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Le Capitaine Aramèle/11

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 27-30).

VI


Aramèle avait en effet repris ses cours d’escrime, et de suite il avait eu une grande affluence d’amateurs ; et la fortune avait aussitôt commencé de sourire au capitaine. Il touchait de chaque amateur un cachet de cinq livres par semaine et, comme il avait douze élèves, cela représentait un salaire de soixante livres sterling. C’était beaucoup plus que ne lui aurait rapporté un poste de fonctionnaire. Pendant quelque temps des amis lui avaient conseillé de solliciter auprès de Murray un poste de Capitaine de paroisse, position sociale alors très recherchée par les Canadiens. Le Capitaine de paroisse avait été désigné par le gouvernement militaire du Canada pour administrer les lois dans chaque localité ou paroisse et pour veiller au maintien de l’ordre public. Le traitement d’un Capitaine de paroisse était de cinq cents livres, plus un certain casuel dont l’importance dépendait du plus ou moins d’habileté du titulaire du poste. La charge comportait un certain honneur, parce que le Capitaine de paroisse était un maître et seigneur dans l’arrondissement soumis à sa surveillance et à son administration. Devant lui tous devait se courber, tous devaient obéir à ses ordres, et souvent le premier citoyen de la paroisse, le curé, se voyait forcé de céder le pas au Capitaine. Ce poste, naturellement, attirait bien plus d’imbéciles que de gens sensés ; et la plupart n’étaient que des renégats, un grand nombre des mouchards, beaucoup des traîtres. Cette charge, au fond très importante, qui n’aurait dû être sollicitée et obtenue que par de vrais patriotes, aurait parfaitement convenu à Aramèle ; oui, mais pour obtenir le poste de Capitaine de paroisse il fallait avoir l’échine souple et aussi avoir prêté le serment d’allégeance, c’est-à-dire reconnaître l’autorité anglaise et ses lois dans le pays. Non, Aramèle ne pouvait pas devenir Capitaine de paroisse.

Il s’était donc remis à l’escrime qui, du reste, le payait mieux que tout poste dans l’administration.

Il avait remis son logis en ordre en y ajoutant un air de confort qui égayait et reposait.

Thérèse s’occupait du soin de la maison, mais le gros travail et la cuisine avaient été confiés à la femme d’un menuisier pauvre du voisinage moyennant six livres par semaine que payait généreusement Aramèle. Étienne était apprenti-batelier : mais dès l’arrêt de la navigation fluviale il se remettait à s’instruire sous la surveillance du capitaine qui, avec ses fonctions de maître d’armes, cumulait celle de précepteur. Thérèse elle-même ne négligeait pas l’étude.

Il y avait donc du bonheur dans ce logis. Thérèse et son frère avaient trouvé dans Aramèle un second père ; et tout en vénérant le souvenir de leurs parents disparus ils aimaient et vénéraient leur second père.

Presque tous les jours Léon DesSerres venaient faire de l’escrime, mais il y venait bien plus pour le plaisir de voir Thérèse et de passer un bon moment avec elle.

Toutefois, au sein de cette tranquillité où vivaient ces personnages si intimement unis demeurait une inquiétude : on s’étonnait que l’administration anglaise ne vînt pas s’immiscer. En reprenant son métier de maître-escrimeur, Aramèle s’était attendu de recevoir de nouvelles sommations, mais rien n’était venu encore le déranger. Après s’être beaucoup étonné, tout le premier, il avait souri d’aise. Mais ce calme ne pouvait-il pas être un présage de malheur ? L’orage n’allait-il pas éclater bientôt encore ? Peut-être ! Mais à mesure que demeurait le calme, Aramèle penchait à croire qu’il était plus fort que l’orage, et il redressait la tête avec défi, sa prunelle grise s’illuminait triomphalement.

Un jour, à Léon et à Thérèse il manifesta ainsi son triomphe :

— Hein ! mes enfants, n’avais-je pas raison de dire que nous ne sommes pas des vaincus ! Ah ! c’est qu’avec la France il faut compter toujours !

Tant qu’il ne sortait pas de son logis le capitaine finissait par croire que le pays était toujours français ! Mais chaque fois qu’il sortait, ses regards aigus rencontraient le drapeau inconnu qui ne cessait de flotter sur la cité, et de suite le beau rêve tombait.

Hélas ! le drapeau de la France n’était pas revenu !

N’importe ! il reviendrait un jour, et cet espoir qu’il avait toujours, Aramèle l’entretenait au cœur de ses deux enfants adoptifs.

Outre les soins du ménage et l’étude, Thérèse allait chaque jour aux provisions. Elle partait le matin avec un petit panier à son bras, elle visitait les boutiques des épiciers, les étalages des maraîchers, les étaux de la basse-ville. Depuis qu’on la savait la fille adoptive du terrible capitaine Aramèle, on la respectait fort, on la saluait même très poliment. Et puis, Thérèse devenait une grande fille, à l’œil hardi et au pied sûr. Gare au malotru qui eût essayé d’une mauvaise plaisanterie ! Mais elle n’avait pas encore perdu toute sa timidité !

L’hiver venait vite.

Les bateliers, pêcheurs, mariniers avaient mis leurs navires en hivernage dans le bassin de la Rivière Saint-Charles. Étienne était rentré au domicile de la Ruelle-des-Cailloux pour tout l’hiver, et de suite il s’était remis à l’étude.

Un matin, frisquet et neigeux, comme Thérèse allait aux provisions elle fut accostée par une élégante jeune femme de la haute-ville, qui s’était écriée comme avec une joie inouïe :

— Ho !… n’est-ce pas mademoiselle Lebrand que je vois ?

Cette jeune femme inconnue à Thérèse parut très aimable, et la jeune fille répondit en rougissant un peu :

— Oui, madame, je m’appelle Thérèse Lebrand.

— Vous êtes orpheline, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oui, madame, répondit encore Thérèse.

Elle ajouta, non sans une certaine attitude de fierté :

— Mais j’ai trouvé un second père…

— Ah ! le brave capitaine Aramèle, si je ne me trompe, sourit largement la jolie dame.

— Vous connaissez le capitaine, madame ?

— Si je le connais… Mais qui ne le connaîtrait pas, mon enfant ! Il est si fier et noble !…

Thérèse éprouva une joie très vive d’entendre ainsi parler de l’homme qui l’avait adoptée comme sa fille, sa joie fut presque de l’orgueil. Elle se sentit éprise d’une grande sympathie pour cette étrangère qui parlait avec tant d’admiration de son père adoptif, et elle sentit en même temps naître en son cœur un doux sentiment de reconnaissance.

Mais aussi naissait la curiosité de savoir le nom de cette belle jeune femme : qui donc était-elle ? Thérèse reconnaissait de suite qu’elle n’était pas française, bien qu’elle s’exprimât en un français correct : elle conservait un fort accent anglais. Pour apaiser l’aiguillon de sa curiosité, la jeune fille décida de se renseigner.

— À qui ai-je l’honneur de parler, madame ? demanda-t-elle.

— Je suis Mrs Whittle… Avez-vous entendu parler du major Whittle ?

Le major Whittle !…

C’était une révélation que ce nom !

Oui, Thérèse n’avait pu oublier ce que lui avait dit Aramèle de ce major qui s’était avoué un ennemi des Canadiens. Elle se souvenait que c’était bien ce major Whittle qui avait intimé à Aramèle l’ordre de cesser sa classe au mois de mai dernier ! C’était ce même major qui avait commandé au capitaine de saluer le drapeau inconnu ! Si donc ce major était un ennemi des Canadiens et d’Aramèle, c’était également un ennemi pour Thérèse. Et voilà, chose étrange, qu’elle se trouvait face à face avec la femme de ce major anglais, et que cette femme, dont elle ne pouvait nier ni le charme ni l’amabilité, lui faisait l’éloge de son père adoptif, le Capitaine Aramèle !

Thérèse, sans le vouloir, fut prise de méfiance, et pour ne pas laisser voir ses sentiments à cette Mrs Whittle qui la regardait attentivement, la jeune fille baissa les yeux.

Croyant que la gêne était la cause du trouble qu’elle devinait chez Thérèse, Mrs Whittle affecta une plus grande aménité en demandant :

— Et où allez-vous ainsi, ma petite amie ?

La jeune fille releva ses yeux bleus et profonds pour répondre :

— Je vais faire nos provisions, madame.

— Comme cela se trouve ! J’y vais aussi et, si vous voulez, nous ferons route ensemble : ce sera plus intéressant pour moi, et aussi pour vous, peut-être.

Sans façon elle prit le bras de Thérèse et l’entraîna.

La jeune fille n’osa pas résister, de crainte de passer pour une petite sauvagesse. D’ailleurs elle ne pressentait aucun danger : cette jeune femme si bienveillante, malgré le nom qu’elle portait, ne paraissait pas capable de méditer et encore moins d’accomplir une action mauvaise.

Il est vrai aussi que la mise très élégante et très riche de Mrs Whittle — tout emmitouflée de belles fourrures de castor — gênait un peu Thérèse qui, par-dessus sa robe de laine bleue n’avait qu’un pauvre manteau d’étoffe brune sans la moindre garniture. Sur ses beaux cheveux blonds une chétive toque de laine noire se posait, quand Mrs Whittle portait un superbe chapeau à plumes d’autruche…

Mais il importait de faire bon visage contre mauvaise fortune, et l’orpheline se soumit à l’inexorable.

Mrs Whittle fit entrer Thérèse dans la boutique d’un épicier anglais à qui elle commanda :

— Veuillez servir mademoiselle, et je réglerai la note.

Le marchand s’inclina jusqu’à terre.

Thérèse demeura si surprise par la générosité de la jeune femme que, sur le coup, elle ne put trouver aucune parole de protestation ou de remerciement… elle rougit très fort dans son embarras.

Mrs Whittle sourit avec un beau petit air protecteur et expliqua ceci :

— Mademoiselle, c’est aujourd’hui la journée de mon vœu, un vœu que j’ai promis d’accomplir durant toute une année. Un jour par semaine, je me suis engagée à dépenser en bonnes œuvres la somme de cent livres sterling. La première jeune fille que je rencontre ce jour-là, je me l’attache comme ma collaboratrice et je la récompense par de menus cadeaux. Or, ce matin la Providence vous a placée sur mon chemin, et je vous prie de ne pas considérer les présents que je vous ferai comme une aumône, mais bien comme un gage d’amitié.

Et, se penchant, Mrs Whittle très tendrement et très hypocritement embrassa le front de Thérèse, dont la confusion grandit.

Ne pouvant mettre en doute cette histoire de vœu, Thérèse remit à l’épicier la liste des effets dont elle avait besoin pour cette journée-là.

De l’épicier on se rendit dans quelques misérables masures de pauvres artisans où Mrs Whittle sema généreusement de larges et profuses aumônes.

Un peu plus tard, comme on passait devant un magasin à rayons, Mrs Whittle s’arrêta et dit :

— Je pense que j’ai quelques achats à faire ici, entrons !

Mrs Whittle choisit pour elle quelques riches étoffes à robe, et elle choisit également pour Thérèse des étoffes pour confectionner deux robes, en avisant le commerçant qu’elle enverrait dans la journée un serviteur chercher ces choses.

À Thérèse elle dit :

— Ma couturière ira demain chez vous pour prendre vos mesures.

Puis elle acheta encore des rubans, des dentelles, une foule de choses jolies et soyeuses dont elle chargea l’orpheline qui, à la fin, croyait faire un rêve.

Il n’était pas loin de midi lorsque la femme du major quitta Thérèse à la porte de son logis en lui disant avec un bon sourire.

— Un jour, je viendrai vous chercher pour aller à l’essayage chez ma couturière.

Elle embrassa Thérèse sur les deux joues et s’en alla légère et vive.

Cette rencontre n’avait pas plu au capitaine Aramèle. L’histoire de ce vœu prétendu de Mrs Whittle ne lui disait rien qui vaille. Néanmoins, la chose pouvait être vraie, et le capitaine l’eût admise comme telle, mais d’une tout autre personne que Mrs Whittle. Il supposait donc que le vœu de la jeune femme était une pure invention, un trompe-l’œil, et qu’elle avait un but mystérieux en faisant de telles avances à Thérèse qu’elle savait fille adoptive du capitaine. Il y avait donc quelque chose d’équivoque dans la conduite de Mrs Whittle. Méditait-elle un projet de vengeance contre Aramèle ? Était-elle complice de son mari pour tendre un piège à Aramèle en se servant de Thérèse ? Cela était bien possible. Et le capitaine songeait que si on le laissait si bien tranquille depuis un certain temps, ce n’était pas sans raison. On avait peut-être voulu endormir sa défiance pour mieux disposer le piège sous ses pas. Quoiqu’il en fût, Aramèle se promit d’avoir l’œil en éveil. Puis il dit à la jeune fille sur un ton grave :

— Thérèse, je ne vous blâmerai pas d’avoir accepté ces présents de Mrs Whittle : mais si un jour ou l’autre elle persistait à vous offrir des cadeaux, vous devrez la refuser poliment en assurant que vous avez ici tout ce qui peut vous suffire.

— Et si elle vient me chercher pour aller chez sa couturière ? interrogea timidement la jeune fille.

— Vous êtes maintenant engagée et vous ne pouvez revenir sur vos pas ; vous l’accompagnerez donc. Mais il est entendu que la chose ne se renouvellera pas.