Le Cap Éternité/Chant III

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Le Cap ÉternitéLes Étoiles filantesTraductions d’HoraceÉdition du Devoir (p. 27-29).

LE DÉSESPOIR




Et le Chef m’apparut devant la vieille église.
Un haut panache blanc ornait sa tête grise.
Il s’approcha de moi, lent et majestueux.
Mes sens m’ont-ils trompé, dans cette affreuse veille ?
Non ! Il était bien là : je l’ai vu de mes yeux,
Et sa voix d’outre-tombe a frappé mon oreille :

— Moi non plus, ô vivant, je ne t’ai pas compris,
Mais je t’ai vu pleurer sur ma race, et je t’aime !
Ne tremble pas ! Qui donc es-tu, visage blême
Qui hantes la tempête où veillent les esprits ?

— Je suis un trépassé relégué dans la vie !
Ô fantôme bercé sur l’aile des grands vents,
Tu me comptes à tort au nombre des vivants.
Vieux chef dont les regrets prolongent l’agonie,
Roi des monts éternels et du grand fleuve noir,
Ô vieillard du passé, je suis le Désespoir !
Et ma pensée au fond du souvenir voltige…
Et le destin d’un peuple agonisant m’afflige…
Je suis un trépassé… Dans le bourdonnement
De la vie attardé, je trouve mon tourment ;
Mais parfois, sur ma lèvre où le sanglot expire,


Un effrayant sarcasme ose figer le rire.
Mon cœur m’a précédé dans l’éternelle nuit.
Partout sur cette terre où le remords me suit,
J’emporte en moi l’horreur des infernaux abîmes.

On dirait que Satan a honte de mes crimes
Ou que sa main fatale a retardé mon glas,
Car s’il a bien scruté la douleur que j’endure,
Et s’il connaît mon sort affreux, il ne peut pas
Dans l’enfer éternel accroître ma torture.

  Sois grand par la douleur et chante ton pays !

  La lune, en ce moment, émergeait d’un nuage.
Je m’étais relevé, le front haut, et je dis :
— Adieu ! mon vieux canot m’attend là sur la plage ;
La veilleuse du ciel éclaire mon départ…
Adieu, Tacouérima !… Chanter ? Il est trop tard !
J’ai désappris d’aimer, et tu veux que je chante !
Laisse mon désespoir errer dans l’épouvante :
Vainement ton courage a flagellé le mien.
Je n’aime plus personne et n’admire plus rien.
Comment donc célébrer, maintenant, ô Patrie,
Tes fleuves, tes martyrs et ta chevalerie !
Un tison rouge brûle où mon cœur palpitait ;
La source de mes vers épiques est tarie,
Et, sous mes doigts crispés, la lyre d’or se tait.


— Je hais la lâcheté, frère au visage blême ;
Mais je t’ai vu gémir sur ma race, et je t’aime,
Reprit Tacouérima ; sur mon grand fleuve noir,
Au pied des hauts rochers, puisque le sort t’entraîne,
J’appelle à ton secours deux bons esprits des soirs ;
N’affronte pas sans eux mon tragique domaine !
Contre tes souvenirs ils te protégeront ;
Toujours, à ton premier appel, ils accourront,
Depuis l’heure où le soir étend son voile sombre,
Jusqu’à l’heure où le jour embrase le levant…
— Et le chef Montagnais se fondit avec l’ombre.

Alors je confiai ces paroles au vent :
— Que la Mort te soit douce, ô vieillard magnanime !
Rentre en paix dans la nuit qui ne doit point finir ;
Que ton chagrin s’envole au souffle de l’abîme,
Et qu’un rêve éternel berce ton souvenir !