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Le Capitaine Fracasse/Chapitre VI

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G. Charpentier (Tome 1p. 200-234).

VI

EFFET DE NEIGE


Comme on peut le penser, les comédiens étaient satisfaits de leur séjour au château de Bruyères. De telles aubaines ne leur advenaient pas souvent dans leur vie nomade ; le Tyran avait distribué les parts, et chacun remuait avec une amoureuse titillation de doigts quelques pistoles au fond de poches habituées à servir souvent d’auberge au diable. Zerbine, rayonnant d’une joie mystérieuse et contenue, acceptait de bonne humeur les brocards de ses camarades sur la puissance de ses charmes. Elle triomphait, ce dont la Sérafine pensait enrager. Seul, Léandre tout rompu encore de la bastonnade nocturne qu’il avait reçue, ne semblait pas partager la gaieté générale, bien qu’il affectât de sourire, mais ce n’était que ris de chien et du bout des dents, pour ainsi dire. Ses mouvements étaient contraints, et les cahots de la voiture lui arrachaient parfois des grimaces significatives. Quand il jugeait qu’on ne le regardait point, il se frottait de la paume les épaules et les bras ; manœuvres dissimulées qui pouvaient donner le change aux autres comédiens, mais n’échappaient pas à la narquoise inquisition de Scapin, toujours à l’affût des mésaventures de Léandre, dont la fatuité lui était particulièrement insupportable.

Un heurt de la roue contre une pierre assez grosse que le charreton n’avait pas vue fit pousser au galant un Aïe ! d’angoisse et de douleur, sur quoi Scapin entama la conversation en feignant de le plaindre.

« Mon pauvre Léandre, qu’as-tu donc à geindre et te lamenter de la sorte ? Tu sembles tout moulu comme le chevalier de la Triste-Figure, lorsqu’il eut cabriolé tout nu dans la Sierra-Morena par pénitence amoureuse, à l’imitation d’Amadis sur la Roche-Pauvre. On dirait que ton lit était fait de bâtons croisés et non de matelas douillets avec courtes-pointes, oreillers et carreaux, en somme plus propice à rompre les membres qu’à les reposer, tant tu as la mine battue, le teint maladif et l’œil poché. De tout ceci, il appert que le seigneur Morphée ne t’a pas visité cette nuit.

— Morphée peut être resté en sa caverne, mais le petit dieu Cupidon est un rôdeur qui n’a pas besoin de lanterne pour savoir trouver une porte dans un corridor, répondit Léandre, espérant détourner les soupçons de son ennemi Scapin.

— Je ne suis qu’un valet de comédie et n’ai point l’expérience des choses galantes. Jamais je n’ai fait l’amour aux belles dames ; mais j’en sais assez pour n’ignorer point que le dieu Cupidon, d’après les poëtes et faiseurs de romans, se sert de ses flèches à l’endroit de ceux qu’il veut navrer, et non pas du bois de son arc.

— Que voulez-vous dire ? se hâta d’interrompre Léandre, inquiet du tour que prenait l’entretien, par ces subtilités et déductions mythologiques.

— Rien, sinon que tu as là sur le col, un peu au-dessus de la clavicule, bien que tu t’efforces de la cacher avec ton mouchoir, une raie noire qui demain sera bleue, après-demain verte, et ensuite jaune, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse en couleur naturelle, raie qui ressemble diantrement au paraphe authentique d’un coup de bâton signé sur une peau de veau ou vélin, si tu aimes mieux ce vocable.

— Sans doute, répondit Léandre, de pâle devenu rouge jusqu’à l’ourlet de l’oreille, ce sera quelque beauté morte, amoureuse de moi pendant sa vie, qui m’aura baisé en songe tandis que je dormais. Les baisers des morts impriment en la chair, comme chacun sait, des meurtrissures dont on s’étonne au réveil.

— Cette beauté défunte et fantasmatique vient bien à point, répondit Scapin, mais j’aurais juré que ce vigoureux baiser avait été appliqué par des lèvres de bois vert.

— Mauvais raillard et faiseur de gausseries que vous êtes, dit Léandre, vous poussez ma modestie à bout. Pudiquement je mets sur le compte des mortes ce qui pourrait être à meilleur droit revendiqué par les vivantes. Tout indocte et rustique que vous affectiez d’être, vous avez sans doute entendu parler de ces jolis signes, taches, meurtrissures, marques de dents, mémoire des folâtres ébats que les amants ont coutume d’avoir ensemble ?

Memorem dente notam, interrompit le Pédant, joyeux de citer Horace.

— Cette explication me semble judicieuse, répondit Scapin, et appuyée d’autorités convenables. Pourtant la marque est si longue que cette beauté nocturne, morte ou vivante, devait avoir en la bouche cette dent unique que les Phorkyades se prêtaient tour à tour. »

Léandre, outré de fureur, voulut se jeter sur Scapin et le gourmer, mais le ressentiment de la bastonnade fut si vif dans ses côtes endolories et sur son dos rayé comme celui d’un zèbre, qu’il se rassit, remettant sa vengeance à un temps meilleur. Le Tyran et le Pédant, accoutumés à ces querelles dont ils se divertissaient, les firent se raccommoder. Scapin promit de ne jamais faire d’allusion à ces sortes de choses. « J’ôterai, dit-il, de mon discours le bois sous toute forme, bois grume, bois marmenteau, bois de lit et même bois de cerf. »

Pendant cette curieuse altercation, la charrette cheminait toujours, et bientôt on arriva à un carrefour. Une grossière croix de bois fendillé par le soleil et la pluie, soutenant un Christ dont un des bras s’était détaché du corps, et, retenu d’un clou rouillé, pendait sinistrement, s’élevait sur un tertre de gazon et marquait l’embranchement de quatre chemins.

Un groupe composé de deux hommes et de trois mules était arrêté à la croisée des routes et semblait attendre quelqu’un qui devait passer. Une des mules, comme impatiente d’être immobile, secouait sa tête empanachée de pompons et de houppes de toutes couleurs avec un frisson argentin de grelots. Quoique des œillères de cuir piquées de broderies l’empêchassent de porter ses regards à droite et à gauche, elle avait senti l’approche de la voiture ; les nutations des ses longues oreilles témoignaient d’une curiosité inquiète, et ses lèvres retroussées découvraient ses dents.

« La colonelle remue ses cornets et montre ses gencives, dit l’un des hommes, le chariot ne doit pas être loin maintenant. »

En effet, la charrette des comédiens arrivait au carrefour. Zerbine, assise sur le devant de la voiture, jeta un coup d’œil rapide sur le groupe de bêtes et de gens dont la présence en ce lieu ne parut pas la surprendre.

« Pardieu ! voilà un galant équipage, dit le Tyran, et de belles mules d’Espagne à faire leurs quinze ou vingt lieues dans la journée. Si nous étions ainsi montés, nous serions bientôt arrivés devers Paris. Mais qui diable attendent-elles donc là ? C’est sans doute quelque relais préparé pour un seigneur.

— Non, reprit la duègne, la mule est harnachée d’oreillers et couvertures comme pour une femme.

— Alors, dit le Tyran, c’est un enlèvement qui se prépare, car ces deux écuyers en livrée grise ont l’air fort mystérieux.

— Peut-être, répondit Zerbine avec un sourire d’une expression équivoque.

— Est-ce que la dame serait parmi nous ? fit le Scapin ; un des deux écuyers se dirige vers la voiture, comme s’il voulait parlementer avant d’user de violence.

— Oh ! il n’en sera pas besoin, ajouta Sérafine jetant sur la Soubrette un regard dédaigneux que celle-ci soutint avec une tranquille impudence ; il est des bonnes volontés qui sautent d’elles-mêmes entre les bras des ravisseurs.

— N’est pas enlevée qui veut, répliqua la Soubrette ; le désir n’y suffit pas, il faut encore l’agrément. »

La conversation en était là, quand l’écuyer, faisant signe au charreton d’arrêter ses chevaux, demanda, le béret à la main, si mademoiselle Zerbine n’était pas dans la voiture.

Zerbine, vive et preste comme une couleuvre, sortit sa petite tête brune hors du tendelet et répondit elle-même à l’interrogation ; puis elle sauta à terre.

« Mademoiselle, je suis à vos ordres, dit l’écuyer d’un ton galant et respectueux. »

La Soubrette fit bouffer ses jupes, passa le doigt autour de son corsage, comme pour donner de l’aisance à sa poitrine, et, se tournant vers les comédiens, leur tint délibérément cette petite harangue :

« Mes chers camarades, pardonnez-moi si je vous quitte ainsi. Parfois l’Occasion vous contraint à la saisir en vous présentant sa mèche de cheveux devant la main, et de façon si opportune, que ce serait sottise pure de ne pas s’y accrocher à pleins doigts ; car, lâchée, elle ne revient point. Le visage de la Fortune, qui jusqu’à présent ne s’était montré pour moi que rechigné et maussade, me fait un ris gracieux. Je profite de sa bonne volonté, sans doute passagère. En mon humble état de soubrette, je ne pouvais prétendre qu’à des Mascarilles ou Scapins. Les valets seuls me courtisaient, tandis que les maîtres faisaient l’amour aux Lucindes, aux Léonores et aux Isabelles ; c’est à peine si les seigneurs daignaient, en passant, me prendre le menton et appuyer d’un baiser sur la joue le demi-louis d’argent qu’ils glissaient dans la pochette de mon tablier. Il s’est trouvé un mortel de meilleur goût, pensant que, hors du théâtre, la soubrette valait bien la maîtresse, et comme l’emploi de Zerbine n’exige pas une vertu très farouche, j’ai jugé qu’il ne fallait pas désespérer ce galant homme que mon départ contrariait fort. Or donc, laissez-moi prendre mes malles au fond de la voiture, et recevez mes adieux. Je vous retrouverai un jour ou l’autre à Paris, car je suis comédienne dans l’âme, et je n’ai jamais fait de bien longues infidélités au théâtre. »

Les hommes prirent les coffres de Zerbine, et les ajustèrent, se faisant équilibre, sur la mule de bât ; la Soubrette, aidée par l’écuyer qui lui tint le pied, sauta sur la colonelle aussi légèrement que si elle eût étudié la voltige en une académie équestre, puis frappant du talon le flanc de sa monture, elle s’éloigna faisant un petit geste de main à ses camarades.

« Bonne chance, Zerbine, crièrent les comédiens, à l’exception de Sérafine qui lui gardait rancune.

— Ce départ est fâcheux, dit le Tyran, et j’aurais bien voulu retenir cette excellente soubrette ; mais elle n’avait d’autre engagement que sa fantaisie. Il faudra ajuster dans les pièces les rôles de suivante en duègne ou chaperon, chose moins plaisante à l’œil qu’un minois fripon ; mais dame Léonarde a du comique et connaît à fond les tréteaux. Nous nous en tirerons tout de même. »

La charrette se remit en marche d’une allure un peu plus vive que celle du char à bœufs. Elle traversait un pays qui contrastait par son aspect avec la physionomie des landes. Aux sables blancs avaient succédé des terrains rougeâtres fournissant plus de sucs nourriciers à la végétation. Des maisons de pierre, annonçant quelque aisance, apparaissaient çà et là, entourées de jardins clos par des haies vives déjà effeuillées où rougissait le bouton de l’églantier sauvage, et bleuissait la baie de la prunelle. Au bord de la route, des arbres d’une belle venue dressaient leurs troncs vigoureux et tendaient leurs fortes branches dont la dépouille jaunie tachetait l’herbe alentour ou courait au caprice de la brise devant Isabelle et Sigognac, qui, fatigués de la pose contrainte qu’ils étaient obligés de garder dans la voiture, se délassaient en marchant un peu à pied. Le Matamore avait pris l’avance, et dans la rougeur du soir on l’apercevait sur la crête de la montée dessinant en lignes sombres son frêle squelette qui, de loin, semblait embroché dans sa rapière.

« Comment se fait-il, disait tout en marchant Sigognac à Isabelle, que vous qui avez toutes les façons d’une demoiselle de haut lignage par la modestie de votre conduite, la sagesse de vos paroles et le bon choix des termes, vous soyez ainsi attachée à cette troupe errante de comédiens, braves gens, sans doute, mais non de même race et acabit que vous ?

— N’allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâce qu’on me voit, me croire une princesse infortunée ou reine chassée de son royaume, réduite à cette misérable condition de gagner sa vie sur les planches. Mon histoire est toute simple, et puisque ma vie vous inspire quelque curiosité, je vais vous la conter. Loin d’avoir été amenée à l’état que je fais par catastrophes du sort, ruines inouïes ou aventures romanesques, j’y suis née, étant, comme on dit, enfant de la balle. Le chariot de Thespis a été mon lieu de nativité et ma patrie voyageuse. Ma mère, qui jouait les princesses tragiques, était une fort belle femme. Elle prenait ses rôles au sérieux, et même hors de la scène elle ne voulait entendre parler que de rois, princes, ducs et autres grands, tenant pour véritables ses couronnes de clinquant et ses sceptres de bois doré. Quand elle rentrait dans la coulisse, elle traînait si majestueusement le faux velours de ses robes, qu’on eût dit que ce fût un flot de pourpre ou la propre queue d’un manteau royal. Avec cette superbe elle fermait opiniâtrément l’oreille aux aveux, requêtes et promesses de ces galantins qui toujours volètent autour des comédiennes comme papillons autour de la chandelle. Un soir même, en sa loge, comme un blondin voulait s’émanciper, elle se dressa en pied, et s’écria comme une vraie Thomyris reine de Scythie : « Gardes ! qu’on le saisisse ! » d’un ton si souverain, dédaigneux et solennel, que le galant, tout interdit, se déroba de peur, n’osant pousser sa pointe. Or, ces fiertés et rebuffades étranges en une comédienne toujours soupçonnée de mœurs légères étant venues à la connaissance d’un très haut et puissant prince, il les trouva de bon goût, et se dit que ces mépris du vulgaire profane ne pouvaient procéder que d’une âme généreuse. Comme son rang dans le monde équipollait à celui de reine au théâtre, il fut reçu plus doucement et d’un sourcil moins farouche. Il était jeune, beau, parlait bien, était pressant et possédait ce grand avantage de la noblesse. Que vous dirai-je de plus ? cette fois la reine n’appela pas ses gardes, et vous voyez en moi le fruit de ces belles amours.

« Cela, dit galamment Sigognac, explique à merveille les grâces sans secondes dont on vous voit ornée. Un sang princier coule dans vos veines. Je l’avais presque deviné !

— Cette liaison, continua Isabelle, dura plus longtemps que n’ont coutume les intrigues de théâtre. Le prince trouva chez ma mère une fidélité qui venait de l’orgueil autant que de l’amour, mais qui ne se démentit point. Malheureusement des raisons d’État vinrent à la traverse ; il dut partir pour des guerres ou ambassades lointaines. D’illustres mariages qu’il retarda tant qu’il put furent négociés en son nom par sa famille. Il lui fallut céder, car il n’avait pas le droit d’interrompre, à cause d’un caprice amoureux, cette longue suite d’ancêtres remontant à Charlemagne et de finir en lui cette glorieuse race. Des sommes assez fortes furent offertes à ma mère pour adoucir cette rupture devenue nécessaire, la mettre à l’abri du besoin et subvenir à ma nourriture et éducation. Mais elle ne voulut rien entendre, disant qu’elle n’acceptait point la bourse sans le cœur et qu’elle aimait mieux que le prince lui fût redevable que non pas elle redevable au prince ; car elle lui avait donné, en sa générosité extrême, ce que jamais il ne lui pourrait rendre. « Rien avant, rien après, » telle était sa devise. Elle continua donc son métier de princesse tragique, mais la mort dans l’âme, et depuis ne fit que languir jusqu’à son trépas, qui ne tarda guère. J’étais alors une fillette de sept ou huit ans ; je jouais les enfants et les amours et autres petits rôles proportionnés à ma taille et à mon intelligence. La mort de ma mère me causa un chagrin au-dessus de mon âge, et je me souviens qu’il me fallut fouetter ce jour-là pour me forcer à jouer un des enfants de Médée. Puis cette grande douleur s’apaisa par les cajoleries des comédiens et comédiennes qui me dorlotaient de leur mieux et comme à l’envi, me mettant toujours quelques friandises en mon petit panier. Le Pédant, qui faisait partie de notre troupe et déjà me semblait aussi vieux et ridé qu’aujourd’hui, s’intéressa à moi, m’apprit la récitation, harmonie et mesure des vers, les façons de dire et d’écouter, les poses, les gestes, physionomies congruentes au discours, et tous les secrets d’un art où il excelle, quoique comédien de province, car il a de l’étude, ayant été régent de collège, et chassé pour incorrigible ivrognerie. Au milieu du désordre apparent d’une vie vagabonde, j’ai vécu innocente et pure, car pour mes compagnons qui m’avaient vue au berceau, j’étais une sœur ou une fille, et pour les godelureaux j’ai bien su d’une mine froide, réservée et discrète, les tenir à distance comme il convient, continuant, hors de la scène, mon rôle d’ingénue, sans hypocrisie ni fausse pudeur. »

Ainsi, tout en marchant, Isabelle racontait à Sigognac charmé l’histoire de sa vie et aventures.

« Et le nom de ce grand, dit Sigognac, le savez-vous ou l’avez-vous oublié ?

— Il serait peut-être dangereux pour mon repos de le dire, répondit Isabelle, mais il est resté gravé dans ma mémoire.

— Existe-t-il quelque preuve de sa liaison avec votre mère ?

— Je possède un cachet armorié de son blason, dit Isabelle, c’est le seul joyau que ma mère ait gardé de lui à cause de sa noblesse et signification héraldique qui effaçait l’idée de valeur matérielle, et si cela vous amuse, je vous le montrerai un jour. »

Il serait par trop fastidieux de suivre étape par étape le chariot comique, d’autant plus que le voyage se faisait à petites journées, sans aventures dont il faille garder mémoire. Nous sauterons donc quelques jours, et nous arriverons aux environs de Poitiers. Les recettes n’avaient pas été fructueuses et les temps durs étaient venus pour la troupe. L’argent du marquis de Bruyères avait fini par s’épuiser, ainsi que les pistoles de Sigognac, dont la délicatesse eût souffert de ne pas soulager, dans les mesures de ses pauvres ressources, ses camarades en détresse. Le chariot, traîné par quatre bêtes vigoureuses au départ, n’avait plus qu’un seul cheval, et quel cheval ! une misérable rosse qui semblait s’être nourrie, au lieu de foin et d’avoine, avec des cercles de barriques, tant ses côtes étaient saillantes. Les os de ses hanches perçaient la peau, et les muscles détendus de ses cuisses se dessinaient par de grandes rides flasques ; des éparvins gonflaient ses jambes hérissées de longs poils. Sur son garrot, à la pression d’un collier dont la bourre avait disparu, s’avivaient des écorchures saigneuses et les coups de fouet zébraient comme des hachures les flancs meurtris du pauvre animal. Sa tête était tout un poëme de mélancolie et de souffrance. Derrière ses yeux se creusaient de profondes salières qu’on aurait cru évidées au scalpel. Ses prunelles bleuâtres avaient le regard morne, résigné et pensif de la bête surmenée. L’insouciance des coups produite par l’inutilité de l’effort s’y lisait tristement, et le claquement de la lanière ne pouvait plus en tirer une étincelle de vie. Ses oreilles énervées, dont l’une avait le bout fendu, pendaient piteusement de chaque côté du front et scandaient, par leur oscillation, le rhythme inégal de la marche. Une mèche de la crinière, de blanche devenue jaune, entremêlait ses filaments à la têtière, dont le cuir avait usé les protubérances osseuses des joues mises en relief par la maigreur. Les cartilages des narines laissaient suinter l’eau d’une respiration pénible et les barres fatiguées faisaient la moue comme des lèvres maussades.

Sur son pelage blanc, truité de roux, la sueur avait tracé des filets pareils à ceux dont la pluie raye le plâtre des murailles, agglutiné sous le ventre des flocons de poil, délavé les membres inférieurs et fait avec la crotte un affreux ciment. Rien n’était plus lamentable à voir, et le cheval que monte la Mort dans l’Apocalypse eût paru une bête fringante propre à parader aux carrousels à côté de ce pitoyable et désastreux animal dont les épaules semblaient se disjoindre à chaque pas, et qui, d’un œil douloureux, avait l’air d’invoquer comme une grâce le coup d’assommoir de l’équarrisseur. La température commençant à devenir froide, il marchait au milieu de la fumée qu’exhalaient ses flancs et ses naseaux.

Il n’y avait dans le chariot que les trois femmes. Les hommes allaient à pied pour ne pas surcharger le triste animal, qu’il ne leur était pas difficile de suivre et même de devancer. Tous, n’ayant à exprimer que des pensées désagréables, gardaient le silence et marchaient isolés, s’enveloppant de leur cape du mieux qu’ils pouvaient.

Sigognac, presque découragé, se demandait s’il n’eût pas mieux fait de rester au castel délabré de ses pères, sauf à y mourir de faim à côté de son blason fruste dans le silence et la solitude, que de courir ainsi les hasards des chemins avec des bohèmes.

Il songeait au brave Pierre, à Bayard, à Miraut et à Béelzébuth, les fidèles compagnons de son ennui. Son cœur se serrait quoi qu’il fît, et il lui montait de la poitrine à la gorge ce spasme nerveux qui d’ordinaire se résout en larmes ; mais un regard jeté sur Isabelle, pelotonnée dans sa mante et assise sur le devant de la charrette, lui raffermissait le courage. La jeune femme lui souriait ; elle ne paraissait pas se chagriner de cette misère ; son âme était satisfaite, qu’importaient les souffrances et les fatigues du corps ?

Le paysage qu’on traversait n’était guère propre à dissiper la mélancolie. Au premier plan se tordaient les squelettes convulsifs de quelques vieux ormes tourmentés, contournés, écimés, dont les branches noires aux filaments capricieux se détaillaient sur un ciel d’un gris-jaune très-bas et gros de neige qui ne laissait filtrer qu’un jour livide ; au second, s’étendaient des plaines dépouillées de culture, que bordaient près de l’horizon des collines pelées ou des lignes de bois roussâtres. De loin en loin, comme une tache de craie, quelque chaumine dardant une légère spirale de fumée apparaissait entre les brindilles menues de ses clôtures. La ravine d’une rigole sillonnait la terre d’une longue cicatrice. Au printemps, cette campagne, habillée de verdure, eût pu sembler agréable ; mais, revêtue des grises livrées de l’hiver, elle ne présentait aux yeux que monotonie, pauvreté et tristesse. De temps en temps passait, hâve et déguenillé, un paysan ou quelque vieille courbée sous un fagot de bois mort, qui, loin d’animer ce désert, en faisait au contraire ressortir la solitude. Les pies, sautillant sur la terre brune avec leur queue plantée dans leur croupion comme un éventail fermé, en paraissaient les véritables habitantes. Elles jacassaient à l’aspect du chariot comme si elles se fussent communiqué leurs réflexions sur les comédiens et dansaient devant eux d’une façon dérisoire, en méchants oiseaux sans cœur qu’elles étaient, insensibles à la misère du pauvre monde.

Une bise aigre sifflait, collant leurs minces capes sur le corps des comédiens, et leur souffletant le visage de ses doigts rouges. Aux tourbillons du vent se mêlèrent bientôt des flocons de neige, montant, descendant, se croisant sans pouvoir toucher la terre ou s’accrocher quelque part, tant la rafale était forte. Ils devinrent si pressés, qu’ils formaient comme une obscurité blanche à quelques pas des piétons aveuglés. À travers ce fourmillement argenté, les objets les plus voisins perdaient leur apparence réelle et ne se distinguaient plus.

« Il paraît, dit le Pédant, qui marchait derrière le chariot pour s’abriter un peu, que la ménagère céleste plume des oies là-haut et secoue sur nous le duvet de son tablier. La chair m’en plairait davantage, et je serais bien homme à la manger sans citron ni épices.

— Voire même sans sel, répondit le Tyran ; car mon estomac ne se souvient plus de cette omelette dont les œufs piaillaient quand on les cassa sur le bord du poêlon et que j’ai avalée sous le titre fallacieux et sarcastique de déjeuner, malgré les becs qui la hérissaient. »

Sigognac s’était aussi réfugié derrière la voiture, et le Pédant lui dit : « Voilà un terrible temps, monsieur le Baron, et je regrette pour vous de vous voir partager notre mauvaise fortune, mais ce sont traverses passagères, et quoique nous n’allions guère vite, cependant nous nous rapprochons de Paris.

— Je n’ai point été élevé sur les genoux de la mollesse, répondit Sigognac, et je ne suis point homme à m’effrayer pour quelques flocons de neige. Ce sont ces pauvres femmes que je plains, obligées, malgré la débilité de leur sexe, à supporter des fatigues et des privations comme routiers en campagne.

— Elles y sont de longue main habituées, et ce qui serait dur à des femmes de qualité ou à des bourgeoises ne leur semble pas autrement pénible. »

La tempête augmentait. Chassée par le vent, la neige courait en blanches fumées rasant le sol, et ne s’arrêtant que lorsqu’elle était retenue par quelque obstacle, revers de tertre, mur de pierrailles, clôture de haie, talus de fossé. Là, elle s’entassait avec une prodigieuse vitesse, débordant en cascade de l’autre côté de la digue temporaire. D’autres fois elle s’engouffrait dans le tournant d’une trombe et remontait au ciel en tourbillons pour en retomber par masses, que l’orage dispersait aussitôt. Quelques minutes avaient suffi pour poudrer à blanc, sous la toile palpitante de la charrette, Isabelle, Sérafine et Léonarde, quoiqu’elles se fussent réfugiées tout au fond et abritées d’un rempart de paquets.

Ahuri par les flagellations de la neige et du vent, le cheval n’avançait plus qu’à grand’peine. Il soufflait, ses flancs battaient, et ses sabots glissaient à chaque pas. Le Tyran le prit par le bridon, et, marchant à côté de lui, le soutint un peu de sa main vigoureuse. Le Pédant, Sigognac et Scapin poussaient à la roue. Léandre faisait claquer le fouet pour exciter la pauvre bête : la frapper eût été cruauté pure. Quant au Matamore, il était resté quelque peu en arrière, car, il était si léger, vu sa maigreur phénoménale, que le vent l’empêchait d’avancer, quoiqu’il eût pris une pierre en chaque main et rempli ses poches de cailloux pour se lester.

Cette tempête neigeuse, loin de s’apaiser, faisait de plus en plus rage, et se roulait avec furie dans les amas de flocons blancs qu’elle agitait en mille remous comme l’écume des vagues. Elle devint si violente que les comédiens furent contraints, bien qu’ils eussent grande hâte d’arriver au village, d’arrêter le chariot et de le tourner à l’opposite du vent. La pauvre rosse qui le traînait n’en pouvait plus ; ses jambes se roidissaient ; des frissons couraient sur sa peau fumante et baignée de sueur. Un effort de plus, et elle tombait morte ; déjà une goutte de sang perlait dans ses naseaux largement dilatés par l’oppression de la poitrine, et des lueurs vitrées passaient sur le globe de l’œil.

Le terrible dans le sombre n’est pas difficile à concevoir. Les ténèbres logent aisément les épouvantes, mais l’horreur blanche se fait moins comprendre. Cependant, rien de plus sinistre que la position de nos pauvres comédiens, pâles de faim, bleus de froid, aveuglés de neige et perdus en pleine grande route au milieu de ce vertigineux tourbillon de grains glacés les enveloppant de toutes parts. Tous s’étaient blottis sous la toile de la bâche pour laisser passer la rafale, et se pressaient les uns contre les autres afin de profiter de leur chaleur mutuelle. Enfin l’ouragan tomba, et la neige, suspendue en l’air, put descendre moins tumultueusement sur le sol. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, la campagne disparaissait sous un linceul argenté.

« Où donc est Matamore, dit Blazius, est-ce que par hasard le vent l’aurait emporté dans la lune ?

— En effet, ajouta le Tyran, je ne le vois point. Il s’est peut-être blotti sous quelque décoration au fond de la voiture. Hohé ! Matamore ! secoue tes oreilles si tu dors, et réponds à l’appel. »

Matamore n’eut garde de sonner mot. Aucune forme ne s’agita sous le monceau de vieilles toiles.

« Hohé ! Matamore, beugla itérativement le Tyran de sa plus grosse voix tragique et d’un ton à réveiller dans leur grotte les sept dormants avec leur chien.

— Nous ne l’avons pas vu, dirent les comédiennes, et comme les tourbillons de neige nous aveuglaient, nous ne nous sommes point autrement inquiétées de son absence, le pensant à quelques pas de la charrette.

— Diantre ! fit Blazius, voilà qui est étrange ! pourvu qu’il ne lui soit point arrivé malheur.

— Sans doute, dit Sigognac, il se sera, pendant le plus fort de la tourmente, abrité derrière quelque tronc d’arbre, et il ne tardera pas à nous rejoindre. »

On résolut d’attendre quelques minutes, lesquelles passées, on irait à sa recherche. Rien n’apparaissait sur le chemin, et de ce fond de blancheur, quoique le crépuscule tombât, une forme humaine se fût aisément détachée même à une assez grande distance. La nuit qui descend si rapide aux courtes journées de décembre était venue, mais sans amener avec elle une obscurité complète. La réverbération de la neige combattait les ténèbres du ciel, et par un renversement bizarre il semblait que la clarté vînt de la terre. L’horizon s’accusait en lignes blanches et ne se perdait pas dans les fuites du lointain. Les arbres enfarinés se dessinaient comme les arborisations dont la gelée étame les vitres, et de temps en temps des flocons de neige secoués d’une branche tombaient pareils aux larmes d’argent des draps mortuaires, sur la noire tenture de l’ombre. C’était un spectacle plein de tristesse ; un chien se mit à hurler au perdu comme pour donner une voix à la désolation du paysage et en exprimer les navrantes mélancolies. Parfois il semble que la nature, se lassant de son mutisme, confie ses peines secrètes aux plaintes du vent ou aux lamentations de quelque animal.

On sait combien est lugubre dans le silence nocturne cet aboi désespéré qui finit en râle et que semble provoquer le passage de fantômes invisibles pour l’œil humain. L’instinct de la bête, en communication avec l’âme des choses, pressent le malheur et le déplore avant qu’il soit connu. Il y a dans ce hurlement mêlé de sanglots l’effroi de l’avenir, l’angoisse de la mort et l’effarement du surnaturel. Le plus ferme courage ne l’entend pas sans en être ému, et ce cri fait dresser le poil sur la chair comme ce petit souffle dont parle Job.

L’aboi, d’abord lointain, s’était rapproché, et l’on pouvait distinguer au milieu de la plaine, assis le derrière dans la neige, un grand chien noir qui, le museau levé vers le ciel, semblait se gargariser avec ce gémissement lamentable.

« Il doit être arrivé quelque chose à notre pauvre camarade, s’écria le Tyran, cette maudite bête hurle comme pour un mort. »

Les femmes, le cœur serré d’un pressentiment sinistre, firent avec dévotion le signe de la croix. La bonne Isabelle murmura un commencement de prière.

« Il faut l’aller chercher sans plus attendre, dit Blazius, avec la lanterne dont la lumière lui servira de guide et d’étoile polaire s’il s’est égaré du droit chemin et vague à travers champs ; car en ces temps neigeux qui recouvrent les routes de blancs linceuls, il est facile d’errer. »

On battit le fusil, et le bout de chandelle allumé au ventre de la lanterne jeta bientôt à travers les minces vitres de corne une lueur assez vive pour être aperçue de loin.

Le Tyran, Blazius et Sigognac se mirent en quête. Scapin et Léandre restèrent pour garder la voiture et rassurer les femmes, que l’aventure commençait à inquiéter. Pour ajouter au lugubre de la scène, le chien noir hurlait toujours désespérément, et le vent roulait sur la campagne ses chariots aériens, avec de sourds murmures, comme s’il portait des esprits en voyage.

L’orage avait bouleversé la neige de façon à effacer toute trace ou du moins à en rendre l’empreinte incertaine. La nuit rendait d’ailleurs la recherche difficile, et quand Blazius approchait la lanterne du sol, il trouvait parfois le grand pied du Tyran moulé en creux dans la poussière blanche, mais non le pas de Matamore, qui, fût-il venu jusque-là, n’eût marqué non plus que celui d’un oiseau.

Ils firent ainsi près d’un quart de lieue, élevant la lanterne pour attirer le regard du comédien perdu et criant de toute la force de leurs poumons : « Matamore, Matamore, Matamore ! »

À cet appel semblable à celui que les anciens adressaient aux défunts avant de quitter le lieu de sépulture, le silence seul répondait ou quelque oiseau peureux s’envolait en glapissant avec une brusque palpitation d’ailes pour s’aller perdre plus loin dans la nuit. Parfois un hibou offusqué de la lumière piaulait d’une façon lamentable. Enfin, Sigognac, qui avait la vue perçante, crut démêler à travers l’ombre, au pied d’un arbre, une figure d’aspect fantasmatique, étrangement roide et sinistrement immobile. Il en avertit ses compagnons, qui se dirigèrent avec lui de ce côté en toute hâte.

C’était bien, en effet, le pauvre Matamore. Son dos s’appuyait contre l’arbre et ses longues jambes étendues sur le sol disparaissaient à demi sous l’amoncellement de la neige. Son immense rapière, qu’il ne quittait jamais, faisait avec son buste un angle bizarre, et qui eût été risible en toute autre circonstance. Il ne bougea pas plus qu’une souche à l’approche de ses camarades. Inquiété de cette fixité d’attitude, Blazius dirigea le rayon de la lanterne sur le visage de Matamore, et il faillit la laisser choir tant ce qu’il vit lui causa d’épouvante.

Le masque ainsi éclairé n’offrait plus les couleurs de la vie. Il était d’un blanc de cire. Le nez pincé aux ailes par les doigts noueux de la mort luisait comme un os de seiche ; la peau se tendait sur les tempes. Des flocons de neige s’étaient arrêtés aux sourcils et aux cils, et les yeux dilatés regardaient comme deux yeux de verre. À chaque bout des moustaches scintillait un glaçon dont le poids les faisait courber. Le cachet de l’éternel silence scellait ces lèvres d’où s’étaient envolées tant de joyeuses rodomontades, et la tête de mort sculptée par la maigreur apparaissait déjà à travers ce visage pâle, où l’habitude des grimaces avait creusé des plis horriblement comiques, que le cadavre même conservait, car c’est une misère du comédien, que chez lui le trépas ne puisse garder sa gravité.

Nourrissant encore quelque espoir, le Tyran essaya de secouer la main de Matamore, mais le bras déjà roide retomba tout d’une pièce avec un bruit sec comme le bras de bois d’un automate dont on abandonne le fil. Le pauvre diable avait quitté le théâtre de la vie pour celui de l’autre monde. Cependant, ne pouvant admettre qu’il fût mort, le Tyran demanda à Blazius s’il n’avait pas sur lui sa gourde. Le Pédant ne se séparait jamais de ce précieux meuble. Il y restait encore quelques gouttes de vin, et il en introduisit le goulot entre les lèvres violettes du Matamore ; mais les dents restèrent obstinément serrées, et la liqueur cordiale rejaillit en gouttes rouges par les coins de la bouche. Le souffle vital avait abandonné à jamais cette frêle argile, car la moindre respiration eût produit une fumée visible dans cet air froid.

« Ne tourmentez pas sa pauvre dépouille, dit Sigognac, ne voyez-vous pas qu’il est mort ?

— Hélas ! oui, répondit Blazius, aussi mort que Chéops sous la grande pyramide. Sans doute, étourdi par le chasse-neige et ne pouvant lutter contre la fureur de la tempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et comme il n’avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientôt eu les moelles gelées. Afin de produire de l’effet à Paris, il diminuait chaque jour sa ration, et il était efflanqué de jeûne plus qu’un lévrier après les chasses. Pauvre Matamore, te voilà désormais à l’abri des nasardes, croquignoles, coups de pieds et de bâton à quoi t’obligeaient tes rôles ! Personne ne te rira plus au nez.

— Qu’allons-nous faire de ce corps ? interrompit le Tyran, nous ne pouvons le laisser là sur le revers de ce fossé pour que les loups, les chiens et les oiseaux le déchiquètent, encore que ce soit une piteuse viande où les vers mêmes ne trouveront pas à déjeuner.

— Non certes, dit Blazius ; c’était un bon et loyal camarade, et comme il n’est pas bien lourd, tu vas lui prendre la tête, moi je lui prendrai les pieds, et nous le porterons tous deux jusqu’à la charrette. Demain il fera jour, et nous l’inhumerons en quelque coin le plus décemment possible ; car, à nous autres histrions, l’Église marâtre nous ferme l’huis du cimetière, et nous refuse cette douceur de dormir en terre sainte. Il nous faut aller pourrir aux gémonies comme chiens crevés ou chevaux morts, après avoir en notre vie amusé les plus gens de bien. Vous, monsieur le Baron, vous nous précéderez et tiendrez le fallot. »

Sigognac acquiesça d’un signe de tête à cet arrangement. Les deux comédiens se penchèrent, déblayèrent la neige qui recouvrait déjà Matamore comme un linceul prématuré, soulevèrent le léger cadavre qui pesait moins que celui d’un enfant, et se mirent en marche précédés du Baron, qui faisait tomber sur leur route la lumière de la lanterne.

Heureusement personne à cette heure ne passait par le chemin, car c’eût été pour le voyageur un spectacle assez effrayant et mystérieux que ce groupe funèbre éclairé bizarrement par le reflet rougeâtre du fallot, et laissant après lui de longues ombres difformes sur la blancheur de la neige. L’idée d’un crime ou d’une sorcellerie lui fût venue sans doute.

Le chien noir, comme si son rôle d’avertisseur était fini, avait cessé ses hurlements. Un silence sépulcral régnait au loin dans la campagne, car la neige a cette propriété d’amortir les sons.

Depuis quelque temps Scapin, Léandre et les comédiennes avaient aperçu la petite lumière rouge se balançant à la main de Sigognac et envoyant aux objets des reflets inattendus qui les tiraient de l’ombre sous des aspects bizarres ou formidables, jusqu’à ce qu’ils se fussent évanouis de nouveau dans l’obscurité. Montré et caché tour à tour, à cette lueur incertaine, le groupe du Tyran et de Blazius, reliés par le cadavre horizontal du Matamore, comme deux mots par un trait d’union, prenait une apparence énigmatiquement lugubre. Scapin et Léandre, mus d’une inquiète curiosité, allèrent au-devant du cortège.

« Eh bien ! qu’y a-t-il ? dit le valet de comédie, lorsqu’il eut rejoint ses camarades ; est-ce que Matamore est malade que vous le portez de la sorte, tout brandi comme s’il eût avalé sa rapière ?

— Il n’est pas malade, répondit Blazius, et jouit même d’une santé inaltérable. Goutte, fièvre, catarrhe, gravelle n’ont plus prise sur lui. Il est guéri à tout jamais d’une maladie pour laquelle aucun médecin, fût-ce Hippocrate, Galien ou Avicenne, n’ont trouvé de remède, je veux dire la vie, dont on finit toujours par mourir.

— Donc il est mort ! fit le Scapin avec une intonation de surprise douloureuse en se penchant sur le visage du cadavre.

— Très-mort, on ne peut plus mort, s’il y a des degrés en cet état, car il ajoute au froid naturel du trépas le froid de la gelée, répondit Blazius d’une voix troublée qui trahissait plus d’émotion que n’en comportaient les paroles.

— Il a vécu ! comme s’exprime le confident du prince au récit final des tragédies, ajouta le Tyran. Mais relayez-nous un peu, s’il vous plaît. C’est votre tour. Voilà assez longtemps que nous portons le cher camarade sans espoir de bonne-manche ou de paraguante. »

Scapin se substitua au Tyran, Léandre à Blazius, quoique cette besogne de corbeau ne fût guère de son goût, et le cortège reprit sa marche. En quelques minutes on eut rejoint le chariot arrêté au milieu de la route. Malgré le froid, Isabelle et Sérafine étaient sautées à bas de la voiture, où la seule Duègne accroupie ouvrait tout grands ses yeux de chouette. À l’aspect de Matamore pâle, roidi, glacé, ayant sur le visage ce masque immobile à travers lequel l’âme ne regarde plus, les comédiennes poussèrent un cri d’épouvante et de douleur. Deux larmes jaillirent même des yeux purs d’Isabelle, promptement gelées par l’âpre bise nocturne. Ses belles mains rouges de froid se joignirent pieusement, et une fervente prière pour celui qui venait de s’engloutir si subitement dans la trappe de l’éternité, monta sur les ailes de la foi dans les profondeurs du ciel obscur.

Qu’allait-on faire ? La position ne laissait pas d’être embarrassante. Le bourg où l’on devait coucher était encore éloigné d’une ou deux lieues, et quand on y arriverait toutes les maisons seraient fermées depuis longtemps et les paysans couchés ; d’autre part, on ne pouvait rester au milieu du chemin, en pleine neige, sans bois pour allumer du feu, sans vivres pour se réconforter, dans la compagnie fort sinistre et maussade d’un cadavre, à attendre le jour qui ne se lève que très-tard pendant cette saison.

On résolut de partir. Cette heure de repos et une musette d’avoine donnée par Scapin avaient rendu un peu de vigueur au pauvre vieux cheval fourbu. Il paraissait ragaillardi et capable de fournir la traite. Matamore fut couché au fond du chariot, sous une toile. Les comédiennes, non sans un certain frisson de peur, s’assirent sur le devant de la voiture, car la mort fait un spectre de l’ami avec lequel on causait tout à l’heure, et celui qui vous égayait vous épouvante comme une larve ou une lémure.

Les hommes cheminèrent à pied, Scapin éclairant la route avec la lanterne dont on avait renouvelé la chandelle, le Tyran tenant le bridon du cheval pour l’empêcher de buter. On n’allait pas bien vite, car le chemin était difficile ; cependant au bout de deux heures on commença à distinguer, au bas d’une descente assez rapide, les premières maisons du village. La neige avait mis des chemises blanches aux toits, qui les faisaient se détacher, malgré la nuit, sur le fond sombre du ciel. Entendant sonner de loin les ferrailles du chariot, les chiens inquiets firent vacarme, et leurs abois en éveillèrent d’autres dans les fermes isolées, au fond de la campagne. C’était un concert de hurlements, les uns sourds, les autres criards, avec solos, répliques et chœurs où toute la chiennerie de la contrée faisait sa partie. Aussi, quand la charrette y arriva, le bourg était-il en éveil. Plus d’une tête embéguinée de ses coiffes de nuit se montrait encadrée par une lucarne ou le vantail supérieur d’une porte entr’ouverte, ce qui facilita au Pédant les négociations nécessaires pour procurer un gîte à la troupe. L’auberge lui fut indiquée, ou du moins une maison qui en tenait lieu, l’endroit n’étant pas très-fréquenté des voyageurs, qui d’ordinaire poussaient plus avant. C’était à l’autre bout du village, et il fallut que la pauvre rosse donnât encore un coup de collier ; mais elle sentait l’écurie, et dans un effort suprême, ses sabots, à travers la neige, arrachèrent des étincelles aux cailloux. Il n’y avait pas à s’y tromper ; une branche de houx, assez semblable à ces rameaux qui trempent dans les eaux lustrales, pendait au-dessus de la porte, et Scapin, en haussant sa lanterne, constata la présence de ce symbole hospitalier. Le Tyran tambourina de ses gros poings sur la porte, et bientôt un clappement de savates descendant un escalier se fit entendre à l’intérieur. Un rayon de lumière rougeâtre filtra par les fentes du bois. Le battant s’ouvrit, et une vieille, protégeant d’une main sèche qui semblait prendre feu la flamme vacillante d’un suif, apparut dans toute l’horreur d’un négligé peu galant. Ses deux mains étant occupées, elle tenait entre les dents ou plutôt entre les gencives les bords de sa chemise en grosse toile, dans l’intention pudique de dérober aux regards libertins des charmes qui eussent fait fuir d’épouvante les boucs du sabbat. Elle introduisit les comédiens dans la cuisine, planta la chandelle sur la table, fouilla les cendres de l’âtre pour y réveiller quelques braises assoupies qui bientôt firent pétiller une poignée de broussailles ; puis elle remonta dans sa chambre pour revêtir un jupon et un casaquin. Un gros garçon, se frottant les yeux de ses mains crasseuses, alla ouvrir les portes de la cour, y fit entrer la voiture, ôta le harnais du cheval et le mit à l’écurie.

« Nous ne pouvons cependant pas laisser ce pauvre Matamore dans la voiture comme un daim qu’on rapporte de la chasse, dit Blazius ; les chiens de basse-cour n’auraient qu’à le gâter. Il a reçu le baptême, après tout, et il faut lui faire sa veille mortuaire comme à un bon chrétien qu’il était. »

On prit le corps du comédien défunt, qui fut étendu sur la table et respectueusement recouvert d’un manteau. Sous l’étoffe se sculptait à grands plis la rigidité cadavérique et se découpait le profil aigu de la face, peut-être plus effrayante ainsi que dévoilée. Aussi, lorsque l’hôtelière rentra, faillit-elle tomber à la renverse de frayeur à l’aspect de ce mort qu’elle prit pour un homme assassiné dont les comédiens étaient les meurtriers. Déjà, tendant ses vieilles mains tremblotantes, elle suppliait le Tyran, qu’elle jugeait le chef de la troupe, de ne point la faire mourir, lui promettant un secret absolu, même fût-elle mise à la question. Isabelle la rassura, et lui apprit en peu de mots ce qui était arrivé. Alors la vieille alla chercher deux autres chandelles et les disposa symétriquement autour du mort, s’offrant de veiller avec dame Léonarde, car souvent dans le village elle avait enseveli des cadavres, et savait ce qu’il y avait à faire en ces tristes offices.

Ces arrangements pris, les comédiens se retirèrent dans une autre pièce, où, médiocrement mis en appétit par ces lugubres scènes, et touchés de la perte de ce brave Matamore, ils ne soupèrent que du bout des lèvres. Pour la première fois peut-être de sa vie, quoique le vin fût bon, Blazius laissa son verre demi-plein, oubliant de boire. Certes, il fallait qu’il fût bien navré dans l’âme, car il était de ces biberons qui souhaitaient d’être enterrés sous le baril, afin que la cannelle leur dégoutte dans la bouche, et il se fût relevé du cercueil pour crier « masse » à un rouge-bord.

Isabelle et Sérafine s’arrangèrent d’un grabat dans la chambre voisine. Les hommes s’étendirent sur des bottes de paille que le garçon d’écurie leur apporta. Tous dormirent mal, d’un sommeil entrecoupé de rêves pénibles, et furent sur pied de bonne heure, car il s’agissait de procéder à la sépulture de Matamore.

Faute de drap, Léonarde et l’hôtesse l’avaient enseveli dans un lambeau de vieille décoration représentant une forêt, linceul digne d’un comédien, comme un manteau de guerre d’un capitaine. Quelques restes de peinture verte simulaient, sur la trame usée, des guirlandes et feuillages, et faisaient l’effet d’une jonchée d’herbes semée pour honorer le corps, cousu et paqueté en la forme de momie égyptienne.

Une planche posée sur deux bâtons, dont le Tyran, Blazius, Scapin et Léandre tenaient les bouts, forma la civière. Une grande simarre de velours noir, constellée d’étoiles et demi-lunes de paillon, servant pour les rôles de pontife ou de nécroman, fit l’office de drap mortuaire avec assez de décence.

Ainsi disposé, le cortège sortit par une porte de derrière donnant sur la campagne, pour éviter les regards et commérages des curieux, et pour gagner un terrain vague que l’hôtesse avait désigné comme pouvant servir de sépulture au Matamore sans que personne s’y opposât, la coutume étant de jeter là les bêtes mortes de maladie, lieu bien indigne et malpropre à recevoir une dépouille humaine, argile modelée à la ressemblance de Dieu ; mais les canons de l’Église sont formels, et l’histrion excommunié ne peut gésir en terre sainte, à moins qu’il n’ait renoncé au théâtre, à ses œuvres et à ses pompes, ce qui n’était pas le cas de Matamore.

Le Matin, aux yeux gris, commençait à s’éveiller, et les pieds dans la neige descendait le revers des collines. Une lueur froide s’étalait sur la plaine, dont la blancheur faisait paraître livide la teinte pâle du ciel. Étonnés par l’aspect bizarre du cortège que ne précédaient ni croix ni prêtre, et qui ne se dirigeait point du côté de l’église, quelques paysans allant ramasser du bois mort s’arrêtaient et regardaient les comédiens de travers, les soupçonnant hérétiques, sorciers ou parpaillots, mais cependant ils n’osaient rien dire. Enfin, on arriva à une place assez dégagée, et le garçon d’écurie, qui portait une bêche pour creuser la fosse, dit qu’on ferait bien de s’arrêter là. Des carcasses de bêtes à demi recouvertes de neige bossuaient le sol tout alentour. Des squelettes de chevaux, anatomisés par les vautours et les corbeaux, allongeaient au bout d’un chapelet de vertèbres leurs longues têtes décharnées aux orbites creuses, et ouvraient leurs côtes dépouillées de chair comme les branches d’un éventail dont on a déchiré le papier. Des touches de neige fantasquement posées ajoutaient encore à l’horreur de ce spectacle charogneux en accusant les saillies et les articulations des os. On eût dit ces animaux chimériques que chevauchent les Aspioles ou les Goules aux cavalcades du Sabbat.

Les comédiens déposèrent le corps à terre, et le garçon d’auberge se mit à bêcher vigoureusement le sol, rejetant les mottes noires parmi la neige, chose particulièrement lugubre, car il semble aux vivants que les pauvres défunts, encore qu’ils ne sentent rien, doivent avoir plus froid sous ces frimas pour leur première nuit de tombeau.

Le Tyran relayait le garçon, et la fosse se creusait rapidement. Déjà elle ouvrait les mâchoires assez largement pour avaler d’une bouchée le mince cadavre, lorsque les manants attroupés commencèrent à crier au huguenot et firent mine de charger les comédiens. Quelques pierres même furent lancées, qui n’atteignirent heureusement personne. Outré de colère contre cette canaille, Sigognac mit flamberge au vent et courut à ces malotrus, les frappant du plat de sa lame et les menaçant de la pointe. Au bruit de l’algarade, le Tyran avait sauté hors de la fosse, saisi un des bâtons du brancard, et s’en escrimait sur le dos de ceux que renversait le choc impétueux du Baron. La troupe se dispersa en poussant des cris et des malédictions, et l’on put achever les obsèques de Matamore.

Couché au fond du trou, le corps cousu dans son morceau de forêt avait plutôt l’air d’une arquebuse enveloppée de serge verte qu’on enfouit pour la cacher que d’un cadavre humain qu’on enterre. Quand les premières pelletées roulèrent sur la maigre dépouille du comédien, le Pédant, ému et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez rouge, tomba dans la fosse comme une perle du cœur, soupira d’une voix dolente, en manière d’oraison funèbre, cette exclamation qui fut toute la nénie et myriologie du défunt : « Hélas ! pauvre Matamore ! »

L’honnête Pédant, en disant ces mots, ne se doutait pas qu’il répétait les expresses paroles d’Hamlet, prince de Danemark, maniant le test d’Yorick, ancien bouffon de cour, ainsi qu’il appert de la tragédie du sieur Shakspeare, poëte fort connu en Angleterre, et protégé de la reine Élisabeth.

En quelques minutes la fosse fut comblée. Le Tyran éparpilla de la neige dessus pour dissimuler l’endroit, de peur qu’on ne fît quelque affront au cadavre, et, cette besogne terminée :

« Or çà, dit-il, quittons vivement la place, nous n’avons plus rien à faire ici ; retournons à l’auberge. Attelons la charrette et prenons du champ, car ces maroufles, revenant en nombre, pourraient bien nous affronter. Votre épée et mes poings n’y sauraient suffire. Un ost de pygmées vient à bout d’un géant. La victoire même serait inglorieuse et de nul profit. Quand vous auriez éventré cinq ou six de ces bélîtres, votre los n’en augmenterait point et ces morts nous mettraient dans l’embarras. Il y aurait lamentation de veuves, criaillement d’orphelins, chose ennuyeuse et pitoyable dont les avocats tirent parti pour influencer les juges. »

Le conseil était bon et fut suivi. Une heure après, la dépense soldée, le chariot se remettait en route.