Le Capitaine Fracasse/Chapitre XV

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G. Charpentier (Tome 2p. 163-194).

XV

MALARTIC À L’ŒUVRE


Si la colère du duc en rentrant chez lui avait été vive, celle du Baron ne fut pas moindre en apprenant l’équipée de Vallombreuse à l’encontre d’Isabelle. Il fallut que le Tyran et Blazius lui tinssent de longs raisonnements pour l’empêcher de courir à l’hôtel de ce seigneur dans le but de le provoquer à un combat qu’il eût certainement refusé, car Sigognac n’étant ni le frère, ni le mari, ni le galant avoué de la comédienne, il n’avait aucun droit à demander raison d’un acte qui d’ailleurs s’excusait de lui-même. En France, il y a toujours eu liberté de faire la cour aux jolies femmes. L’agression du spadassin sur le Pont-Neuf était, à coup sûr, moins légitime ; mais, bien qu’il fût probable que le coup vînt de la part du duc, comment suivre les ramifications ténébreuses qui reliaient cet homme de sac et de corde à ce magnifique seigneur ? Et, en supposant même qu’on les eût découvertes, comment les prouver, et à qui demander justice de ces lâches attaques ? Aux yeux du monde, Sigognac, cachant sa qualité, était un vil histrion, un farceur de bas étage qu’un gentilhomme comme Vallombreuse pouvait, à sa fantaisie, faire bâtonner, emprisonner ou tuer, sans que personne y trouvât à redire, s’il le fâchait ou le gênait en quelque chose. Isabelle, pour sa résistance honnête, eût paru une mijaurée et une bégueule ; la vertu des femmes de théâtre comptant beaucoup de Thomas incrédules et de Pyrrhons sceptiques. Il n’y avait donc pas moyen de s’en prendre ouvertement au duc, ce dont enrageait Sigognac, reconnaissant malgré lui la vérité des motifs qu’alléguaient Hérode et le Pédant de faire les morts, mais l’œil ouvert et l’oreille au guet ; car ce damné seigneur, beau comme un ange et méchant comme un diable, n’abandonnerait certes pas son entreprise, quoiqu’elle eût manqué sur tous les points. Un doux regard d’Isabelle, qui prit entre ses blanches mains les mains frémissantes de Sigognac, en l’engageant à dompter son courage pour l’amour d’elle, pacifia tout à fait le Baron, et les choses reprirent leur train habituel.

Les débuts de la troupe avaient obtenu beaucoup de succès. La grâce pudique d’Isabelle, la verve étincelante de la Soubrette, la coquetterie élégante de Sérafine, l’extravagance superbe du capitaine Fracasse, l’emphase majestueuse du Tyran, les dents blanches et les gencives roses de Léandre, la bonhomie grotesque du Pédant, l’esprit madré de Scapin, la perfection comique de la Duègne produisaient le même effet à Paris qu’en province ; il ne leur manquait plus, ayant celle de la ville, que l’approbation de la cour, où sont les plus gens de goût et les plus fins connaisseurs ; il était question de les appeler même à Saint-Germain, car le roi, sur le bruit qui s’en faisait, les désirait voir ; ce qui réjouissait fort Hérode, chef et caissier de la compagnie. Souvent des personnes de qualité les demandaient pour donner la comédie en leur hôtel, à l’occasion de quelque fête ou régal, à des dames curieuses de voir ces acteurs qui balançaient ceux de l’hôtel de Bourgogne et de la troupe du Marais.

Aussi Hérode ne fut-il pas surpris, accoutumé qu’il était à semblables requêtes, lorsqu’un beau matin, à l’auberge de la rue Dauphine, se présenta une sorte d’intendant ou majordome, d’aspect vénérable comme l’ont ces serviteurs vieillis dans la domesticité des grandes maisons, qui demandait à lui parler de la part de son maître, le comte de Pommereuil, pour affaires de théâtre.

Ce majordome, vêtu de velours noir de la tête aux pieds, avait au cou une chaîne en or de ducats, des bas de soie et des souliers à larges cocardes, carrés du bout, un peu amples, comme il convient à un vieillard qui parfois a les gouttes. Un collet en forme de rabat étalait sa blancheur sur le noir du pourpoint, et relevait le teint de la face basanée par le grand air de la campagne où ressortaient, comme des touches de neige sur une antique sculpture, les sourcils, les moustaches et la barbiche. Ses longs cheveux tout chenus lui tombaient jusqu’aux épaules et lui donnaient la physionomie la plus patriarcale et la plus honnête. Ce devait être un de ces intendants dont la race est perdue, qui soignent la fortune de leur maître plus âprement que la leur propre, font des remontrances sur les dépenses folles et, aux époques des revers, apportent leurs minces épargnes pour soutenir la famille qui les a nourris en ses prospérités.

Hérode ne se pouvait lasser d’admirer la bonne mine et prud’homie de cet intendant, qui, l’ayant salué, lui dit avec paroles courtoises :

« Vous êtes bien cet Hérode qui gouverne, d’une main aussi ferme que celle d’Apollon, la troupe des Muses, cette excellente compagnie dont la renommée se répand par la ville, et en a déjà dépassé l’enceinte ; car elle est venue jusqu’au fond du domaine que mon maître habite.

— C’est moi qui ai cet honneur, répondit Hérode en faisant le salut le plus gracieux que lui permît sa mine rébarbative et tragique.

— Le comte de Pommereuil, reprit le vieillard, désirerait fort, pour divertir des hôtes d’importance, leur offrir la comédie en son château. Il a pensé que nulle troupe mieux que la vôtre ne remplirait ce but, et il m’envoie vous demander s’il vous serait possible d’aller donner une représentation à sa terre, qui n’est distante d’ici que de quelques lieues. Le comte, mon maître, est un seigneur magnifique qui ne regarde pas à la dépense, et à qui rien ne coûtera pour posséder votre illustre compagnie.

— Je ferai tout pour contenter un si galant homme, répondit le Tyran, encore qu’il nous soit difficile de quitter Paris, fût-ce pour quelques jours, au moment le plus vif de notre vogue.

— Trois journées suffiront bien, dit le majordome : une pour le voyage, l’autre pour la représentation, et la dernière pour le retour. Il y a au château un théâtre tout machiné où vous n’aurez qu’à poser vos décorations ; de plus, voici cent pistoles que le comte de Pommereuil m’a chargé de remettre entre vos mains pour les menus frais de déplacement ; vous en recevrez autant après la comédie, et les actrices auront sans doute quelque présent, bagues, épingles ou bracelets, à quoi est toujours sensible la coquetterie féminine. »

Joignant l’action aux paroles, l’intendant du comte de Pommereuil tira de sa poche une longue et pesante bourse, hydropique de monnaie, la pencha et en fit couler sur la table cent beaux écus neufs de l’éclat le plus engageant.

Le Tyran regardait ces pièces couchées les unes sur les autres, d’un air de satisfaction, en caressant sa large barbe noire. Quand il les eut assez contemplées, il les releva, les mit en pile, puis les jeta dans son gousset avec un geste d’acquiescement.

« Ainsi donc, dit l’intendant, vous acceptez, et je puis dire à mon maître que vous vous rendrez à son appel.

— Je suis à la disposition de Sa Seigneurie avec tous mes camarades, répondit Hérode ; maintenant désignez-moi le jour où doit avoir lieu la représentation et la pièce que M. le comte désire, afin que nous emportions les costumes et les accessoires nécessaires.

— Il serait bon, répondit l’intendant, que ce fût jeudi, car l’impatience de mon maître est grande ; quant à la pièce, il en laisse le choix à votre goût et commodité.

— L’Illusion comique, dit Hérode, d’un jeune auteur normand qui promet beaucoup, est ce qu’il y a de plus nouveau et de plus couru en ce moment.

— Va pour l’Illusion comique : les vers n’en sont point méchants et il y a un rôle de Matamore superbe.

— À présent, il ne reste plus qu’à nous indiquer, d’une façon précise à ce que nous ne puissions errer, les site et plantation du château avec le chemin à suivre pour y parvenir. »

L’intendant du comte de Pommereuil donna des renseignements si exacts et si détaillés qu’ils eussent suffi à un aveugle tâtant la terre de son bâton ; mais craignant sans doute que le comédien une fois en route ne se rappelât plus bien nettement ces : allez devant vous, puis tournez à droite et ensuite prenez à gauche, il ajouta : « Ne chargez pas votre mémoire, obstruée des plus beaux vers de nos meilleurs poëtes, de si vulgaires et prosaïques notions ; j’enverrai un laquais, lequel vous servira de guide. »

L’affaire ainsi conclue, le vieillard se retira avec force salutations qu’Hérode lui rendait, et qu’après la courbette du comédien il réitérait en s’inclinant plus bas. Ils avaient l’air de deux parenthèses prises de la danse de Saint-Guy, et se trémoussant l’une vis-à-vis l’autre. Ne voulant pas être vaincu en ce combat de politesse, le Tyran descendit l’escalier, traversa la cour et ne s’arrêta que sur le seuil, d’où il adressa au bonhomme un salut suprême : le dos convexe, la poitrine concave autant que son bedon le lui permettait, les bras ballants et la tête touchant presque la terre.

Si Hérode eût suivi du regard l’intendant du comte de Pommereuil jusqu’au bout de la rue, peut-être eût-il remarqué, chose contraire aux lois de la perspective, que sa taille grandissait en raison inverse de l’éloignement. Son dos voûté s’était redressé, le tremblement sénile de ses mains avait disparu, et à la vivacité de son allure il ne semblait du tout si goutteux ; mais Hérode était déjà rentré dans la maison et ne vit rien de tout cela.

Le mercredi au matin, comme des garçons d’auberge chargeaient les décorations et paquets sur une charrette attelée de deux forts chevaux et louée par le Tyran pour le transport de la troupe, un grand maraud de laquais en livrée fort propre et chevauchant un bidet percheron, se présenta faisant claquer son fouet à la porte de l’auberge, afin de hâter le départ des comédiens et de leur servir de courrier. Les femmes, qui sont toujours paresseuses au lit et longues à s’attifer, même les comédiennes ayant l’habitude de s’habiller et de se déshabiller en un clin d’œil pour les changements de costumes qu’exige le théâtre, descendirent enfin et s’arrangèrent le plus commodément qu’elles purent sur les planches rembourrées de paille qu’on avait suspendues aux ridelles de la charrette. Le marmouset de la Samaritaine martelait huit heures sur son timbre quand la lourde machine s’ébranla et se mit en marche. On eut en moins d’une demi-heure dépassé la porte Saint-Antoine et la Bastille, mirant ses faisceaux de tours dans l’eau noire de ses douves. L’on franchit ensuite le faubourg et ses vagues cultures semées de maisonnettes, et l’on chemina à travers la campagne dans la direction de Vincennes, qui montrait au loin son donjon derrière une légère gaze de vapeur bleuâtre, reste de l’humidité nocturne se dissipant aux rayons du soleil, comme une fumée d’artillerie que le vent disperse.

Bientôt, car les chevaux étaient frais et marchaient d’un bon pas, l’on atteignit la vieille forteresse dont les défenses gothiques avaient encore bonne apparence, quoiqu’elles ne fussent plus capables de résister aux canons et aux bombardes. Les croissants dorés qui surmontaient les minarets de la chapelle bâtie par Pierre de Montereau, brillaient joyeusement au-dessus des remparts comme s’ils eussent été fiers de se trouver à côté de la croix, signe de rédemption. Ensuite, après avoir admiré quelques minutes ce monument de l’ancienne splendeur de nos rois, on entra dans le bois, où, parmi les halliers et les baliveaux, s’élevaient majestueusement quelques vieux chênes, contemporains sans doute de celui sous lequel saint Louis rendait la justice, occupation bien séante à un monarque.

Comme la route n’était guère fréquentée, quelquefois des lapins s’ébattant et se passant la patte sur les moustaches étaient surpris par l’arrivée de la charrette qu’ils n’avaient point entendue, car elle roulait à petit bruit, la terre étant molle et souvent tapissée d’herbe. Ils détalaient grand’erre et comme s’ils eussent eu les chiens aux trousses ; ce qui divertissait les comédiens. Plus loin, un chevreuil traversait la route tout effaré, et l’on pouvait suivre quelque temps de l’œil sa fuite à travers les arbres dénués de feuillage. Sigognac surtout s’intéressait à ces choses, ayant été élevé et nourri en la campagne. Cela le réjouissait de voir des champs, des buissons, des bois, des animaux en liberté, spectacle dont il était privé depuis qu’il habitait la ville, où l’on ne voit que maisons, rues boueuses, cheminées qui fument, l’œuvre des hommes, et non l’œuvre de Dieu. Il s’y serait fort ennuyé s’il n’avait eu la compagnie de cette douce femme, dont les yeux contenaient assez d’azur pour remplacer le ciel.

Au sortir du bois une petite côte à monter se présenta. Sigognac dit à Isabelle. « Chère âme, pendant que le coche gravira lentement cette pente, ne vous conviendrait-il point de descendre et de mettre votre bras sur le mien pour faire quelques pas ? Cela vous réchauffera les pieds et dégourdira les jambes. La route est unie, et il fait un joli temps d’hiver clair, frais et piquant, mais non trop froid. »

La jeune comédienne accepta l’offre de Sigognac, et, posant le bout de ses doigts sur la main qu’il lui présentait, elle sauta légèrement à terre. C’était un moyen d’accorder à son amant un innocent tête-à-tête que sa pudeur lui eût refusé dans la solitude d’une chambre fermée. Ils marchaient tantôt presque soulevés par leur amour, et rasant le sol comme des oiseaux, tantôt s’arrêtant à chaque pas pour se contempler et jouir d’être ensemble, côte à côte, les bras enlacés et les regards plongés dans les yeux l’un de l’autre. Sigognac disait à Isabelle combien il l’aimait ; cette phrase, qu’il avait dite plus de vingt fois, paraissait à la jeune femme nouvelle, comme dut l’être le premier mot d’Adam essayant le Verbe le lendemain de la création. Comme c’était la personne du monde la plus délicate et la plus désintéressée en fait de sentiments, elle tâchait par des fâcheries et des négations caressantes de contenir dans les limites de l’amitié un amour qu’elle ne voulait pas couronner, le jugeant nuisible à l’avenir du Baron.

Mais ces jolis débats et contestations ne faisaient qu’aviver l’amour de Sigognac, qui ne songeait, en ce moment, à la dédaigneuse Yolande de Foix, non plus que si elle n’eût jamais existé.

« Quoi que vous fassiez, mignonne, disait-il à son aimée, vous ne parviendrez pas à lasser ma constance. S’il le faut, j’attendrai que vos scrupules se soient dissipés d’eux-mêmes jusqu’à ce que vos beaux cheveux d’or se soient mués en cheveux d’argent.

— Oh ! fit Isabelle, alors je serai un vrai remède d’amour et laide à épouvanter le plus fier courage ; j’aurais peur, en la récompensant, de punir votre fidélité.

— Même à soixante ans vous garderez vos charmes comme la belle vieille de Maynard, répondit galamment Sigognac, car votre beauté vient de l’âme, qui est immortelle.

— C’est égal, reprit la jeune femme, vous seriez bien attrapé si je vous prenais au mot, et vous promettais ma main pour l’époque où je compterai seulement dix lustres d’âge. Mais, continua-t-elle en reprenant son sérieux, cessons ces badineries ; vous savez ma résolution, contentez-vous d’être aimé plus que ne le fut jamais aucun mortel, depuis que des cœurs palpitent sur la terre.

— Un si charmant aveu me devrait satisfaire, j’en conviens ; mais, comme mon amour est infini, il ne saurait souffrir la moindre barrière. Dieu peut bien dire à la mer : Tu n’iras pas plus loin, et en être obéi. Une passion telle que la mienne ne connaît pas de rivage et elle monte toujours, encore que de votre voix céleste vous lui disiez : « Arrête-toi là. »

— Sigognac, vous me fâchez par ces discours, » dit Isabelle en faisant au Baron une petite moue plus gracieuse que le plus charmant sourire ; car, malgré elle, son âme était inondée de joie à ces protestations d’un amour qu’aucune froideur ne rebutait.

Ils firent quelques pas sans se parler ; Sigognac, en insistant davantage, craignait de déplaire à celle qu’il aimait plus que sa vie. Tout à coup Isabelle lui quitta brusquement la main et courut vers le bord de la route avec un cri d’enfant et une légèreté de biche. Elle venait, sur le revers d’un fossé, au pied d’un chêne, parmi les feuilles sèches entassées par l’hiver, d’apercevoir une violette, la première de l’année à coup sûr, car on n’était encore qu’au mois de février ; elle s’agenouilla, écarta délicatement les feuilles mortes et les brins d’herbe, coupa de son ongle la frêle tige et revint avec la fleurette plus contente que si elle eût trouvé une agrafe de pierreries oubliée dans la mousse par une princesse.

« Voyez, comme elle est mignonne, dit-elle, en la montrant à Sigognac, avec ses feuilles à peine dépliées à ce premier rayon de soleil.

Car ce n’est pas le soleil, répondit Sigognac, c’est votre regard qui l’a fait éclore. Sa fleur a précisément la nuance de vos prunelles.

— Son parfum ne se répand pas, parce qu’elle a froid, » reprit Isabelle, en mettant dans sa gorgerette la fleur frileuse. Au bout de quelques minutes elle la reprit, la respira longuement, et la tendit à Sigognac, après y avoir mis furtivement un baiser.

« Comme elle fleure bon, maintenant ! la chaleur de mon sein lui fait exhaler sa petite âme de fleur timide et modeste.

— Vous l’avez parfumée, répondit Sigognac, portant la violette à ses lèvres pour y prendre le baiser d’Isabelle ; cette délicate et suave odeur n’a rien de terrestre.

— Ah ! le méchant, fit Isabelle, je lui donne à la bonne franquette une fleur à sentir, et le voilà qui aiguise des concetti en style marinesque, comme si au lieu d’être sur un grand chemin il coquetait dans la ruelle de quelque illustre précieuse. Il n’y a pas moyen d’y tenir ; à toute parole, même la plus simple du monde, il répond par un madrigal ! »

Cependant, en dépit de cette bouderie apparente, la jeune comédienne n’en voulait sans doute pas beaucoup à Sigognac, car elle lui reprit le bras, et peut-être même s’y appuya-t-elle un peu plus que ne l’exigeaient sa démarche, ordinairement si légère, et le chemin, uni en cet endroit comme une allée de jardin. Ce qui prouve que la vertu la plus pure n’est pas insensible à la louange et que la modestie même sait récompenser une flatterie.

La charrette gravissait avec lenteur sur une pente assez roide, au bas de laquelle quelques chaumines s’étaient accroupies, comme pour s’éviter la peine de la monter. Les manants qui les habitaient étaient allés aux champs pour quelques travaux de culture, et l’on ne voyait au bord du chemin qu’un aveugle accompagné d’un jeune garçon, resté là, sans doute, pour implorer la charité des voyageurs.

Cet aveugle, qui semblait accablé par l’âge, psalmodiait d’un ton nasillard une espèce de complainte, où il déplorait sa cécité et implorait la charité des passants, leur promettant ses prières et leur garantissant le paradis en retour de leur aumône. Depuis longtemps déjà sa voix lamentable parvenait aux oreilles d’Isabelle et de Sigognac, comme un bourdonnement importun et fâcheux à travers leurs douces causeries d’amour, et même le Baron s’en impatientait ; car, lorsque le rossignol chante près de vous, il est ennuyeux d’entendre au loin croasser le corbeau.

Quand ils arrivèrent près du vieux pauvre, celui-ci, averti par son guide, redoubla de gémissements et de supplications. Pour exciter leur pitié aux largesses, d’un mouvement saccadé il secouait une sébile de bois où tintaient quelques liards, deniers, blancs et autres pièces de menue monnaie. Une guenille trouée lui entourait la tête, et sur son dos courbé comme une arche de pont était jetée une grosse couverture de laine brune fort rude et fort pesante, plutôt faite pour une bête de somme que pour un chrétien, et qu’il avait sans doute héritée de quelque mulet mort du farcin ou de la rogne. Ses yeux retournés ne montraient que le blanc et, sur cette face brune et ridée, produisaient un effet hideux ; le bas du visage s’ensevelissait dans une longue barbe grise, digne d’un frère capucin ou d’un ermite, qui lui tombait jusqu’au nombril, comme un antipode de chevelure. De tout son corps on ne voyait que les mains qui sortaient tremblotantes par l’ouverture du manteau pour agiter l’écuelle élémosinaire. En signe de piété et de soumission aux décrets de la Providence, l’aveugle était agenouillé sur quelques brins de paille plus triturés et pourris que l’antique fumier de Job. La commisération, devant ce haillon humain, devait frissonner de dégoût, et l’aumône lui jetait son obole en détournant la tête.

L’enfant, debout à côté de l’aveugle, avait une mine hagarde et farouche. Son visage était à moitié voilé par les longues mèches de cheveux noirs qui lui pleuvaient le long des joues. Un vieux chapeau défoncé beaucoup trop grand pour lui, et ramassé au coin de quelque borne, lui baignait d’ombre le haut du masque, ne laissant en lumière que le menton et la bouche, dont les dents brillaient d’une blancheur sinistre. Une espèce de sayon en grosse toile rapiécée formait tout son vêtement et dessinait un corps maigre et nerveux, non sans élégance malgré toute cette misère. Les pieds délicats et purs rougissaient sans bas ni chaussures sur la terre froide.

Isabelle se sentit touchée à l’aspect de ce groupe pitoyable où se réunissaient les infortunes de la vieillesse et de l’enfance, et elle s’arrêta devant l’aveugle, qui débitait ses patenôtres avec une volubilité toujours croissante accompagné par la voix aiguë de son guide, cherchant dans sa pochette une pièce de monnaie blanche pour la donner au mendiant. Mais elle ne trouva pas sa bourse, et, se retournant vers Sigognac, le pria de lui prêter un teston ou deux, ce à quoi s’accorda bien volontiers le Baron, quoique cet aveugle, avec ses jérémiades, ne lui plût guère. En galant homme, pour éviter à Isabelle d’approcher cette vermine, il s’avança lui-même et mit la pièce en la sébile.

Alors, au lieu de remercier Sigognac de cette aumône, le mendiant si courbé tout à l’heure se redressa, au grand effroi d’Isabelle, et ouvrant les bras, comme un vautour qui, pour prendre l’essor, palpite des ailes, déploya ce grand manteau brun sous lequel il semblait accablé, le ramassa sur son épaule et le lança avec un mouvement pareil à celui des pêcheurs qui jettent l’épervier dans un étang ou une rivière. La lourde étoffe s’étala comme un nuage par-dessus la tête de Sigognac, le coiffa, et retomba pesamment le long de son corps, car les bords en étaient plombés comme ceux d’un filet, lui ôtant du même coup la vue, la respiration, l’usage des mains et des pieds.

La jeune actrice, pétrifiée d’épouvante, voulut crier, fuir, appeler au secours, mais avant qu’elle eût pu tirer un son de sa gorge, elle se sentit enlevée de terre avec une prestesse extrême. Le vieil aveugle devenu, en une minute, jeune et clairvoyant par un miracle plus infernal que céleste, l’avait saisie sous les bras, tandis que le jeune garçon lui soutenait les jambes. Tous deux gardaient le silence et l’emportaient hors du chemin. Ils s’arrêtèrent derrière la masure où attendait un homme masqué monté sur un cheval vigoureux.

Deux autres hommes, également à cheval, masqués, armés jusqu’aux dents, se tenaient derrière un mur qui empêchait qu’on ne les vît de la route prêts à venir en aide au premier, en cas de besoin.

Isabelle, plus qu’à demi morte de frayeur, fut assise sur l’arçon de la selle, recouvert d’un manteau plié en plusieurs doubles, de façon à former une espèce de coussin. Le cavalier lui entoura la taille d’une courroie en cuir assez lâche pour l’environner lui-même à la hauteur des reins et, les choses ainsi arrangées avec une dextérité rapide prouvant une grande pratique de ces enlèvements hasardeux, il donna de l’éperon à son cheval qui s’écrasa sous ses jarrets et partit d’un train à prouver que cette double charge ne lui pesait guère : il est vrai que la jeune comédienne n’était pas bien lourde.

Tout ceci se passa dans un temps moins long que celui nécessaire pour l’écrire. Sigognac se démenait sous le lourd manteau du faux aveugle, comme un rétiaire entortillé par le filet de son adversaire. Il enrageait, pensant à quelque trahison de Vallombreuse, à l’endroit d’Isabelle, et s’épuisait en efforts. Heureusement cette idée lui vint de tirer sa dague et de fendre l’épaisse étoffe qui le chargeait comme ces chapes de plomb que portent les damnés du Dante.

En deux ou trois coups de dague, il ouvrit sa prison, et, comme un faucon désencapuchonné, parcourant la campagne d’un regard perçant et rapide, il vit les ravisseurs d’Isabelle qui coupaient à travers champs, et semblaient s’efforcer de gagner un petit bouquet de bois non loin de là. Quant à l’aveugle et à l’enfant, ils avaient disparu, s’étant cachés en quelque fossé ou sous quelque broussaille. Mais ce n’était point à ce vil gibier qu’en voulait Sigognac. Jetant son manteau, qui l’eût gêné, il se lança à la poursuite de ces coquins avec une furie désespérée. Le Baron était alerte, bien découplé, taillé pour la course, et, en sa jeunesse, il avait souvent lutté de vitesse contre les plus agiles enfants du village. Les ravisseurs, en se retournant sur leur selle, voyaient diminuer la distance qui les séparait du Baron, et l’un d’eux lui lâcha même un coup de pistolet pour l’arrêter en sa poursuite. Mais il le manqua, car Sigognac, tout en courant, sautait à droite et à gauche afin de ne pouvoir être ajusté sûrement. Le cavalier qui portait Isabelle essayait de prendre les devants, laissant à son arrière-garde le soin de se débrouiller avec Sigognac, mais la jeune femme placée sur l’arçon ne lui permettait pas de conduire sa monture comme il l’eût voulu, car elle se débattait et s’agitait, tâchant de glisser à terre.

Sigognac se rapprochait de plus en plus, le terrain n’étant plus favorable aux chevaux. Il avait dégainé, sans ralentir sa course, son épée qu’il portait haute ; mais il était à pied, seul, contre trois hommes bien montés, et le vent commençait à lui manquer ; il fit un effort prodigieux, et en deux ou trois bonds joignit les cavaliers qui protégeaient la fuite du ravisseur. Pour ne pas perdre de temps à lutter contre eux, il piqua, à deux ou trois reprises, avec la pointe de sa rapière, la croupe de leurs bêtes, comptant qu’aiguillonnées de la sorte, elles s’emporteraient. En effet, les chevaux, affolés de douleur, se cabrèrent, lancèrent des ruades et, prenant le mors aux dents, quelques efforts que leurs cavaliers fissent pour les contenir, ils gagnèrent à la main et se mirent à galoper comme si le diable les emportait, sans souci des fossés ni des obstacles, si bien qu’en un moment ils furent hors de vue.

Haletant, la figure baignée de sueur, la bouche aride, croyant à chaque minute que son cœur allait éclater dans sa poitrine, Sigognac atteignit enfin l’homme masqué qui tenait Isabelle en travers sur le garrot de sa monture. La jeune femme criait : « À moi, Sigognac, à moi ! » — « Me voici, » râla le Baron d’une voix entrecoupée et sifflante, et de la main gauche il se suspendit à la courroie qui reliait Isabelle au brigand. Il s’efforçait de le tirer à bas, courant à côté du cheval comme ces écuyers que les Latins nommaient desultores. Mais le cavalier serrait les genoux, et il eût été aussi facile de dévisser le torse d’un centaure que de l’arracher de sa selle ; en même temps il cherchait des talons le ventre de sa bête pour l’enlever, et tâchait de secouer Sigognac qu’il ne pouvait charger, car il avait les mains occupées à tenir la bride et à contraindre Isabelle. La course du cheval ainsi tiraillé et empêché perdait de sa vitesse, ce qui permit à Sigognac de reprendre un peu haleine ; même il profita de ce léger temps d’arrêt pour chercher à percer son adversaire ; mais la crainte de blesser Isabelle en ses mouvements tumultueux fit qu’il assura mal son coup. Le cavalier, lâchant un instant les rênes, prit dans sa veste un couteau dont il trancha la courroie à laquelle Sigognac s’accrochait désespérément ; puis il enfonça, à en faire jaillir le sang, les molettes étoilées de ses éperons dans les flancs du pauvre animal, qui se porta en avant avec une impétuosité irrésistible. La lanière de cuir resta au poing de Sigognac, qui n’ayant plus d’appui et ne s’attendant pas à cette feinte, tomba fort rudement sur le dos ; quelque agilité qu’il mît à se relever et à ramasser son épée roulée à quatre pas de lui, ce court intervalle avait suffi au cavalier pour prendre une avance que le Baron ne devait pas espérer faire disparaître, fatigué comme il l’était par cette lutte inégale et cette course furibonde. Cependant, aux cris de plus en plus faibles d’Isabelle, il se lança de nouveau à la poursuite du ravisseur ; inutile effort d’un grand cœur qui se voit enlever ce qu’il aime ! Mais il perdait sensiblement du terrain, et déjà le cavalier avait gagné le bois dont la masse, bien que dénuée de feuilles, suffisait par l’enchevêtrement de ses troncs et de ses branches à masquer la direction qu’avait prise le bandit.

Quoique forcené de rage et outré de douleur, il fallut bien que Sigognac s’arrêtât, laissant son Isabelle si chère aux griffes de ce démon ; car il ne la pouvait secourir même avec l’aide d’Hérode et de Scapin qui, au bruit de la pistolade, étaient sautés à bas de la charrette, bien que le maraud de laquais tâchât à les retenir, se doutant de quelque algarade, mésaventure ou guet-apens.

En quelques mots brefs et saccadés, Sigognac les mit au courant de l’enlèvement d’Isabelle et de tout ce qui s’était passé.

« Il y a du Vallombreuse là-dessous, dit Hérode ; a-t-il eu vent de notre voyage au château de Pommereuil et nous a-t-il dressé cette embuscade ? ou bien cette comédie pour laquelle j’ai reçu des sommes n’était-elle qu’un stratagème destiné à nous attirer hors de la ville où de semblables coups sont difficiles et dangereux à faire ? En ce cas, le sacripant qui a joué le majordome vénérable est le plus grand acteur que j’aie jamais vu. J’aurais juré que ce drôle était un naïf intendant de bonne maison tout pétri de vertus et qualités. Mais maintenant que nous voilà trois, fouillons en tous sens ce bocage pour trouver au moins quelque indice de cette bonne Isabelle que j’aime, tout tyran que je suis, plus que ma fressure et mes petits boyaux. Hélas ! j’ai bien peur que cette innocente abeille soit prise en la toile d’une araignée monstrueuse qui ne la tue avant que nous ne puissions la dépêtrer de ses réseaux trop bien ourdis.

— Je l’écraserai, dit Sigognac en frappant la terre du talon comme s’il tenait l’araignée sous sa botte, je l’écraserai, la bête venimeuse ! »

L’expression terrible de sa physionomie ordinairement si calme et si douce montrait que ce n’était point là une vaine fanfaronnade et qu’il le ferait comme il le disait.

« Çà, dit Hérode, sans perdre plus de temps en paroles, entrons dans le bois et battons-le. Le gibier ne peut pas être encore bien loin. »

En effet, de l’autre côté de la futaie que Sigognac et les comédiens traversèrent, en dépit des broussailles qui leur entravaient les jambes et des gaulis qui leur fouettaient la figure, un carrosse à rideaux fermés détalait de toute la vitesse que pouvait donner à quatre chevaux de poste une mousquetade de coups de fouet. Les deux cavaliers dont Sigognac avait piqué les montures, ayant réussi à les calmer, galopaient près des portières, et l’un d’eux tenait en laisse le cheval de l’homme masqué ; car le compagnon était entré dans la voiture sans doute afin d’empêcher qu’Isabelle ne soulevât les mantelets pour appeler au secours, ou même n’essayât de sauter à terre au péril de sa vie.

À moins d’avoir les bottes de sept lieues que le Petit-Poucet ravit si subtilement à l’Ogre, il était insensé de courir pédestrement après un carrosse mené de ce train et si bien accompagné. Tout ce que purent faire Sigognac et ses camarades, ce fut d’observer la direction que prenait le cortège, bien faible indice pour retrouver Isabelle. Le Baron essaya de suivre les traces des roues, mais le temps était sec et leurs bandes n’avaient laissé que de légères marques sur la terre dure ; encore les marques s’embrouillaient-elles bientôt avec les sillons d’autres carrosses et charrettes passés sur la route les jours précédents. Arrivé à un carrefour où le chemin se divisait en plusieurs branches, le Baron perdit tout à fait la piste et demeura plus embarrassé qu’Hercule entre la Volupté et la Vertu. Force lui fut de retourner sur ses pas, un faux jugement pouvant l’éloigner davantage de son but. La petite troupe revint donc piteusement vers le chariot, où les autres comédiens attendaient avec assez d’inquiétude et d’anxiété l’éclaircissement de tout ce mystère.

Dès l’engagement de l’affaire, le laquais conducteur avait pressé la marche de la charrette pour ôter à Sigognac le secours des comédiens, bien qu’ils lui criassent d’arrêter ; et lorsque le Tyran et Scapin, au bruit du pistolet, étaient descendus malgré lui, il avait piqué des deux et, franchissant le fossé, gagné au large pour rejoindre ses complices, se souciant peu, désormais, que la troupe comique atteignît ou non le château de Pommereuil, si toutefois ce château existait : question au moins douteuse, après ce qui venait de se passer.

Hérode s’enquit d’une vieille qui cheminait par là, un fagot de bourrée sur sa bosse, si l’on était bien loin encore de Pommereuil : à qui la vieille répondit qu’elle ne connaissait aucune terre, bourg ou château de ce nom, à plusieurs lieues à la ronde, quoiqu’elle eût, en son âge de soixante-dix ans, battu depuis son enfance tout le pays d’alentour, son industrie étant de quémander et chercher sa misérable vie par voies et par chemins.

Il devenait de toute évidence que cette histoire de comédie était un coup monté par des coquins subtils et ténébreux, au profit de quelque grand, qui ne pouvait être que Vallombreuse, amoureux d’Isabelle, car il avait fallu beaucoup de monde et d’argent pour faire jouer cette machination compliquée.

Le chariot retourna vers Paris ; mais Sigognac, Hérode et Scapin restèrent à l’endroit même, ayant intention de louer, à quelque prochain village, des chevaux qui leur permissent de se mettre plus efficacement à la recherche et poursuite des ravisseurs.

Isabelle, après la chute du Baron, avait été portée dans une clairière du bois, descendue de cheval et mise en carrosse, bien qu’elle se débattît de son mieux, en moins de trois ou quatre minutes ; puis la voiture s’était éloignée dans un tonnerre de roues, comme le char de Capanée sur le pont d’airain. En face d’elle était respectueusement assis l’homme masqué qui l’avait emportée sur sa selle.

À un mouvement qu’elle fit pour mettre la tête à la portière, l’homme avança le bras et la retint. Il n’y avait pas moyen de lutter contre cette main de fer. Isabelle se rassit et se mit à crier, espérant être entendue de quelque passant.

« Mademoiselle, calmez-vous, de grâce, dit le ravisseur mystérieux avec toutes les formes de la plus exquise politesse. Ne me forcez point à employer la contrainte matérielle avec une si charmante et si adorable personne. On ne vous veut aucun mal, peut-être même vous veut-on beaucoup de bien. Ne vous obstinez pas à des révoltes inutiles : si vous êtes sage, j’aurai pour vous les plus grands égards, et une reine captive ne serait pas mieux traitée ; mais si vous faites le diable, si vous vous démenez et criez pour appeler un secours qui ne vous viendra point, j’ai de quoi vous réduire. Ceci vous rendra muette et cela vous fera rester tranquille. »

Et l’homme tirait de sa poche un bâillon fort artistement fabriqué et une longue cordelette de soie roulée sur elle-même.

« Ce serait une barbarie, continua-t-il, d’adapter cette espèce de muselière ou caveçon à une bouche si fraîche, si rose et si melliflue ; des cercles de corde iraient très-mal aussi, convenez-en, à des poignets mignons et délicats faits pour porter des bracelets d’or constellés de diamants. »

La jeune comédienne, quelque courroucée et désolée qu’elle fût, se rendit à ces raisons qui, en effet, étaient bonnes. La résistance physique ne pouvait servir à rien. Isabelle se réfugia donc dans l’angle du carrosse et demeura silencieuse. Mais des soupirs gonflaient sa poitrine et, de ses beaux yeux, des larmes roulaient sur ses joues pâles, comme des gouttes de pluie sur une rose blanche. Elle pensait aux risques que courait sa vertu et au désespoir de Sigognac.

« À la crise nerveuse, pensa l’homme masqué, succède la crise humide ; les choses suivent leur cours régulier. Tant mieux, cela m’eût ennuyé d’agir brutalement avec cette aimable fille. »

Tapie dans son coin, Isabelle jetait de temps en temps un regard craintif vers son gardien qui s’en aperçut et lui dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce, quoiqu’elle fût naturellement rauque : « Vous n’avez rien à redouter de moi, mademoiselle, je suis galant homme et n’entreprendrai rien qui vous déplaise. Si la fortune m’avait plus favorisé de ses biens, certes, honnête, belle et pleine de talent comme vous l’êtes, je ne vous eusse point enlevée au profit d’un autre ; mais les rigueurs du sort obligent parfois la délicatesse à des actions un peu bizarres.

— Vous convenez donc, dit Isabelle, qu’on vous a soudoyé pour me ravir, chose infâme, abusive et cruelle !

— Après ce que j’ai fait, répondit l’homme au masque du ton le plus tranquille, il serait tout à fait oiseux de le nier. Nous sommes ainsi, sur le pavé de Paris, un certain nombre de philosophes sans passions, qui nous intéressons pour de l’argent à celles des autres et les mettons à même de les satisfaire en leur prêtant notre esprit et notre courage, notre cervelle et notre bras ; mais pour changer d’entretien, que vous étiez charmante dans la dernière comédie ! Vous avez dit la scène de l’aveu avec une grâce à nulle autre seconde. Je vous ai applaudie à tout rompre. Cette paire de mains qui sonnaient comme battoirs de lavandières, c’était moi !

— Je vous dirai à mon tour : laissons là ces propos et compliments déplacés. Où me menez-vous ainsi, malgré ma volonté, et en dépit de toute loi et convenance ?

— Je ne saurais vous le dire, et cela d’ailleurs vous serait parfaitement inutile ; nous sommes obligés au secret comme les confesseurs et les médecins ; la discrétion la plus absolue est indispensable en ces affaires occultes, périlleuses et fantasques, qui sont conduites par des ombres anonymes et masquées. Souvent, pour plus de sûreté, nous ne connaissons pas celui qui nous fait agir et il ne nous connaît pas.

— Ainsi, vous ne savez pas la main qui vous pousse à cet acte outrageant et coupable d’enlever sur une grande route une jeune fille à ses compagnons ?

— Que je le sache ou que je l’ignore, la chose revient au même puisque la conscience de mes devoirs me clôt le bec. Cherchez parmi vos amoureux le plus ardent et le plus maltraité. Ce sera sans doute celui-là. »

Voyant qu’elle n’en tirerait rien de plus, Isabelle n’adressa plus la parole à son gardien. D’ailleurs, elle ne doutait pas que ce ne fût Vallombreuse l’auteur du coup. La façon menaçante dont il lui avait jeté, du seuil de la porte, ces mots : « Au revoir, mademoiselle, » lors de la visite à la rue Dauphine, lui était restée en mémoire et avec un homme de cette trempe, si furieux en ses désirs, si âpre en ses volontés, cette simple phrase ne présageait rien de bon. Cette conviction redoublait les transes de la pauvre comédienne, qui pâlissait, en songeant aux assauts qu’allait avoir à subir sa pudicité, de la part de ce seigneur altier, plus blessé d’orgueil encore que d’amour. Elle espérait que le courage de Sigognac lui viendrait en aide. Mais cet ami fidèle et vaillant parviendrait-il à la découvrir opportunément en la retraite absconse où ses ravisseurs la conduisaient ? « En tout cas, se dit-elle, si ce méchant duc me veut affronter, j’ai dans ma gorge le couteau de Chiquita, et je sacrifierai ma vie à mon honneur. » Cette résolution prise lui rendit un peu de tranquillité.

Le carrosse roulait du même train depuis deux heures, sans autre arrêt que quelques minutes pour changer de chevaux à un relais disposé d’avance. Comme les rideaux baissés empêchaient la vue, Isabelle ne pouvait deviner dans quel sens on l’entraînait ainsi. Bien qu’elle ne connût pas cette campagne, si elle eût eu la faculté de regarder au dehors, elle se fût orientée quelque peu d’après le soleil ; mais elle était emportée obscurément vers l’inconnu.

En sonnant sur les poutres ferrées d’un pont-levis, les roues du carrosse avertirent Isabelle qu’on était arrivé au terme de la course. En effet, la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit et l’homme masqué offrit la main à la jeune comédienne pour descendre.

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle et vit une grande cour carrée formée par quatre corps de logis en briques, dont le temps avait changé la couleur vermeille en une teinte sombre assez lugubre. Des fenêtres étroites et longues perçaient les façades intérieures, et derrière leurs carreaux verdâtres on apercevait des volets clos, indiquant que les chambres auxquelles elles donnaient du jour étaient inhabitées depuis longtemps. Un cadre de mousse sertissait chaque pavé de la cour, et vers le pied des murailles quelques herbes avaient poussé. Au bas du perron deux sphinx à l’égyptiaque allongeaient sur un socle leurs griffes émoussées, et des plaques de cette lèpre jaune et grise qui s’attache à la vieille pierre tigraient leurs croupes arrondies. Bien que frappé de cette tristesse qu’imprime aux habitations l’absence du maître, le château inconnu avait encore fort bon air et sentait sa seigneurie. Il était désert, mais non abandonné et nul symptôme de ruine ne s’y faisait remarquer. Le corps était intact, l’âme seule y manquait.

L’homme masqué remit Isabelle aux mains d’une sorte de laquais en livrée grise. Ce laquais la conduisit, par un vaste escalier dont la rampe très-ouvragée se tordait en ces enroulements et arabesques de serrurerie de mode sous l’autre règne, à un appartement qui avait dû jadis sembler le nec plus ultra du luxe, et dont la richesse fanée valait bien les élégances modernes. Des boiseries de vieux chêne recouvraient les murailles de la première chambre, figurant des architectures avec des pilastres, des corniches et des cadres en feuillages sculptés remplis par des verdures de Flandre. Dans la seconde, également boisée de chêne, mais d’une ornementation plus recherchée et rehaussée de quelque dorure, des peintures remplaçaient les tapisseries et représentaient des allégories dont le sens eût été assez difficile à découvrir sous les fumées du temps et les couches de vernis jaune ; les noirs avaient repoussé, et seules les portions claires se distinguaient encore. Ces figures de divinités, de nymphes et de héros, se dégageant à demi de l’ombre et n’étant saisissables que par leur côté lumineux, produisaient un effet singulier et qui, le soir, aux clartés douteuses d’une lampe, pouvait devenir effrayant. Le lit occupait une alcôve profonde et se drapait d’un couvre-pied en tapisserie au petit point, rayé de bandes de velours ; le tout fort magnifique, mais amorti de ton. Quelques fils d’or et d’argent brillaient parmi les soies et les laines passées, et des écrasements bleuâtres miroitaient la nuance autrefois rouge de l’étoffe. Une toilette admirablement sculptée inclinait un miroir de Venise qui fit voir à Isabelle la pâleur et l’altération de ses traits. Un grand feu, montrant que la jeune comédienne était attendue, brûlait dans la cheminée, vaste monument supporté par des Hermès à gaines et tout chargé de volutes, consoles, guirlandes et ornements d’une richesse un peu lourde, au milieu desquels était enchâssé un portrait d’homme dont l’expression frappa beaucoup Isabelle. Cette figure ne lui était pas inconnue ; il lui semblait se la rappeler comme au réveil une de ces formes aperçues en rêve et qui, ne s’évanouissant pas avec le songe, vous suivent longtemps dans la vie. C’était une tête pâle aux yeux noirs, aux lèvres vermeilles, aux cheveux bruns, accusant une quarantaine d’années et d’une fierté pleine de noblesse. Une cuirasse d’acier bruni, rayée de rubans d’or niellés et traversée d’une écharpe blanche, recouvrait la poitrine. Malgré les préoccupations et les terreurs bien légitimes que lui inspirait sa situation, Isabelle ne pouvait s’empêcher de regarder ce portrait et d’y reporter ses yeux comme fascinée. Il y avait dans cette figure quelque ressemblance avec celle de Vallombreuse ; mais l’expression en était si différente que ce rapport disparaissait bientôt.

Elle était dans cette rêverie quand le laquais en livrée grise qui s’était éloigné quelques instants revint avec deux valets portant une petite table à un couvert, et dit à la captive : « Mademoiselle est servie. » Un des valets avança silencieusement un fauteuil, l’autre découvrit une soupière en vieille argenterie massive, et il s’en éleva un tourbillon de fumée odorante annonçant un bouillon plein de succulence.

Isabelle, en dépit du chagrin que lui causait son aventure, se sentait une faim qu’elle se reprochait, comme si jamais la nature perdait ses droits ; mais l’idée que ces mets renfermaient peut-être quelque narcotique qui la livrerait sans défense aux entreprises l’arrêta, et elle repoussa l’assiette où déjà elle avait plongé sa cuiller.

Le laquais en livrée grise parut deviner cette appréhension, et il fit devant Isabelle l’essai du vin, de l’eau et de tous les mets placés sur la table. La prisonnière, un peu rassurée, but une gorgée de bouillon, mangea une bouchée de pain, suça l’aile d’un poulet et, ce léger repas achevé, comme les émotions de la journée lui avaient donné un mouvement de fièvre, elle approcha son fauteuil du feu et resta ainsi quelque temps, le coude sur le bras de son siège, le menton dans la main, et l’esprit perdu en une vague et douloureuse rêverie.

Elle se leva ensuite et s’approcha de la fenêtre pour voir quel horizon l’on en découvrait. Il n’y avait aucune grille ou barreau, ni rien qui rappelât une prison. Mais en se penchant elle vit, au pied de la muraille, l’eau stagnante et verdie d’un fossé profond qui entourait le château. Le pont-levis sur lequel avait passé le carrosse était ramené, et à moins de franchir le fossé à la nage, tout moyen de communication avec l’extérieur était impossible. Encore eût-il été bien difficile de remonter à pic le revêtement en pierre de la douve. Quant à l’horizon, une sorte de boulevard, formé d’arbres séculaires plantés autour du manoir, l’interceptait complètement. Des fenêtres on n’apercevait que leurs branches entrelacées qui, même dépouillées de feuilles, obstruaient la perspective. Il fallait renoncer à tout espoir de fuite ou de délivrance, et attendre l’événement avec cette inquiétude nerveuse pire peut-être que la catastrophe la plus terrible.

Aussi la pauvre Isabelle tressaillait-elle au plus léger bruit. Le murmure de l’eau, un soupir du vent, un craquement de la boiserie, une crépitation du feu lui faisaient perler dans le dos des sueurs froides. À chaque instant elle s’attendait à ce qu’une porte s’ouvrît, à ce qu’un panneau se déplaçât, trahissant un corridor secret, et que de ce cadre sombre il sortît quelqu’un, homme ou fantôme. Peut-être même le spectre l’eût-il moins effrayée. Avec le crépuscule qui allait s’assombrissant ses terreurs augmentaient ; un grand laquais entra apportant un flambeau chargé de bougies, elle faillit s’évanouir.

Tandis qu’Isabelle tremblait de frayeur dans son appartement solitaire, ses ravisseurs, en une salle basse, faisaient carousse et chère lie, car ils devaient rester au château comme une sorte de garnison, en cas d’attaque de la part de Sigognac. Ils buvaient tous comme des éponges, mais un d’eux surtout déployait une remarquable puissance d’ingurgitation. C’était l’homme qui avait emporté Isabelle en travers de son cheval, et comme il avait déposé son masque, il était loisible à chacun de contempler sa face blême comme un fromage où flambait un nez chauffé au rouge. À ce nez couleur de guigne, on a reconnu Malartic, l’ami de Lampourde.