Le Capitaine Aréna/V
UNE TROMBE.
— À table ! dit Jadin en reparaissant sur le pont une langouste d’une main, un plat de pommes de terre de l’autre, et une bouteille de vin de Syracuse sous chaque bras. Mais ce jour-là Jadin mangea seul ; le capitaine était triste, et il était facile de voir que sa tristesse venait des souvenirs que j’avais éveillés en lui par ma proposition d’aller au cap Blanc. Quant à moi, j’étais préoccupé du récit de Pietro, dans lequel je cherchais la réalité sous la teinte trompeuse dont il l’avait recouverte. Du reste, les obscurités jetées sur certaines parties, obscurités que l’esprit superstitieux du narrateur, au lieu d’éclaircir, épaississait à chaque question nouvelle, la difficulté que j’éprouvais même parfois à comprendre le patois dans lequel le récit m’était fait, tout concourait à transporter les individus, qui s’agitaient dans ce drame simple, sut une scène immense, et, dans ce cadre gigantesque, des ombres poétiques qui paraîtraient d’une forme insolite et d’une couleur étrange au milieu de notre civilisation. J’éprouvais, du reste, un charme extrême à voir, aux mêmes lieux qu’habitaient autrefois les croyances profanes, errer aujourd’hui, comme des ombres du moyen âge, les superstitions chrétiennes qui, exilées de nos villes et de nos villages, se réfugient sur l’Océan et enveloppent d’une même atmosphère le vaisseau du matelot breton qui vogue vers le Nouveau-Monde, et la barque du marinier de la Méditerranée qui rame vers l’Ancien. Je tenterai donc de faire partager à mes lecteurs les sensations que j’ai éprouvées sans les rationaliser pour eux plus que je ne suis parvenu à le faire pour moi ; afin que, blasés comme ils le sont et comme je l’étais sur ces faits positifs de la politique et sur les découvertes exactes de la science, ils respirent comme moi le souffle de cette atmosphère nouvelle, au milieu de laquelle les hommes et les choses perdent leurs contours secs et arrêtés pour nous apparaître avec le vague, la mélancolie et le charme que répandent sur eux la distance, la vapeur et la nuit.
On comprendra donc facilement qu’aussitôt, et même avant la fin du dîner, je me levai et fis signe à Pietro de me suivre. Nous allâmes nous asseoir à l’avant du bâtiment et, tendant la main vers l’horizon, je lui montrai sur les côtes de la Calabre Palma, qui se dorait aux derniers rayons du soleil.
— Oui, oui, me dit-il, je vous comprends, et je n’ai même rien mangé de peur que mon dîner ne m’étouffe en vous racontant ce qui me reste à vous dire, parce que c’est le plus triste, voyez-vous.
— Vous en étiez à l’évanouissement du capitaine.
— Oh ! il ne fut pas long, la fraîcheur de la nuit le fit bientôt revenir. Nous arrivâmes sur les quatre heures au village ; le même matin, Antonio se confessa ; huit jours après, il fit dire une messe, et au bout d’un an, comme je vous l’ai raconté, il épousa sa cousine Francesca.
— N’avait-il pas revu Giulia pendant cet Intervalle ?
— Non, mais il avait souvent entendu parler d’elle. Depuis l’aventure du coup de couteau, elle était devenue encore plus errante et plus solitaire qu’auparavant ; et on disait qu’elle aimait le capitaine : vous jugez bien l’effet que ça lui fit quand il la rencontra près du lac, et qu’il n’est pas étonnant qu’il soit revenu de son entrevue avec elle si pâle et si effaré.
Il faut vous dire qu’au moment de se marier, le capitaine allait faire un petit voyage ; nous devions transporter à Lipari une cargaison d’huile de Calabre, et le capitaine avait retardé sa traversée afin de pouvoir charger en repassant de la passoline à Sromboli ; de cette manière il n’y avait rien de perdu, ni allée ni retour, et il avait profité du moment qu’il avait à lui pour se marier avec sa cousine qu’il aimait depuis long-temps.
Trois ou quatre jours après sa rencontre avec Giulia, il me fit venir.
— Tiens, Pietro, me dit-il, va-t-en a Palma à ma place, tu t’entendras avec monsieur Piglia sur le jour où l’huile sera envoyée à San-Giovanni, où il est convenu que nous l’irons prendre. Tu comprends pourquoi je n’y vas pas moi-même.
— C’est bon, c’est bon, capitaine, répondis-je, j’entends : la sorcière, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Eh bien ! soyez tranquille, la chose sera faite en conscience. En effet, le lendemain je pris la barque ; je dis à mon frère et à Nunzio de m’accompagner, et nous partîmes. Arrivé à Palma, je les laissai à bord et je montai chez monsieur Piglia. Oh ! avec lui les arrangemens sont bientôt faits ; c’est un homme fidèle et sûr, monsieur Piglia. Au bout de cinq minutes tout était fini, et j’aurais pu revenir s’il ne m’avait pas gardé à dîner. Il est comme ça, lui, riche à millions, mais pas fier ; il fait mettre un matelot à sa table, et il trinque avec lui. Dame, nous avions trinqué pas mal. Tout à coup, j’entends sonner neuf heures à la pendule ; ça me rappelle que les autres m’attendent. — Eh bien ! dis-je, c’est convenu, monsieur Piglia ; d’aujourd’hui en huit jours l’huile sera à San-Giovanni. — Oh ! mon Dieu, vous pouvez l’aller prendre, qu’il me répond. — Alors, je me lève, je salue la société, je m’en vas.
Il faisait nuit noire tout à fait ; mais je connaissais mon chemin comme ma poche. Je pris une petite pente qui conduisait droit à la mer, et je me mis en route en sifflant. Tout à coup j’aperçois devant moi quelque chose de blanc, qui était assis sur un rocher ; je m’arrête, ça se lève ; je continue mon chemin, ça se met en travers de ma route. Oh ! oh ! que je dis, il y a du louche là-dedans ; les demoiselles qui se promènent à cette heure-ci ne sont pas sorties pour aller à confesse. C’est drôle au moins, moi, Pietro, qui n’ai pas peur d’un homme, ni de deux nommes, ni de dix hommes, voilà que je sens mes jambes qui tremblent, et puis une sueur froide qui me prend à la racine des cheveux, que j’en frissonne encore. C’est égal, je vas toujours. — Vous devinez que c’était la sorcière, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Eh bien ! elle ne bougeait pas plus qu’une borne ; mais ce n’est pas là l’étonnant ; c’est qu’en arrivant près d’elle : — Pietro, qu’elle me dit — elle savait mon nom, comprenez-vous ? — Eh bien ! oui, Pietro, que je réponds, après ?...
— Pietro, répéta-t-elle, tu fais partie de l’équipage du capitaine Aréna.
— Pardieu ! belle malice ! C’est connu, ça ; si vous n’avez pas autre chose à m’apprendre, ce n’est pas la peine de m’arrêter.
— Tu l’aimes.
— Oh ! ça, comme un frère.
— Eh bien ! dis-lui de ne faire aucun voyage pendant cette lune-ci ; c’est tout. Ce voyage lui serait fatal, à lui et à ses compagnons.
— Bah ! vous croyez ?
— J’en suis sûre.
— Eh bien ! je lui dirai ça.
— Tu me le promets ?
— Ma parole !
— C’est bien, passe.
Alors elle se dérangea ; je me fis mince pour ne pas la toucher ; je continuai ma route pendant vingt pas, pas plus vite les uns que les autres, pour ne pas avoir l’air d’avoir peur ; mais, au premier tournant, je pris mes jambes à mon cou ; et je détale un peu vite, allez, quand je m’y mets.
— Oui, oui ; je connais vos moyens. La barque m’attendait. Quand Nunzio et mon frère me virent arriver tout essoufflé, ils se doutèrent bien qu’il y avait quelque chose ; alors ils me prirent chacun par un bras pour m’aider à monter plus vite, et ils se mirent à ramer comme s’ils faisaient la pêche de l’espadon. Ça n’aurait pas pu durer long-temps comme cela ; mais une fois hors de la crique le vent s’éleva, nous hissâmes la voile, et nous arrivâmes vivement au village. J’avais envie d’aller éveiller le capitaine tout de suite, mais je pensai que le lendemain matin il serait temps. D’ailleurs je ne voulais rien dire devant sa femme. Le lendemain j’allai le trouver et je lui contai l’affaire.
— Elle m’a déjà dit la même chose, me répondit-il.
— Eh bien ! est-ce que vous n’attendrez pas l’autre lune, capitaine ?
— Impossible. On commence déjà à faire sécher la passoline, et si nous attendions plus long-temps nous arriverions derrière les autres, ce qui fait que nous aurions plus mauvais et plus cher.
— Dame, c’est à vous de voir.
— C’est tout vu. Tu dis que samedi prochain les huiles seront à San-Giovanni, n’est-ce pas ?
— Samedi prochain.
— Eh bien ! samedi prochain nous chargerons, et lundi à la voile.
— C’est bien, capitaine.
Je ne fis pas d’autres observations : je savais qu’une fois qu’il avait arrêté une chose dans sa tête, il n’y avait ni dieu ni diable qui pût le faire changer de résolution ; aussi il ne fut plus ouvert la bouche de la chose : le samedi à cinq heures du matin nous allâmes charger à San-Giovanni. À huit heures du soir les cinquante barriques d’huile étaient à bord, et à minuit nous étions de retour à la Pace. Le capitaine trouva sa femme en larmes, il lui demanda pourquoi elle pleurait, et alors elle lui raconta qu’au jour tombant elle était montée dans le jardin pour aller cueillir des figues d’Inde : le temps d’en ramasser plein son tablier et la nuit était tombée ; en revenant, elle avait rencontré sur la route une femme enveloppée d’un grand voile de laine blanche, et cette femme lui avait dit que si son mari partait avant la nouvelle lune il lui arriverait malheur.
— C’était toujours Giulia ? demandai-je.
— Vous jugez, pauvre femme ! l’état où elle était. Le capitaine la tranquillisa tant bien que mal, car il n’était pas trop rassuré lui-même ; et au fait il n’y avait pas de quoi l’être. Mais Francesca eut beau dire et beau faire, Antonio ne voulut entendre à rien : le bâtiment était chargé, le prix était fait, le jour arrêté, c’était fini , tout ce qu’elle put obtenir c’est qu’il entendrait avec elle le lendemain une messe qu’elle avait été commander à l’église des Jésuites à l’intention de son heureux voyage.
Le lendemain, qui était un dimanche, ils allèrent tous les deux à l’église, la messe était pour huit heures : quelques minutes avant qu’elles ne sonnassent ils étaient arrivés ; ils se mirent à genoux et commencèrent à dire leurs prières. Lorsqu’ils eurent fini, ils levèrent la tête, et au milieu du chœur ils virent une bière couverte d’un drap noir avec des cierges tout autour : un enfant de chœur vint les allumer, et Antonio lui demanda quelle était la messe qu’on allait dire. L’enfant de chœur répondit que c’était celle commandée par la femme du capitaine, et, comme en ce moment le prêtre montait à l’autel, il ne lui fit pas d’autre question. Au même instant la messe commença.
Aux premières paroles que prononça le prêtre le capitaine et sa femme se regardèrent en pâlissant. Cependant tous deux se remirent à prier ; mais lorsque les chantres entonnèrent le De profundis, la pauvre Francesca ne put résister plus long-temps à sa terreur, elle jeta un cri et s’évanouit. Ce cri était si douloureux que le prêtre descendit de l’autel et s’approcha de celle qui l’avait poussé.
— Mais, dit le capitaine d’une voix altérée, quelle diable de messe nous chantez-vous là ?
— L’office des morts, répondit le prêtre.
— Qui vous l’a commandé ?
— Francesca.
— Moi ! un office des morts ! s’écria la pauvre femme. Oh ! non, non ! Je vous ai commandé une messe de bon retour, et non un service funèbre.
— Alors j’ai mal compris, et je me suis trompé, répondit le prêtre.
— Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! s’écria Francesca.
— Que la volonté de Dieu soit faite, dit avec résignation le capitaine.
Le surlendemain nous partîmes.
Jamais nous n’avions eu un plus beau temps pour appareiller. Nous passâmes devant le Phare fiers comme si nous avions eu des ailes. Le capitaine avait l’air aussi tranquille que s’il n’avait rien eu au fond du cœur. Mais moi, qui savais la chose, je le vis, quand nous eûmes doublé la tour, jeter deux ou trois coups d’œil du côté de Palma. Enfin il demanda sa lunette, on la lui apporta, il regarda longtemps le rivage, et, sans dire un mot, il me passa l’instrument. Je regardai après lui, et, malgré la distance, je vis Giulia aussi distinctement que je vous vois : elle était assise sur le haut d’un rocher dont la base trempait dans la mer, regardant le bâtiment, et de temps en temps s’essuyant les yeux avec un mouchoir.
— C’est bien elle, dis-je en rendant la longe-vue au capitaine.
~ Oui, je l’ai reconnue.
— Est-ce qu’elle va rester longtemps là ? c’est qu’elle m’offusque.
— Crois-tu véritablement qu’elle soit sorcière
— Si elle l’est, capitaine ! j’en mettrais ma main au feu !
— Cependant elle ne m’a jamais fait de mal ; au contraire, sans elle...
— Après ?
— Eh bien ! sans elle, je ne naviguerais plus aujourd’hui. Elle ne peut me vouloir du mal, car, lorsque je l’ai vue au bord du lac, elle ne menaçait pas, elle priait, elle pleurait.
— Pardieu ! si ce n’est que cela, elle pleure encore, on le voit bien.
Le capitaine reporta la lunette à son œil, regarda plus attentivement encore que la première fois ; puis, poussant un soupir, il renfonça sa lunette avec la paume de sa main, et passant son bras sous le mien : — Allons faire un tour sur l’avant, me dit-il.
— Volontiers, capitaine.
L’équipage n’avait jamais été plus gai ; on riait, on racontait des histoires ; et puis, voyez-vous, quand nous allons dans les lies, c’est une fête ; nous y avons des connaissances, comme vous avez pu voir, de sorte que chacun parlait de sa chacune, et il ne faut pas demander si on riait. Aussitôt qu’ils m’aperçurent : — Allons, Pietro, la tarentelle. — Oh ! je ne suis pas en train de danser, que je leur réponds.
— Bah ! nous le ferons bien danser malgré loi, dit mon pauvre frère. Oh! un bon garçon, voyez-vous, dix ans de moins que moi ; je l’aimais comme mon enfant. Alors il se met a siffler, les autres à chanter, et moi, ma foi, je sens la plante des pieds qui me démange ; je commence à danser d’une jambe, puis de l’autre, et me voilà parti. Vous savez, quand je m’y mets, ce n’est pas pour un peu : ils allaient toujours, et moi aussi ; au bout d’une demi-heure je tombe sur mon derrière, j’étais rendu. — Ah ! je dis, un verre du muscat, ça ne fera pas de mal. On me passe la bouteille. — À la santé du capitaine et de son heureux voyage ! Où est-il donc, le capitaine ? — À l’arrière, médit Nunzio. — Eh ! qu’est-ce que tu fais là, pilote ? — Tu vois bien, je me croise les bras ; le capitaine s’est chargé du gouvernail. — Ah ! ah! Sur ce, je me lève, et je vas le rejoindre. Il avait une main sur le timon et il tenait sa lorgnette de l’autre. La nuit commençait à tomber.
— Eh bien ! capitaine ?
— Elle y est toujours.
Je mis ma main sur mes yeux, je vis un petit point blanc, pas autre chose.
— C’est drôle, que je dis au capitaine, je crois que vous vous trompez, ce n’est pas une femme ça, c’est trop petit, ça m’a l’air d’une mouette.
— C’est la distance.
— Oh ! j’ai de bons yeux, je n’ai pas besoin de longue vue, moi... je m’en tiens à ce que j’ai dit, moi... c’est une mouette.
— Tu te trompes.
— Eh ! tenez, la preuve, c’est que la voilà qui s’envole. Le capitaine jeta un cri et s’élança sur le bastingage. — Eh bien ! dis-je en le retenant par le fond de sa culotte, qu’est-ce que vous allez donc faire ?
— C’est juste, elle aurait le temps de se noyer dix fois avant que j’arrivasse. Et il retomba plutôt qu’il ne redescendit.
— Comment ?
— Elle s’est jetée à la mer.
— Bah !
— Regarde.
Je pris sa lorgnette : inutile, il n’y avait plus rien.
— Eh bien ! dis je au capitaine, que voulez-vous ! voilà. Il se désolait. Allons, soyez un homme, et que les autres ne s’aperçoivent pas de cela.
— Va les trouver et dis à Nunzio qu’il peut dormir cette nuit, je resterai au gouvernail. Il me tendit la main, je la pris et je la serrai. — Au bout du compte, lui dis-je, ce n’est qu’une sorcière de moins.
— Est-ce que tu crois qu’elle était sorcière ? répéta-t-il.
— Dame ! capitaine, vous savez mon opinion là-dessus, voilà trois fois que je vous le dis.
— C’est bien, laisse-moi. Je lui obéis.
— Vous pouvez vous coucher tous, leur dis-je, le capitaine veillera.
Ça faisait l’affaire de tout le monde, de sorte qu’il n’y eut pas de contestation. Le lendemain on se réveilla à Lipari ; quant au capitaine, il n’avait pas fermé l’œil.
Nous y restâmes trois jours, non pas à décharger l’huile, ça fut fini en vingt-quatre heures, mais à faire la noce ; puis après ça nous partîmes pour Stromboli légers comme lièges. Là nous chargeâmes, comme ça avait été dit, la valeur d’un millier de livres de passoline ; non pas que nous eussions assez d’argent pour payer ça comptant, mais le capitaine avait bon crédit et il était sûr de s’en défaire avantageusement rien qu’à Mélazzo ; il en avait déjà près de deux cents livres placées d’avance. Alors, vous concevez, au lieu de revenir de Stromboli à Messine, on manœuvra sur le cap Blanc. Voilà que nous arrivons à la chose ; voyez-vous, je l’ai retardée tant que j’ai pu, mais ici il n’y a plus à s’en dédire : faut marcher !
— Un verre de rhum, Pietro !
— Non, merci. C’était en plein jour, à midi, il faisait un magnifique, soleil de la fin de septembre ; le temps à la bonace, un petit courant d’air, voilà tout. Le capitaine fumait ; le frère de Philippe, vous savez, le chanteur, il jouait à la morra avec mon pauvre frère Baptiste. Moi, j’étais de cuisine. Je mets par hasard le nez hors de la cantine : — Tiens, je dis, voilà un singulier nuage et d’une drôle de couleur. Il était comme vert, couleur de la mer, et tout seul au ciel.
— Oui, me répond le capitaine ; et il y a déjà dix minutes que je le regarde. Vois donc comme il tourne, Nunzio.
— Vous me parlez, capitaine ? dit le pilote en levant la tête au-dessus de la cabine.
— Vois-tu ?
— Oui. — Qu’est-ce que tu penses de cela ?
— Rien de bon.
— Si nous mettions toutes nos voiles dehors, peut-être arriverions-nous au cap Blanc avant l’orage.
— Ce n’est pas un orage, capitaine : il n’y a pas d’orage en l’air ; le temps est au beau fixe, la brise vient de la Grèce ; voyez plutôt la fumée de Stromboli qui va contre le vent.
— C’est vrai, dit le capitaine.
— Eh ! tenez, tenez, capitaine, voyez donc la mer au-dessous du nuage, comme elle crépite.
— Tout le monde sur le pont, cria le capitaine.
En un moment nous fûmes là tous les douze, les yeux fixés sur l’endroit en question , l’eau bouillonnait de plus en plus. De son côté, le nuage s’abaissait toujours ; on aurait dit qu’ils s’attiraient l’un l’autre, que la mer allait monter et que le ciel allait descendre. Enfin, la vapeur et l’eau se joignirent. C’était comme un immense pin dont l’eau formait le tronc, et la vapeur la cime. Alors nous reconnûmes que c’était une trombe ; au même moment, l’immense machine commença de se mettre en mouvement. On eût dit un serpent gigantesque aux écailles reluisantes qui aurait marché tout debout sur sa queue, en vomissant de la fumée par sa gueule. Elle hésita un instant comme pour chercher la direction qu’elle devait prendre. Enfin, elle se décida à venir sur nous. En même temps le vent tomba.
— Aux rames ! cria le capitaine.
Chacun empoigna l’aviron ; nous n’avions que vingt pas à faire pour que la trombe passât à l’arrière. Il ne faut pas demander si nous ménagions nos bras ; nous allions, Dieu me pardonne ! aussi vite que quand le vent du diable souffle. Aussi, nous eûmes bientôt gagné sur elle ; si bien qu’elle continuait sa route lorsqu’elle rencontra notre sillage. Quant à nous, nous ramions d’ardeur en lui tournant le dos ; de sorte que, ne la voyant plus, nous croyions en être quittes. Tout à coup nous entendîmes Nunzio qui criait : — La trombe ! la trombe ! Nous nous retournâmes.
Soit que notre course rapide eût établi un courant d’air, soit que le sillon que nous creusions lui indiquât sa route, elle avait changé de direction et s’était mise à notre poursuite. On eût dit un de ces géants comme il y en avait autre fois dans les cavernes du mont Etna, et qui poursuivaient jusque dans la mer les vaisseaux qui avaient le malheur de relâcher à Catane ou à Taormine. Nous n’avions plus de bras, nous n’avions plus voix, nous n’avions que des yeux. Quant à moi, je me rappelle que j’étais comme un hébété ; je suivais du regard un grand oiseau de mer qui avait été entraîné dans la trombe, et qui tourbillonnait comme un grain de sable, sans pouvoir sortir du cercle qui l’enfermait. À mesure que la trombe s’approchait nous reculions devant elle ; si bien que nous nous trouvâmes tous entassés sur l’avant du navire, excepté le pilote qui, ferme à son poste, était resté à l’arrière. Tout à coup le bâtiment trembla comme si, lui aussi, il avait eu peur. Les mâts plièrent comme des joncs, les voiles se déchirèrent comme des toiles d’araignée ; le bâtiment se retourna sur lui-même. Nous étions tous engloutis.
Je ne sais pas le temps que je passai sous l’eau. Autant que je pus calculer, j’ai bien plongé à une trentaine de pieds de profondeur. Heureusement, j’avais eu le temps de faire provision d’air, de sorte que je n’étais pas encore trop ébouriffé en revenant à la surface de la mer. J’ouvris les yeux, je regardai autour de moi, et la première chose que je vis, c’était notre pauvre bâtiment flottant cap dessus cap dessous, comme une baleine morte. Au même instant je m’entendis appeler ; je me retournai, c’était le capitaine. Allons, allons, courage ! que je lui dis ; nous ne sommes pas paralytiques, et, avec la grâce de Dieu, nous pouvons nous en tirer.
— Oui, oui, dit le capitaine ; mais en voilà encore un qui reparaît derrière toi : c’est Vicenzo.
— À moi ! cria Vicenzo ; je sens que j’ai la jambe cassée, je ne puis pas me soutenir sur l’eau.
— Poussons-le au bâtiment, capitaine ; il se mettra à cheval dessus, et, tant qu’il ne sera pas coulé tout à fait, eh bien! il aura la chance d’être vu par quelque barque de pêche. Courage ! Vicenzo, courage !
Nous le primes chacun par-dessous un bras, et nous le soutînmes sur l’eau ; puis, arrivé au bâtiment, il s’y cramponna, et, à l’aide de ses deux mains et de sa bonne jambe, il parvint à se jucher sur la quille. — Ah ! dit-il quand il fut assuré sur sa machine, je vois les autres : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, vous deux ça fait dix, et moi ça fait onze : il n’en manque qu’un. Celui qui manquait s’appelait Jordano ; nous n’en entendîmes jamais parler.
— Allons ! dis-je au capitaine, il faut nager de concert, et piquer droit au cap. C’est un peu loin, dame ! et il y en a quelques-uns qui resteront en route ; mais c’est égal, il ne faut pas que cela vous effraie. — Allons, en avant la coupe et la marinière.
— Bon voyage ! nous cria Vicenzo.
— Encore un mot, vieux
— Hein ?
— Vois-tu mon frère ?
— Oui, c’est le second la-bas.
— Dieu te récompense de ta bonne nouvelle ! — Et je me mis à ramer vers celui qu’il m’avait indiqué, que le capitaine en avait peine à me suivre. Au bout de dix minutes, nous étions tous réunis, et nous nagions en ligne comme une compagnie de marsouins. Je m’approchai de mon frère. — Eh bien ! Baptiste, que je lui dis, nous allons avoir du tirage.
— Oh ! répondit-il, ça ne serait rien si je n’avais pas ma veste ; mais elle me gêne sous les bras.
— Eh bien ! approche-toi de moi et ne me perds pas de vue ; quand tu te sentiras faiblir, tu t’appuieras sur mon épaule. Tu sais bien que je ne suis pas gros, mais que je suis solide.
— Oui, frère.
— Eh bien ! pilote, c’est donc vous ?
— Moi-même, mon garçon.
— Tiens, tiens, tiens, vous n’êtes pas si bête, vous, vous êtes tout nu.
— Oui, j’ai eu le temps de me déshabiller ; mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne pas user ton haleine à bavarder, tu en auras besoin avant une heure.
— Un dernier mot : ne perdez pas de vue le capitaine.
— Sois tranquille.
— Maintenant, motus.
Ça alla comme ça une heure. Au bout de ce temps, voyant mon frère inquiet : — Est-ce que tu te fatigues ? que je lui dis.
— Non, ce n’est pas ça, mais c’est que je ne vois plus Giovanni. C’était le frère de Philippe.
Je me retournai, je regardai de tous les côtés ; peine perdue, il était allé rejoindre Jordano. Et ça, sans dire un mot, de peur de nous effrayer.
Voilà ce que c’est que les marins ; pourtant je dis en moi-même un Ave Maria, moitié pour lui, moitié pour moi, et je me mis à faire un peu de planche pour me reposer. Ça alla comme ça encore une heure ; de temps en temps je regardais mon frère, il devenait de plus en plus pâle.
— Est-ce que tu es fatigué, Baptiste ?
— Non, pas encore, mais nous ne sommes plus que huit.
— Une barque, cria le capitaine.
En effet, à l’extrémité du cap, nous voyions pointer une voile qui venait de notre côté ; ça nous redonna des forces, et nous nous remîmes à nager bravement. Elle venait à nous , mais elle devait être encore plus d’une heure avant de nous rejoindre.
— Je n’irai jamais jusqu’à elle, dit Baptiste.
— Appuie-toi sur moi.
— Pas encore.
— Alors ne te presse pas et respire sur ta brassée.
— C’est ma diable de veste qui me gêne.
— Du courage.
Ça alla bien comme ça trois quarts d’heure. La barque approchait à vue d’œil ; elle ne devait pas être à plus d’une lieue de nous. J’entendis Baptiste qui toussait ; je me retournai vivement. — Ce n’est rien, dit-il, ne ce n’est rien.
— Si fait, c’est quelque chose, que je lui répondis ; allons, allons, pas de bravade, et mets ta main sur mon épaule, ça soulage.
— Approche-toi de moi alors, car je sens que je m’engourdis. En deux brassées je l’avais rejoint ; je lui mis la main sur mon cou, ça le soulagea.
— La barque nous a vus, cria le capitaine.
— Entends-tu, Baptiste ? la barque nous a vus ; nous sommes sauvés.
— Pas tous, car voilà Gaëtano qui se noie.
— Allons, allons, ne t’occupe pas des autres, chacun pour soi, frère.
— Alors pourquoi ne me laisses-tu pas là ?
— Parce que toi, c’est moi.
— Taisez-vous donc, dit le pilote, vous vous exténuez.
Il avait dit vrai. Le pauvre Baptiste ! il ne pouvait plus aller ; il me pesait comme un plomb, de sorte que je n’allais plus guère non plus, moi. Cependant la barque avançait toujours ; nous voyions déjà les gens qui étaient dedans, nous entendions leurs cris, mais Nunzio seul leur répondait. On aurait dit qu’il avait des nageoires, quoi ! le vieux chien de mer ; il ne se fatiguait pas. Quant à Baptiste, c’était autre chose ; il avait les yeux à moitié fermés, et je sentais son bras qui se raidissait autour de mon cou ; je commençais moi-même à siffler en respirant. — Pilote, que je dis, si je n’arrive pas jusqu’à la barque, vous, ferez dire des messes pour moi, n’est ce pas ? Je n’avais pas achevé, que je sens que mon frère entre dans l’agonie. — À moi, pilote ! à... Va te promener ! j’avais de l’eau par dessus la tête. Vous savez, on boit trois bouillons avant d’aller au fond tout à fait. — Bon, que je dis, j’en ai encore deux à consommer. Effectivement, je revins sur l’eau. J’avais le soleil en face des yeux et il me semblait tout rouge ; je voyais la barque dans un brouillard, je ne savais plus si elle était près ou si elle était loin ; je voulais parler, appeler : oui, c’est comme si j’avais eu le cauchemar. Si ce n’avait été Baptiste, j’aurais peut-être encore pu me retourner sur le dos ; mais avec lui, impossible, je sentais qu’il m’entraînait, que j’enfonçais. — Bon, je dis, voilà mon second bouillon, je n’en ai plus qu’un ; enfin je rassemble toutes mes forces, je reviens sur l’eau, le soleil était noir. Ah ! vous ne vous êtes jamais noyé, vous ?
— Non. Continuez, Pietro.
— Que diable voulez-vous que je continue ? je ne sais plus rien. Je ne connaissais plus mon frère, qui me tenait au col ; je sentais que je roulais avec une chose qui m’entraînait au fond, avec une chose qui me noyait, et je voulais me débarrasser de cette chose. Je ne sais comment je fis, mais, Dieu me pardonne ! j’y réussis. Alors j’eus un moment de bien-être ; il me sembla que je respirais, qu’on me pressait, puis qu’on me retournait. Quand j’ouvris les yeux, nous étions à la pointe du cap Blanc, que vous voyez là-bas ; j’étais pendu par les pieds et je crachais l’eau de mer gros comme le bras. Nunzio était près de moi, qui me frottait la poitrine et les reins.
— Et les autres ?
— Il y en avait quatre de sauvés, et moi et Nunzio ça faisait six.
— Et le capitaine ?
— Le capitaine, il ne s’était pas noyé, lui ; mais des efforts qu’il avait faits en mettant le pied dans la barque sa blessure s’était rouverte. Elle ne voulut jamais se refermer ; pendant trois jours il perdit tout le sang de son corps, et le troisième jour il mourut : preuve que Giulia était une sorcière.
— Et Vicenzo, que vous aviez laissé sur le bâtiment avec une jambe cassée ?
— C’est le même que voilà là, et qui cause avec votre camarade et le cuisinier ; mais c’est égal, vous comprenez maintenant pourquoi nous ne nous soucions plus d’aller au cap Blanc.
En effet, je comprenais.
En ce moment le capitaine s’approcha de nous, et voyant à notre silence que nous avions fini :
— Excellence, me dit-il, je crois que votre intention est de toucher terre seulement à Messine et de retourner immédiatement à Naples par la Calabre.
— Oui. Y aurait-il quelque empêchement ?
— Au contraire, je venais proposer à Votre Excellence de descendre directement à San Giovanni pour ne pas payer deux patentes pour le speronare ; nous traverserons le détroit dans la chaloupe.
— À merveille.
— À San Giovanni, vieux, dit le capitaine en se tournant vers le pilote.
Nunzio fit un signe de tête, imprima un léger mouvement au gouvernail, et le petit bâtiment, docile comme un cheval de manège, tourna sa proue du côte de la Calabre.
À dix heures du soir, nous jetâmes l’ancre à vingt pas de la côte.