le sens ! Il m’arrive parfois de rencontrer les Currie dans le village. Lorsqu’ils passent près de moi en détournant la tête, je sens la rougeur me monter au front… Maintenant Travers se promène souvent, bien souvent avec Lilian… Il lui a donné un terrier.., je sais qu’ils prennent les plus grandes précautions pour l’empêcher de se fourvoyer dans mon jardin.

Je voudrais pouvoir leur dire qu’ils n’ont rien à redouter de moi… J’ai tué un chien !


F. ANSTEY.

(Traduit par HEPBELL.)