Le Capitaine Aréna/IIIc
EXCURSION AUX ÎLES ÉOLIENNES.
STROMBOLI.
Nous nous réveillâmes en face de Panaria. Toute la nuit le vent avait été contraire, et nos gens s’étaient relayés pour marcher à la rame ; mais nous n’avions pas fait grand chemin, et à peine étions-nous à dix lieues de Lipari. Comme la mer était parfaitement calme, je dis au capitaine de jeter l’ancre, de faire des provisions pour la journée, et surtout de ne pas oublier les homards ; puis nous descendîmes dans la chaloupe et, prenant Pietro et Philippe pour rameurs, nous leur ordonnâmes de nous conduire sur un des vingt ou trente petits îlots éparpillés entre Panaria et Stromboli. Après un quart d’heure de traversée nous abordâmes à Lisca-Bianca.
Jadin s’assit, déploya son parasol, fixa sa chambre claire, et se mit à faire un dessin général des îles. Quant à moi, je pris mon fusil, et, suivi de Pietro, je me mis en quête des aventures ; elles se bornèrent à la rencontre de deux oiseaux de mer de l’espèce des bécassines, que je tuai tous les deux ; c’était déjà plus que je n’espérais, l’îlot étant parfaitement inhabité et ne possédant pas une touffe d’herbe.
Pietro, qui était très familier avec tous ces rochers petits et grands, me conduisit ensuite à la seule chose curieuse qui existe dans l’île, c’est une source de gaz hydrogène sulfureux qui se dégage de la mer par bulles nombreuses : Pietro en recueillit une certaine quantité dans une bouteille dont il s’était muni à cet effet, et qu’il boucha hermétiquement, en me promettant de me faire voir, à notre retour sur le speronare, una curiosita.
Au bout d’une heure à peu près de station à Lisca-Bianca, nous vîmes le speronare qui se mettait en mouvement et se rapprochait de nous. Il arriva en face de notre île juste comme Jadin achevait son croquis ; de sorte que nous n’eûmes qu’à remonter dans la barque et ramer pendant cinq minutes pour nous retrouver à bord.
Le capitaine avait suivi mon injonction à la lettre : il avait fait une telle récolte de homards ou de langoustes qu’on ne savait où poser le pied, tant le pont en était encombré ; j’ordonnai de les réunir et de faire l’appel : il y en avait quarante.
Je grondai alors le capitaine, et je l’accusai de nous ruiner ; mais il me répondit qu’il prendrait pour lui ceux que je ne voudrais pas, attendu qu’il ne pouvait guère rien trouver à meilleur marché ; en effet, ses comptes rendus, il fut établi qu’il y en avait en tout pour la somme de douze francs : il avait acheté toute la pêche d’une barque en bloc et à deux sous la livre.
Notre excursion sur l’île de Lisca-Bianca nous avait donné un appétit féroce ; en conséquence, nous ordonnâmes à Giovanni de mettre dans une marmite les six plus grosses têtes de la société pour notre déjeuner et celui de l’équipage, puis nous fîmes monter six bouteilles de vin de la cantine, afin que rien ne manquât à la collation.
Au dessert Pietro nous gratifia de la tarentelle.
En voyant mes deux bécassines, le capitaine m’avait dénoncé l’île de Basiluzzo comme fourmillant de lapins ; or, comme il y avait longtemps que nous n’avions fait une chasse en règle, et que rien ne nous pressait autrement, il fut convenu que l’on jetterait l’ancre en face de l’île, et que nous y mettrions pied à terre pendant une couple d’heures.
Nous y arrivâmes vers les trois heures, et nous entrâmes dans une petite anse assez commode ; huit ou dix maisons couronnent le plateau de l’île, qui n’a pas plus de trois quarts de lieue de tour. Comme je ne voulais pas empiéter sur les plaisirs des propriétaires, j’envoyai Pietro leur demander s’ils voulaient bien me donner la permission de tuer quelques-uns de leurs lapins : ils me firent répondre que, bien loin de s’opposer à cette louable intention, plus j’en tuerais plus je leur ferais plaisir, attendu qu’encouragés par l’impunité, ces insolens maraudeurs mettaient au pillage le peu de légumes qu’ils cultivaient, et qu’ils ne pouvaient défendre contre eux, n’ayant pas de fusils.
Nous nous mîmes en chasse à l’instant même, et à peine eûmes-nous fait vingt pas que nous nous aperçûmes que le capitaine nous avait dit la vérité : les lapins nous partaient dans les jambes, et chaque lapin qui se levait en faisait lever deux ou trois autres dans sa fuite ; en moins d’une demi-heure nous en eûmes tué une douzaine. Malheureusement le sol était criblé de repaires, et à chaque coup de fusil nous en faisions terrer cinq ou six ; néanmoins, après deux heures de chasse, nous comptions dix-huit cadavres.
Nous en donnâmes douze aux habitans de l’île, et nous emportâmes les six autres au bâtiment.
Tout en arpentant l’île d’un bout à l’autre, nous avions aperçu quelques ruines antiques ; je m’en approchai, mais au premier coup d’œil je reconnus qu’elles étaient sans importance.
Nous avions perdu ou gagné deux heures, comme on voudra, de sorte que, quoiqu’une jolie brise de Sicile se fût levée quelque temps auparavant, il était probable que nous n’arriverions pas au port de Stromboli à temps pour descendre à terre ; nous n’en déployâmes pas moins toutes nos voiles pour n’avoir rien à nous reprocher, et nous fîmes près de six lieues en deux heures ; mais tout à coup le vent du midi tomba pour faire place au gréco, et nos voiles nous devenant dès lors plutôt nuisibles que profitables, nous marchâmes de nouveau à la rame.
À mesure que nous approchions, Stromboli nous apparaissait plus distinct, et à travers cet air limpide du soir nous apercevions chaque détail : c’est une montagne ayant exactement la forme d’une meule de foin, avec un sommet surmonté d’une arête : c’est de ce sommet que s’échappe la fumée, et, de quart d’heure en quart d’heure, la flamme ; dans la journée cette flamme a l’air de ne pas exister, perdue qu’elle est dans la lumière du soleil ; mais lorsque vient le soir, lorsque l’Orient commence à brunir, cette flamme devient visible, et on la voit s’élancer au milieu de la fumée qu’elle colore, et retomber en gerbes de lave.
Vers sept heures du soir, nous atteignîmes Stromboli ; malheureusement le port est au levant, et nous venions, nous, de l’occident ; de sorte qu’il nous fallut longer toute l’île où, par un talus rapide, la lave descend dans la mer. Sur une largeur de vingt pas au sommet et de cent cinquante pas à sa base, la montagne, sur ce point, est couverte de cendre, et toute végétation est brûlée.
Le capitaine avait prédit juste : nous arrivâmes une demi-heure après la fermeture du port ; tout ce que nous pûmes dire pour nous le faire ouvrir fut de l’éloquence perdue.
Cependant toute la population de Stromboli était accourue sur le rivage. Notre speronare était un habitué du port, et nos matelots étaient fort connus dans l’île : chaque automne ils y font quatre ou cinq voyages pour y charger de la passoline ; joignez à cela seulement deux ou trois autres voyages dans l’année, et c’est plus qu’il n’en faut pour établit des relations de toute nature.
Depuis que nous étions à portée de la voix, il s’était établi entre nos gens et les Stromboliotes une foule de dialogues particuliers coupés de demandes et réponses auxquelles, vu le patois dans lequel elles étaient faites, il nous était impossible de rien comprendre ; seulement il était évident que ce dialogue était tout amical. Pietro paraissait même avoir des intérêts plus tendres encore à démêler avec une jeune fille qui ne nous paraissait nullement préoccupée de cacher les sentimens pleins de bienveillance qu’elle paraissait avoir pour lui. Enfin le dialogue s’anima au point que Pietro commença à se balancer sur une jambe, puis sur l’autre, fit deux ou trois petits bonds préparatoires, et sur la ritournelle chantée par Antonio, commença de danser la tarentelle. La jeune Stromboliote ne voulut pas être en reste de politesse et se mit à se trémousser de son côté ; et cette gigue à distance dura jusqu’à ce que les deux danseurs tombassent rendus de fatigue, l’un sur le pont, l’autre sur le rivage.
C’était le moment que j’attendais pour demander au capitaine où il comptait nous faire passer la nuit ; il nous répondit qu’il était à notre disposition, et que nous n’avions qu’à ordonner. Je le priai alors d’aller nous jeter l’ancre en face du volcan, afin que nous ne perdissions rien de ses évolutions nocturnes. Le capitaine dit un mot ; chacun interrompit sa conversation et courut aux rames. Dix minutes après nous étions ancrés à soixante pas en avant de la face septentrionale de la montagne.
C’était dans Stromboli qu’Éole tenait enchaînés luctantes ventos tempestatesque sonoras. Sans doute, au temps du chantre d’Énée, et quand Stromboli s’appelait Strongyle, l’île n’était pas encore connue pour ce qu’elle est, et elle préparait dans ses profondeurs ces bouillantes et périodiques éjaculations qui en font le volcan le plus poli de la terre. En effet, avec Stromboli on sait à quoi s’en tenir : ce n’est point comme avec le Vésuve ou l’Etna, qui font attendre au voyageur une pauvre petite irruption quelquefois trois, quelquefois cinq, quelquefois dix ans. On me dira que cela tient sans doute à la hiérarchie qu’ils occupent parmi les montagnes ignivomes, hiérarchie qui leur permet de faire de l’aristocratie tout à leur aise : c’est vrai ; mais il ne faut pas moins en savoir gré à Stromboli de ne s’être pas abusé un instant sur sa position sociale, et d’avoir compris qu’il n’était qu’un volcan de poche auquel on ne ferait pas même attention s’il se donnait le ridicule de prendre de grands airs. À défaut de la qualité, Stromboli se retire donc sur la quantité.
Aussi ne nous fit-il pas attendre. À peine étions-nous depuis cinq minutes en expectative, qu’un grondement sourd se fit entendre, qu’une détonation pareille à une vingtaine de pièces d’artillerie qui éclateraient à la fois lui succéda, et qu’une longue gerbe de flammes s’élança dans les airs et redescendit en pluie de lave ; une partie de cette pluie retomba dans le cratère même du volcan, tandis que l’autre, roulant sur le talus, se précipita comme un ruisseau de flammes, et vint s’éteindre en frémissant dans la mer. Dix minutes après le même phénomène se renouvela, et ainsi de dix minutes en dix minutes pendant toute la nuit.
J’avoue que cette nuit est une des plus curieuses que j’aie passées de ma vie ; nous ne pouvions nous arracher, Jadin et moi, à ce terrible et magnifique spectacle. Il y avait des détonations telles que l’air en semblait tout ému, et que l’on croyait voir trembler l’île comme un enfant effrayé : il n’y avait que Milord que ce feu d’artifice mettait dans un état d’exaltation impossible à décrire ; il voulait à tout moment sauter à l’eau pour aller dévorer cette lave ardente, qui retombait quelquefois à dix pas de nous pareille à un météore qui se précipiterait dans la mer.
Quant à notre équipage, habitué qu’il était à ce spectacle, il nous avait demandé si nous avions besoin de quelque chose ; puis, sur notre réponse négative, il s’était retiré dans l’entrepont sans que les éclairs qui illuminaient l’air, ni les détonations qui l’ébranlaient eussent l’influence de le distraire de son sommeil.
Nous restâmes ainsi jusqu’à deux heures du matin ; enfin, écrasés de fatigue et de sommeil, nous nous décidâmes à rentrer dans notre cabine. Quant à Milord, rien ne put le déterminer à en faire autant que nous, et il resta toute la nuit sur le pont à rugir et à aboyer contre le volcan.
Le lendemain, au premier mouvement du speronare, nous nous réveillâmes. Avec le retour de la lumière, la montagne avait perdu toute sa fantasmagorie.
On entendait toujours les détonations ; mais la flamme avait cessé d’être visible ; et cette lave, ruisseau ardent la nuit, se confondait pendant le jour avec la cendre rougeâtre sur laquelle elle roulait.
Dix minutes après nous étions de nouveau en face du port. Cette fois on ne nous fit aucune difficulté pour l’entrée. Pietro et Giovanni descendirent avec nous ; ils voulaient nous accompagner dans notre ascension.
Nous entrâmes, non pas dans une auberge (il n’y en a pas à Stromboli), mais dans une maison dont les propriétaires étaient un peu parens de notre capitaine. Comme il n’eut pas été prudent de nous mettre en route a jeun, Giovanni demanda à nos hôtes la permission de nous faire à déjeuner chez eux tandis que Pietro irait chercher des guides, cette permission non-seulement nous fut accordée avec beaucoup de grâce, mais encore notre hôte sortit aussitôt et revint un instant après avec le plus beau raisin et les plus belles figues d’Inde qu’il avait pu trouver.
Comme nous achevions de déjeuner, Pietro arriva avec deux Stromboliotes qui consentaient, moyennant une demi-piastre chacun, de nous servir de guides. Il était déjà près de huit heures du matin : pour sauver au moins notre ascension de la trop grande chaleur, nous nous mîmes à l’instant même en route.
La cime de Stromboli n’est qu’à douze ou quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer ; mais son inclinaison est tellement rapide qu’on ne peut point monter d’une manière directe, et qu’il faut zigzaguer éternellement. D’abord, et en sortant du village, le chemin fut assez facile ; il s’élevait au milieu de ces vignes chargées de raisins qui font tout le commerce de l’île, et auxquelles les grappes pendaient en si grande quantité que chacun en prenait à son plaisir sans en demander en rien la permission au propriétaire ; mais une fois sortis de la région des vignes, nous ne trouvâmes plus de chemins, et il nous fallut marcher à l’aventure, cherchant le terrain le meilleur et les pentes les moins inclinées. Malgré toutes ces précautions, il arriva un moment où nous fûmes obligés de monter à quatre pattes : ce n’était encore rien que de monter ; mais cet endroit franchi, j’avoue qu’en me retournant et en le voyant incliné presque à pic sur la mer, je demandais avec terreur comment nous ferions pour redescendre ; nos guides alors dirent que nous descendrions par un autre chemin : cela me tranquillisa un peu. Ceux qui ont le malheur d’avoir comme moi des vertiges dès qu’ils voient le vide sous leurs pieds comprendront ma question et surtout l’importance que j’y attachais.
Ce casse-cou franchi, pendant un quart d’heure à peu près la montée devint plus facile ; mais bientôt nous arrivâmes à un endroit qui au premier abord me parut infranchissable : c’était une arête parfaitement aiguë qui formait l’orifice du premier volcan, et qui, d’une part, se découpait à pic sur le cratère, et de l’autre descendait par une pente tellement rapide jusqu’à la mer, qu’il me semblait que si d’un côté je devais tomber d’aplomb, de l’autre côté je ne pouvais manquer de rouler du haut jusqu’en bas. Jadin lui-même, qui ordinairement grimpait comme un chamois sans jamais s’inquiéter de la difficulté du terrain, s’arrêta court en arrivant à ce passage, et demanda s’il n’y avait pas moyen de l’éviter. Comme on le pense bien, c’était impossible.
Il fallut en prendre notre parti. Heureusement la pente dont j’ai parlé se composait de cendres dans lesquelles on enfonçait jusqu’aux genoux, et qui, par leur friabilité même, offraient une espèce de résistance. Nous commençâmes donc à nous hasarder sur ce chemin, où un danseur de corde eût demandé son balancier, et, grâce à l’aide de nos matelots et de nos guides, nous le franchîmes sans accident. En nous retournant nous vîmes Milord qui était resté de l’autre côté, non pas qu’il eût peur des vertiges ni qu’il craignit de rouler ou dans le volcan ou dans la mer ; mais il avait mis la patte dans la cendre, et il l’avait trouvée d’une température assez élevée pour y regarder à deux fois ; enfin, lorsqu’il vit que nous continuions d’aller en avant, il prit son parti, traversa le passage au galop, et nous rejoignit visiblement inquiet de ce qui allait se passer après un pareil début.
Les choses se passèrent mieux, pour le moment du moins, que nous ne nous y attendions : nous n’avions plus qu’à descendre par une pente assez douce, et nous parvînmes, après dix minutes de marche à peu près, sur une plate-forme qui domine le volcan actuel. Arrivés sur ce point, nous assistions à toutes ses évolutions ; et quelque envie qu’il en eût, il n’y avait plus moyen à lui d’avoir des secrets pour nous.
Le cratère de Stromboli a la forme d’un vaste entonnoir, au fond et au milieu duquel est une ouverture par laquelle entrerait un homme à peu près, et qui communique avec le foyer intérieur de la montagne ; c’est cette ouverture qui, pareille à la bouche d’un canon, lance une nuée de projectiles qui, en retombant dans le cratère, entraînent avec eux sur sa pente inclinée des pierres, des cendres et de la lave, les quelles, roulant vers le fond, bouchent cet entonnoir. Alors le volcan semble rassembler ses forces pendant quelques minutes, comprimé qu’il est par la clôture de sa soupape ; mais au bout d’un instant sa fumée tremble comme haletante ; on entend un mugissement sourd courir dans les flancs creux de la montagne ; enfin la canonnade éclate de nouveau, lançant à deux cents pieds au-dessus du sommet le plus élevé de nouvelles pierres et de nouvelles laves qui, en retombant et en refermant l’orifice du passage, préparent une nouvelle irruption.
Vu d’où nous étions, c’est-à-dire de haut en bas, ce spectacle est superbe et effrayant ; à chaque convulsion intérieure qu’éprouve la montagne, on la sent frémir sous soi, et il semble qu’elle va s’entr’ouvrir ; puis vient l’explosion, pareille à un arbre gigantesque de flamme et de fumée qui secoue ses feuilles de lave.
Pendant que nous examinions ce spectacle, le vent changea tout à coup : nous nous en aperçûmes à la fumée du cratère, qui, au lieu de continuer à s’éloigner de nous comme elle avait fait jusqu’alors, plia sur elle-même comme une colonne qui faiblit, et, se dirigeant de notre côté, nous enveloppa de ses tourbillons avant que nous eussions eu le temps de les éviter ; en même temps la pluie de lave et de pierres, cédant à la même influence, tomba tout autour de nous : nous risquions d’être à la fois étouffés par la fumée, et tués ou brûlés par les projectiles. Nous fîmes donc une retraite précipitée vers un autre plateau, moins élevé d’une centaine de pieds et plus rapproché du volcan, à l’exception de Pietro, qui resta un moment en arrière, alluma sa pipe à un morceau de lave, et, après cette fanfaronnade toute française, vint nous rejoindre tranquillement.
Quant à Milord, il fallut le retenir par la peau du cou, attendu qu’il voulait se jeter sur cette lave ardente, comme il avait l’habitude de le faire sur les fusées, les marrons et autres pièces d’artifice.
Notre retraite opérée, nous nous trouvâmes mieux encore dans cette seconde position que dans la première : nous étions rapprochés de l’orifice du cratère, qui n’était plus distant de nous que d’une vingtaine de pas et que nous dominions de cinquante pieds à peine. D’où nous étions parvenus, nous pouvions distinguer plus facilement encore le travail incessant de cette grande machine, et voir la flamme en sortir presque incessamment. La nuit, ce spectacle doit être quelque chose de splendide.
Il était plus de deux heures quand nous songeâmes à partir ; il est vrai que nos gens nous avaient dit qu’il ne nous faudrait pas plus de trois quarts d’heure pour regagner le village. J’avoue que je n’étais pas sans inquiétude sur la façon dont s’exécuterait cette course si rapide ; je sais que presque toujours on descend plus vite qu’on ne monte, mais je sais aussi, et par expérience, que presque toujours la descente est plus dangereuse que la montée. Or, à moins que de rencontrer sur notre chemin des passages tout à fait impraticables, je ne comprenais rien de pire que ce que nous avions vu en venant.
Nous fûmes bientôt tirés, d’embarras. Après un quart d’heure de marche sous un soleil dévorant, nous arrivâmes à cette grande nappe de cendres que nous avions déjà traversée à son sommet, et qui descendait jusqu’à la mer car une inclinaison tellement rapide qu’il n’y avait que la friabilité du terrain même qui pût nous soutenir. Il n’y avait pas à reculer, il fallait s’en aller par là ou par le chemin que nous avions pris en venant. Nous nous aventurâmes sur cette mer de cendres. Outre sa position presque verticale, qui m’avait frappé d’abord, exposée tous les jours au soleil depuis neuf heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, elle était bouillante.
Nous nous y élançâmes en courant ; Milord nous précédait, ne marchant que par bonds et par sauts, ce qui donnait à son allure une apparence de gaieté qui faisait plaisir à voir. Je fis remarquer à Jadin que de nous tous c’était Milord qui paraissait le plus content, lorsque tout à coup nous avisâmes la véritable cause de cette apparente allégresse ; la malheureuse bête, plongée jusqu’au cou dans cette cendre bouillante, cuisait comme une châtaigne. Nous l’appelâmes ; il s’arrêta bondissant sur place : en un instant nous fûmes à lui, et Jadin le prit dans ses bras.
Le malheureux animal était dans un état déplorable : il avait les yeux sanglants, la gueule ouverte, la langue pendante ; tout son corps, chauffé au vif, était devenu rose-tendre ; il haletait à croire qu’il allait devenir enragé.
Nous-mêmes étions écrasés de fatigue et de chaleur ; nous avisâmes un rocher qui surplombait et qui jetait un peu d’ombre sur ce tapis de feu. Nous gagnâmes son abri, tandis qu’un de nos guides allait à une fontaine, qu’il prétendait être dans les environs, nous chercher un peu d’eau dans une tasse en cuir.
Au bout d’un quart d’heure nous le vîmes revenir : il avait trouvé la fontaine à peu près tarie ; il avait cependant, moitié sable moitié eau, rempli notre tasse. Pendant sa course, le sable s’était précipité ; de sorte qu’en arrivant le liquide était potable. Nous bûmes l’eau, Jadin et moi ; Milord mangea la boue.
Après une halte d’une demi-heure, nous nous remîmes en route toujours courant, car nos guides étaient aussi pressés que nous d’arriver de l’autre côté de ce désert de cendres. Nos matelots surtout, qui marchaient nu-pieds, avaient les jambes excoriées jusqu’aux genoux.
Nous parvînmes enfin à l’extrémité de ce nouveau lac de Sodome, et nous nous retrouvâmes dans une oasis de vignes, de grenadiers et d’oliviers. Nous n’eûmes pas le courage d’aller plus loin. Nous nous couchâmes dans l’herbe, et nos guides nous apportèrent une brassée de raisins, et plein un chapeau de figues d’Inde.
C’était à merveille pour nous ; mais il n’y avait pas dans tout cela la moindre goutte d’eau à boire pour notre pauvre Milord, lorsque nous nous aperçûmes qu’il dévorait la pelure des figues et le reste des grappes de raisin. Nous lui fîmes alors part de notre repas, et, pour la première et la dernière fois de sa vie probablement, il dîna moitié figues moitié raisin.
J’ai eu souvent envie de me mettre à la place de Milord, et d’écrire ses mémoires comme Hoffmann a écrit ceux du chat Moar ; je suis convaincu qu’il y aurait eu, vus du point de vue canin (je demande pardon à l’Académie du mot), des aperçus extrêmement nouveaux sur les peuples qu’il a visités et les pays qu’il a parcourus.
Un quart d’heure après cette halte nous étions au village, consignant sur nos tablettes cette observation judicieuse, que les volcans se suivent et ne se ressemblent pas : nous avions manqué geler en montant sur l’Etna, nous avions pensé rôtir en descendant du Stromboli.
Aussi étendîmes-nous, Jadin et moi, la main vers la montagne, et jurâmes-nous, au mépris du Vésuve, que Stromboli était le dernier volcan avec lequel nous ferions connaissance.
Outre les métiers de vigneron et de marchand de raisins secs qui sont les deux principales industries de l’île, les Stromboliotes font aussi d’excellens marins. Ce fut sans doute grâce à cette qualité que l’on fit de leur île la succursale de Lipari et le magasin où le roi Éole renfermait ses vents et ses tempêtes. Au reste, ces dispositions nautiques n’avaient point échappé aux Anglais, qui, lors de leur occupation de la Sicile, recrutaient tous les ans dans l’archipel lipariote trois ou quatre cents matelots.