Le Capitaine Fracasse/Chapitre IV

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G. Charpentier (Tome 1p. 104-127).

IV

BRIGANDS POUR LES OISEAUX


Retournons maintenant à la petite fille que nous avons laissée endormie sur le banc d’un sommeil trop profond pour ne pas être simulé. Son attitude nous semble à bon droit suspecte, et la féroce convoitise avec laquelle ses yeux sauvages se fixaient sur le collier de perles d’Isabelle demande à ce qu’on surveille ses démarches.

En effet, dès que la porte se fut refermée sur les comédiens, elle souleva lentement ses longues paupières brunes, promena son regard inquisiteur dans tous les coins de la chambre, et quand elle se fut bien assurée qu’il n’y avait plus personne, elle se laissa couler du rebord de la banquette sur ses pieds, se dressa, rejeta ses cheveux en arrière par un mouvement qui lui était familier, et se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit sans faire plus de bruit qu’une ombre. Elle la referma avec beaucoup de précaution, prenant garde que le loquet ne retombât trop brusquement, puis elle s’éloigna à pas lents jusqu’à l’angle d’une haie qu’elle tourna.

Sûre alors d’être hors de vue du logis, elle prit sa course, sautant les fossés d’eau croupie, enjambant les sapins abattus et bondissant sur les bruyères comme une biche ayant une meute après elle. Les longues mèches de sa chevelure lui flagellaient les joues comme des serpents noirs, et parfois, retombant du front, lui interceptaient la vue ; alors, sans ralentir la rapidité de son allure, elle les repoussait avec la paume de la main derrière son oreille et faisait un geste d’impatience mutine ; mais ses pieds agiles semblaient n’avoir pas besoin d’être guidés par la vue, tant ils connaissaient le chemin.

L’aspect du lieu, autant qu’on pouvait le démêler à la lueur livide d’une lune à moitié masquée et portant pour touret de nez un nuage de velours noir, était particulièrement désolé et lugubre. Quelques sapins, que l’entaille destinée à leur soutirer la résine rendait semblables à des spectres d’arbres assassinés, étalaient leurs plaies rougeâtres sur le bord d’un chemin sablonneux, dont la nuit ne parvenait pas à éteindre la blancheur. Au delà, de chaque côté de la route, s’étendaient les bruyères d’un violet sombre, où flottaient des bancs de vapeurs grisâtres auxquelles les rayons de l’astre nocturne donnaient un air de fantômes en procession, bien fait pour porter la terreur en des âmes superstitieuses ou peu habituées aux phénomènes de la nature dans ces solitudes.

L’enfant, accoutumée sans doute à ces fantasmagories du désert, n’y faisait aucune attention et continuait sa course. Elle arriva enfin à une espèce de monticule couronné de vingt ou trente sapins qui formaient là comme une sorte de bois. Avec une agilité singulière, et qui ne trahissait aucune fatigue, elle franchit l’escarpement assez roide et gagna le sommet du tertre. Debout sur l’élévation, elle promena quelque temps autour d’elle ses yeux pour qui l’ombre ne semblait pas avoir de voiles, et, n’apercevant que l’immensité solitaire, elle mit deux de ses doigts dans sa bouche et poussa, à trois reprises, un de ces sifflements que le voyageur, traversant les bois la nuit, n’entend jamais sans une angoisse secrète, bien qu’il les suppose produits par des chats-huants craintifs ou toute autre bestiole inoffensive.

Une pause séparait chacun des cris, que sans cela l’on eût pu confondre avec les ululations des orfraies, des bondrées et des chouettes, tant l’imitation était parfaite.

Bientôt un monceau de feuilles parut s’agiter, fit le gros dos, se secoua comme une bête endormie qu’on réveille, et une forme humaine se dressa lentement devant la petite.

« C’est toi, Chiquita, dit l’homme. Quelle nouvelle ? Je ne t’attendais plus et faisais un somme. »

L’homme qu’avait réveillé l’appel de Chiquita était un gaillard de vingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne, maigre, nerveux et paraissant propre à toutes les mauvaises besognes ; il pouvait être braconnier, contrebandier, faux-saunier, voleur et coupe-jarrets, honnêtes industries qu’il pratiquait les unes après les autres ou toutes à la fois, selon l’occurrence.

Un rayon de lune tombant sur lui d’entre les nuages, comme le jet de lumière d’une lanterne sourde, le détachait en clair du fond sombre des sapins, et eût permis, s’il se fût trouvé là quelque spectateur, d’examiner sa physionomie et son costume d’une truculence caractéristique. Sa face, basanée et cuivrée comme celle d’un sauvage caraïbe, faisait briller par le contraste ses yeux d’oiseau de proie et ses dents d’une extrême blancheur, dont les canines très-pointues ressemblaient à des crocs de jeune loup. Un mouchoir ceignait son front comme le bandeau d’une blessure, et comprimait les touffes d’une chevelure drue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet de la tête ; un gilet de velours bleu, décoloré par un long usage et agrémenté de boutons faits de piécettes soudées à une tige de métal, enveloppait son buste ; des grègues de toile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaient s’entre-croiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussi fermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était complété par une large ceinture de laine rouge montant des hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois le corps. Au milieu de l’estomac, une bosse indiquait le garde-manger et le trésor du malandrin ; et, s’il se fût retourné, on eût pu voir dans son dos, dépassant les deux bords de la ceinture, une immense navaja de Valence, une de ces navajas allongées en poisson, dont la lame se fixe en tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acier autant de stries rouges que le brave dont elle est l’arme a commis de meurtres. Nous ne savons combien la navaja d’Agostin comptait de cannelures écarlates, mais à la mine du drôle il était permis, sans manquer à la charité, de les supposer nombreuses.

Tel était le personnage avec qui Chiquita entretenait des relations mystérieuses.

« Eh bien ! Chiquita, dit Agostin en passant avec un geste amical sa rude main sur la tête de l’enfant, qu’as-tu remarqué à l’auberge de maître Chirriguirri ?

— Il est venu, répondit la petite, un chariot plein de voyageurs ; on a porté cinq grands coffres sous le hangar, qui semblaient assez lourds, car il fallait deux hommes pour chacun.

— Hum ! fit Agostin, quelquefois les voyageurs mettent des cailloux dans leurs bagages pour se créer de la considération auprès des hôteliers ; cela s’est vu.

— Mais, répondit Chiquita, les trois jeunes dames qui sont avec eux ont des galons en passementeries d’or sur leurs habits. L’une d’elles, la plus jolie, a autour du cou un rang de gros grains blancs d’une couleur argentée, et qui brillent à la lumière ; oh ! c’est bien beau ! bien magnifique !

— Des perles ! bon cela, dit entre ses dents le bandit, pourvu qu’elles ne soient pas fausses ! On travaille d’un si merveilleux goût à Murano, et les galants du jour ont des morales si relâchées !

— Mon bon Agostin, poursuivit Chiquita d’un ton de voix câlin, si tu coupes le cou à la belle dame, tu me donneras le collier.

— Cela t’irait bien, en effet, et congruerait merveilleusement à ta tignasse ébouriffée, à ta chemise en toile à torchon et à ta jupe jaune-serin.

— J’ai fait si souvent le guet pour toi, j’ai tant couru afin de t’avertir quand le brouillard s’élevait de terre, et que la rosée mouillait mes pauvres pieds nus. T’ai-je jamais fait attendre ta nourriture dans tes cachettes, même lorsque la fièvre me faisait claquer du bec comme une cigogne au bord d’un marécage et que je pouvais à peine me traîner à travers les halliers et les broussailles ?

— Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle ; mais nous ne le tenons pas encore, ce collier. Combien as-tu compté d’hommes ?

— Oh ! beaucoup. Un gros et fort avec une large barbe au milieu du visage, un vieux, deux maigres, un qui a l’air d’un renard et un autre qui semble un gentilhomme, bien qu’il ait des habits mal en point.

— Six hommes, fit Agostin devenu rêveur en supputant sur ses doigts. Hélas ! ce nombre ne m’eût pas effrayé autrefois ; mais je reste seul de ma bande. Ont-ils des armes, Chiquita ?

— Le gentilhomme a son épée et le grand maigre sa rapière.

— Pas de pistolets ni d’arquebuse ?

— Je n’en ai pas vu, reprit Chiquita, à moins qu’ils ne les aient laissés dans le chariot ; mais Chirriguirri ou la Mionnette m’aurait fait signe.

— Allons, risquons le coup, et dressons l’embuscade, dit Agostin en prenant sa résolution. Cinq coffres, des broderies d’or, un collier de perles. J’ai travaillé pour moins. »

Le brigand et la petite fille entrèrent dans le bois de sapins ; et, parvenus à l’endroit le plus secret, ils se mirent activement à déranger des pierres et des brassées de broussailles, jusqu’à ce qu’ils eussent mis à nu cinq ou six planches saupoudrées de terre. Agostin souleva les planches, les jeta de côté, et descendit jusqu’à mi-corps dans la noire ouverture qu’elles laissaient béante. Était-ce l’entrée d’un souterrain ou d’une caverne, retraite ordinaire du brigand ? la cachette où il serrait les objets volés ? l’ossuaire où il entassait les cadavres de ses victimes ?

Cette dernière supposition eût paru la plus vraisemblable au spectateur, si la scène eût eu d’autres témoins que les choucas perchés dans la sapinière.

Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, se redressa tenant entre les bras une forme humaine d’une roideur cadavérique, qu’il jeta sans cérémonie sur le bord du trou. Chiquita ne parut éprouver aucune frayeur à cette exhumation étrange, et tira le corps par les pieds à quelque distance de la fosse, avec plus de force que sa frêle apparence ne permettait d’en supposer. Agostin, continuant son lugubre travail, sortit encore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite fille rangea auprès du premier, souriant comme une jeune goule prête à faire ripaille dans un cimetière. Cette fosse ouverte, ce bandit arrachant à leur repos les restes de ses victimes, cette petite fille aidant à cette funèbre besogne, tout cela sous l’ombre noire des sapins, composait un tableau fait pour inspirer l’effroi aux plus braves.

Le bandit prit un des cadavres, le porta sur la crête de l’escarpement, le dressa, et le fit tenir debout en fichant en terre le pieu auquel le corps était lié. Ainsi maintenu, le cadavre singeait assez à travers l’ombre l’apparence d’un homme vivant.

«  Hélas ! à quoi en suis-je réduit par le malheur des temps, dit Agostin avec un han de saint Joseph. Au lieu d’une bande de vigoureux drôles, maniant le couteau et l’arquebuse comme des soldats d’élite, je n’ai plus que des mannequins couverts de guenilles, des épouvantails à voyageurs, simples comparses de mes exploits solitaires ! Celui-ci, c’était Matasierpes, le vaillant Espagnol, mon ami de cœur, un garçon charmant, qui avec sa navaja traçait des croix sur la figure des gavaches aussi proprement qu’avec un pinceau trempé dans du rouge ; bon gentilhomme d’ailleurs, hautain comme s’il était issu de la propre cuisse de Jupiter, présentant le coude aux dames pour descendre de coche et détroussant les bourgeois d’une façon grandiose et royale ! Voilà sa cape, sa golille et son sombrero à plume incarnadine que j’ai pieusement dérobés au bourreau comme des reliques, et dont j’ai revêtu l’homme de paille qui remplace ce jeune héros digne d’un meilleur sort. Pauvre Matasierpes ! cela le contrariait d’être pendu, non qu’il se souciât du trépas ; mais comme noble, il prétendait avoir le droit d’être décapité. Par malheur, il ne portait pas sa généalogie dans sa poche, et il lui fallut expirer perpendiculairement. »

Retournant près de la fosse, Agostin prit un autre mannequin coiffé d’un béret bleu :

« Celui-là, c’est Isquibaïval, un fameux, un vaillant, plein de cœur à l’ouvrage, mais il avait quelquefois trop de zèle et se laissait aller à tout massacrer : il ne faut pas détruire la pratique, que diable ! Du reste, peu âpre au butin, toujours content de sa part. Il dédaignait l’or et n’aimait que le sang ; brave nature ! Et quelle belle attitude il eut sous la barre du tortionnaire, lorsqu’il fut roué en pleine place d’Orthez ! Régulus et saint Barthélemy ne firent pas meilleure contenance dans les tourments. C’était ton père, Chiquita, honore sa mémoire et dis une prière pour le repos de son âme. »

La petite fit un signe de croix, et ses lèvres s’agitèrent comme murmurant les paroles sacrées.

Le troisième épouvantail avait le pot en tête et rendait entre les bras d’Agostin un bruit de ferraille. Un plastron de fer luisait vaguement sur son buffle en lambeaux, et des targettes brimballaient sur ses cuisses. Le bandit fourbit l’armure de sa manche pour lui rendre son éclat.

« Un éclair de métal qui flamboie dans l’ombre inspire parfois une terreur salutaire. On croit avoir affaire à des gens d’armes en vacance. Un vieux routier, celui-là ! travaillant sur le grand chemin comme sur le champ de bataille, avec sang-froid, méthode et discipline. Une pistolade en pleine figure me le ravit. Quelle irréparable perte ! Mais je vengerai bien sa mort ! »

Le quatrième fantôme, drapé d’un manteau en dents de scie, fut comme les autres honoré d’une oraison funèbre. Il avait rendu l’âme à la question, ne voulant pas convenir, par modestie, de ses hauts faits, et refusant avec une constance héroïque de livrer les noms de ses camarades à la justice trop curieuse.

Le cinquième, représentant Florizel de Bordeaux, n’obtint pas de myriologie d’Agostin, mais un simple regret mêlé d’espérance. Florizel, la main la plus légère de la province pour tirer sur les ponts la soie ou la laine, ne se balançait pas comme les autres, moins heureux, aux chaînes du gibet, lavé de la pluie et piqué des corbeaux. Il voyageait aux frais de l’État sur les galères du roi dans les mers océanes et méditerranées. Ce n’était qu’un filou parmi des brigands, un renard dans une bande de loups ; mais il avait des dispositions, et, perfectionné à l’école de la chiourme, il pouvait devenir un sujet d’importance ; on n’est pas parfait du premier coup. Agostin attendait impatiemment que cet aimable personnage s’échappât du bagne et lui revînt.

Gros et court, vêtu d’une souquenille cerclée par une large ceinture de cuir, coiffé d’un chapeau à larges bords, le sixième mannequin fut planté un peu en avant des autres comme un chef d’escouade.

« Tu mérites cette place d’honneur, fit Agostin en s’adressant à l’épouvantail, patriarche du grand chemin, Nestor de la tire, Ulysse de la pince et du croc, ô grand Lavidalotte, mon guide et mon maître, toi qui me reçus parmi les chevaliers de la belle Étoile, et qui, de mauvais écolier que j’étais, me fis bandit émérite. Tu m’appris à parler le narquois, à me déguiser de vingt manières diverses, comme feu Protéus quand il était pressé des gens ; à ficher le couteau dans le nœud d’une planche à trente pas de distance ; à moucher une chandelle d’un coup de pistolet ; à passer comme la bise à travers les serrures ; à me promener invisible par les logis, de même que si j’eusse eu une main de gloire en ma possession ; à trouver les cachettes les plus absconses, et cela sans baguette de coudrier ! Que de bonnes doctrines j’ai reçues de toi, grand homme ! et comme tu me fis voir, par raisons éloquemment déduites, que le travail était fait pour les sots ! Pourquoi faut-il que la fortune marâtre t’ait réduit à mourir de faim dans cette caverne, dont les issues étaient gardées et où les sergents n’osaient pénétrer ; car nul ne se soucie, pour brave qu’il soit, d’affronter le lion en son antre même ; mourant, il peut encore abattre cinq ou six compagnons, de sa griffe ou de sa dent ! Allons, toi à qui, indigne, j’ai succédé, commande sagement cette petite troupe chimérique et fallotte, ces mannequins spectres des braves que nous avons perdus, et qui, bien que défunts, rempliront encore, comme le Cid mort, leur office de vaillants. Vos ombres, glorieux bandits, suffiront à détrousser ces bélîtres. »

Sa besogne terminée, le bandit alla se planter sur la route pour juger de l’effet de la mascarade. Les brigands de paille avaient l’air suffisamment horrifique et féroce, et l’œil de la peur pouvait s’y tromper dans l’ombre de la nuit ou le crépuscule du matin, à cette heure louche où les vieux saules, avec leurs tronçons de branches, prennent au rebord des fossés la physionomie d’hommes vous montrant le poing ou brandissant des coutelas.

« Agostin, dit Chiquita, tu as oublié d’armer tes mannequins !

— C’est vrai, répondit le brigand. À quoi donc pensais-je ? Les plus beaux génies ont leurs distractions ; mais cela peut se réparer. »

Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fûts d’arquebuses, des épées rouillées, ou même de simples bâtons couchés en joue ; avec cet arsenal, la troupe avait au bord des talus un aspect suffisamment formidable.

« Comme la traite est longue du village à la dînée, ils partiront sans doute à trois heures du matin ; et quand ils passeront devant l’embuscade, l’aube commencera à poindre, instant favorable, car il ne faut à nos hommes ni trop de lumière ni trop d’ombre. Le jour les trahirait, la nuit les cacherait. En attendant, faisons un somme. Le grincement des roues non graissées du chariot, ce bruit qui met en fuite les loups épouvantés, s’entend de loin et nous réveillera. Nous autres qui ne dormons jamais que d’un œil comme les chats, nous serons bien vite sur pied. »

Cela dit, Agostin s’étendit sur quelques jonchées de bruyères. Chiquita s’allongea près de lui pour profiter de la capa de muestra valencienne qu’il s’était jetée dessus comme couverture et procurer un peu de chaleur à ses pauvres petits membres tremblants de fièvre. Bientôt la tiédeur l’envahit, ses dents cessèrent de claquer, et elle partit pour le pays des songes. Nous devons avouer que dans ses rêves enfantins ne voletaient pas de beaux chérubins roses cravatés d’ailes blanches, ne bêlaient pas des moutons savonnés et ornés de faveurs, ne s’élevaient pas des palais de caramel à colonnes d’angélique. Non ; Chiquita voyait la tête coupée d’Isabelle qui tenait entre ses dents le collier de perles, et, sautant par bonds désordonnés et brusques, cherchait à le dérober aux mains tendues de l’enfant. Ce rêve agitait Chiquita, et Agostin, à demi réveillé aux soubresauts, murmurait parmi un ronflement :

« Si tu ne te tiens pas tranquille, je t’envoie d’un coup de pied, au bas du talus, gigoter avec les grenouilles. »

Chiquita, qui savait Agostin homme de parole, se le tint pour dit et ne bougea plus. Le souffle de leurs respirations égales fut bientôt le seul bruit qui trahît la présence d’être vivants dans cette morne solitude.

Le brigand et sa petite complice buvaient à pleines gorgées à la coupe noire du sommeil, au milieu de la lande, quand à l’auberge du Soleil bleu le bouvier, frappant le sol de son aiguillon, vint avertir les comédiens qu’il était temps de se mettre en route.

On s’arrangea comme on put dans le chariot, sur les malles qui formaient des angles désordonnés, et le Tyran se compara au sieur Polyphème, couché sur une crête de montagne, ce qui ne l’empêcha pas de ronfler bientôt comme un chantre ; les femmes s’étaient blotties au fond, sous la banne, où les toiles ployées des décors représentaient une espèce de matelas, comparativement moelleux. Malgré le grincement affreux des roues, qui sanglotaient, miaulaient, rauquaient, râlaient, tout le monde s’endormit d’un sommeil pénible, entremêlé de rêves incohérents et bizarres, où les bruits du chariot se transformaient en ululations de bêtes féroces ou en cris d’enfants égorgés.

Sigognac, l’esprit agité par la nouveauté de l’aventure et le tumulte de cette vie bohémienne, si différente du silence claustral de son château, marchait à côté du char. Il songeait aux grâces adorables d’Isabelle, dont la beauté et la modestie semblaient plutôt d’une demoiselle née que d’une comédienne errante, et il s’inquiétait de savoir comment il s’y prendrait pour s’en faire aimer, ne se doutant pas que la chose était déjà faite, et que la douce créature, touchée au plus tendre de l’âme, n’attendait pour lui donner son cœur autre chose, sinon qu’il le lui demandât. Le timide Baron arrangeait dans sa tête une foule d’incidents terribles ou romanesques, de dévouements comme on en voit dans les livres de chevalerie, pour amener ce formidable aveu dont la pensée seule lui serrait la gorge ; et cependant cet aveu qui lui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal étouffés, l’empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle, les réponses distraites qu’il faisait aux comédiens, l’avaient déjà prononcé de la façon la plus claire. La jeune femme, quoiqu’il ne lui eût pas dit un mot d’amour, ne s’y était pas trompée.

Le matin commençait à grisonner. Une étroite bande de lumière pâle s’allongeait au bord de la plaine, dessinant en noir d’une manière distincte, malgré l’éloignement, les bruyères frissonnantes et même la pointe des herbes. Quelques flaques d’eau, égratignées par le rayon, brillaient çà et là comme les morceaux d’une glace brisée. De légers bruits s’éveillaient, et des fumées montaient dans l’air tranquille, révélant à de grandes distances la reprise de l’activité humaine au milieu de ce désert. Sur la zone lumineuse, dont la teinte tournait au rose, une forme bizarre se profilait, qui de loin ressemblait à un compas tenu par un géomètre invisible et mesurant la lande. C’était un berger monté sur ses échasses, marchant à pas de faucheux à travers les marécages et les sables.

Ce spectacle n’était pas nouveau pour Sigognac, et il y faisait peu d’attention ; mais, si fort qu’il fût enfoncé dans sa rêverie, il ne put s’empêcher d’être préoccupé par un petit point brillant qui scintillait sous l’ombre encore fort noire du bouquet de sapins où nous avons laissé Agostin et Chiquita. Ce ne pouvait être une luciole ; la saison où l’amour illumine les vers luisants de son phosphore était passée depuis plusieurs mois. Était-ce l’œil d’un oiseau de nuit borgne ? car il n’y avait qu’un point lumineux. Cette supposition ne satisfaisait pas Sigognac ; on eût dit le pétillement d’une mèche d’arquebuse allumée.

Cependant le chariot marchait toujours, et, en se rapprochant de la sapinière, Sigognac crut démêler sur le bord de l’escarpement une rangée d’êtres bizarres plantés comme en embuscade et dont les premiers rayons du soleil levant ébauchaient vaguement les formes ; mais, à leur parfaite immobilité, il les prit pour de vieilles souches et se prit à rire en lui-même de son inquiétude, et il n’éveilla pas les comédiens comme il en avait d’abord eu l’idée.

Le chariot fit encore quelques tours de roue. Le point brillant sur lequel Sigognac tenait toujours les yeux fixés se déplaça. Un long jet de feu sillonna un flot de fumée blanchâtre ; une forte détonation se fit entendre, et une balle s’aplatit sous le joug des bœufs, qui se jetèrent brusquement de côté, entraînant le chariot qu’un tas de sable retint heureusement au bord du fossé.

À la détonation et à la secousse, toute la troupe s’éveilla en sursaut ; les jeunes femmes se mirent à pousser des cris aigus. La vieille seule, faite aux aventures, garda le silence et prudemment glissa deux ou trois doublons serrés dans sa ceinture entre son bas et la semelle de son soulier.

Debout, à la tête du char d’où les comédiens s’efforçaient de sortir, Agostin, sa cape de Valence roulée sur son bras, sa navaja au poing, criait d’une voix tonnante :

« La bourse ou la vie ! toute résistance est inutile ; au moindre signe de rébellion ma troupe va vous arquebuser ! »

Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand chemin, le Baron, dont le généreux cœur ne pouvait admettre l’insolence d’un pareil maroufle, avait tranquillement dégainé et fondait sur lui l’épée haute. Agostin parait les bottes du Baron avec son manteau et épiait l’occasion de lui lancer sa navaja ; appuyant le manche du couteau à la saignée, et, balançant le bras d’un mouvement sec, il envoya la lame au ventre de Sigognac, à qui bien en prit de n’être pas obèse. Une légère retraite de côté lui fit éviter la pointe meurtrière ; la lame alla tomber à quelques pas plus loin. Agostin pâlit, car il était désarmé, et il savait que sa troupe d’épouvantail ne pouvait lui être d’aucun secours. Cependant, comptant sur un effet de terreur, il cria : « Feu ! vous autres ! » Les comédiens, craignant l’arquebusade, firent un mouvement de retraite et se réfugièrent derrière le chariot, où les femmes piaillaient comme des geais plumés vifs. Sigognac lui-même, malgré son courage, ne put s’empêcher de baisser un peu la tête.

Chiquita, qui avait suivi toute la scène cachée par un buisson dont elle écartait les branches, voyant la périlleuse situation de son ami, rampa comme une couleuvre sur la poudre du chemin, ramassa le couteau sans qu’on prît garde à elle, et, se redressant d’un bond, remit la navaja au bandit. Rien n’était plus fier et plus sauvage que l’expression qui rayonnait sur la tête pâle de l’enfant ; des éclairs jaillissaient de ses yeux sombres, ses narines palpitaient comme des ailes d’épervier, ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir deux rangées de dents féroces comme celles qui luisent dans le rictus d’un animal acculé. Toute sa petite personne respirait indomptablement la haine et la révolte.

Agostin balança une seconde fois le couteau, et peut-être le baron de Sigognac eût-il été arrêté au début de ses aventures, si une main de fer n’avait saisi fort opportunément le poignet du bandit. Cette main, serrant comme un étau dont on tourne la vis, écrasait les muscles, froissait les os, faisait gonfler les veines et venir le sang dans les ongles. Agostin essaya de se débarrasser par des secousses désespérées ; il n’osait se retourner, car le Baron l’eût lardé dans le dos, et il parait encore les coups de son bras gauche, et pourtant il sentait que sa main prise s’arracherait de son bras avec ses nerfs s’il persistait à la délivrer. La douleur devint si violente que ses doigts engourdis s’entr’ouvrirent et lâchèrent l’arme.

C’était le Tyran qui, passant derrière Agostin, avait rendu ce bon office à Sigognac. Tout à coup il poussa un cri :

« Mordious ! est-ce qu’une vipère me pique ; j’ai senti deux crocs pointus m’entrer dans la jambe ! »

En effet, Chiquita lui mordait le mollet comme un chien pour le faire retourner ; le Tyran, sans lâcher prise, secoua la petite fille et l’envoya rouler à dix pas sur le chemin. Le Matamore, reployant ses longs membres articulés comme ceux d’une sauterelle, se baissa, ramassa le couteau, le ferma et le mit dans sa poche.

Pendant cette scène, le soleil émergeait petit à petit de l’horizon ; une portion de son disque d’or rose se montrait au-dessus de la ligne des landes, et les mannequins, sous ce rayon véridique, perdaient de plus en plus leur apparence humaine.

« Ah çà ! il paraît, dit le Pédant, que les arquebuses de ces messieurs ont fait long feu à cause de l’humidité de la nuit. En tout cas, ils ne sont guère braves, car ils laissent leur chef dans l’embarras et ne bougent non plus que des Termes mythologiques !

— Ils ont de bonnes raisons pour cela, répliqua le Matamore en escaladant le talus, ce sont des hommes de paille habillés de guenilles, armés de ferrailles, excellents pour éloigner les oiseaux des cerises et des raisins. »

En six coups de pied il fit rouler au milieu de la route les six grotesques fantoches, qui s’épatèrent sur la poudre avec ces gestes irrésistiblement comiques de marionnettes dont on a abandonné les fils. Ainsi disloqués et aplatis, les mannequins parodiaient d’une façon aussi bouffonne que sinistre les cadavres étalés sur les champs de bataille.

« Vous pouvez descendre, mesdames, dit le Baron aux comédiennes, il n’y a plus rien à craindre ; ce n’était qu’un péril en peinture. »

Désolé du mauvais succès d’une ruse qui habituellement lui réussissait, tant est grande la couardise des gens, et tant la peur grossit les objets, Agostin penchait la tête d’un air piteux. Près de lui se tenait Chiquita effarée, hagarde et furieuse comme un oiseau de nuit surpris par le jour. Le bandit craignait que les comédiens, qui étaient en nombre, ne lui fissent un mauvais parti ou ne le livrassent à la justice ; mais la farce des mannequins les avait mis en belle humeur, et ils s’esclaffaient de rire comme un cent de mouches. Le rire n’est point cruel de sa nature ; il distingue l’homme de la bête, et il est, suivant Homérus, l’apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur saoul pendant les loisirs de l’éternité.

Aussi le Tyran, qui était bonasse de sa nature, desserra-t-il les doigts, et tout en maintenant le bandit, lui dit-il de sa grosse voix tragique, dont il gardait parfois les intonations dans le langage familier :

« Drôle, tu as fait peur à ces dames, et pour cela tu mériterais d’être pendu haut et court ; mais si, comme je le crois, elles te font grâce, car ce sont de bonnes âmes, je ne te conduirai pas au prévôt. Le métier d’argousin ne me ragoûte pas ; je ne tiens pas à pourvoir la potence de gibier. D’ailleurs ton stratagème est assez picaresque et comique. C’est un bon tour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons. Comme acteur expert aux ruses et subterfuges, je l’apprécie, et ton imaginative m’induit à l’indulgence. Tu n’es point platement et bestialement voleur, et ce serait dommage de t’interrompre en une si belle carrière.

— Hélas ! répondit Agostin, je n’ai pas le choix d’une autre, et suis plus à plaindre que vous ne pensez ; il ne reste plus que moi de ma troupe aussi bien composée naguère que la vôtre ; le bourreau m’a pris mes premiers, seconds et troisièmes rôles ; il faut que je joue tout seul ma pièce sur le théâtre du grand chemin, affectant des voix diverses, habillant des mannequins pour faire croire que je suis soutenu par une bande nombreuse. Ah ! c’est un sort plein de mélancolie ! avec cela, il ne passe personne sur ma route, elle est si mal famée, si coupée de fondrières, si dure aux piétons, chevaux et carrosses ; elle ne vient de nulle part et ne mène à rien ; mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une meilleure. Chaque chemin un peu fréquenté a sa compagnie. Les fainéants qui travaillent s’imaginent que tout est roses dans la vie du voleur ; il y a beaucoup de chardons. Je voudrais bien être honnête ; mais comment me présenter aux portes des villes avec une mine si truculente et une toilette si sauvagement déguenillée ! Les dogues me sauteraient aux jambes et les sergents au collet, si j’en avais un. Voilà mon coup manqué, un coup bien machiné, monté bien soigneusement, qui devait me faire vivre deux mois et me donner de quoi acheter une capeline à cette pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, et suis né sous une étoile enragée. Hier, j’ai dîné en serrant ma ceinture d’un cran. Votre courage intempestif m’ôte le pain de la bouche, et puisque je n’ai pu vous voler, au moins faites-moi l’aumône.

— C’est juste, répondit le Tyran, nous t’empêchons d’exercer ton industrie, et nous te devons un dédommagement. Tiens, voilà deux pistoles pour boire à notre santé. »

Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’étoffe dont elle fit présent à Chiquita. « Oh ! c’est le collier de grains blancs que je voudrais, » dit l’enfant avec un regard d’ardente convoitise. La comédienne le défit et le passa au cou de la petite voleuse éperdue et ravie. Chiquita roulait en silence les grains blancs sous ses doigts brunis, penchant la tête et tâchant d’apercevoir le collier sur sa petite poitrine maigre, puis elle releva brusquement sa tête, secoua ses cheveux en arrière, fixa ses yeux étincelants sur Isabelle, et dit avec un accent profond et singulier :

« Vous êtes bonne ; je ne vous tuerai jamais ! »

D’un bond, elle franchit le fossé, courut jusqu’à un petit tertre où elle s’assit, contemplant son trésor.

Pour Agostin, après avoir salué, il ramassa ses mannequins démantibulés, les reporta dans la sapinière, et les inhuma de nouveau pour une meilleure occasion. Le chariot que le bouvier avait rejoint, car à la détonation de l’arquebuse il s’était bravement enfui, laissant ses voyageurs se débrouiller comme ils l’entendraient, se remit pesamment en marche.

La duègne retira les doublons de ses souliers et les réintégra mystérieusement au fond de sa pochette.

« Vous vous êtes conduit comme un héros de roman, dit Isabelle à Sigognac, et sous votre sauvegarde on voyage en sûreté ; comme vous avez bravement poussé ce bandit que vous deviez croire soutenu par une bande bien armée !

— Ce péril était bien peu de chose, à peine une algarade, répondit modestement le Baron ; pour vous protéger je fendrais des géants du crâne à la ceinture, je mettrais en déroute tout un ost de Sarrasins, je combattrais parmi des tourbillons de flamme et de fumée des orques, des endriagues et des dragons, je traverserais des forêts magiques, pleines d’enchantements, je descendrais aux enfers comme Énéas et sans rameau d’or. Aux rayons de vos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votre présence ou votre pensée seulement m’infuse quelque chose de surhumain. »

Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, comme dirait Longin, asiatiquement hyperbolique, mais elle était sincère. Isabelle ne douta pas un instant que Sigognac n’accomplît en son honneur toutes ces fabuleuses prouesses, dignes d’Amadis des Gaules, d’Esplandion et de Florimart d’Hyrcanie. Elle avait raison ; le sentiment le plus vrai dictait ces emphases au Baron, d’heure en heure plus épris. L’amour ne trouve jamais pour s’exprimer de termes assez forts. Sérafine, qui avait entendu les phrases de Sigognac, ne put s’empêcher de sourire, car toute jeune femme trouve volontiers ridicules les protestations d’amour qu’on adresse à une autre, et qui, en changeant de route, lui sembleraient les plus naturelles du monde. Elle eut un instant l’idée d’essayer le pouvoir de ses charmes et de disputer Sigognac à son amie ; mais cette velléité dura peu. Sans être précisément intéressée, Sérafine se disait que la beauté était un diamant qui devait être enchâssé dans l’or. Elle possédait le diamant, mais l’or manquait, et le Baron était si désastreusement râpé qu’il ne pouvait fournir ni la monture, ni même l’écrin. La grande coquette rengaina donc l’œillade préparée, se disant que de telles amourettes étaient bonnes seulement pour des ingénues, et non pour des premiers rôles, et elle reprit sa mine détachée et sereine.

Le silence s’établit dans le chariot, et le sommeil commençait à jeter du sable sous les paupières des voyageurs, lorsque le bouvier dit :

« Voilà le château de Bruyères ! »