Le Capitaine Burle (Recueil)/Le Capitaine Burle

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Le Capitaine BurleG. Charpentier (p. 3-60).

I


Il était neuf heures. La petite ville de Vauchamp venait de se mettre au lit, muette et noire, sous une pluie glacée de novembre. Dans la rue des Récollets, une des rues les plus étroites, les plus désertes du quartier Saint-Jean, une fenêtre restait éclairée, au troisième étage d’une vieille maison, dont les gouttières rompues lâchaient des torrents d’eau. C’était madame Burle qui veillait devant un maigre feu de souches de vigne, pendant que son petit-fils Charles faisait ses devoirs, dans la clarté pâle de la lampe.

L’appartement, loué cent soixante francs par an, se composait de quatre pièces énormes, qu’on ne parvenait pas à chauffer l’hiver. Madame Burle couchait dans la plus vaste ; son fils, le capitaine-trésorier Burle, avait pris la chambre donnant sur la rue, près de la salle à manger ; et le petit Charles, avec son lit de fer, était perdu au fond d’un immense salon aux tentures moisies, qui ne servait pas. Les quelques meubles du capitaine et de sa mère, un mobilier Empire d’acajou massif, dont les continuels changements de garnison avaient bossué et arraché les cuivres, disparaissaient sous les hauts plafonds, d’où tombait comme une fine poussière de ténèbres. Le carreau, peint en rouge, froid et dur, glaçait les pieds ; et il n’y avait, devant les sièges, que des petits tapis usés, d’une pauvreté grelottante dans ce désert, où tous les vents soufflaient, par les portes et les fenêtres disjointes.

Près de la cheminée, madame Burle était accoudée, au fond de son fauteuil de velours jaune, regardant fumer une dernière racine, de ces regards fixes et vides des vieilles gens qui revivent en eux-mêmes. Elle restait ainsi les journées entières, avec sa haute taille, sa longue figure grave dont les lèvres minces ne souriaient jamais. Veuve d’un colonel, mort à la veille de passer général, mère d’un capitaine, qu’elle avait accompagné jusque dans ses campagnes, elle gardait une raideur militaire, elle s’était fait des idées de devoir, d’honneur, de patriotisme, qui la tenaient rigide, comme séchée sous la rudesse de la discipline. Rarement une plainte lui échappait. Quand son fils était devenu veuf, après cinq ans de mariage, elle avait naturellement accepté l’éducation de Charles, avec la sévérité d’un sergent chargé d’instruire les recrues. Elle surveillait l’enfant, sans lui tolérer un caprice ni une irrégularité, le forçant à veiller jusqu’à minuit, et veillant elle-même, si les devoirs n’étaient pas faits. Charles, de tempérament délicat, grandissait très pâle sous cette règle implacable, la face éclairée par de beaux yeux, trop grands et trop clairs.

Dans ses longs silences, madame Burle ne remuait jamais qu’une même idée : son fils avait trahi son espoir. Cela suffisait à l’occuper, lui faisait revivre sa vie, depuis la naissance du petit, qu’elle voyait atteindre les plus hauts grades, au milieu d’un fracas de gloire, jusqu’à cette existence étroite de garnison, ces journées mornes et toujours semblables, cette chute dans ce poste de capitaine-trésorier, dont il ne sortirait pas, et où il s’appesantissait. Pourtant, les débuts l’avaient gonflée d’orgueil ; un instant, elle put croire son rêve réalisé. Burle quittait à peine l’école de Saint-Cyr, lorsqu’il s’était distingué à la bataille de Solférino, en prenant, avec une poignée d’hommes, toute une batterie ennemie ; on le décora, les journaux parlèrent de son héroïsme, il fut connu pour un des soldats les plus braves de l’armée. Et, lentement, le héros engraissa, se noya dans sa chair, épais, heureux, détendu et lâche. En 1870, il n’était que capitaine ; fait prisonnier dans la première rencontre, il revint d’Allemagne furieux, jurant bien qu’on ne le reprendrait plus à se battre, trouvant ça trop bête ; et, comme il ne pouvait quitter l’armée, incapable d’un métier, il réussit à se faire nommer capitaine-trésorier, une niche, disait-il, où du moins on le laisserait crever tranquille. Ce jour-là, madame Burle avait senti un grand déchirement en elle. C’était fini, et elle n’avait plus quitté son attitude raidie, les dents serrées.

Le vent s’engouffra dans la rue des Récollets, un flot de pluie vint battre rageusement les vitres. La vieille femme avait levé les yeux des souches de vigne qui s’éteignaient, pour s’assurer que Charles ne s’endormait pas sur sa version latine. Cet enfant de douze ans redevenait une espérance suprême, où se rattachait son besoin entêté de gloire. D’abord, elle l’avait détesté, de toute la haine qu’elle portait à sa mère, une petite ouvrière en dentelles, jolie, délicate, que le capitaine avait eu la bêtise d’épouser, ne pouvant en faire sa maîtresse, fou de désir. Puis, la mère morte, le père vautré dans son vice, madame Burle s’était remise à rêver devant le pauvre être souffreteux, qu’elle élevait à grand’peine. Elle le voulait fort, il serait le héros que Burle avait refusé d’être ; et, dans sa froideur sévère, elle le regardait pousser avec anxiété, lui tâtant les membres, lui enfonçant du courage dans le crâne. Peu à peu, aveuglée par sa passion, elle avait cru qu’elle tenait enfin l’homme de sa famille. L’enfant, de nature tendre et rêveuse, avait une horreur physique du métier des armes ; mais, comme sa grand’mère lui faisait une peur horrible, et qu’il était très doux, très obéissant, il répétait ce qu’elle disait, l’air résigné à être soldat un jour.

Cependant, madame Burle remarqua que la version ne marchait guère. Charles, assourdi par le bruit de la tempête, dormait, la plume à la main, les yeux ouverts sur le papier. Alors, elle tapa de ses doigts secs le bord de la table ; et il fit un saut, il ouvrit son dictionnaire qu’il feuilleta fiévreusement. Toujours muette, la vieille femme rapprocha les souches, essaya de rallumer le feu, sans y parvenir.

Au temps où elle croyait à son fils, elle s’était dépouillée, il lui avait mangé ses petites rentes, dans des passions qu’elle n’osait approfondir. À cette heure encore, il vidait la maison, tout coulait à la rue ; c’était la misère, les pièces nues, la cuisine froide. Jamais elle ne lui parlait de ces choses ; car, dans son respect de la discipline, il restait le maître. Seulement, elle était parfois prise d’un frisson à la pensée que Burle pourrait bien un jour commettre quelque sottise, qui empêcherait Charles d’entrer dans l’armée.

Elle se levait pour aller chercher à la cuisine un sarment, lorsqu’une terrible bourrasque, qui s’abattit sur la maison, secoua les portes, arracha une persienne, rabattit l’eau des gouttières crevées, dont le torrent inonda les fenêtres. Et, dans ce vacarme, un coup de sonnette lui causa une surprise. Qui pouvait venir à une telle heure et par un temps pareil ? Burle ne rentrait plus que passé minuit, quand il rentrait. Elle ouvrit. Un officier parut, trempé, éclatant en jurons.

— Sacré nom de Dieu !… Ah ! quel chien de temps !

C’était le major Laguitte, un vieux brave qui avait servi sous le colonel Burle, au beau temps de madame Burle. Parti enfant de troupe, il était arrivé par sa bravoure, beaucoup plus que par son intelligence, au grade de chef de bataillon, lorsqu’une infirmité, un raccourcissement des muscles de la cuisse, à la suite d’une blessure, l’avait forcé d’accepter le poste de major. Il boitait même légèrement ; mais il n’aurait pas fallu le lui dire en face, car il refusait d’en convenir.

— C’est vous, major ? dit madame Burle, de plus en plus étonnée.

— Oui, nom de Dieu ! grogna Laguitte, et il faut bougrement vous aimer pour courir les rues par cette sacrée pluie… C’est à ne pas mettre un curé dehors.

Il se secouait, des mares coulaient de ses bottes sur le plancher. Puis, il regarda autour de lui.

— J’ai absolument besoin de voir Burle… Est-ce qu’il est déjà couché, ce fainéant ?

— Non, il n’est pas rentré, dit la vieille femme de sa voix dure.

Le major parut exaspéré. Il s’emporta, criant :

— Comment ! pas rentré ! Mais alors ils se sont fichus de moi, à son café, chez la Mélanie, vous savez bien !… J’arrive, et il y a une bonne qui me rit au nez, en me disant que le capitaine est allé se coucher. Ah ! nom de Dieu ! je sentais ça, j’avais envie de lui tirer les oreilles !

Il se calma, il piétina dans la pièce, indécis, l’air bouleversé. Madame Burle le regardait fixement.

— C’est au capitaine lui-même que vous avez besoin de parler ? demanda-t-elle enfin.

— Oui, répondit-il.

— Et je ne puis lui répéter ce que vous avez à lui dire ?

— Non.

Elle n’insista pas. Mais elle restait debout, elle regardait toujours le major, qui ne semblait pouvoir se décider à partir. À la fin, la colère le reprit.

— Tant pis ! sacré nom !… Puisque je suis venu, il faut que vous sachiez… Ça vaut mieux peut-être.

Et il s’assit devant la cheminée, allongeant ses bottes boueuses, comme si un feu clair avait flambé sur les chenets. Madame Burle allait reprendre sa place dans son fauteuil, lorsqu’elle s’aperçut que Charles, vaincu par la fatigue, venait de laisser tomber sa tête entre les pages ouvertes de son dictionnaire. L’entrée du major l’avait d’abord secoué ; puis, voyant qu’on ne s’occupait plus de lui, il n’avait pu résister au sommeil. Sa grand’mère se dirigeait vers la table, pour donner une tape sur ses mains frêles qui blanchissaient sous la lampe, lorsque Laguitte l’arrêta.

— Non, non, laissez ce pauvre petit homme dormir… Ce n’est pas si drôle, il n’a pas besoin d’entendre.

La vieille femme revint s’asseoir. Un silence régna. Tous deux se contemplaient.

— Eh bien ! ça y est ! dit enfin le major, en appuyant sa phrase d’un furieux mouvement du menton. Ce salaud de Burle a fait le coup !

Madame Burle n’eut pas un tressaillement. Elle blêmissait, plus raide dans son fauteuil. L’autre continua :

— Je me méfiais bien… Je m’étais promis de vous en parler un jour. Burle dépensait trop, puis il avait un air idiot qui ne m’allait guère. Mais jamais je n’aurais cru… Ah ! nom de Dieu ! faut-il être bête pour faire des saletés pareilles !

Et il s’allongeait des coups de poing féroces sur le genou, étranglé d’indignation. La vieille femme dut lui poser une question nette.

— Il a volé ?

— Vous ne pouvez vous imaginer la chose… N’est-ce pas ? je ne vérifiais jamais, moi ! J’approuvais ses comptes, je donnais des signatures. Vous savez comment ça se passe, dans le conseil. Au moment de l’inspection seulement, à cause du colonel qui est un maniaque, je lui disais : « Mon vieux, veille à ta caisse, c’est moi qui en réponds. » Et j’étais bien tranquille… Pourtant, depuis un mois, comme il avait une si drôle de tête et qu’on me rapportait des choses pas propres, je mettais davantage mon nez dans ses registres, j’épluchais ses écritures. Tout m’avait l’air en ordre, c’était très bien tenu…

Il s’arrêta, soulevé par une telle bouffée de fureur, qu’il dut se soulager tout de suite.

— Cré nom de Dieu ! cré nom de Dieu !… Ce n’est pas sa coquinerie qui me fâche, c’est la façon dégoûtante dont il s’est conduit à mon égard. Il s’est foutu de moi, entendez-vous, madame Burle !… Cré nom de Dieu ! est-ce qu’il me prend pour une vieille bête ?

— Alors, il a volé ? demanda de nouveau la mère.

— Ce soir, reprit le major un peu calmé, je sortais de table, lorsque Gagneux est venu… Vous connaissez Gagneux, le boucher qui est au coin de la place aux Herbes. Encore un sale coquin, celui-là, qui a eu l’adjudication de la viande et qui fait manger à nos hommes toutes les vaches crevées du département !… Bon ! je le reçois comme un chien, quand il me découvre le pot aux roses. Ah ! c’est du propre ! Il paraît que Burle ne lui donnait jamais que des acomptes ; un mic-mac épouvantable, un embrouillamini de chiffres où le diable ne pourrait se reconnaître ; bref, Burle lui redoit deux mille francs, et le boucher parle d’aller tout dire au colonel, si on ne le paye pas… Le pis est que mon cochon de Burle, pour me flanquer dedans, me donnait chaque semaine un reçu faux, qu’il signait carrément du nom de Gagneux… À moi, à moi son vieil ami, une pareille farce ! Nom de Dieu de nom de Dieu !

Le major se leva, lança les poings au plafond et se laissa retomber sur sa chaise. Madame Burle répéta encore :

— Il a volé, ça devait être.

Puis, sans un mot de jugement et de condamnation sur son fils, elle ajouta simplement :

— Deux mille francs, mais nous ne les avons pas… Il y a peut-être trente francs ici.

— Je m’en doutais, dit Laguitte. Et vous savez où tout ça passe ? chez la Mélanie, une sacrée roulure qui a rendu Burle complètement idiot… Oh ! les femmes ! je l’avais bien dit, qu’elles lui casseraient les reins ! Je ne sais pas comment il est fait, cet animal-là ! Il n’a que cinq ans de moins que moi, et il est encore enragé. Quel fichu tempérament !

Il y eut un nouveau silence. Au dehors, la pluie redoublait, et l’on entendait, dans la petite ville endormie, le fracas des tuyaux de cheminée et des ardoises que l’ouragan écrasait sur le pavé des rues.

— Voyons, reprit le major en se mettant debout, ça n’arrange pas les affaires, de rester là… Vous êtes prévenue, je file.

— Quel parti prendre ? où s’adresser ? murmurait la vieille femme.

— Ne vous désespérez pas, il faut voir… Si j’avais seulement ces deux mille francs ; mais vous savez que je ne suis pas riche.

Il se tut, embarrassé. Lui, vieux garçon, sans femme, sans enfants, buvait scrupuleusement sa paye et perdait à l’écarté ce que le cognac et l’absinthe épargnaient. Avec cela, très honnête, par règle.

— N’importe ! continua-t-il, quand il fut sur le seuil, je vais toujours aller relancer mon gredin chez sa donzelle. Je remuerai ciel et terre… Burle, le fils de Burle, condamné pour vol ! Allons donc ! est-ce que c’est possible ! Ce serait la fin du monde. J’aimerais mieux faire sauter la ville… Et, tonnerre de Dieu ! ne vous faites pas de peine. Tout ça, c’est encore plus vexant pour moi !

Il lui donna une rude poignée de main, il disparut dans l’ombre de l’escalier, pendant qu’elle l’éclairait, en levant la lampe. Quand elle eut reposé cette lampe sur la table, dans le silence et la nudité de la vaste pièce, elle resta un instant immobile, devant Charles qui dormait toujours, le visage entre les feuillets du dictionnaire. C’était, avec de longs cheveux blonds, une tête pâle de fille. Et elle rêvait, et sur son visage durci et fermé un attendrissement parut ; mais ce ne fut qu’une rougeur passagère, le masque reprit tout de suite son entêtement de froide volonté. Elle appliqua une tape sèche sur la main du petit, en disant :

— Charles, ta version !

L’enfant se réveilla, effaré, grelottant, et se remit à feuilleter rapidement le dictionnaire. À ce moment, le major Laguitte, qui refermait à la volée la porte de la rue, recevait sur la tête un tel paquet d’eau, tombé des gouttières, qu’on l’entendit jurer dans le vacarme de la tempête. Puis, il n’y eut plus, au milieu du roulement de l’averse, que le léger grincement de la plume de Charles sur le papier. Madame Burle avait repris sa place devant la cheminée, raidie, les yeux sur le feu mort, dans son idée fixe et dans son attitude de tous les soirs.


II


Le Café de Paris, tenu par madame veuve Mélanie Cartier, se trouvait sur la place du Palais, une grande place irrégulière, plantée de petits ormes poussiéreux. À Vauchamp, on disait : « Viens-tu chez Mélanie ? » Au bout de la première salle, assez vaste, il y en avait une autre : « le Divan », très étroite, garnie de banquettes de moleskine le long des murs, avec quatre tables de marbre dans les angles. C’était là que Mélanie, désertant son comptoir où elle installait sa bonne Phrosine, passait la soirée avec quelques habitués, les intimes, ceux qu’on appelait dans la ville : « Ces messieurs du divan. » Cela notait un homme ; on ne le nommait plus qu’avec des sourires, où il entrait à la fois de la déconsidération et une sourde envie.

Madame Cartier était devenue veuve à vingt-cinq ans. Son mari, un charron qui avait stupéfié Vauchamp en prenant le Café de Paris, à la mort d’un oncle, était revenu un beau matin avec elle de Montpellier, où il faisait tous les six mois un voyage pour ses liqueurs. Il montait sa maison ; il avait, avec ses fournitures, choisi une femme telle qu’il la voulait sans doute, engageante et poussant aux consommations. Jamais on ne sut où il l’avait ramassée ; et il ne l’épousa même que six mois après l’avoir essayée dans son comptoir. Les avis, d’ailleurs, se trouvaient partagés, à Vauchamp : les uns déclaraient Mélanie superbe ; les autres la traitaient de gendarme. C’était une grande femme, avec de grands traits et des cheveux durs, qui lui tombaient sur les sourcils. Mais personne ne niait sa force à « entortiller les hommes ». Elle avait de beaux yeux, elle en abusait pour regarder fixement ces messieurs du divan, qui pâlissaient et devenaient souples. Puis, le bruit courait que c’était un beau corps de femme ; et, dans le Midi, on aime ça.

Cartier était mort d’une façon singulière. On parla d’une querelle entre les époux, d’un dépôt qui s’était formé à la suite d’un coup de pied dans le ventre. Du reste, Mélanie se trouva fort embarrassée, car le café ne prospérait guère. Le charron avait mangé l’argent de l’oncle à boire lui-même son absinthe et à user son billard. On crut un instant qu’elle serait forcée de vendre. Mais cette vie lui plaisait, et pour une dame l’installation était toute faite. Il ne lui fallait jamais que quelques clients, la grande salle pouvait rester vide. Elle se contenta donc de faire coller du papier blanc et or dans le divan et de renouveler la moleskine des banquettes. D’abord, elle y tint compagnie à un pharmacien ; puis, vinrent un fabricant de vermicelle, un avoué, un magistrat en retraite. Et ce fut ainsi que le Café demeura ouvert, bien que le garçon n’y servît pas vingt consommations en un jour. L’autorité tolérait l’établissement, parce que les convenances étaient gardées et qu’en somme beaucoup de gens respectables se seraient trouvés compromis.

Le soir, dans la grande salle, quatre ou cinq petits rentiers du voisinage faisaient quand même leur partie de dominos. Cartier était mort, le Café de Paris avait pris d’étranges allures ; eux, ne voyaient rien, conservaient leurs habitudes. Comme le garçon devenait inutile, Mélanie finit par le congédier. C’était Phrosine qui allumait un seul bec de gaz, dans un coin, pour la partie des petits rentiers. Parfois, une bande de jeunes gens, attirés par les histoires qu’on racontait, après s’être excités à entrer chez Mélanie, envahissaient la salle, avec des rires bruyants et gênés. Mais on les recevait d’un air de dignité glaciale ; ils ne voyaient pas la patronne, ou, si elle était là, elle les écrasait sous un mépris de belle femme, qui les laissait balbutiants. Mélanie avait trop d’intelligence pour s’oublier à des sottises. Pendant que la grande salle restait obscure, éclairée seulement dans l’angle où les petits rentiers remuaient mécaniquement leurs dominos, elle servait elle-même ces messieurs du divan, aimable sans licence, se permettant, aux heures d’abandon, de s’appuyer sur l’épaule d’un d’entre eux, pour suivre un coup délicat d’écarté.

Un soir, ces messieurs, qui avaient fini par se tolérer, eurent une surprise bien désagréable en trouvant le capitaine Burle installé dans le divan. Il était, paraît-il, entré le matin boire un vermout, par hasard ; et, seul avec Mélanie, il avait causé. Le soir, quand il était revenu, Phrosine l’avait tout de suite fait passer dans la petite salle.

Deux jours après, Burle régnait, sans avoir pour cela mis en fuite ni le pharmacien, ni le fabricant de vermicelle, ni l’avoué, ni l’ancien magistrat. Le capitaine, petit et large, adorait les grandes femmes. Au régiment, on l’avait surnommé « Juponeux », pour sa continuelle faim de la femme, pour sa rage d’appétits, qui se satisfaisait n’importe où et n’importe comment, d’autant plus violente, qu’elle pouvait mordre dans un morceau plus gros. Lorsque les officiers et même les simples soldats rencontraient quelque outre de chair, un débordement d’appas, une géante soufflée de graisse, ils s’écriaient, qu’elle fût en guenilles ou habillée de velours : « En voilà encore une pour ce sacré Juponeux ! » Toutes y passaient ; et, le soir, dans les chambrées, on prédisait qu’il s’en ferait crever. Aussi Mélanie, ce beau corps de femme, le prit-elle en entier, avec une puissance irrésistible. Il sombra, il s’abîma en elle. Au bout de quinze jours, il était tombé dans un hébétement d’amoureux gras qui se vide sans maigrir. Ses petits yeux, noyés au milieu de sa face bouffie, suivaient partout la veuve, de leur regard de chien battu. Il s’oubliait, en continuelle extase devant cette large figure d’homme, plantée de cheveux rudes comme des poils. De peur qu’elle ne lui coupât les vivres, comme il disait, il tolérait ces messieurs du divan et donnait sa paie jusqu’au dernier liard. Ce fut un sergent qui prononça le mot de la situation : « Juponeux a trouvé son trou, il y restera. » Un homme enterré !

Il était près de dix heures, lorsque le major Laguitte rouvrit furieusement la porte du Café de Paris. Par le battant, lancé à toute volée, on aperçut un instant la place du Palais, noire, changée en un lac de fange liquide, bouillonnante sous la terrible averse. Le major, trempé cette fois jusqu’à la peau, laissant derrière lui un fleuve, marcha droit au comptoir, où Phrosine lisait un roman.

— Bougresse ! cria-t-il, c’est toi qui te fous des militaires ?… Tu mériterais…

Et il leva la main, il ébaucha une claque à assommer un bœuf. La petite bonne se reculait, effarée, tandis que les bourgeois, béants, tournaient la tête sans comprendre. Mais le major ne s’attarda pas ; il poussa la porte du divan, tomba entre Burle et Mélanie, juste au moment où celle-ci, par gentillesse, faisait boire un grog au capitaine à petites cuillerées, comme on donne la becquée à un serin favori. Il n’était venu, ce soir-là, que le magistrat en retraite et le pharmacien, qui tous deux s’en étaient allés de bonne heure, pris de tristesse. Et Mélanie, ayant besoin de trois cents francs le lendemain, profitait de l’occasion pour se montrer câline.

— Voyons, le chéri à sa mère… Donnez votre bec… C’est bon, hein ? petit cochon !

Le capitaine, très rouge, avachi, les yeux morts, suçait la cuiller, d’un air de jouissance profonde.

— Nom de Dieu ! gueula le major, debout sur le seuil, tu te fais donc garder par les femelles, maintenant ! On me dit que tu n’es pas venu, on me flanque à la porte, pendant que tu es là, à te ramollir !

Burle, repoussant le grog, avait tressailli. D’un mouvement irrité, Mélanie s’était avancée, comme pour le couvrir de son grand corps. Mais Laguitte la regarda en face, avec cet air tranquille et résolu que connaissent bien les femmes menacées de recevoir une gifle.

— Laissez-nous, dit-il simplement.

Elle hésita encore une seconde. Elle avait cru sentir le vent de la gifle, et, blême de rage, elle rejoignit Phrosine dans le comptoir.

Quand ils furent enfin seuls, le major Laguitte se posa devant le capitaine Burle ; puis, les bras croisés, se courbant, à pleine voix il lui cria dans la figure :

— Salaud !

L’autre, ahuri, voulut se fâcher. Il n’en eut pas le temps.

— Tais-toi !… Tu t’es fichu salement d’un ami. Tu m’as collé des reçus faux qui pouvaient nous conduire aux galères tous les deux. Est-ce que c’est propre, ça ? Est-ce qu’on se fait des plaisanteries pareilles, quand on se connaît depuis trente ans ?

Burle, retombé sur sa chaise, était devenu livide. Un grelottement de fiévreux agitait ses membres. Le major continua, en marchant autour de lui, et en donnant des coups de poing sur les tables :

— Alors, tu as volé comme un gratte-papier, et pour ce grand chameau !… Encore, si tu avais volé pour ta mère, ce serait honorable. Mais, nom de Dieu ! aller manger la grenouille et apporter la monnaie dans cette baraque, c’est ça qui m’enrage !… Dis ? qu’as-tu donc dans le coco pour te crever à ton âge, avec un pareil gendarme ? Ne mens pas, je vous ai vus tout à l’heure faire vos saletés.

— Tu joues bien, toi, bégaya le capitaine.

— Oui, je joue, tonnerre ! reprit le major, dont cette remarque redoubla la fureur, et je suis un sacré cochon de jouer, parce que ça me mange tout mon saint-frusquin, et que ce n’est guère à l’honneur de l’armée française. Mais, cré nom de Dieu ! si je joue, je ne vole pas !… Crève, toi, si tu veux, laisse mourir de faim la maman et le moutard, seulement respecte la caisse et ne fous pas les amis dans l’embarras !

Il se tut. Burle restait les yeux fixes, l’air imbécile. On n’entendit pendant un instant que le bruit des bottes du major.

— Et pas un radis ! reprit celui-ci violemment. Hein ? te vois-tu entre deux gendarmes ? Ah ! salaud !

Il se calma, il le prit par le poignet et le mit debout.

— Allons, viens ! Il faut tenter tout de suite quelque chose, car je ne veux pas me coucher avec ça sur l’estomac… J’ai une idée.

Dans la grande salle, Mélanie et sa bonne Phrosine causaient vivement, à demi-voix. Lorsqu’elle vit sortir les deux hommes, Mélanie osa s’approcher, pour dire à Burle sur un ton flûté :

— Comment ? capitaine, vous partez déjà ?

— Oui, il part, répondit brutalement Laguitte, et je compte bien qu’il ne remettra jamais les pieds dans votre sale trou.

La petite bonne, effrayée, tirait sa maîtresse par la robe. Elle eut le malheur de murmurer le mot « ivrogne ». Du coup, le major lâcha la gifle qui lui brûlait la main depuis un instant. Les deux femmes s’étaient baissées, il n’attrapa que le chignon de Phrosine, dont il aplatit le bonnet et cassa le peigne. Ce fut une indignation parmi les petits rentiers.

— Nom de Dieu ! filons, dit Laguitte en poussant Burle sur le trottoir. Si je reste, je les assomme tous, là dedans.

Dehors, pour traverser la place, ils eurent de l’eau jusqu’aux chevilles. La pluie, poussée par le vent, ruisselait sur leurs visages. Pendant que le capitaine marchait silencieux, le major se remit à lui reprocher sa « couillonnade », avec plus d’emportement. Un joli temps, n’est-ce pas ? pour courir les rues. S’il n’avait pas fait de bêtise, tous deux seraient chaudement dans leur lit, au lieu de patauger comme ça. Puis, il parla de Gagneux. Un gredin dont les viandes gâtées avaient par trois fois donné des coliques à tout le régiment ! C’était dans huit jours que finissait le marché passé avec lui. Du diable si, à l’adjudication, on accepterait son offre !

— Ça dépend de moi, je choisis qui je veux, grondait le major. J’aimerais mieux me couper un bras que de faire encore gagner un sou à cet empoisonneur !

Il glissa, entra dans un ruisseau jusqu’aux genoux ; et, la voix étranglée de jurons, il ajouta :

— Tu sais, je vais chez lui… Je monterai, tu m’attendras à la porte… Je veux voir ce que cette crapule a dans le ventre, et s’il osera aller demain chez le colonel, comme il m’en a menacé… Avec un boucher, nom de Dieu ! se compromettre avec un boucher ! Ah ! tu n’es pas fier, toi ! c’est ce que je ne te pardonnerai jamais !

Ils arrivaient à la place aux Herbes. La maison de Gagneux était toute noire ; mais Laguitte frappa violemment, et l’on finit par lui ouvrir. Resté seul dans la nuit épaisse, le capitaine Burle ne songea même pas à chercher un abri. Il demeurait planté au coin du marché, debout sous la pluie battante, la tête pleine d’un grand bourdonnement qui l’empêchait de réfléchir. Il ne s’ennuya pas, il n’eut pas conscience du temps. La maison, avec sa porte et ses fenêtres closes, était comme morte ; et il la regardait. Lorsque le major en sortit au bout d’une heure, il sembla au capitaine qu’il venait à peine d’y entrer.

Laguitte, l’air sombre, ne dit rien. Burle n’osa l’interroger. Un instant, ils se cherchèrent, se devinant dans les ténèbres. Puis, ils se remirent à suivre les rues obscures, où l’eau roulait comme dans un lit de torrent. Ils allaient ainsi côte à côte, vagues et muets ; le major, enfoncé dans son silence, ne jurait même plus. Pourtant, comme ils passaient de nouveau par la place du Palais, et que le Café de Paris était encore éclairé, il tapa sur l’épaule de Burle, en disant :

— Si jamais tu rentres dans ce trou…

— N’aie pas peur ! répondit le capitaine, sans le laisser achever la phrase.

Et il lui tendit la main. Mais Laguitte reprit :

— Non, non, je t’accompagne jusqu’à ta porte. Comme ça, je serai sûr au moins que tu n’y retourneras pas cette nuit.

Ils continuèrent leur marche. En remontant la rue des Récollets, tous deux ralentirent le pas. Puis, devant sa porte, après avoir sorti sa clef de la poche, le capitaine finit par se décider.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Eh bien ! reprit le major d’une voix rude, je suis un salaud comme toi… Oui, j’ai fait une saleté… Ah ! sacré nom ! que le diable t’emporte ! Nos soldats mangeront encore de la carne pendant trois mois.

Et il expliqua que Gagneux, ce dégoûtant Gagneux, était un bougre de tête, qui, petit à petit, l’avait amené à un marché : il n’irait pas trouver le colonel, il ferait même cadeau des deux mille francs, en remplaçant les faux reçus par des reçus signés de lui ; mais, en retour, il exigeait que le major lui assurât, aux prochaines adjudications, la fourniture de la viande. C’était une chose arrangée.

— Hein ? reprit Laguitte, doit-il faire du rabiot, l’animal, pour nous lâcher ainsi deux mille francs !

Burle, étranglé d’émotion, avait saisi les mains de son vieil ami. Il ne put que balbutier des remerciements confus. La saleté que le major venait de commettre pour le sauver, le touchait aux larmes.

— C’est bien la première fois, grognait celui-ci. Il le fallait… Nom de Dieu ! ne pas avoir deux mille francs dans son secrétaire ! C’est à vous dégoûter de jamais toucher une carte… Tant pis pour moi ! Je suis un pas grand’chose… Seulement, écoute, ne recommence pas, car du diable si je recommence, moi !

Le capitaine l’embrassa. Quand il fut rentré, le major resta un instant devant la porte, pour être certain qu’il se couchait. Puis, comme minuit sonnait et que la pluie battait toujours la ville noire, il rentra péniblement chez lui. L’idée de ses hommes le navrait. Il s’arrêta, il dit tout haut d’une voix changée, pleine d’une piété tendre :

— Les pauvres bougres ! vont-ils en avaler de la vache, pour deux mille francs !


III


Dans le régiment, ce fut une stupéfaction. Juponeux avait rompu avec Mélanie. Au bout d’une semaine, la chose était prouvée, indéniable : le capitaine ne remettait pas les pieds au Café de Paris, on racontait que le pharmacien avait repris la place toute chaude, à la grande tristesse de l’ancien magistrat. Et, fait plus incroyable encore, le capitaine Burle vivait enfermé rue des Récollets. Il se rangeait décidément, jusqu’à passer les soirées au coin du feu, à faire répéter des leçons au petit Charles. Sa mère, qui ne lui avait pas soufflé mot de ses tripotages avec Gagneux, gardait, en face de lui, dans son fauteuil, sa raideur sévère ; mais ses regards disaient qu’elle le croyait guéri.

Quinze jours plus tard, le major Laguitte vint un soir s’inviter à dîner. Il éprouvait quelque gêne à se retrouver avec Burle, non pour lui certes, mais pour le capitaine, auquel il craignait de rappeler de vilains souvenirs. Cependant, puisque le capitaine se corrigeait, il voulait lui donner une poignée de main et casser une croûte ensemble. Ça lui ferait plaisir.

Burle était dans sa chambre, lorsque Laguitte se présenta. Ce fut madame Burle qui reçut ce dernier. Après avoir dit qu’il venait manger la soupe, il ajouta, en baissant la voix :

— Eh bien ?

— Tout va pour le mieux, répondit la vieille femme.

— Rien de louche ?

— Rien absolument… Couché à neuf heures, pas une absence, et l’air très heureux.

— Ah ! nom de Dieu ! c’est gentil ! cria le major. Je savais bien qu’il fallait le secouer. Il a encore du cœur, l’animal !

Quand Burle parut, il lui serra les mains à les écraser. Et, devant la cheminée, avant de se mettre à table, on causa honnêtement, on célébra les douceurs du foyer domestique. Le capitaine déclara qu’il ne donnerait pas son chez-lui pour un royaume ; lorsqu’il avait retiré ses bretelles, mis ses pantoufles, et qu’il s’allongeait dans son fauteuil, le roi, disait-il, n’était pas son oncle. Le major approuvait, en l’examinant. Certes, la bonne conduite ne le maigrissait pas, car il avait encore enflé, les yeux gros, la bouche épaisse. Il sommeillait à demi, tassé dans sa chair, en répétant :

— La vie de famille, il n’y a que ça !… Ah ! la vie de famille !

— C’est très bien, dit le major inquiet de le voir si crevé, mais il ne faut de l’exagération en rien… Prends de l’exercice, entre de temps à autre au Café.

— Au Café, pourquoi faire ?… J’ai tout ce qu’il me faut ici. Non, non, je reste chez moi.

Charles rangeait ses livres, et Laguitte resta surpris de voir paraître une bonne, qui venait mettre la table.

— Tiens ! vous avez pris quelqu’un ? dit-il à madame Burle.

— Il l’a bien fallu, répondit celle-ci en soupirant. Mes jambes ne vont plus, tout le ménage était à l’abandon… Heureusement que le père Cabrol m’a confié sa fille. Vous connaissez le père Cabrol, ce vieux qui a le balayage du marché ?… Il ne savait que faire de Rose. Je lui apprends un peu de cuisine.

La bonne sortait.

— Quel âge a-t-elle donc ? demanda le major.

— À peine dix-sept ans. C’est bête, c’est sale. Mais je ne lui donne que dix francs par mois, et elle ne mange que de la soupe.

Lorsque Rose rentra avec une pile d’assiettes, Laguitte, que les filles intéressaient peu, la suivit du regard, étonné d’en rencontrer une si laide. Elle était petite, très noire, légèrement bossue, avec une face de guenon à nez épaté, à bouche fendue largement, et où luisaient de minces yeux verdâtres. Les reins larges et les bras longs, elle avait l’air très fort.

— Sacré nom ! quelle gueule ! dit Laguitte égayé, quand la bonne fut sortie de nouveau, en quête du sel et du poivre.

— Bah ! murmura Burle négligemment, elle est très complaisante, elle fait tout ce qu’on veut. C’est toujours assez bon pour laver la vaisselle.

Le dîner fut charmant. Il y avait le pot-au-feu et un ragoût de mouton. On fit raconter à Charles des histoires de son collège. Madame Burle, afin de montrer combien il était gentil, lui posa plusieurs fois sa question : « N’est-ce pas que tu veux être militaire ? » Et un sourire effleurait ses lèvres blanches, lorsque le petit répondait avec une obéissance craintive de chien savant : « Oui, grand’ mère. » Le capitaine Burle avait posé les coudes sur la table, mâchant lentement, absorbé. Une chaleur montait, l’unique lampe qui éclairait la table, laissait les coins de la vaste pièce dans une ombre vague. C’était un bien-être alourdi, une intimité de gens sans fortune, qui ne changent pas d’assiette à tous les plats, et qu’un compotier plein d’œufs à la neige, servi au dernier moment, met en gaieté.

Rose, dont les talons lourds faisaient danser la table, lorsqu’elle tournait derrière les convives, n’avait pas encore ouvert la bouche. Elle vint se planter près du capitaine, elle demanda d’une voix rauque :

— Monsieur veut du fromage ?

— Hein ? quoi ? dit Burle en tressaillant. Ah ! oui, du fromage… Tiens bien l’assiette.

Il coupa un morceau de gruyère, tandis que la petite, debout, le regardait de ses yeux minces. Laguitte riait. Depuis le commencement du repas, Rose l’amusait énormément. Il baissait la voix, il murmurait à l’oreille du capitaine :

— Non, tu sais, je la trouve épatante ! On n’a pas le nez ni la bouche bâtis comme ça… Envoie-la donc un jour chez le colonel, histoire de la lui montrer. Ça le distraira.

Cette laideur l’épanouissait paternellement. Il désira la voir de près.

— Dis donc, ma fille, et moi ? J’en veux bien, du fromage.

Elle vint avec l’assiette ; et lui, le couteau planté dans le gruyère, s’oubliait à la regarder, riant d’aise, parce qu’il découvrait qu’elle avait une narine plus large que l’autre. Rose, très sérieuse, se laissant dévisager, attendait que le monsieur eût fini de rire.

Elle ôta la table, elle disparut. Burle s’endormit tout de suite, au coin du feu, pendant que le major et madame Burle causaient. Charles s’était remis à ses devoirs. Une grande paix tombait du haut plafond, cette paix des familles bourgeoises que leur bonne entente rassemble dans la même pièce. À neuf heures, Burle se réveilla en bâillant et déclara qu’il allait se coucher ; il demandait pardon, mais ses yeux se fermaient malgré lui. Quand le major partit, une demi-heure plus tard, madame Burle chercha vainement Rose, pour qu’elle l’éclairât : elle devait être déjà montée dans sa chambre ; une vraie poule, cette fille, qui ronflait des douze heures à poings fermés.

— Ne dérangez personne, dit Laguitte, sur le palier. Je n’ai pas de meilleures jambes que vous ; mais, en tenant la rampe, je ne me casserai rien… Enfin, chère dame, je suis bien heureux. Voilà vos chagrins finis. J’ai étudié Burle et je vous jure qu’il ne cache pas la moindre farce… Nom de Dieu ! il était temps qu’il sortît des jupons. Ça tournait mal.

Le major s’en allait ravi. Une maison de braves gens, et où les murs étaient de verre ; pas moyen d’y enfouir des saletés !

Dans cette conversion, ce qui l’enchantait, au fond, c’était de n’avoir plus à vérifier les écritures du capitaine. Rien ne l’assommait comme toutes ces paperasses. Du moment que Burle se rangeait, lui pouvait fumer des pipes et donner des signatures, les yeux fermés. Pourtant, il veillait toujours d’un œil. Les reçus étaient bons, les totaux s’équilibraient admirablement ; aucune irrégularité. Au bout d’un mois, il ne faisait plus que feuilleter les reçus et s’assurer des totaux, comme il avait toujours fait, d’ailleurs. Mais, un matin, sans aucune méfiance, uniquement parce qu’il avait rallumé une pipe, ses yeux s’attardèrent à une addition, il constata une erreur de treize francs ; le total était forcé de treize francs, pour balancer les comptes ; et il n’y avait pas eu d’erreur dans les sommes portées, car il les collationna sur les reçus. Cela lui sembla louche ; il n’en parla pas à Burle, il se promit de revoir les additions. La semaine suivante, nouvelle erreur, dix-neuf francs en moins. Alors, saisi d’inquiétude, il s’enferma avec les registres, il passa une matinée abominable à tout reprendre, à tout additionner, suant, jurant, le crâne éclatant de chiffres. Et, à chaque addition, il constatait un vol de quelques francs : c’était misérable, dix francs, huit francs, onze francs ; dans les dernières, cela tombait à quatre et trois francs, et il y en avait même une sur laquelle Burle n’avait pris qu’un franc cinquante. Depuis près de deux mois, le capitaine rognait ainsi les écus de sa caisse. En comparant les dates, le major put établir que la fameuse leçon l’avait fait se tenir tranquille juste pendant huit jours. Cette découverte acheva de l’exaspérer.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! gueulait-il tout seul, en donnant des coups de poing sur les registres, c’est encore plus sale !… Au moins les faux reçus de Gagneux, c’était crâne… Tandis que, cette fois, nom de Dieu ! le voilà aussi bas qu’une cuisinière qui chipe deux sous sur un pot-au-feu… Aller gratter sur les additions ! Foutre un franc cinquante dans sa poche !… Nom de Dieu ! nom de Dieu !… Sois donc plus fier, salaud !… Emporte la caisse, et va la bouffer avec des actrices !

La pauvreté honteuse de ces vols l’indignait. En outre, il était furieux d’avoir été dupé de nouveau par ce moyen des additions fausses, si simple et si bête. Il se leva, il marcha pendant une heure dans son cabinet, hors de lui, ne sachant que faire, lâchant des phrases à voix haute.

— Décidément, c’est un homme toisé. Il faut agir… Je lui flanquerais une suée chaque matin, que ça ne l’empêcherait pas, tous les après-midi, de se coller dans le gousset sa pièce de trois francs… Mais, tonnerre de Dieu ! où mange-t-il ça ? Il ne sort plus, il se couche à neuf heures, et tout paraît si honnête, si gentil chez eux !… Est-ce que le cochon a encore des vices qu’on ne lui connaît pas ?

Il se remit à son bureau, additionna les sommes soustraites, qui montaient à cinq cent quarante-cinq francs. Où prendre cet argent ? L’inspection justement approchait ; il suffisait que ce maniaque de colonel s’avisât de refaire une addition, pour que le pot aux roses fût découvert. Cette fois, Burle était fichu.

Cette idée calma le major. Il ne jurait plus, il restait glacé, avec l’image de madame Burle toute droite et désespérée devant lui. En même temps, il avait le cœur si gros pour son compte, que sa poitrine éclatait.

— Voyons, murmura-t-il, il faut avant tout que je voie clair dans les histoires de ce bougre-là. Après, il sera toujours temps d’agir.

Il se rendit au bureau de Burle. Du trottoir d’en face, il aperçut une jupe qui disparaissait dans l’entre-bâillement de la porte. Croyant tenir le pot aux roses, il se glissa derrière elle, et écouta. C’était Mélanie, il la reconnut à sa voix flûtée de grosse femme. Elle se plaignait de ces messieurs du divan, elle parlait d’un billet, qu’elle ne savait comment payer ; les huissiers étaient chez elle, tout allait être vendu. Puis, comme le capitaine répondait à peine, disant qu’il n’avait pas un sou, elle finit par éclater en larmes. Elle le tutoya, l’appela « le chéri à sa mère ». Mais elle eut beau employer les grands moyens, ses séductions ne durent avoir aucun effet, car la voix sourde de Burle répétait toujours : « Pas possible ! pas possible ! » Au bout d’une heure, quand Mélanie se retira, elle était furieuse. Le major, étonné de la façon dont tournaient les choses, attendit un instant pour entrer dans la pièce, où le capitaine était resté seul. Il le trouva très calme, et, malgré une furieuse envie de le traiter de triple cochon, il ne lui dit rien, résolu à savoir la vérité d’abord.

Le bureau ne sentait pas la coquinerie. Devant la table de bois noir, il y avait, sur le fauteuil canné du capitaine, un honnête rond de cuir ; et, dans un coin, la caisse était solidement fermée, sans une fente. L’été venait, un chant de serin entrait par une fenêtre. C’était très en ordre, les cartons exhalaient une odeur de vieux papiers, qui inspirait la confiance.

— N’est-ce pas cette carcasse de Mélanie qui sortait comme j’entrais ? demanda Laguitte.

Burle haussa les épaules, en murmurant :

— Oui… Elle est encore venue me tanner pour que je lui donne deux cents francs… Pas dix francs, pas dix sous !

— Tiens ! reprit l’autre voulant le sonder, on m’avait dit que tu la revoyais.

— Moi !… Ah ! non par exemple ! j’en ai assez, de tous ces chameaux-là !

Laguitte se retira, très perplexe. À quoi avaient bien pu passer les cinq cent quarante-cinq francs ? Est-ce que le brigand, après les femmes, aurait tâté du vin et du jeu ? Il se promit de surprendre Burle chez lui, le soir même ; peut-être, en le faisant causer et en questionnant sa mère, arriverait-il à connaître la vérité. Mais, l’après-midi, il souffrit cruellement de sa jambe ; depuis quelque temps, ça n’allait plus du tout, il avait dû se résigner à se servir d’une canne, pour ne pas boiter trop violemment. Cette canne le désespérait ; comme il le disait avec une rage désolée, maintenant il était dans les invalides. Pourtant, le soir, par un effort de volonté, il se leva de son fauteuil ; et, s’abandonnant sur sa canne dans la nuit noire, il se traîna rue des Récollets. Neuf heures sonnaient, quand il y arriva. En bas, la porte de la rue était entr’ouverte. Il soufflait sur le palier du troisième étage, lorsqu’un bruit de voix, à l’étage supérieur, le surprit. Il avait cru reconnaître la voix de Burle. Par curiosité, il monta. Au fond d’un couloir, à gauche, une porte laissait passer une raie de lumière ; mais, au craquement de ses bottes, la porte se referma, et il se trouva dans une obscurité profonde.

— C’est idiot ! pensa-t-il. Quelque cuisinière qui se couche.

Pourtant, il vint le plus doucement possible coller son oreille contre la porte. Deux voix causaient. Il resta béant. C’étaient ce cochon de Burle et ce monstre de Rose.

— Tu m’avais promis trois francs, disait rudement la petite bonne. Donne-moi trois francs.

— Ma chérie, je te les apporterai demain, reprenait le capitaine d’une voix suppliante. Aujourd’hui, je n’ai pas pu… Tu sais que je tiens toujours mes promesses.

— Non, donne-moi trois francs, ou tu vas redescendre.

Elle devait être déshabillée déjà, assise sur le bord de son lit de sangles, car le lit craquait à chacun de ses mouvements. Le capitaine, debout, piétinait. Il s’approcha.

— Sois gentille. Fais-moi de la place.

— Veux-tu me laisser ! cria Rose de sa voix mauvaise. J’appelle, je dis tout à la vieille, en bas… Quand tu m’auras donné trois francs !

Et elle ne sortait pas de ses trois francs, comme une bête têtue qui refuse de passer.

Burle se fâcha, pleura ; puis, pour l’attendrir, il sortit de sa poche un pot de confiture, qu’il avait pris dans l’armoire de sa mère. Rose l’accepta, se mit tout de suite à le vider, sans pain, avec le manche d’une fourchette qui traînait sur sa commode. C’était très bon. Mais, quand le capitaine crut l’avoir conquise, elle le repoussa du même geste obstiné.

— Je m’en fiche de ta confiture !… C’est les trois francs qu’il me faut !

À cette dernière exigence, le major leva sa canne pour fendre la porte en deux. Il suffoquait. Nom de Dieu ! la sacrée garce ! Et dire qu’un capitaine de l’armée française acceptait ça ! Il oubliait la saleté de Burle, il aurait étranglé cette horreur de femme, à cause de ses manières. Est-ce qu’on marchandait, quand on avait une gueule comme la sienne ! C’est elle qui aurait dû payer ! Mais il se retint pour entendre la suite.

— Tu me fais beaucoup de peine, répétait le capitaine. Moi qui me suis montré si bon pour toi… Je t’ai donné une robe, puis des boucles d’oreilles, puis une petite montre… Tu ne te sers pas même de mes cadeaux.

— Tiens ! pour les abîmer !… C’est papa qui me garde mes affaires.

— Et tout l’argent que tu m’as tiré ?

— Papa me le place.

Il y eut un silence. Rose réfléchissait.

— Écoute, si tu jures que tu m’apporteras six francs demain soir, je veux bien… Mets-toi à genoux et jure que tu m’apporteras six francs… Non, non, à genoux !

Le major Laguitte, frémissant, s’éloigna de la porte et resta sur le palier, adossé au mur. Ses jambes s’en allaient, et il brandissait sa canne comme un sabre, dans la nuit noire de l’escalier. Ah ! nom de Dieu ! il comprenait pourquoi ce cochon de Burle ne quittait plus son chez-lui et se couchait à neuf heures ! Une jolie conversion, je t’en fiche ! et avec un sale trognon que le dernier des troupiers n’aurait pas ramassé sur un tas d’ordures !

— Mais, sacré nom ! dit le major tout haut, pourquoi n’a-t-il pas gardé Mélanie ?

Que faire maintenant ? Entrer et leur flanquer à tous les deux une volée de coups de canne ? C’était son idée d’abord ; puis, il avait eu pitié de la pauvre vieille, en bas. Le mieux était de les laisser à leur ordure. On ne tirerait plus rien de propre du capitaine. Quand un homme en tombait là, on pouvait lui jeter une pelletée de terre sur la tête, pour en finir comme avec une bête pourrie, empoisonnant le monde. Et l’on aurait beau lui mettre le nez dans son caca, il recommencerait le lendemain, il finirait par prendre des sous, afin de payer des sucres d’orge aux petites mendiantes pouilleuses. Nom de Dieu ! l’argent de l’armée française ! et l’honneur du drapeau ! et le nom de Burle, ce nom respecté qui allait finir dans la crotte ! Nom de Dieu de nom de Dieu ! ça ne pouvait pas se terminer comme ça !

Un instant, le major s’attendrit. Si encore il avait eu les cinq cent quarante-cinq francs ; mais pas un liard ! La veille, à la pension, après s’être grisé de cognac comme un sous-lieutenant, il avait pris une culotte abominable. C’était bien fait, s’il traînait la jambe ! Il aurait mérité d’en crever !

Alors, il laissa les deux vaches faire dodo. Il descendit et sonna chez madame Burle. Au bout de cinq grandes minutes, ce fut la vieille dame qui vint ouvrir elle-même.

— Je vous demande pardon, dit-elle. Je croyais que cette marmotte de Rose était encore là… Il faut que j’aille la secouer dans son lit.

Le major la retint.

— Et Burle ? demanda-t-il.

— Oh ! lui, ronfle depuis neuf heures… Voulez-vous frapper à la porte de sa chambre ?

— Non, non… Je désire seulement vous dire un petit bonsoir.

Dans la salle à manger, Charles, devant la table, à sa place ordinaire, venait d’achever sa version. Mais il avait l’air terrifié, et ses pauvres mains blanches tremblaient. Sa grand’mère, avant de l’envoyer se coucher, lui lisait des récits de bataille, pour développer en lui l’héroïsme de la famille. Ce soir-là, l’histoire du Vengeur, ce vaisseau chargé de mourants qui s’engloutit dans la vaste mer, laissait l’enfant sous le coup d’une crise nerveuse, la tête emplie d’un horrible cauchemar.

Madame Burle demanda au major la permission d’achever sa lecture. Puis, elle ferma le livre solennellement, quand le dernier matelot eut crié : « Vive la République ! » Charles était blanc comme un linge.

— Tu as entendu ? dit la vieille dame. Le devoir de tout soldat français est de mourir pour la patrie.

— Oui, grand’mère.

Il l’embrassa sur le front, et s’en alla grelottant de peur, se coucher dans sa grande chambre, où le moindre craquement des boiseries lui donnait des sueurs froides.

Le major avait écouté d’un air grave. Oui, nom de Dieu ! l’honneur était l’honneur, et jamais il ne laisserait ce gredin de Burle déshonorer la pauvre vieille et ce moutard. Puisque le gamin avait tant de goût pour l’état militaire, il fallait qu’il pût entrer à Saint-Cyr, la tête haute. Pourtant, le major reculait devant une sacrée idée qui lui entrait dans la tête, depuis l’histoire des six francs là-haut, lorsque madame Burle prit la lampe et l’accompagna. Comme elle passait devant la chambre du capitaine, elle fut surprise de voir la clef sur la porte, ce qui n’arrivait jamais.

— Entrez donc, dit-elle, c’est mauvais pour lui de tant dormir, ça le rend lourd.

Et, avant qu’il pût l’en empêcher, elle ouvrit la porte et demeura glacée, en trouvant la chambre vide. Laguitte était devenu très rouge, et il avait l’air si bête, qu’elle comprit tout d’un coup, éclairée par le souvenir de mille petits faits.

— Vous le saviez, vous le saviez, bégaya-t-elle. Pourquoi ne pas m’avertir ?… Mon Dieu ! chez moi, à côté de son fils, avec cette laveuse de vaisselle, avec ce monstre !… Et il a encore volé, je le sens !

Elle restait toute droite, blanche et raidie. Puis, elle ajouta d’une voix dure :

— Tenez ! je le voudrais mort !

Laguitte lui prit les deux mains, qu’il tint un moment serrées fortement dans les siennes. Ensuite, il fila, car il avait un nœud en travers de la gorge, il aurait pleuré. Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! cette fois, par exemple, il était décidé !


IV


L’inspection générale devait avoir lieu à la fin du mois. Le major avait dix jours devant lui. Dès le lendemain, il se traîna en boitant au Café de Paris, où il commanda un bock. Mélanie était devenue toute pâle, et ce fut avec la crainte de recevoir une gifle que Phrosine se résigna à servir le bock demandé. Mais le major semblait très calme ; il se fit donner une chaise pour allonger sa jambe ; puis, il but sa bière en brave homme qui a soif. Depuis une heure, il était là, quand il vit passer sur la place du Palais deux officiers, le chef de bataillon Morandot et le capitaine Doucet. Et il les appela, en agitant violemment sa canne.

— Entrez donc prendre un bock ! leur cria-t-il, dès qu’ils se furent approchés.

Les officiers n’osèrent refuser. Lorsque la petite bonne les eut servis :

— Vous venez ici, maintenant ? demanda Morandot au major.

— Oui, la bière y est bonne.

Le capitaine Doucet cligna les yeux d’un air malin.

— Est-ce que vous êtes du divan, major ?

Laguitte se mit à rire, sans répondre. Alors, on le plaisanta sur Mélanie. Lui, haussait les épaules d’un air bonhomme. C’était tout de même un beau corps de femme, et l’on pouvait blaguer, ceux qui avaient l’air de cracher dessus, en auraient tout de même fait leurs choux gras. Puis, se tournant vers le comptoir, tâchant de prendre une mine gracieuse, il dit :

— Madame, d’autres bocks !

Mélanie était si surprise, qu’elle se leva et apporta la bière. Quand elle fut devant la table, le major la retint ; même il s’oublia jusqu’à lui donner de petites tapes sur la main qu’elle avait posée au dossier d’une chaise. Alors, elle-même, habituée aux calottes et aux caresses, se montra très galante, croyant à une fantaisie chez ce vieux démoli, comme elle le nommait avec Phrosine. Doucet et Morandot se regardaient. Comment ! ce sacré major succédait à Juponeux ! Ah ! saperlotte ! on allait rire au régiment !

Tout d’un coup, Laguitte qui, à travers la porte ouverte, surveillait d’un œil la place du Palais, eut une exclamation.

— Tiens ! Burle !

— Oui, c’est son heure, dit Phrosine en s’approchant, elle aussi. Le capitaine passe tous les après-midi, au retour de son bureau.

Le major, malgré sa mauvaise jambe, s’était mis debout. Il bousculait les chaises, il criait :

Eh ! Burle !… Arrive donc ! tu prendras un bock !

Le capitaine, ahuri, ne comprenant pas comment Laguitte pouvait se trouver chez Mélanie, avec Doucet et Morandot, s’avança machinalement. C’était le renversement de toutes ses idées. Il s’arrêta sur le seuil, hésitant encore.

— Un bock ! commanda le major.

Puis, se tournant :

— Qu’est-ce que tu as ?… Entre donc, et assieds-toi. As-tu peur qu’on ne te mange !

Quand le capitaine se fut assis, il y eut une gêne. Mélanie apportait le bock avec un léger tremblement des mains, travaillée par la continuelle crainte d’une scène qui ferait fermer son établissement. Maintenant, la galanterie du major l’inquiétait. Elle tâcha de s’esquiver, lorsqu’il l’invita à prendre quelque chose avec ces messieurs. Mais, comme s’il eût parlé en maître dans la maison, il avait déjà commandé à Phrosine un petit verre d’anisette ; et Mélanie fut forcée de s’asseoir, entre lui et le capitaine. Il répétait, d’un ton cassant :

— Moi, je veux qu’on respecte les dames… Soyons chevaliers français, nom de Dieu ! À la santé de madame !

Burle, les yeux sur sa chope, gardait un sourire embarrassé. Les deux autres officiers, choqués de trinquer ainsi, avaient déjà tenté de partir. Heureusement, la salle était vide. Seuls, les petits rentiers, autour de leur table, faisaient leur partie de l’après-midi, tournant la tête à chaque juron, scandalisés de voir tant de monde et prêts à menacer Mélanie d’aller au Café de la Gare, si la troupe devait les envahir. Tout un vol de mouches bourdonnait, attiré par la saleté des tables, que Phrosine ne lavait plus que le samedi. Étendue dans le comptoir, la petite bonne s’était remise à lire un roman.

— Eh bien ! tu ne trinques pas avec madame ? dit rudement le major à Burle. Sois poli au moins !

Et, comme Doucet et Morandot se levaient de nouveau :

— Attendez donc, nom de Dieu ! nous partons ensemble… C’est cet animal-là qui n’a jamais su se conduire.

Les deux officiers restèrent debout, étonnés de la brusque colère du major. Mélanie voulut mettre la paix, avec son rire de fille complaisante, en posant ses mains sur les bras des deux hommes. Mais Laguitte repartait.

— Non, laissez-moi… Pourquoi n’a-t-il pas trinqué ? Je ne vous laisserai pas insulter, entendez-vous !… À la fin, j’en ai assez de ce cochon-là !

Burle, très pâle sous cette insulte, se leva et dit à Morandot :

— Qu’a-t-il donc ? Il m’appelle pour me faire une scène… Est-ce qu’il est soûl ?

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! gueula le major.

Et, se mettant debout à son tour, tremblant sur ses jambes, il allongea à toute volée une gifle au capitaine. Mélanie n’eut que le temps de se baisser pour n’en pas recevoir la moitié sur l’oreille. Ce fut un tapage affreux. Phrosine jeta des cris dans le comptoir, comme si on l’avait battue. Les petits rentiers, terrifiés, se retranchèrent derrière leur table, croyant que tous ces soldats allaient tirer leurs sabres et se massacrer. Cependant, Doucet et Morandot avaient saisi le capitaine par les bras, pour l’empêcher de sauter à la gorge du major ; et ils l’emmenaient doucement vers la porte. Dehors, ils le calmèrent un peu, en donnant tous les torts à Laguitte. Le colonel prononcerait, car le soir même ils iraient lui soumettre le cas, comme témoins de l’affaire. Quand ils eurent éloigné Burle, ils rentrèrent dans le café, où Laguitte, très ému, des larmes sous les paupières, affectait un grand calme en achevant son bock.

— Écoutez, major, dit le chef de bataillon, c’est très mal… Le capitaine n’a pas votre grade, et vous savez qu’on ne peut l’autoriser à se battre avec vous.

— Oh ! nous verrons, répondit le major.

— Mais que vous a-t-il fait ? Il ne vous parlait seulement pas… Deux vieux camarades, c’est absurde !

Le major eut un geste vague.

— Tant pis ! Il m’embêtait.

Et il ne sortit plus de cette réponse. On n’en sut jamais davantage. Le bruit n’en fut pas moins énorme. En somme, l’opinion de tout le régiment était que Mélanie, enragée d’avoir été lâchée par le capitaine, l’avait fait gifler par le major, tombé, lui aussi, dans ses griffes, et auquel elle devait raconter des histoires abominables. Qui aurait cru ça, de cette vieille peau de Laguitte, après toutes les horreurs qu’il lâchait sur les femmes ? À son tour, il était pincé. Malgré le soulèvement contre Mélanie, l’aventure la posa comme une femme très en vue, à la fois crainte et désirée, et dont la maison fit dès lors des affaires superbes.

Le lendemain, le colonel avait convoqué le major et le capitaine. Il les sermonna durement, en leur reprochant d’avoir déshonoré l’armée dans des endroits malpropres. Qu’allaient-ils résoudre à présent, puisqu’il ne pouvait les autoriser à se battre ? C’était la question qui, depuis la veille, passionnait le régiment. Des excuses semblaient inacceptables, à cause de la gifle ; pourtant, comme Laguitte, avec sa mauvaise jambe, ne se tenait plus debout, on pensait qu’une réconciliation aurait peut-être lieu, si le colonel l’exigeait.

— Voyons, reprit le colonel, me prenez-vous pour arbitre ?

— Pardon, mon colonel, interrompit le major. Je viens vous apporter ma démission… La voici. Cela arrange tout. Veuillez fixer le jour de la rencontre.

Burle le regarda d’un air surpris. De son côté, le colonel crut devoir présenter quelques observations.

— C’est bien grave, major, la détermination que vous prenez là… Vous n’aviez plus que deux ans pour arriver à la retraite…

Mais, de nouveau, Laguitte lui coupa la parole, en disant d’une voix bourrue :

— Ça me regarde.

— Oh ! parfaitement… Eh bien ! je vais envoyer votre démission, et dès qu’elle aura été acceptée, je fixerai le jour de la rencontre.

Ce dénouement stupéfia le régiment. Qu’avait-il donc dans le ventre, cet enragé de major, à vouloir quand même se couper la gorge avec son vieux camarade Burle ? On reparla de Mélanie et de son beau corps de femme ; tous les officiers en rêvaient maintenant, allumés par cette idée qu’elle devait être décidément très bien, pour emballer ainsi de vieux durs à cuire. Le chef de bataillon Morandot, ayant rencontré Laguitte, ne lui cacha pas ses inquiétudes. S’il n’était pas tué, comment vivrait-il ? car il n’avait pas de fortune, et c’était tout juste s’il mangerait du pain, avec la pension de sa croix d’officier et l’argent de sa retraite, réduite de moitié. Pendant que Morandot parlait, Laguitte, roulant ses gros yeux, regardait fixement le vide, enfoncé dans la muette obstination de son crâne étroit. Puis, lorsque l’autre tâcha de le questionner sur sa haine contre Burle, il répéta sa phrase, en l’accompagnant du même geste vague.

— Il m’embêtait. Tant pis !

Chaque matin, à la cantine, à la pension des officiers, la première parole était : « Eh bien ! est-elle arrivée, cette démission ? » On attendait le duel, on en discutait surtout l’issue probable. Le plus grand nombre croyait que Laguitte serait embroché en trois secondes, car c’était absurde de vouloir se battre à son âge, avec une jambe paralysée, qui ne lui permettrait seulement pas de se fendre. Quelques-uns pourtant hochaient la tête. Certes, Laguitte n’avait jamais été un prodige d’intelligence ; on le citait même, depuis vingt ans, pour sa stupidité ; mais, autrefois, il était connu comme le premier tireur du régiment ; et, parti enfant de troupe, il avait gagné ses épaulettes de chef de bataillon par une bravoure d’homme sanguin qui n’a pas conscience du danger. Au contraire, Burle, tireur médiocre, passait pour un poltron. Enfin, il faudrait voir. Et l’émotion grandissait, car cette diablesse de démission restait bien longtemps en route.

Le plus inquiet, le plus bouleversé était certainement le major. Huit jours s’étaient passés, l’inspection générale devait commencer le surlendemain. Rien ne venait. Il tremblait d’avoir giflé son vieil ami, donné sa démission, pour le plaisir, sans retarder le scandale d’une minute. Lui tué, il n’aurait pas l’embêtement de voir ça ; et, s’il tuait Burle, comme il y comptait, on étoufferait l’affaire tout de suite : il aurait sauvé l’honneur de l’armée, et le petit pourrait entrer à Saint-Cyr. Mais, nom de Dieu ! ces gratte-papier du ministère avaient besoin de se presser ! Le major ne tenait plus en place ; on le voyait rôder devant la poste, guetter les courriers, interroger le planton chez le colonel, pour savoir. Il ne dormait plus, et se fichant du monde désormais, il s’abandonnait sur sa canne, il boitait abominablement.

La veille de l’inspection, il se rendait chez le colonel une fois encore, lorsqu’il resta saisi, en apercevant à quelques pas madame Burle, qui menait Charles au collège. Il ne l’avait pas revue, et, de son côté, elle s’était enfermée chez elle. Défaillant, il se rangea sur le trottoir, pour le lui laisser tout entier. Ni l’un ni l’autre ne se saluèrent, ce qui fit lever de grands yeux étonnés au petit garçon. Madame Burle, l’air froid, la taille haute, frôla le major, sans un tressaillement. Et lui, quand elle l’eut dépassé, la regarda s’éloigner d’un air d’ahurissement tendre.

— Nom de Dieu ! je ne suis donc pas un homme ! grogna-t-il en renfonçant ses larmes.

Comme il entrait chez le colonel, un capitaine, qui était là, lui dit :

— Eh bien ! ça y est, le papier vient d’arriver.

— Ah ! murmura-t-il, très pâle.

Et il revoyait la vieille dame s’en aller, avec l’enfant à la main, dans sa raideur implacable. Tonnerre de Dieu ! dire qu’il avait souhaité si ardemment l’arrivée du papier depuis huit jours, et que ce chiffon-là, maintenant, le bousculait et lui chauffait à ce point les entrailles !

Le duel eut lieu le lendemain matin, dans la cour de la caserne, derrière un petit mur. L’air était vif, un clair soleil luisait. On fut presque obligé de porter Laguitte. Un de ses témoins lui donnait le bras, tandis qu’il s’appuyait de l’autre côté sur sa canne. Burle, le visage bouffi d’une mauvaise graisse jaune, avait l’air de dormir debout, comme assommé par une nuit de noce. Pas une parole ne fut échangée. Tout le monde avait hâte d’en finir.

Ce fut le capitaine Doucet, un des témoins, qui engagea le fer. Il recula et dit :

— Allez, messieurs !

Burle attaqua aussitôt, voulant tâter Laguitte et savoir ce qu’il devait en attendre. Depuis dix jours, cette affaire était pour lui un cauchemar absurde, où il ne pouvait se retrouver. Un soupçon lui venait bien ; mais il l’écartait avec un frisson, car la mort était au bout ; et il se refusait à croire qu’un ami lui jouât une pareille farce, pour arranger les choses. D’ailleurs, la jambe de Laguitte le rassurait un peu. Il le piquerait à l’épaule, et tout serait dit.

Pendant près de deux minutes, les épées se froissèrent avec leur petit bruit d’acier. Puis, le capitaine fit un dégagé et voulut se fendre. Mais le major, retrouvant son poignet d’autrefois, eut une terrible parade de quinte ; et, s’il avait riposté, le capitaine était percé de part en part. Celui-ci se hâta de rompre, livide, se sentant à la merci de cet homme, qui venait de lui faire grâce cette fois. Il comprenait enfin, c’était bien une exécution.

Pourtant Laguitte, carrément posé sur ses mauvaises jambes, devenu de pierre, attendait. Les deux adversaires se regardaient fixement. Dans les yeux troubles de Burle, parut une supplication, une prière de grâce ; il savait pourquoi il allait mourir, et, comme un enfant, il jurait de ne plus recommencer. Mais les yeux du major restaient implacables ; l’honneur parlait, il étranglait son attendrissement de brave homme.

— Finissons ! murmura-t-il entre ses dents.

Cette fois, ce fut lui qui attaqua. Il y eut un éclair. Son épée flamba en passant de droite à gauche, revint, et alla se planter par un coup droit foudroyant dans la poitrine du capitaine, qui tomba comme une masse, sans même pousser un cri.

Laguitte avait lâché l’épée, tout en regardant sa pauvre vieille vache de Burle étendu sur le dos, avec son gros ventre en l’air. Il répétait, furieux et cassé d’émotion :

— Nom de Dieu de nom de Dieu !

On l’emmena. Ses deux jambes étaient prises, ses témoins durent le soutenir à droite et à gauche, car il ne pouvait même plus se servir de sa canne.

Deux mois plus tard, l’ancien major se traînait au soleil, dans une rue déserte de Vauchamp, lorsqu’il se trouva de nouveau face à face avec madame Burle et le petit Charles. Tous les deux étaient en grand deuil. Il voulut les éviter, mais il marchait mal, et ils arrivaient droit sur lui, sans ralentir ni presser le pas. Charles avait toujours son doux visage effrayé de fille. Madame Burle gardait sa haute mine rigide, plus dure et plus creusée. Comme Laguitte se rentrait dans l’angle d’une porte cochère, pour leur abandonner toute la rue, elle s’arrêta brusquement devant lui, elle tendit la main. Il hésita, il finit par la prendre et la serrer ; mais il tremblait tellement, qu’il secouait le bras de la vieille dame. Il y eut un silence, un échange muet de regards.

— Charles, dit enfin la grand’mère, donne la main au major.

L’enfant obéit, sans comprendre. Le major était devenu très pâle. À peine osa-t-il effleurer les doigts délicats du petit. Puis, comprenant qu’il devait dire quelque chose, il ne trouva que cette phrase :

— C’est toujours à Saint-Cyr que vous comptez le mettre ?

— Sans doute, quand il aura l’âge, répondit madame Burle.

La semaine suivante, Charles fut emporté par une fièvre typhoïde. Un soir, sa grand’mère lui avait relu le combat du Vengeur, pour l’aguerrir ; et le délire l’avait pris dans la nuit. Il était mort de peur.