Le Canonisation de Jeanne d’Arc

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Le Canonisation de Jeanne d’Arc
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 673-694).
LA
CANONISATION DE JEANNE D’ARC

En 1911, je terminais mon livre sur Jeanne d’Arc par ces mots : « Nous ne sommes qu’à l’aube des temps qui verront s’accomplir indéfiniment sa mission. » Depuis lors, la guerre a évoqué, à chacune de ses heures tragiques, la figure de Jeanne d’Arc. A peine la guerre est-elle terminée, que le Saint-Siège, en proclamant et en célébrant la canonisation de Jeanne d’Arc, lui reconnaît une éternelle actualité. Jeanne d’Arc est vivante parmi les générations : elle devient désormais un sujet d’édification pour tous les catholiques comme elle est un sujet de méditation pour tous les hommes. Même en nous tenant à « l’humaine prudence, » — pour parler comme Jean Gerson, quand on lui soumit le problème de Jeanne d’Arc, — nous pouvons rappeler les paroles de cet homme de bon sens : « Il n’est ni impie, ni déraisonnable de penser que cette jeune fille est une envoyée de Dieu… Nous soutenons la cause juste ; faisons qu’elle mérite toujours d’être victorieuse… Faute de vertu, de foi, de reconnaissance, ne stérilisons pas ce miracle !… »

Le fait de la canonisation de Jeanne d’Arc, au moment où la France vient de passer par des angoisses pareilles à celles qui étreignaient le cœur de la « bonne Lorraine, » la proclamation des vertus de l’héroïne sous le dôme de Saint-Pierre, la pompe qui accompagna cette consécration, le concours immense des pèlerins et l’adhésion solennelle de toute la catholicité, l’ensemble de ces circonstances extraordinaires est incontestablement à l’honneur de notre pays et de l’idéal qui a toujours été le sien.

Essayons donc de fixer le souvenir de cette page de notre histoire et d’ajouter comme un nouveau chapitre à la biographie de Jeanne d’Arc : à l’exposé des quatre mystères de la formation, de la mission, de l’abandon et de la condamnation, joignons celui du grand fait qui vient de s’accomplir sous nos yeux, la canonisation.


I

Le culte des ancêtres, et en particulier le culte des grands hommes, est inhérent à toute société humaine. Ces sociétés ne sont pas d’un jour : elles remontent le plus haut qu’elles peuvent dans leur passé et se prolongent le plus loin qu’elles peuvent vers l’avenir. Les monuments consacrés aux morts illustres couronnent les capitales de la civilisation. Les Panthéon, les Westminster Abbey gardent, pour les générations futures, le souvenir glorieux des âmes bienfaisantes.

Aux États-Unis, la mémoire de Washington, mort depuis un peu plus d’un siècle et qui, par conséquent, n’a rien de légendaire, est présente dans toutes les grandes circonstances. Son corps est conservé sur les rives du Potomac et il est salué par les navires et par les passagers qui montent et descendent le cours du fleuve.

Quand, il y a huit ans, à la tête d’une mission qui allait célébrer en Amérique le souvenir d’un autre fondateur, Champlain, je fus reçu par le Président de la République, M. Taft, il ne crut pouvoir me faire un plus insigne honneur que de m’autoriser à pénétrer dans la tombe de Washington. Au nom de la France, je déposai une palme sur le tombeau de l’ami de Lafayette. A peine avais-je pénétré dans l’étroit caveau qu’une atmosphère d’au-delà me saisit : c’était le souffle venant de la tombe du héros, celui des vertus auxquelles aspire religieusement l’âme américaine : le courage, la persévérance, l’esprit de bienveillance et de justice, la modération. Je me trouvai dans la communion immédiate de l’être disparu, beaucoup plus intimement même que dans les chambres de Mount Vernon où les reliques et les formes de sa vie matérielle sont conservées. Tant est supérieure à tout la puissance de l’Idée ! Les mérites du grand serviteur de l’humanité fleurissaient dans ce sombre asile. J’étais face à face avec son essence même. De ces courtes minutes, j’emportai une impression ineffaçable ; car j’avais subi l’autorité de ces sentiments-forces, moteurs puissants de toute activité humaine.

Par le souvenir, par l’histoire et par le culte, les générations passées se rapprochent des générations présentes et les élèvent jusqu’à elles. Le genre humain n’a d’unité que par là. Et c’est pourquoi il s’attache avec une ferveur toujours renouvelée à la mémoire et à la présence de ses grands morts.

Il ne lui paraît pas qu’ils vivent assez, s’ils ne vivent que dans leur tombe. Il les veut à la fois plus haut et plus près, — dans l’infini qui l’environne lui-même et où il cherche la survie de son âme immortelle. Il les dépouille de leur chair putréfiée et de leurs ossements en poussière. Sa mémoire restant fidèle à leur mémoire, c’est dans je ne sais quels Champs-Elysées qu’il voit leurs ombres errantes et, dès l’antiquité, il les a sanctifiées.


Hic manus, ob patriam pugnando vulnera passi ;
Quique sacerdotes casti, dum vila manebat ;
Quique pii vates, et Phoebo digna locuti ;
Inventas aut qui vitam excoluere per artes,
Quique sui memores alios fecere merendo :
Omnibus his nivea cinguntur tempora vitta[1].


Socrate, dans un de ces dialogues rapportés par Platon et où il jouait déjà sa vie, Eutyphron ou la Sainteté, aborde hardiment le problème de la vertu dans ses rapports avec la divinité. Il proclame le Saint supérieur aux Dieux de l’Olympe et, par une argumentation irrésistible, fonde uniquement sur une conception très noble de l’idéal humain, cette consécration souveraine que le peuple traduit en ces termes : « être agréable aux dieux. » C’est la sainteté des philosophes.

À cette même source socratique, mais par l’intermédiaire d’Aristote, non de Platon, remonte l’étonnante théorie des grands hommes et de la sainteté dont se sont emparés certains théologiens du moyen âge. Elle leur était venue par l’intermédiaire des philosophes arabes. D’après la tradition aristotélique, ils admettaient que Dieu, qui a créé le monde et le genre humain, conserve avec celui-ci des contacts directs par l’élection des grands hommes ou des saints qui reçoivent le privilège d’une intelligence particulièrement avertie des desseins de la divinité et qu’ils nommaient « l’intellect actif. » « Il s’agit, disaient ces philosophes, d’individus humains dont la substance cérébrale est extrêmement bien proportionnée par la pureté de sa matière et la complexion particulière à chacune de ses parties, par sa quantité et sa position… L’individu ainsi désigné doit posséder une intelligence humaine toute parfaite et des mœurs humaines pures et égales ;… que sa pensée se porte toujours sur des choses nobles, et qu’il ne se préoccupe que de la connaissance de Dieu, de la contemplation de ses œuvres ; enfin que son âme soit dégagée des choses terrestres et des ambitions vaines… Si l’intellect actif (c’est-à-dire ce privilège d’élection) se répand surtout sur la faculté Imaginative, c’est ce qui constitue la classe des hommes d’État qui font les lois, et aussi des devins, des augures, de ceux qui font des songes vrais… Sache que chaque homme possède nécessairement une faculté de hardiesse ; de même cette faculté de divination par laquelle certains hommes avertissent des choses graves qui doivent arriver. Ces deux facultés, c’est-à-dire la faculté de hardiesse et la faculté de divination, doivent être fortes surtout dans les prophètes. Lorsque l’intellect actif (ou émanation divine) s’épanche sur eux, ces deux facultés prennent une très grande force et tu sais jusqu’où est allé l’effet produit par là : à savoir qu’un homme isolé s’est présenté hardiment, avec son bâton, devant un grand roi pour délivrer une nation de l’esclavage…[2] »

Dans ces derniers mots, c’est Moyse qui est visé, mais on peut dire que tous les grands hommes, et en particulier les saints, ont ce double caractère : l’esprit de divination et l’esprit de hardiesse. Ils prévoient et ils agissent. La plupart d’entre eux se sont sentis inspirés par une puissance intérieure échappant aux procédures ordinaires de la raison. L’humanité qui les suit de leur vivant, le plus souvent sans les comprendre, les honore après leur mort. Elle n’est satisfaite d’elle-même que quand elle a enfoncé leur souvenir à coups d’anniversaires dans sa propre mémoire. Elle ne songe qu’à réparer les abandons et les injustices dont ils ont été les victimes. « Ce qui fut l’instrument de leur défaite devient l’instrument de leur triomphe. »

Ainsi se refont sans cesse les mailles toujours rompues de la toile qui enchaîne l’œuvre des hommes à l’œuvre des grands hommes et celle-ci à la volonté créatrice de la Divinité.

Que sont donc les Saints ? — Ceux qui ont rendu un grand service à l’humanité ?

Sans doute. Mais il faut en outre que cette bienfaisance ait été suscitée en eux par un grand amour, par une subordination directe et volontaire aux lois profondes qui gouvernent le monde. Tous les grands hommes ne sont pas des saints. La sainteté, c’est la vertu conduite, les yeux au ciel, par la foi et la charité.

L’humanité a un intérêt immense à ce que certains de ses membres soient élevés au-dessus d’elle-même et se trouvent préposés, en quelque sorte, à la garde de ses relations avec l’Idéal et l’Infini. C’est par eux, en effet, qu’elle conserve ses titres de noblesse, cette haute généalogie qui la distingue des autres espèces animales et qui la tient en un constant appétit de perfection, c’est-à-dire de fidélité à ses origines.

Son intérêt est grand aussi à ne pas se maintenir, à l’égard des meilleurs parmi les siens, en état d’indifférence ou, pis encore, d’ingratitude. Or, c’est ce qui arriverait, si l’on s’en rapportait au verdict des contemporains relativement aux meilleurs serviteurs de l’humanité. D’ordinaire, ceux-ci ont été mal compris, ils ont été méconnus : souvent ils ont été livrés à la calomnie, à l’intrigue, à l’hostilité des médiocres ou des foules. Souvent la haine de leur apparition les a poussés jusqu’au martyre. Or l’humanité sent profondément cette blessure qu’elle s’est faite à elle-même. Une seule injustice ébranle tout l’ordre social. Quand de telles erreurs ont été commises, un remords croissant tourmente les générations successives, même celles qui pourraient se croire non responsables. Un jour ou l’autre, l’heure de.la réparation doit sonner.


Quoi de plus frappant que la destinée de Jeanne d’Arc après sa mort ? Les siècles ont attendu. Mais plus l’attente se prolongeait, plus la plaie saignante s’élargissait. A la fin, ce n’était plus seulement une partie de la France ou la France seule qui criait justice, c’était l’humanité. Non seulement les héritiers de ceux qui l’avaient abandonnée mais, chose bien plus extraordinaire, les adversaires, les neutres, les indifférents, les nouveaux venus. De cet appel, le monde entier retentissait. Même avant la canonisation, on élevait des statues expiatoires en Amérique à Jeanne d’Arc.

C’est que la justice est l’affaire de tous les hommes.

Cherchez quelque autre raison de ce mouvement universel vers la figure de Jeanne d’Arc. Pourquoi cette vénération unique ? Est-ce parce qu’elle était pure ? Mais d’autres l’ont été. Est-ce parce qu’elle était brave ? D’autres l’ont été. Est-ce parce qu’elle a bien servi son pays ? Mais cela intéresse le pays qu’elle a sauvé. Est-ce parce qu’elle a souffert ? D’autres aussi ont souffert, et les antipodes sont restés indifférents. Il faut en revenir à la seule raison valable : c’est qu’il s’agissait de réparer une faute consciente de la politique contre le Juste. Que ceux qui parlent et agissent au nom du droit, c’est-à-dire les gouvernements et les juges, aient eu ce tort, et que dans la forme des lois, ils aient commis un tel crime, voilà ce qui ne se peut supporter. Le bûcher de Rouen avait répandu ses cendres brûlantes dans toutes les consciences humaines et ce n’était que par la plus insigne des réparations qu’elles pouvaient être éteintes.

L’on sent assez que l’assassinat commis par les hommes d’Etat du XVIIIe siècle qui ont étranglé et dépecé la Pologne n’est pas sans analogie avec le crime contre Jeanne d’Arc : c’est aussi pour des raisons politiques qu’une atteinte au Juste s’est produite, et l’on sera frappé du fait que, de notre temps, les trois dynasties qui y ont participé ont succombé d’un seul coup.

Et l’on sent bien aussi, qu’un jour ou l’autre, les initiateurs de la guerre régressive, les violateurs de la neutralité belge, les assassins de miss Cawell, paieront extraordinairement. A quelle heure, de quelle façon ? Nul ne le sait. En vain le traité de Versailles a essayé de prononcer la peine — sans doute prématurément. Laissez la conscience des hommes à elle-même. Laissez les années ou les siècles. La justice est boiteuse ; mais elle arrive. Un jour ou un autre jour, l’ordre que Montesquieu appelle l’ordre juste sera rétabli.


Par qui ? Telle est la seconde question. Elle revient à celle-ci : « Par qui les saints ? »

Les « Saints » sont déclarés d’abord par la foule, ensuite par les tenants de l’idéal auquel ils s’attachaient eux-mêmes, enfin par les institutions chargées de défendre et de propager cet idéal.

Les anciens avaient pratiqué à leur façon « l’apothéose : » mais combien étroite, officielle et, si j’ose dire, administrative et bureaucratique ; avec les âges, c’était une juridiction plus haute et plus universelle qui devait être saisie.

Il est remarquable que l’Eglise catholique elle-même, si ferme en sa hiérarchie, exige, en premier lieu, pour ouvrir ses enquêtes de béatification, la constatation d’un mouvement populaire préalable.

Mgr Boudinhon, se référant à l’ouvrage de Benoit XIV qui fait loi en la matière, dit : « Tel est le point de départ de toute cause de béatification ou de canonisation : la conviction répandue dans une partie de l’Eglise que telle personne est digne d’être rangée au nombre des élus : qu’elle est morte, suivant l’expression consacrée, en odeur ou réputation de sainteté, motivée par ses vertus exceptionnelles et sa sainte vie. On voit ainsi reparaître la cause des primitives canonisations dues à la voix populaire. »

L’Eglise est toujours attentive à ces mouvements spontanés des foules. Souvent elle ne fait que les suivre, comme si elle pensait qu’en ces matières, le peuple a des illuminations qui éclairent la science et la sagesse elle-même. Vox populi vox Dei.

J’ai sous les yeux les enquêtes qui ont eu lieu lors du procès de béatification de Jeanne d’Arc. La première partie de ces enquêtes est consacrée exclusivement à la constatation de ces manifestations instinctives des masses. Ce sont des femmes, des enfants, des religieuses, des hommes simples, commerçants, voyageurs, français, étrangers qui ont à répondre à cette interrogation, primant toutes les autres : « Que savez-vous de Jeanne d’Arc ? » Et la plupart répondent, en effet, dans les termes les plus simples : « Je sais qu’elle était pure ; — Je sais par ouï-dire qu’elle a sauvé la France ; — Je sais bien qu’elle a eu des révélations, qu’elle était vierge et femme de bien. »

Cela suffit. Aux hommes de bonne foi, on ne demande pas davantage. La foule dit ce qu’elle sait et ce qu’elle sent, comme elle sait et comme elle sent.

Ce n’est qu’après que le débat se précise. Ceux qui ont appartenu au même idéal, à la même cause que le membre de l’humanité qui est en instance, interviennent. Quoi de plus naturel ?

Les premiers tenants de la sanctification de Jeanne d’Arc furent les habitants d’Orléans — et à leur tête, l’évêque de la cité, — qui célébrèrent la fête de Jeanne sans discontinuer depuis le siège ; ensemble, ses adhérents, ses soldats, ses compagnons d’armes, sa mère, ses frères, et, finalement, son roi. La douleur et peut-être le remords les agitent. Ils cherchent, pour elle et pour eux-mêmes, une justification : le premier acte de la béatification fut le « procès de réhabilitation. »

L’on ne dira jamais assez de quelle importance historique et morale fut ce procès. C’est à lui que nous devons de connaître toute l’humanité de Jeanne. Sans ses longues séances et les abondants témoignages qui y furent produits, nous n’aurions connu que les exploits de Jeanne et son martyre ; sa courte vie publique fût restée exposée à l’accusation, qui l’a suivie si cruellement jusqu’à nos jours, de n’avoir été qu’une fille des camps ou, tout au plus, un instrument aux mains des politiciens de son temps. Mais il a fallu, qu’alors que vivaient encore ceux qui l’avaient connue dans son village et dans les lieux où elle avait paru, à Domrémy, à Vaucouleurs, à Chinon, à Orléans, à Reims, que ceux-là même fussent interrogés et vinssent dire ce qu’avait été cette simple fille, d’intelligence si belle et si forte, de volonté si pure, d’action si profonde et si spontanée, que tous vinssent témoigner, devant le tribunal de l’avenir, que, dans ce corps et dans cette âme, il n’y avait nulle souillure. J’insiste sur ce fait que la lumière a été projetée à fond, non tant par le procès de condamnation que par le procès de réhabilitation. Il n’y a pas, dans toute l’histoire de l’humanité, un seul être humain dont nous sachions tout comme nous savons tout de Jeanne d’Arc.

Voilà donc que le cortège se rassemble autour de sa mémoire. Mais où va-t-il ?…

Vers Rome. Jeanne d’Arc lui avait elle-même indiqué ce but. A diverses reprises, au cours du procès de condamnation, elle avait fait appel au pape. C’était là qu’elle cherchait, non seulement sa réhabilitation qui est un fait de justice, mais sa justification qui est un fait de conscience.

L’Eglise romaine est la plus ancienne et la plus vénérable des institutions existantes sur la terre. Elle est catholique, c’est-à-dire universelle. Dans le monde entier ses fidèles sont répandus et écoutent sa voix. — A quel tribunal donc une âme catholique, les consciences catholiques, la conscience universelle s’adresseraient-elles quand il s’agit d’obtenir, non plus seulement la justification, mais la sanctification ?

Car c’est un nouveau pas à franchir. Il ne s’agit pas seulement d’effacer les traces d’un grand crime : à cela le procès en réhabilitation eut suffi à la rigueur ; il s’agit de mettre les choses à leur place et de faire que les rapports de la divinité avec l’humanité, cachés au fond de ces interventions mystérieuses, soient mis en lumière. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître une héroïne et une martyre, il s’agit de proclamer une sainte.

Le Père Ayrolles, qui fut un des promoteurs les plus actifs du procès en béatification, fait observer que le cardinal Parocchi, tenant de la cause en cour de Rome, aurait fait écarter la proposition de considérer Jeanne d’Arc comme martyre par cette très haute raison : « Selon sa pittoresque expression, Jeanne d’Arc devait monter sur les autels, comme elle était entrée à Reims, par la grande porte de l’examen de son angélique vie, et non pas seulement par l’examen de la mort, ce à quoi l’on s’attache principalement dans les causes des martyrs. »

Et c’est, en effet, la vraie question : non pas seulement le sacrifice et la mort, mais l’apparition et l’inspiration. Quels sont les contacts de Jeanne avec l’éternelle source de vie ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Sa mission si extraordinaire est-elle achevée ? A-t-elle été suscitée uniquement pour aboutir à la cérémonie de Reims ?

Charles VII couronné, est-ce tout ? Charles VII se sert d’elle, l’abandonne et la réhabilite. Est-ce tout ? Après Reims elle est repartie pour Compiègne et pour Rouen. Un tel acte et une telle fin furent-ils pour une seule suite, la mort ? N’indiquent-ils pas d’autres lendemains ? « L’intellect actif » ne devait-il être efficace, que pour une heure ? Par le bûcher de Rouen, n’est-ce pas d’autres profondeurs plus lointaines de l’histoire du monde qui se trouvent illuminées ? »

Jeanne d’Arc, en sauvant la France, avait apporté un secours non moindre au catholicisme et à l’Eglise. Si la France eût succombé, et si elle fût tombée dans les temps du grand schisme, à la veille de la Réforme, sous la domination des rois d’Angleterre, le sort de l’Europe eût, sans doute, été tout autre.

La mission de Jeanne d’Arc, n’a donc pas été seulement française, elle a été, au plus haut degré, universelle et catholique.

Telles sont les raisons de développement infini pour lesquelles le jugement de la réhabilitation lui-même n’était qu’une procédure circonstancielle. Pour le fond de la cause, un autre tribunal était nécessaire : le Souverain Pontife devait intervenir, non plus comme chef de justice, mais comme chef de l’Eglise.

De même que le roi Charles VII, après avoir abandonné Jeanne d’Arc, n’avait pu l’oublier et avait été poussé, par une force invincible, à revenir vers elle pour réclamer la réhabilitation publique ; car la question se posait pour lui, et non pour elle, à savoir si, en sauvant la royauté française, elle avait été l’instrument de Dieu ou l’instrument du démon ; — de même l’humanité était poussée invinciblement à plaider la cause de sainteté devant l’autorité qui juge des questions sacrées ; car il s’agissait de savoir, non plus seulement si Jeanne d’Arc était humainement innocente, mais si sa mission était dans les voies de Dieu ou non. Instance singulièrement élargie et qui ne pouvait se conclure que par un nouveau verdict.

Plus haut encore : l’humanité tout entière était intéressée à cette cause ; car, à la façon dont l’apparition de Jeanne avait agi sur les affaires générales du monde, il importait non moins extraordinairement qu’elle fût mise, s’il y avait lieu, à sa vraie place, c’est-à-dire au plus près possible de l’Idéal, de l’Infini, de l’Eternel, au plus près de Dieu.

Voilà le fond du procès et du débat auquel nous avons assisté. C’est ici le véritable drame ; et nous avons bien senti, quand nous en fûmes les spectateurs, toute sa gravité. Nous nous approchions du plus difficile et du plus émouvant de tous les problèmes, — celui de la responsabilité dans la mort. Nous sentions, autour de nous, le public immense des élus venant au-devant des vivants et les interrogeant sur celle qui, à son tour, venait vers eux. Les liens qui nous unissent avec ces gens de l’au-delà pesaient sur nous. Nous étions en présence du dogme qui réunit en une seule famille les morts et les vivants, et qui est la conception la plus large peut-être de l’Eglise, — dans ce sens vraiment universelle, — la Communion des Saints.


II

La cérémonie dura six heures : magnifique schéma de l’enquête qui durait depuis cinq cents ans.

Toute l’Histoire était convoquée là. Bramante, Michel-Ange, Raphaël, ont élevé la basilique où de tels événements s’accomplissent ; Bernin a sculpté l’autel ; la plus noble des traditions esthétiques a réglé la pompe… Que notre Panthéon est froid !

La foule s’est rassemblée et, venue de toutes les parties de l’univers, — les plus nombreux, les Français, — elle se range dans un ordre parfait. La nef est pleine, le transept est bondé ; l’assistance déborde le lieu immense. Seul l’espace réservé entre l’autel et l’abside reste vide ; il attend les acteurs de la cérémonie, le Pape, les Cardinaux, les évêques, la Cour pontificale. Dans cet arrière-chœur sont dressées, à droite et à gauche, les tribunes, celle des princes, celle du représentant de la France et de ses invités, celle des parlementaires français, celle du corps diplomatique, celle de la famille de Jeanne d’Arc, celle des assistants qualifiés. La porte de Saint-Pierre donnant sur la place du Bernin s’est fermée. D’immenses voiles de pourpre tombent du haut des piliers jusqu’à terre. La lumière du dehors pénètre à peine ; une illumination intérieure d’une richesse incomparable voile la clarté de ce jour resplendissant.

On attend ; Car la cérémonie a commencé hors de l’enceinte. Le Pape est encore dans la Chapelle Sixtine. Là, entouré des dignitaires de la Cour pontificale, il s’est préparé au rôle qu’il va remplir, d’intermédiaire entre l’humanité et la divinité. Il prie. Se relevant, il a entonné l’Ave Maris Stella et, revêtu des vêtements pontificaux, la tiare en tête, il s’est assis sur la Sedia gestatoria. Des hommes vigoureux, en habit de damas rouge, soulèvent la Sedia sur leurs épaules ; d’autres déploient le dais au-dessus de la tête du Pape ; d’autres agitent les grands éventails de plumes nommés flabelli qui évoquent les souvenirs de la pompe orientale. Le cortège s’ébranle, tandis que les prières et les chants s’élèvent, accompagnant, précédant et accueillant la procession qui se dirige, par les couloirs intérieurs, vers la basilique.

Les échos, les murmures, les exclamations étouffées se répandent, grandissent, gagnent la nef entière que les chants de la Chapelle Sixtine emplissent profondément. C’est le cortège. Il avance, développe ses premières ondes, coule comme un fleuve de bure, d’or et de pourpre : le clergé régulier, le clergé séculier, la Cour pontificale, la vague rouge des cardinaux. Vêtu de noir, le Prince assistant au trône accompagne le Pape, veillant sur lui ; tout autour, le grand écuyer, les camériers, la garde noble, la garde suisse, la gardé palatine ; les’ massiers, défilent, tous tenant le cierge et chantant l’Ave Maria Stella. Enfin, le Souverain Pontife apparaît au-dessus des têtes inclinées, vêtu de blanc, la tiare en tête, portant un cierge de la main gauche et, de la main droite, bénissant.

La lumière tremblante vogue sur la foule, dépasse le chœur, pénètre dans le presbyterium, s’arrête au fond de l’abside. Les évêques, au nombre de plus de quatre cents, se sont assis au milieu du presbyterium et leurs mitres de fin qui s’agitent font comme un vol de grands oiseaux blancs qui, de toutes les parties du monde, seraient venus se poser là.

Le Pape est descendu du siège. Il prie : puis, montant au trône pontifical, il apparaît à la foule qui le contemple, blanc sur le décor rouge.

Tous se sont rangés, par ordre et à leur place. Les chants se sont tus. Un silence indicible remplit la voûte aérienne ; et le drame commence.


Un homme vêtu de noir se détache de la cour, s’avance vers le trône, s’agenouille sur les premières marches. Sa voix s’élève ; c’est l’avocat de la cause : en latin il dit : « .Très Saint-Père, le révérendissime cardinal ponent de la cause (le cardinal Granito del Monte) ici présent demande avec instance que Votre Sainteté inscrive au Catalogue des Saints de Notre Seigneur Jésus-Christ et ordonne que soit vénérée comme Sainte, la bien heureuse Jeanne d’Arc. »

Alors commence cette lutte pathétique, accompagnée de supplications, de prières, d’instances renouvelées, où l’humanité postule, demande, adjure que cette fille des hommes soit accueillie, désignée, et poussée par l’Eglise elle-même jusqu’au rang des Saints. Trois fois les avocats reviennent à la charge, trois fois ils répètent leur instance de plus en plus pressante ; et, pendant ce temps, le Pape prie, le clergé prie, la foule prie. Les supplications s’élèvent et se renouvellent dans le rythme des litanies ; la Chapelle Sixtine qui, comme le chœur antique, exprime les sentiments de tous, clame et réclame ; elle invoque tous les saints : « Sainte Vierge, saint Pierre, saint Paul, saints qui avez mérité le ciel, entendez-nous, intercédez, approchez, tendez les mains ; déjà elle est près de vous ! »

Le Pape est silencieux. L’avocat revient à la charge, il développe les litres de la postulante. Il dit et répète pourquoi il est là.

Plaidoyer suprême où toutes les raisons sont réunies.

Rappelons quelles sont ces raisons. L’avocat résume en somme, dans sa supplique, les deux procès : celui de béatification et celui de sanctification.


Des deux, le plus long et le plus difficile fut celui de la béatification. J’ai sous les yeux les pièces authentiques réunies en cinq volumes imprimés par l’imprimerie de la Propagande, à l’usage exclusif de la Cour Pontificale[3]. Il est capital, pour l’histoire, de suivre la procédure et de découvrir le sens profond de l’enquête.

Nous avons dit déjà que l’opinion populaire y passe au premier rang, à condition qu’il n’y ait pas superstition.

Une fois ce mouvement populaire bien et dûment constate, l’enquête porte sur les vertus héroïques. Et tel est véritablement le fond du procès et non pas, comme on est porté à le croire généralement, l’enquête sur les miracles. En ce qui concerne le caractère de ces vertus héroïques et nécessaires, je ne puis que m’en référer aux règles tracées par le Pape Benoit XIV : « On convient généralement que l’héroïcité est un degré de vertu éminent, très supérieur aux mœurs ordinaires des hommes, même vivant honorablement. Sont « héros de sainteté » ceux qui, au cours de leur vie et jusqu’à leur mort, ont persisté dans une manière d’être innocente, se conformant aux règles du juste et aux préceptes de l’Evangile et qui, se portant ainsi et se maintenant jusqu’au plus haut degré de la perfection, y ont conformé leurs actes, avec un complet dédain des contingences terrestres… Dans les procès de béatification et de canonisation l’enquête sur les vertus porte donc, non sur certaines vertus domestiques ou politiques, mais sur les vertus chrétiennes et héroïques. Et il ne suffit pas de quelques actes, fussent-ils héroïques, ni même de nombreux actes reconnus héroïques ; il faut que soit constatée une habitude ou un état d’héroïsme comprenant à la fois les vertus théologales et cardinales. Et, en plus, il faut que ce soit par des actes multiples que ces vertus se soient manifestées, et la plus haute de toutes, la charité. Car la splendeur de l’héroïsme, c’est la Charité. » Et le Pape Benoit XIV ajoute que « l’excellence de ces vertus n’est établie, alors même que les actes vertueux sont nombreux et héroïques, que si, en outre, ils ont été accomplis avec promptitude, allégresse et dans une sorte de délectation qui est le caractère même de la sainteté[4]. »

Rien de plus vivant, comme on le voit, que cette active recherche* On veut que l’être désigné ait rempli son rôle dans toute sa plénitude et même qu’il en ait eu la joie. Quelle personne humaine répondait mieux à cette exigence, d’une si allègre philosophie, que notre vive et charmante française, Jeanne d’Arc ? L’avocat de la cause n’a pas manqué de rappeler, dans son discours, ce caractère singulier des vertus de Jeanne d’Arc, la spontanéité. Il frappait à la véritable porte quand il la montrait surhumaine par son humanité, et quand il mettait surtout en lumière ses véritables faits héroïques, ceux qui avaient pour objet de sauver sa patrie[5].

Ainsi c’est bien la Jeanne d’Arc patriote qui est célébrée et qui va être portée sur les autels. Ses « vertus, » ce sont ses actes.


L’enquête des miracles (de Miraculis) a pour objet d’affirmer les relations de la personne héroïque avec la Divinité : s’il était permis d’avoir, sur ces matières difficiles, un jugement, il semblerait que le contrôle de l’Église s’exerce surtout dans le sens de la sévérité et de la limitation. La pensée profonde que l’œuvre de la création, qui fut elle-même un miracle, n’est pas achevée et que l’exercice des lois éternelles peut être suspendu par la volonté qui les a dictées, plane sur les circonstances solennelles où les contacts s’établissent entre la Divinité et l’humanité. Mais, ceci réservé, les faits acceptés comme miraculeux par l’opinion populaire, du vivant de la personne humaine qui est en cause, sont d’avance écartés. Sont retenus seulement les faits qui se sont produits après la mort et dans des circonstances où l’autorité divine s’est affirmée nettement. Là aussi ce que l’on craint le plus, c’est, d’une part, l’infatuation et la superbe des hommes, et, d’autre part, leur crédulité et leur superstition. L’Eglise s’avance entre les deux écueils. Elle suit le vœu des foules plutôt qu’elle ne le précède.

Depuis le procès de béatification, deux faits miraculeux sont retenus par l’enquête et par le plaidoyer de l’avocat. Il les mentionne, mais la pensée universelle et sa propre pensée sont ailleurs ; Jeanne d’Arc, c’est l’héroïne, la Sainte de la Patrie.

La dernière phrase du plaidoyer le répète et y insiste : « Très Saint Père, par l’accroissement de l’honneur dû à Jeanne d’Arc sera accru l’honneur de la nation française et son renom dans le monde, sera accru le mérite de ses incomparables vertus militaires, et plus encore sera renouvelée la gloire de cette Patrie renommée pour sa foi et son dévouement au Saint-Siège et dont les fils recevront, dans ces temps de séparation, une grande consolation. »


Pour la troisième fois, la prière est adressée au Pape. Elle était « instante, » elle est devenue « plus instante, » elle devient « instantissime. » Le chœur envoie les flots pressés de ses supplications jusqu’au pied de l’autel. On attend le verdict.

Le prélat-secrétaire s’avance sur les marches de l’autel et déclare que le Souverain Pontife va parler. Intimement persuadé que la canonisation est une chose juste et agréable à Dieu, il s’est résolu à prononcer la sentence définitive.

À ces mots, l’assemblée se lève et le Pape, mitre en tête, assis sur sa chaire en qualité de Docteur et de Chef de l’Église universelle, prononce la sentence solennelle. Il rappelle qu’avant de prendre une telle résolution, il a prié Dieu, qu’il a invoqué les saints, qu’il s’est instruit lui-même sur la vie de l’héroïne, qu’il a consulté les conseils de l’Eglise, procédé à une minutieuse enquête et qu’enfin, les règles observées, par l’autorité du Christ et pour le bien de l’Eglise, il décide que Jeanne d’Arc est inscrite au nombre des saints. Sa mémoire sera l’objet d’une pieuse dévotion chaque année au jour de sa fête natale. — Les actes sont ordonnés.

Le Pape se lève. Il dépose la mître et entonne le Te Deum[6].

Et soudain, le Te Deum, repris par les chantres, par la Chapelle Sixtine, par les mille voix qui représentent l’Église assemblée, gronde sous les voûtes sonores. Du haut de la coupole, la fanfare des trompettes retentit. Les cloches de la basilique sonnent à toute volée ; et, gagnant de proche en proche, toutes les cloches de toutes les églises de Rome annoncent au monde la nouvelle…


Le drame est terminé ?…

Non. Il a une suite, et c’est la manifestation de la joie universelle pour cette élévation, qui est aussi une réparation. La voix de l’Humanité a été entendue : un de ses membres a été inscrit sur les listes désignées à la mémoire des hommes ; il entre dans le cycle de ceux qui approchent Dieu au plus près : Jeanne d’Arc, une fois encore, est victorieuse. « L’instrument de sa défaite est celui de son triomphe. » Comment la foule des humains n’attesterait-elle pas sa gratitude, à l’heure même où ses vœux ont été exaucés ?

Et alors, commence une de ces cérémonies qui remontent aux plus anciens âges où toutes les générations sont, pour ainsi dire, présentes, et où le moindre détail, le moindre geste, atteste l’unité et l’autorité de l’Eglise à travers les siècles.

D’abord, à titre de remerciement, les « oblations » sont offertes au Pape : elles sont portées par les personnes ecclésiastiques qualifiées ; ce sont les cierges, c’est-à-dire la lumière, « les lampes ardentes de l’Eglise ; » puis les deux pains, l’un doré, l’autre argenté, et les deux petits barils, l’un doré, l’autre argenté, avec l’eau et le vin, représentant les espèces de la communion ; enfin, trois cages où sont, dans la première les deux tourterelles, dans la seconde les deux colombes et dans la troisième les petits oiseaux du ciel. La tourterelle, c’est la fidélité ; la colombe, c’est la paix ; les petits oiseaux, c’est la liberté.

Quand furent jetés les premiers fondements de la société des hommes, avant Abraham et les Patriarches, ces dons de la nature avaient toute leur portée. Ils l’ont gardée, symbolique, et l’on peut dire que la série des traditions antiques rappelées par ces oblations se poursuit dans le cérémonial extraordinaire de la messe dite par le Pape lui-même a l’autel du Bernin. Depuis le concile de Nicée jusqu’au concile de Trente, depuis le concile de Trente jusqu’au concile du Vatican, tous les faits qui ont marqué l’action extérieure et intérieure de l’Eglise sont exactement rappelés et enregistrés. Ils sont présents, dans la cérémonie elle-même et dans le moindre de ses détails. Les costumes évoquent toutes les phases de l’histoire du monde depuis l’Empire romain. Voici les assistants de Justinien, voici les catéchumènes des catacombes, voici les combattants des luttes atroces du moyen âge, voici les victimes du connétable de Bourbon, voici, parmi les assistants ou les camériers, des gentilshommes du XVIIIe siècle dans leur uniforme qu’on dirait dessiné par Guardi.

Un détail d’une haute portée révèle cette volonté constante d’affirmer l’unité et la catholicité du monde dans une de ces circonstances exceptionnelles où il comparaît, en quelque sorte, devant Dieu. Après la lecture de l’Evangile en latin, un diacre grec s’avance vers le Pape accompagné du sous-diacre de son rite, il sollicite l’autorisation de lire l’Evangile en grec. Autorisé, il annonce la lecture par ce mot prononcé à haute voix : Sophia (la sagesse). Le Pape se découvre et le Diacre lit la parole sacrée dans la langue d’Homère. A la fin, le chœur chante Doxa soi, Kyrie, doxa soi. (Gloire à vous, Seigneur, gloire à vous ! ) On voit, dans cette intervention publique du rite grec, » un vestige de la liturgie romaine primitive. Mais cette survivance extraordinaire peut répondre aussi à une autre pensée. La séparation entre les deux Eglises n’a jamais été acceptée comme définitive par l’Eglise romaine. Un jour ou l’autre, l’union se refera. Patiens quia æterna. Et, c’est comme une pierre d’attente maintenue et apparaissant à chaque occasion exceptionnelle pour bien marquer que la foi en un idéal identique, le Christ, domine les dissentiments et les rivalités de forme et de discipline, que ce qui l’emportera sur tout, ce sera, finalement, une bonne volonté réciproque conforme à la parole de Celui qui a voulu la paix.

Et combien ce symbolisme, cet appel persistant à l’unité est plus éloquent encore dans les circonstances actuelles, à l’heure où, par le fait d’une guerre sans précédent, l’Europe, remuée dans ses fondements, assiste à la ruine du grand empire orthodoxe.

Car c’est à ces considérations historiques qu’il faut en venir maintenant. Le drame ecclésiastique s’est terminé. L’humanité a témoigné sa joie : 1° parce que les vertus souveraines sont récompensées ; 2° parce que la justice est satisfaite ; 3° parce que l’exemple est répandu. L’office s’est terminé par le Pax Domini qu’a chanté le cardinal-prêtre ; le Pape, accompagné du cortège, défilant dans le même ordre, a regagné la Chapelle Sixtine. La foule s’est écoulée. De la place Saint-Pierre, elle s’est répandue dans la ville, d’où elle va regagner le reste du monde. La décision elle-même va se disperser dans l’univers : essayons de suivre sa puissante propagande.


III

Jeanne d’Arc est devenue sainte ; elle est sainte pour la catholicité tout entière ; partout vont s’élever, en son honneur, non plus seulement des statues, mais des sanctuaires ; partout la prière prononcera son nom ; elle aura, chez tous les peuples, ses anniversaires ; dans les familles, les enfants s’appelleront comme elle ; son histoire fera désormais partie du bréviaire de l’humanité.

Cependant ce caractère sacré ni n’exclut ni n’efface le caractère laïque. Avant d’être sainte Jeanne d’Arc, elle était ce qu’elle est : Jeanne d’Arc. Seulement, parce qui vient de s’accomplir, sa personnalité héroïque s’est agrandie ; de nationale elle est devenue humaine ; notre Jeanne d’Arc appartient à l’univers.

Mais, en quelles circonstances, ce fait se produit-il ? Au lendemain de la guerre qui vient d’ensanglanter l’Europe et de mettre en péril à la fois les bases de la civilisation et celles de la religion. Rome, qui avait attendu de si longues années, choisit soudain cette heure. Elle proclame que, parmi les vertus héroïques qui font les saints, figurent, au premier rang, le courage, le patriotisme ; et, en prenant un exemple d’aussi grand renom que celui de Jeanne d’Arc, elle ajoute que ces vertus sont éminemment françaises. J’ai rappelé tout à l’heure ce qu’a dit l’avocat de la cause : « Par l’accroissement de l’honneur de Jeanne d’Arc sera accru l’honneur de la nation française et de ses vertus militaires. »

L’évêque d’Orléans, Mgr Touchet, qui a tant fait pour obtenir ce difficile succès, cite les paroles frappantes à lui adressées par le cardinal Parocchi sur son lit de mort : « Vous rencontrerez de nombreuses difficultés, mais ne vous découragez jamais. Un jour, Jeanne passera sous le porche de saint Pierre, casquée, cuirassée ; et, alors, vous serez récompensé de tout. Addio, monsignore, me ne vado verso la nostra Pulcella. »

Et il cite aussi les propres paroles prononcées par le pape Benoît XV, le 6 avril 1919, au moment où il ordonnait de suivre au procès de canonisation : « L’amour de la patrie, pareil à celui qui embrasa jadis le cœur de la bienheureuse, a vibré aujourd’hui dans les paroles de l’illustre orateur (Mgr Touchet). Loin de nous en étonner, nous pensons, au contraire, qu’à ce point de vue, surtout, Mgr l’évêque d’Orléans a été le fidèle interprète de ses compatriotes, présents et absents. Nous n’en sommes pas surpris ; Nous trouvons si juste que le souvenir de Jeanne d’Arc enflamme l’amour des Français pour leur patrie que Nous regrettons de n’être Français que par le cœur[7]… »

N’est-il pas permis de dire que la pensée de la France n’a pas été absente un seul instant de ces cérémonies et qu’elle est l’âme même de la sanctification de Jeanne d’Arc ?

Au moment où, de la Marne à Verdun et de Verdun à la Marne, la France vient de soutenir le poids d’une lutte atroce contre une régression barbare, tous les hommes conviennent que ses vertus militaires ont sauvé le monde. Comment l’ignorerait-on à Rome ? La défaite de notre ennemi et la canonisation de Jeanne d’Arc sont deux faits connexes. Comment ne pas voir dans celui qui glorifie le passé le plus solennel hommage rendu à la victoire présente ?

Je n’aborderai pas ici le problème politique ; je ne chercherai pas quelles furent les raisons et les causes de l’attitude du Saint-Siège pendant la guerre.

Tout au plus indiquerai-je l’opinion vers laquelle j’incline, à savoir, qu’à Rome, on a cru à la victoire allemande et qu’on a éprouvé une immense appréhension de ses résultats. La suprématie de l’Allemagne sur le monde menaçait le Pape de se voir réduit au rôle de chapelain d’un Empereur protestant. C’était un péril analogue à celui qui l’avait menacé au XVIe siècle. La querelle des Investitures se fût réglée ainsi par la défaite de la Papauté. Qu’eut fait le Vatican ?…

En réalité, la victoire des Alliés l’a délivré de ce cauchemar : il respire. Son premier geste est de canoniser Jeanne d’Arc ; comme cela, tout se tient.

La propagande contre la France a été ardemment poursuivie dans le monde avant la guerre, pendant la guerre, depuis la guerre. La France « impie, » la France « matérialiste, » la France « perverse, » tel était le thème répandu par les incendiaires de Louvain, les destructeurs de Reims, les naufrageurs de la Lusitania. Et voici que le Pape répond en désignant l’héroïne française et la France à l’admiration de l’univers ! Un étranger me disait : « Grande victoire morale pour la France ! Tout est effacé ! »

Victoire morale ! Il s’agit de tout autre chose, en effet, que d’intérêts matériels et de concurrences économiques : il s’agit du sens profond des choses humaines. Car, nous ne vivons pas pour commercer ou pour gagner ; nous vivons pour nous élever et pour élever, par nos enfants, l’humanité. La civilisation a pour principe, non le profit, mais la justice, non la haine, mais la charité.

Qui est dans le vrai : Jeanne d’Arc ou ses bourreaux ? Voilà le vrai problème, et il ne comporte qu’une réponse. Cauchon était persuadé qu’il faisait une très bonne affaire en brûlant Jeanne pour le compte des Anglais. Il a touché sa récompense. La bourse lui paraissait lourde et sa conscience légère. Or, cet habile homme s’est trompé. Sa victime triomphe. Les Anglais eux-mêmes sont venus à Rome le reconnaître loyalement. Ils ont admis, par leur présence, que le verdict qui a condamné Jeanne était l’œuvre d’une politique misérable et méprisable, tandis que celui qui la sanctifiait émanait d’une autorité haute et juste. La Papauté, seule dans le monde, dispose d’un tel pouvoir.


Ce pas étant franchi, il ne paraît pas douteux que, par les vertus de Jeanne d’Arc, d’autres bienfaits ne puissent être obtenus. L’ « intellect actif » n’a pas influencé uniquement les heures de Reims. Le bon sens de Jeanne d’Arc, sa sagesse, son courage, porteront leurs effets sur les âges futurs, comme ils les portent, sous nos yeux, dans les temps présents. Ainsi s’est perpétué et se perpétuera le « miracle français. »

C’est le cours de l’histoire : après cinq siècles, elle retrouve les mêmes voies. La France a sauvé l’équilibre européen et la civilisation méditerranéenne au XVe siècle et, au XXe siècle, elle les sauve encore. Cela veut dire que, par sa situation et par son génie, la France se dresse contre toutes les puissances dominatrices ; encore une fois, universelle et catholique dans le sens profond du mot. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a dit : Gesta Dei per Francos.

Que sont les cérémonies auxquelles nous venons d’assister, sinon une nouvelle consécration de ce rôle à la fois humain et providentiel ? La France fut toujours et partout, dans le monde, le champion de l’indépendance et de la liberté. Quand le général Pershing disait : « Lafayette, nous voilà ! » c’était à cette même tradition qu’il s’attachait.

Voilà donc la mission de Jeanne d’Arc et celle de la France qui se prolongent simultanément dans la paix.

Dans la guerre, la principale vertu, c’est le courage ; dans la paix, la principale vertu, c’est la patience. Jeanne d’Arc a attendu cinq siècles. La France sait que le monde ne sera pas libéré en un jour : s’il le faut, elle aussi, attendra.

Après la guerre de Cent ans, il se produisit dans le monde une explosion inouïe. Les règnes de Louis XI et de Charles VIII préludèrent à la Renaissance. L’Europe moderne naquit de cette crise sanglante.

Personne ne peut dire ce que sera le monde de demain. Cependant il faut bien reconnaître, qu’avant d’en venir aux grands apaisements, les grandes guerres sont, d’ordinaire, suivies de grands troubles qui paraissent les prolonger. Tant d’hommes vigoureux et violents, arrachés au train de la vie commune, ne rentrent pas aisément dans l’ordre. Et, il en est des peuples comme des hommes : ils subissent longtemps l’énervement des grandes crises et rentrent difficilement dans le repos.

Les vainqueurs ont charge d’âmes. Ayant combattu au nom du droit et de la justice, c’est à eux qu’il appartient de réintégrer, le plus rapidement possible, leurs propres principes dans les mœurs universelles.

Et c’est aujourd’hui le rôle particulier de la France. Parmi les autres peuples, cet idéal est le sien, puisque son sacrifice fut le plus douloureux. Logiquement, plus elle a souffert pour la bonne cause et plus elle doit s’y dévouer.

Mais comment réussirait-elle seule ?

Voici que revient vers elle ce puissant agent de paix et de justice qu’est l’Eglise. L’Eglise sent ces choses-là avant tout le monde. Comment, de son côté, resterait-elle séparée de la France puisque la France veut le bien ?

Que l’on compare donc les doctrines et les principes des écrivains et des philosophes allemands à ceux de nos professeurs et de nos écrivains. Où est l’insolence matérialiste, le culte de la force brutale, le sophisme diabolique qui des paroles tombe dans les actes ? C’est contre ces violences, les mêmes dans tous les temps, — qu’il s’agisse des Plantagenets ou des Hohenzollern — que la figure de notre Jeanne d’Arc s’est levée jadis « casquée et cuirassée ». Figure française s’il en fut et qui s’entoure si naturellement de nos héros nationaux, de Saint Louis à Saint Vincent de Paul et de Saint Vincent de Paul à Marceau ! Un diplomate allemand quittant Paris me demandait, un jour, ce qu’il fallait reporter à l’empereur Guillaume. Je répondis : « Qu’il lise la vie de Saint Louis ! »

Ce qu’il importe de persuader au monde, en effet, c’est que les guerres « fraîches et joyeuses, » les offensives « de grand style » ne mènent à rien. Hohenzollern ou Soviets, ces violents se trompent… Si, seulement, ils ne nous faisaient pas payer’ leurs erreurs !

Nous nous retrouvons, au lendemain de la canonisation de Jeanne d’Arc, dans les grands troubles qui suivent les grandes guerres. Eh bien ! c’est l’heure de prendre, avec fermeté et sang-froid, les précautions nécessaires pour que ces agitations ne se développent pas jusqu’à la catastrophe. Que tous les agents du bien s’unissent pour aider la charité du monde à passer ces heures difficiles.

Que feront, demain, les mainteneurs de la paix ? Ils se sont réunis en une Société de magnifique espérance verbale. Ils accumulent des protocoles, scellés de bonne foi et cousus de bonnes intentions. Mais, à défaut de la force, s’ils n’ont pas l’influence morale, que peuvent-ils ?

Je les ai suivis depuis Versailles. Je les ai retrouvés à Rome. De leur salle de délibération, ils ont pu entendre la sonnerie des cloches saluant la sainte guerrière… Et comme plusieurs d’entre eux étaient parmi nous, je me demandais si, eux aussi, n’étaient pas convaincus, devant un tel spectacle, qu’il y aurait quelque grandeur pour la France à reprendre son rôle séculaire, à se faire le grand agent de l’Universel et à rechercher, avec sa passion et son action ordinaires, cette large pacification des peuples et des âmes à laquelle le monde aspire et que Rome, en canonisant la Française Jeanne d’Arc, recherche elle-même dans l’idéal qui est le nôtre ; — le triomphe des vertus actives et du patriotisme désintéressé.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Virgile, Enéide, lib. VI, 660.
  2. V. la doctrine des philosophes arabes exposée dans les deux thèses de M. L. Gauthier : Théorie d’Ibn Roch (Averroës), sur les rapports de la religion et de la philosophie, Paris, Leroux, 1909 ; et Ibn Thofaïl, sn Vie, ses Œuvres, ibid. — En ce qui concerne l’influence des philosophes arabes sur certains scolastiques, V. Renan, Averroës et l’Averrôïsme. — P. Mandonnat, Siger de Brabant, etc.
  3. Sacra rituum congregatione, card. Lucido Maria Parocchi relatore. Aurelianen, beatificationis et canonizationis ven. Servæ Dei Johannæ de Arc : Positio super virtutibus. M C M I in-4o ; et Sacra rituum congregatione, card. Dominico Ferrata relatore, etc. Positio super miraculis. Ex typogr. De Propaganda fide, 1901-1907 ; en plus trois volumes d’appendices.
  4. Benedicti Papæ XIV, Doctrina de Beatificatione et Canonizatione. Edit. Bruxelles, 1840, p. 139 et suiv.
  5. Oratio Virginii Jacoucci advocati consistorialis de sanctorum cœlitum honoribus decernendis Beatæ Joannæ de Arc in solemni consistorio habita. Rome, Imprimerie du Vatican. MDCCCCXX.
  6. Les cérémonies de la béatification et de la canonisation, Désclée et Cie éditeurs, petit in-8.
  7. Mgr Touchet, évêque d’Orléans. La Sainte de la Patrie, t. II, p. 562.