Le Capitaine Vampire/5

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Auguste Ghio (p. 45-66).

V

Le bois de Baniassa.

Indépendance ! Boum ! boum ! de l’Ister aux Carpathes la Roumanie est libre ! Salves de canon, feu d’artifice, discours du Prince, rien ne manque à la fête, pas même, cette fois, l’enthousiasme du peuple à qui le gouvernement dore la pilule et qui l’avale, ma foi ! de bien bonne grâce !

Le rakiou coule à torrents ; dans toutes les guinguettes la babuta et le piper, qui ne sont qu’un cancan échevelé, vont leur train, et, Dieu me pardonne ! les Roumains en gaîté apprennent aux Russes à danser la danse nationale, la hora, au son de l’infernale musique des Tziganes. Les énormes balançoires, qui ne ressemblent en rien aux escarpolettes faisant les délices des misses et des demoiselles, enlèvent vingt personnes à la fois et hurlent sur leurs gonds. Les rues font songer aux galeries d’une fourmilière. À la Chaussée, la cohue est indescriptible. La Chaussée est une grande allée plantée de tilleuls qui commence à la façon de l’avenue des Champs-Élysées et qui finit en manière de bois de Boulogne. Seulement, le bois de Boulogne s’appelle ici Baniassa. Les élégants ne vont guère jusqu’à Baniassa qui est une promenade déchue, abandonnée ; ils préfèrent, aux ombrages démodés au bois, la poussière aveuglante de l’interminable Chaussée.

Ce soir l’élément plébéien a envahi le domaine aristocratique, et les belles dames, paresseusement étendues dans leurs équipages viennois, avancent, moins traînées par leurs chevaux de race que poussées par le peuple grossier qui se presse dans les intervalles laissés libres par les voitures.

La calèche armoriée des Comanescii porte avec orgueil les princesses Epistimia et Agapia accompagnées de leur mère qui leur distribue de temps en temps des avis charitables.

— Agapitza, mon enfant, tenez-vous droite : Décébale Privighetoareano vous regarde. Huit mille hectares dans la plaine et des propriétés en Hongrie.

Agapitza se redresse et prend un air majestueux.

— Epistimia, ma chère, reprend la noble dame, relevez vos cheveux : le colonel n’aurait qu’à venir !…

Epistimia passa sa main blanche sur ses tempes et jette un regard hautain à la foule qui l’entoure.

Cependant, Décébale Privighetoareano, gants gris-perle, lorgnon à l’œil, pantalons mexicains, ricane à l’oreille d’un ami.

— Vois donc cette grosse Agapia, quel physique de cabaretière ! On m’assure qu’elle pèse plus de 80 kilos. Je connais une petite actrice du théâtre Bossel qui a bien plus l’air d’une princesse que cette lourde fille-là !

Pas de colonel à l’horizon. Epistimia s’impatiente et appuie ses talons pointus sur les pieds de sa sœur qui est trop bien apprise pour faire la moindre grimace sous les yeux d’un jeune boyard qui possède huit mille hectares dans la plaine. Pas une de ces trois âmes mondaines ne songe à Rélia dont le sort, peu respectueux, vient de faire un simple dorobantz et qui part dans une heure pour Giurgévo.

Perdus dans la multitude marchent Mariora et Ioan, Zamfira et Mitica.

Zamfira a pleuré ; Sloboziano porte l’uniforme des dorobantzi et sa gaîté semble être restée à Baniassa. Isacesco est distrait ; seule, Mariora habille comme à l’ordinaire, non sans jeter parfois un regard mécontent du côté de Mitica et de la Tzigane qui parlent bas. Mariora ne peut entendre ce qu’ils disent, c’est grand dommage !

— Giurgévo ! dit-elle en riant, quelle singulière idée leur est venue de t’envoyer à Giurgévo ! Je croyais que les dorobantzi ne tenaient jamais garnison que dans les villes qu’ils habitaient, moi.

— Pas toujours, répondit Ioan qui craignait d’en trop dire.

— Et resteras-tu longtemps à Giurgévo ?

— Je ne crois pas, dit-il en tourmentant les boucles de sa ceinture.

Mariora battit des mains.

— Tant mieux ! s’écria-t-elle. Mais, reprit-elle avec tristesse, je vais bien m’ennuyer pendant que tu seras parti !

— Crois-tu ? fit-il avec un demi-sourire.

Mariora poussa un gros soupir et leva les yeux au ciel.

— Mon père viendra te voir souvent, il…

— Ton père ? Ce n’est pas toi !… Oh ! mais ce n’est pas du tout la même chose ! s’écria-t-elle en rougissant.

Ioan serra doucement sa petite main dans la sienne et ils marchèrent quelques instants en silence.

— Et nous ne sommes pas encore mariés ! dit Mariora avec humeur ; si nous l’avions été, je t’aurais accompagné dans cette vilaine ville que je hais ! Écoute, reprit-elle mystérieusement, je suis jalouse de Giurgévo ?

— Jalouse ? de Giurgévo ?…

— Eh oui ! Ne ris pas ! Je suis jalouse et j’ai bien des choses à te faire promettre, va ! Mais écoute donc, dit-elle en passant son bras sous celui du dorobantz. D’abord, je veux que tu t’ennuies le plus souvent possible, que tu penses à moi toute la journée…

— Mais… si je pense à toi…

— Ah ! c’est vrai ! fit-elle en souriant, tu ne t’ennuieras pas. Soit ! J’exige que tu te trouves aussi rarement que tu le pourras avec Mitica. Car, Mitica… C’est le rakiou, tu sais ! ajouta-t-elle tout bas en fronçant les sourcils.

Ioan sourit et voulut parler.

— Attends, ce n’est pas tout. Tu m’écriras tous les jours et… tu empêcheras Mitica de lui écrire… à elle.

— Mariora ! s’écria-t-il avec un accent de reproche.

— C’est convenu, n’est-ce pas ? murmura-t-elle avec sa voix caline.

— Non ! dit Isacesco, je ne puis faire ce que tu me demandes. Zamfira et Sloboziano s’aiment comme nous nous aimons. Nous attirerions sur nous la colère du ciel si la pensée nous venait seulement de chercher à leur nuire d’une façon aussi cruelle. Que dirais-tu si ton frère voulait…

Mariora devinait le reste de la phrase, impatientée, elle s’écria un peu trop haut : — Tu n’es pas un Tzigane, toi !

— Qu’est-ce ? fit Mitica dont la tête, entièrement privée de ses longs cheveux noirs, apparut au-dessus de l’épaule de la jeune fille.

— Rien… rien… je parlais de ces Tziganes qui passent là-bas avec leurs ours.

Mitica jouissait de l’embarras de sa sœur ; un sourire ironique effleura ses lèvres :

— Prends garde, sœurette, dit-il d’un ton significatif, et, faisant quelques pas en arrière, il rejoignit sa compagne.

— Mariora, dit le dorobantz, laissons Mitica et Zamfira.

— Ah ! oui ! laissons-les ! soupira-t-elle : ils sont bien ennuyeux !

— Mariora, reprit-il en lui prenant la main et sans faire attention à cette brusque sortie, depuis longtemps déjà je voulais te donner quelque chose… quelque chose qui me rappelât constamment à ton souvenir.

— Mon Ionitza !

— Cela n’a peut-être pas grande valeur, continua-t-il d’une voix émue, mais cela me vient de ma mère (tu sais qu’elle a beaucoup voyagé dans sa jeunesse), elle l’a rapporté de Constantinople…

Au même instant Mariora sentit, en effet, quelque chose de froid qui glissait le long d’un de ses doigts. Elle retira vivement sa main et vit, avec surprise, une jolie bague qui brillait comme de l’or

La bague était en cuivre. Un joaillier aurait ri au nez de celui qui eût voulu la lui vendre : un antiquaire se serait estimé heureux de la voir placée dans sa collection. Assez haute pour couvrir toute une phalange du doigt, elle était entièrement travaillée à jour, et, mêlée à des arabesques byzantines, on pouvait lire un mot grec ou turc, Ioan n’aurait pu dire lequel. Cette bague devait attirer l’attention par son étrangeté, elle était très ancienne et sa pareille n’existait probablement pas.

Je sais bien que l’anneau est un procédé fort usé ; mais, du Kamsthatcka au Sénégal, les fiancés en ont pieusement conservé l’usage, et, n’en déplaise au lecteur avide de nouveautés, Mariora reçut avec joie la bague de cuivre d’Isacesco.

— Joli, mon Ionitza, joli ! répétait-elle. Est-ce en or, dis ?

— Je l’ignore, fit Ionitza, cependant je ne le crois pas.

— Si ! si ! je vois bien que c’est de l’or, insista Mariora qui tenait à la valeur intrinsèque ; je ne la quitterai jamais, jamais, mon Ionitza !

Et, sans s’inquiéter de ce qu’on en pourrait dire, en pleine Chaussée, Mariora embrassa le dorobantz.

— À ton tour, ma bien-aimée, fit Isacesco, veux-tu me promettre…

— Tout ce que tu voudras, interrompit Mariora qui dévorait sa bague des yeux, tout ce que tu voudras !

La physionomie d’Isacesco prit une expression sauvage, ses fameux sourcils se hérissèrent et sa main se rapprocha instinctivement de sa ceinture comme pour y chercher la garde d’un poignard.

— Mariora, dit-il d’une voix sifflante, fuis les Russes, Dieu les a maudits ! et… si tu revois cet homme !…

Mariora pâlit ; avec un geste vague elle passa sa main sur son front et murmura :

— Cet homme ! c’est vrai !… je l’avais oublié ! Mais lui !… il n’oubliera pas ! il reviendra ! il a dit qu’il reviendrait ! Oh ! mon Dieu ! et tu pars, Mitica part, ils partent tous !… Mais où s’en vont-ils donc tous ainsi ? s’écria-t-elle comme se parlant à elle-même.

Le jour allait peut-être se faire dans son esprit abusé, la cruelle vérité allait peut-être lui apparaitre tout entière, quand un cri d’horreur s’échappa de ses lèvres. Ses yeux, démesurément ouverts, regardaient un point fixe que son bras désignait dans la foule.

— L’homme ! s’écria-t-elle, l’homme ! le voilà !

— Où donc ! fit Isacesco qui tenta de se frayer un passage à travers les masses.

— Là !… je ne le vois plus maintenant… Ah ! là, près de Rélia Comanesco, à droite, il monte son cheval alezan, Domna Rosanda lui parle, il sourit… Le vois-tu ? Pourquoi Rélia est-il travesti en dorobantz ?

Isacesco ne répondit pas : il venait de reconnaître son adversaire du chemin creux.

Liatoukine était là, insolent, admiré, fêté, entouré de ses amis. Domna Epistimia lui tendait la main, Androclès Comanesco prenait une attitude humble en sa présence et les boyardes lui faisaient leur plus doux sourire et leur salut le plus cérémonieux.

— C’est lui ! murmurait Isacesco les dents serrées. C’est lui ! Et je ne puis enfoncer mon poignard dans sa lâche poitrine ! Il faut pourtant que je tue cet homme, je l’ai juré !

Son nom ! qui me dira son nom ?

Mais nul parmi le peuple ne savait le nom du colonel étranger.

— Quand il passe près de moi, soupira Mariora à demi évanouie, j’ai froid !

Mitica et Zamfira s’approchèrent.

— Regarde, Zamfira, fit Ioan en saisissant la Tzigane par le bras, regarde ! Voilà celui qui a osé insulter la femme d’Ioan Isacesco, celui qui a… celui contre lequel il faudra t’armer et la défendre. Comprends-tu ?

Zamfira se signa rapidement.

— On dirait un vampire ! fit-elle.

Mitica se taisait, les simples paroles d’Isacesco se convertissaient pour lui en reproches amers et couvraient son front d’une rougeur qu’il cherchait à dérober sous son bonnet militaire.

La calèche des Comanescii et le cheval alezan de Liatoukine avaient disparu dans des tourbillons de poussière du côté de Bucharest.

Les quatre jeunes gens étaient arrivés au second rond-point de la Chaussée.

Il était près de sept heures ; l’air était chaud et humide et vers le nord s’amassaient de légers nuages gris qui devaient ramener plus tôt le crépuscule.

Ioan les vit et s’arrêta.

— Nous allons nous quitter ici, dit-il d’un ton décidé.

— Oh ! non, mon Ilonitza, s’écria Mariora en fondant en larmes, je ne veux pas te quitter, je t’accompagnerai jusqu’à la gare, je…

— La gare Philarète est bien éloignée, ma pauvre enfant, dit-il avec plus de douceur en caressant les cheveux blonds de Mariora éplorée ; le train part à huit heures : vois comme les autres dorobantzi se hâtent !

Mariora voulut insister.

— D’ailleurs, reprit-il plus sévèrement, voici le soir qui tombe, et, si vous marchez toutes deux d’un pas rapide, vous ne serez pas rentrées avant l’obscurité complète.

— Ioan a raison, hasarda Zamfira : il faut nous quitter. Et ses yeux cherchèrent les yeux de Mitica. Celui-ci semblait prodigieusement embarrassé ; il demeurait cloué au sol et tiraillait la plume de dindon de sa càciulà de façon à l’en détacher. Tout à coup, il prit son parti.

— Zamfira ! Zamfira ! s’écria-t-il en s’élançant vers elle, et, posant sa tête sur l’épaule de la Tzigane, il éclata en sanglots.

Mariora, qui n’avait jamais vu pleurer son frère, restait ébahie et ne savait que penser.

— Qu’a t-il donc ? s’écria-t-elle, et la contagion de l’exemple la gagnant, elle se remit à pleurer aussi. Isacesco courait de l’un à l’autre, relevant le courage de Sloboziano, adressant un mot de consolation à Zamfira et, surtout, s’efforçant de calmer Mariora qui pleurait d’autant plus fort qu’ignorant les dangers que son fiancé allait courir, elle n’avait aucune raison de le faire.

Au reste, Isacesco semblait plus irrité qu’ému.

— Le soir tombe ! répétait-il sans cesse : séparons-nous !

Enfin, on se résigna à suivre son conseil. Un baiser, une pression de main, quelques mots murmurés à l’oreille, beaucoup de larmes et ce fut tout. Mitica, sentant que l’attendrissement le gagnait de plus belle, emboîta héroïquement le pas à Isacesco qui, à son tour, s’attardait auprès de Mariora.

— Marche bien vite, lui disait-il avec une agitation singulière, suis les grandes routes, évite les chemins creux et ne quitte pas Zamfira, entends-tu ? ne quitte pas Zamfira ! répéta-t-il en scandant ses paroles.

— Je ferai comme tu dis, mon Ionitza, au revoir, reviens vite et ne m’oublie pas !

Adio ! s’écria une dernière fois le dorobantz, et les deux soldats prirent leur course vers la ville, tandis que derrière eux retentissaient toutes les expressions roumaines qui servent en pareille occasion : La rexedere ! Cale bunà ! Remaì sènàtos ! [1].

— Il est parti ! fit Mariora quand les replis de la foule se furent refermés sur l’uniforme blanc des deux amis. Jamais je n’avais vu partir Ionitza ! Comme c’est triste, un départ !

Un vague étonnement se peignait sur sa physionomie, — Parti ! parti ! répétait-elle, et ses yeux ne pouvaient se détacher de l’endroit où elle avait vu disparaître Isacesco.

— Voyons, Zamfira, allons-nous-en ! soupira-t-elle ; nous n’avons plus rien à faire ici ! Mais la Tzigane qui avait un cœur aussi (ce dont Mariora semblait ne pas se douter), la Tzigane était tout entière à ses pensées et ne répondit pas.

— Eh bien ! qu’est-ce encore ? fit aigrement Mariora. Redescendez de votre ciel, ma belle, et songez plutôt à vos fromages qui vous attendent et aux nuages qu’Ioan vous a montrés là-bas !

Hélas ! le ciel de la Zamfira était si noir ! Elle tourna son regard, plein d’une douloureuse surprise, vers Mariora. Celle-ci, qui voulait sans doute se faire pardonner ses façons peu gracieuses, passa son bras autour de la taille de la Tzigane et elles remontèrent la Chaussée en silence.

Zamifira était brune, Mariora était blanche ; elle savait que Zamfira lui servait de repoussoir, et elle recueillait avec un secret orgueil les propos flatteurs des jolis messieurs qui se trouvaient sur son passage. Baba Sophia était une gardienne incorruptible qui ne permettait pas que l’on jouât avec le feu, et, sitôt qu’elle voyait poindre la moustache d’un jeune boyard, elle prenait son pas de grenadier et, bon gré, mal gré, il fallait bien que Mariora la suivît. Aussi, quand les jupes de la vieille parente ne frôlaient pas les siennes, Mariora prenait sa revanche et écoutait de toutes ses oreilles… en fille bien élevée et qui a l’air de n’y rien comprendre, s’entend !

Tandis qu’elle comparaît les paroles louangeuses de ces brillants inconnus à la sévérité un peu laconique de son futur époux, comparaison qui n’était pas tout à fait à l’avantage de ce dernier, la Chaussée, son bruit et ses promeneurs n’existaient plus pour la pauvre Zamfira dont l’imagination exaltée évoquait les scènes les plus effrayantes. C’étaient d’affreux champs de bataille couverts de morts, c’étaient des villes en flammes, des populations entières massacrées ; elle entendait le hurlement du canon, le galop des chevaux et, dominant ce tapage imaginaire, elle croyait distinguer la voix de Mitica qui l’appelait, elle voulait voler à son secours… mais le bras de Mariora qui la retenait la rappelait soudain à une réalité moins cruelle.

— Mon Dieu ! Zamfira, disait sa compagne d’un ton lamentable, que c’est ridicule de courir ainsi ! Quand tu es seule, tu ne marches pas si vite que tu ne te laisses suivre par des officiers !

Zamfira ralentit le pas, mais elle resta muette à cet injuste reproche qui n’était rien moins que bien placé dans la bouche de Mlle Sloboziano. Cinq minutes après :

— Mon Dieu ! Zamfira, tu le fais donc exprès ! Nous ne serons jamais hors du bois avant la nuit ; si tu ne te hâtes pas, je retournerai seule et Isacesco dira que j’ai bien fait !

Zamfira se mordit les lèvres, sa provision de patience était épuisée, et certain regard chargé de colère que Mariora surprit lui annonça qu’une troisième observation de ce genre serait peut-être moins bien reçue. Mais un mauvais génie semblait s’être fait ce soir-là le conseiller de la fille du pope. Elle se dit que la Zamfira en colère, ce devait être quelque chose de fort réjouissant, et, tout en roulant de laides pensées dans sa jolie tête, elle était arrivée avec son amie, ou plutôt sa victime, à l’entrée du bois de Baniassa. Au même moment, une bande de jeunes filles faisait irruption dans l’allée principale ; elles poussèrent des cris de joie en apercevant Zamfira et Mariora que cette rencontre imprévue parut contrarier extrêmement.

— Eh ! Zamfiritza ! eh ! Mariora ! s’écria Ralitza, la brunette que nous connaissons, nous retournons par Baniassa ; venez-vous avec nous ?

— Je ne puis souffrir cette petite Ralitza ! murmura Mariora entre ses dents ; cela vous prend des airs moqueurs et cela n’a pas de sandales aux pieds !

Zamfira allait accepter la proposition de la brunette, quand Mariora lui dit d’un air impertinent : — Parle pour toi, si tu veux, Zamfira, mais je te préviens que je ne t’accompagnerai pas là où je vois que tu veux aller.

— Pourtant, objecta timidement la bohémienne, Isacesco…

— Isacesco ne pouvait tout prévoir ! Tu es libre, je suis libre aussi ! Je connais un joli sentier qui m’épargnera l’ennui de faire route avec des péronnelles de votre sorte !

Un auteur allemand du xviie siècle a dit en parlant des Roumaines : « Elles ne sont pas, à la vérité, très-bonnes, mais elles sont pleines d’esprit, pensent beaucoup et parlent peu. » L’observation est fort juste, sauf en ce qui concerne le dernier point : Parlent peu ! Il faut alors que cela ait bien changé depuis le temps !

Les jeunes filles savaient qu’elles perdraient tout à se fâcher, mais elles commencèrent à s’escrimer de la langue, tant et si bien, que Mariora aurait donné son collier de roubiés[2] pour rattraper ses paroles…

— Ah ! ah ! la société de paysannes comme nous ne te convient plus, petite ! s’écria Catinca ; c’est donc que quelqu’un t’a faite princesse ?

— Tu es bien pressée de te trouver seule ! Isacesco n’a pas encore quitté Bucharest et tu songes déjà à le remplacer.

— C’est fait ! reprit Ralitza. Dis donc, Mariora de mon âme, comment s’appelle ton nouveau galant ? Constantin ? Nicolas ? hé ?

— Est-ce un joli boyard, mignonne, un joli boyard avec des galbeni[3] plein ses poches et des mensonges plein la bouche ?

— Je parie que c’est un officier, fit Florica.

— Un officier russe, hein, petite ? un de ceux qui disent lioublioubliou ?

— Cela vaut mieux qu’un simple soldat qui n’a que son uniforme sur le dos et son amour au cœur !

— Oh ! oh ! fit Ralitza en saisissant d’un mouvement rapide la main que Mariora tenait cachée sous son tablier, il est généreux, ton officier !

La bague d’Isacesco apparut à tous les yeux et passa bientôt de mains en mains, malgré les supplications de Zamfira et les invectives de Mariora. Rouge de colère, elle frappa la terre de son petit pied et, arrachant la bague d’entre les doigts de ses railleuses compagnes : Rendez-la moi ! s’écria-t-elle, c’est Ioan qui me l’a donnée !

L’éclat du cuivre et la délicatesse des ciselures trompaient les jeunes filles quant à la valeur simple du métal.

— Ioan ! Ioan ! firent-elles en hochant la tête d’un air d’incrédulité. Ce n’est pas un paysan comme ton Ioan qui te ferait cadeau d’un anneau qui coûte, certainement, plus de cent leï ! [4].

Tout objet brillant ou inconnu est estimé à cent leï par la villageoise roumaine.

— Zamfira ! Zamfira ! dis-leur donc que c’est lui qui me l’a donnée ! criait Mariora exaspérée.

Le témoignage de la Zamfira eut plus de poids que le sien propre et elle poursuivit indignée : — Ah ! vous en croyez moins mes paroles que celles d’une Tzigane ! Je sais que vous me haïssez, je sais que vous êtes jalouses de moi parce que mon Ionitza.…

Un éclat de rire, parti avec un ensemble étonnant, couvrit la voix irritée de la pauvre Mariora.

— Ton Ionitza ! ton Ionitza ! Un bel oiseau, vraiment, pour nous rendre jalouses !

— Trois hectares de terre où le froment ne vient pas parce que le sol est trop humide !

— Une cabane où le toit laisse passer la pluie parce que le vieux Mané est trop avare pour le faire raccommoder !

— Une table boiteuse, trois chaises et deux méchantes couvertures pour tout mobilier, et quelle vaisselle, grand Dieu !

Un sourire vint éclairer les traits de Mariora.

— Ioan Isacesco n’est point si pauvre que vous le pensez, dit-elle avec dignité, car je ne possède rien qui ne lui appartienne !

Elle était vraiment belle en parlant ainsi et cette réponse inattendue paraissait avoir tari la verve caustique des jeunes Valaques déconcertées, quand la petite Ralitza, vrai démon en jupons, prit un air ingénu et, mordant le bout de son pouce :

— À ce compte-là, Zamfira n’est pas si pauvre non plus !

Une vive rougeur couvrit les joues de la Bohémienne. Elle sentit que les paroles de Ralitza étaient le premier éclair d’un orage qui allait se déchaîner sur sa tête. Mariora pâlit. — Zamfira ! fit-elle d’une voix concentrée, Zamfira ! Ah ! tant qu’un souffle de vie animera Maria Sloboziano, Mitica ne sera pas l’époux de Zamfira Mozaïs ! Et faisant un pas vers la Tzigane : — Ah ! tu veux être maîtresse dans la maison des Slobozianii ! Ah ! tu veux avoir des terres à toi ! Mais, dis-nous donc ce qu’est devenue la sœur Aleca ?

— Ale… Aleca ?…

— Ah ! tu ne te souviens plus d’Aleca qu’un magnat magyar a prise en croupe après l’avoir épousée comme on épouse les filles de la race ?

— Aleca est morte ! dit Zamfira d’une voix sourde, et mon père lui a pardonné !

— Et ton frère, le renégat, qui gardait jadis nos troupeaux et qui vend maintenant de la soie à Smyrne ; ton frère qui se nommait Serban et qui s’appelle Yézid, ton frère, enfin, qui naquit chrétien et qui, aujourd’hui, n’est plus qu’un chien de païen… s’il n’est déjà mort et damné !

Hélas ! tout cela était vrai ; Zamfira ne trouvait rien à objecter et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

— Mariora ! supplia-t-elle. Mariora était inflexible.

— Et ta mère ! poursuivit-elle avec mépris, la Nadejde que chacun pouvait voir danser pour cinquante bani !… [5]

— Ma mère ! s’écria Zamfira tremblante d’indignation.

Mariora se tut un instant, puis, avec un air de dédain inimitable, elle tourna sur ses talons et dit :

— Toi, devenir la femme de Mitica, quand ton père ne sait peut-être pas lui-même qui tu es !

Un « hou ! » général de désapprobation accueillit ces paroles injurieuses, et si Zamfira ne les eût retenues, les jeunes filles, qui n’étaient pas fâchées de rabattre un peu l’orgueil de Mlle Sloboziano, auraient prouvé à celle-ci que leur main était pour le moins aussi légère que leur langue.

— Petit cœur lâche que tu es !

— On voit bien que ton frère n’est plus là pour te donner la réplique !

— La réplique… avec autre chose encore que tu mérites bien !

Les épigrammes se croisaient comme les fusées que l’on tirait au loin ; Mariora rougissait et pâlissait tour à tour.

— Adieu ! dit-elle d’une voix altérée, nous nous reverrons ! Et elle se dirigea d’un pas décidé vers les taillis qui s’élevaient à gauche de la route.

— Nous nous reverrons ! c’est ce que disent les messieurs de la ville, quand ils veulent jouer du pistolet après boire, fit Catinca.

— Vos armes ? dit Florica en posant son poing sur sa hanche.

— Votre heure ? continua Ralitza en redressant la tête avec un air de matamore si bien parodié que toute la bande envoya un bruyant éclat de rire aux échos de la forêt.

— Mariora ! s’écriait Zamfira, je ne t’en veux pas ! mais reste avec nous, au nom d’Isacesco, ou laisse-moi t’accompagner !

— Elle s’en soucie, d’Isacesco ! fit Catinca en faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête.

Mariora dédaigna de répondre et s’enfonça plus avant dans les buissons.

La clématite et le chèvrefeuille avaient envahi la place et grimpaient le long des vieux hêtres ; Mariora n’avançait qu’avec peine dans ce fouillis de lianes fleuries. Les mains tendues en avant, elle s’efforçait d’écarter les branches rebelles qui revenaient lui caresser la figure. Elle voulait s’éloigner à tout prix de Ralitza et de la Zamfira, et le chatouillement continuel des feuilles lui arrachait des murmures d’impatience. Enfin, les rires ne lui parvinrent plus qu’affaiblis par la distance et la voix plaintive de la Tzigane appelant, par intervalles : « Mariora ! » devint de moins en moins distincte.

Mariora était seule, seule dans le bois de Baniassa à huit heures et demie du soir !

La première chose qu’elle fit fut d’observer le ciel. Un léger vent du sud avait dissipé les nuages gris qui avaient valu une verte réprimande à Zamfira. Mariora parut satisfaite du résultat de son observation ; du ciel elle reporta ses regards sur la terre ; un sentier à peine tracé, des chênes qui avaient vu passer Michel le Brave, partout des halliers.

— Enfin ! soupira-t-elle.

Cet « afin » signifiait qu’elle était bien aise de s’être débarrassée de la compagnie, d’autant plus que cela ne lui avait pas été facile.

— Le soleil est couché depuis longtemps, se dit-elle, mais la lune va se lever qui éclairera ma route. Les jolies fleurs ! Neuf heures ne sont pas sonnées : j’ai le temps de me cueillir un bouquet. Elle se mit à rançonner sans pitié les aubépines, arrachant à droite, à gauche, un peu au hasard. Parfois elle s’arrêtait et secouait la tête comme pour chasser une pensée importune, puis elle reprenait son travail avec une sorte d’acharnement : on eût dit qu’elle voulait faire retomber sur les innocentes clématites un reste de colère qu’elle n’avait pu répandre sur la tête de la Bohémienne, et les fleurs s’amoncelaient sans choix dans son tablier qu’elle avait relevé.

Cependant l’ombre descendait rapidement sous la voûte épaisse de la forêt.

Comme les enfants, les fous et les poètes, Mariora avait l’habitude de penser tout haut, mauvaise habitude, s’il en fut !

Elle leva la tête et avec un petit ton de commandement : — Eh bien ! dit-elle, et cette lune sur laquelle je comptais, où reste-t-elle donc ?

Avec une bonne volonté qui dénote le meilleur caractère, la lune, ainsi interpellée, s’empressa de montrer sa grosse face rouge dans l’azur assombri du ciel.

— Ah ! fit Mariora qui semblait trouver fort simple d’être obéie immédiatement, même par la lune, c’est joli, la lune ! plus joli que le soleil ! seulement, ça ne ferait jamais mûrir le maïs ! ajouta-t-elle d’un air capable.

Un rayon de cette lune, impuissante à dorer les blés, glissa au travers des branches et vint frapper la bague d’Isacesco.

Mariora la contempla, l’admira, la tourna dans tous les sens, sans cependant que l’anneau lui rappelât en rien celui qui le lui avait donnée.

Soudain elle tressaillit : un bruit familier venait de retentir auprès d’elle.

— Coucou ! coucou ! chantait l’oiseau.

Elle demeura immobile, un doigt levé et la bouche entr’ouverte.

— À droite ? à gauche ?… murmurait-elle.

— Coucou ! reprit l’oiseau.

— À gauche ! s’écria-t-elle, mauvais présage !

Elle se signa trois fois à la manière des Orientaux et ayant aperçu le malencontreux chanteur perché au sommet d’un cerisier sauvage, elle ramassa une petite pierre qu’elle lui jeta et l’oiseau s’envola, toujours vers la gauche, en poussant son impitoyable « coucou ! »

— Maudite bête ! fit Mariora en laissant errer son regard déconcerté autour d’elle, et ses yeux rencontrèrent le produit de la razzia qu’elle avait faite.

— C’est pas un bouquet ! dit-elle piteusement.

Elle lâcha le coin de son tablier et les pauvres fleurs allèrent rouler à ses pieds.

— Elles étaient laides ! dit-elle pour se consoler, et, prenant une résolution subite, elle fit une centaine de pas dans la direction du village. Mais le courage de la jeune fille diminuait en raison inverse de l’obscurité. Elle commençait à trouver le bois de Baniassa beaucoup moins joli et lançait des regards furtifs aux buissons ; mais comme elle craignait d’alimenter ses vagues terreurs en se les avouant à elle-même, elle tenta de les éloigner en faisant ce que font les gens les plus braves quand ils ne se sentent pas tout-à-fait à leur aise : elle se mit à chanter à tue-tête. Instinctivement elle avait choisi des paroles pleines d’orgueil et de témérité ; elle entonna bravement la fière réponse de l’architecte Manoli dans la ballade si populaire de l’Église d’Argis :

Il n’existe pas, ici, sur la terre,
Pareils à nous dix maîtres maçons ;
Nous pouvons bâtir plus beau monastère,
Monument de gloire…

La voix lui manqua.

— J’ai froid ! dit-elle. En effet, la température était descendue à ce degré de fraîcheur qui succède ordinairement en Roumanie aux chaleurs extrêmes de la journée et qui occasionne ces interminables fièvres, devenues, en quelque sorte, la maladie nationale. Mais ce n’était pas la fièvre qui faisait frissonner Mariora. Et elle entama un long monologue qu’une conduite un peu moins extravagante lui eût certainement épargné.

— Où sont-elles maintenant ?… Zamfira est bien méchante ! J’ai peut-être mal fait de ne pas rester avec elles !… Je ne veux pourtant pas qu’elle épouse Mitica ! Oui, mas j’ai peut-être été trop… trop sévère pour elle, j’aurais pu lui faire comprendre avec plus de douceur… Après tout, ce n’est pas sa faute si elle aime Mitica ! L’amour… ça m’est venu tout seul, à moi ! Oui, mais elle devrait éviter Mitica, ne pas lui répondre quand il lui parle…

— Ferais-tu tout cela ? lui dit sa conscience.

Une bouffée du vent agita les feuilles des trembles. Mariora pâlit et tendit l’oreille.

— Décidément, j’ai eu tort, reprit-elle après s’être assurée que ce n’était rien.

Ce n’est pas Zamfira, c’est moi qui ai été méchante ! Ce n’est pas sa faute non plus si Aleca s’est laissée enlever, si Serban s’est fait musulman et si sa mère dansait pour cinquante bani !… Et moi, en présence de toutes ses compagnes, je lui ai rappelé… Ah ! je suis une misérable !

— Misérable ! répéta l’écho.

— Pauvre Zamfira ! elle a pleuré. Mais où peuvent-elles être ? J’ai marché aussi, moi… peut-être qu’elles ne sont pas encore très-loin. J’ai bien froid ! Il fait si noir, ici !… Si je les appelais !…

— Zamfira ! cria-t-elle. Puis elle attendit.

— Zamfira ! répondit l’écho d’une voix lugubre.

Sa propre voix, qui lui revenait ainsi modifiée, lui glaça le sang dans les veines.

— Zamfira ! reprit-elle plus faiblement, Zamfira ; je ne le ferai plus !

— Zamfira ! plus ! gémit l’écho.

— Oh ! fit Mariora, j’ai peur !

Et, prise de découragement, elle s’assit sur l’herbe tout humide, posa sa tête dans ses mains et se mit à pleurer. Hélas ! elle l’avait voulu ! et la nuit était close et le vent sifflait dans ses cheveux dénoués où pendaient des débris de feuilles. Elle pleura longtemps ainsi ; un bruit vague qu’elle entendit derrière elle la fit se lever, et, formulant tout bas le vœu d’offrir à la Vierge deux cierges de cire verte si elle revenait saine et sauve dans sa demeure, elle tenta de regagner la grand’route. La grand’route se trouvait à droite, mais le trouble de la malheureuse était si grand qu’elle la chercha vainement à gauche. Elle comprit qu’elle était complétement désorientée et se mit à courir tout droit devant-elle, ne songeant plus qu’à atteindre une lisière quelconque de la forêt. Elle, qui était sensible à la douleur au point que la piqûre de son aiguille la faisait pleurer, ne sentait pas les feuilles pointues des houx qui lui labouraient la figure et les mains, et son oreille percevait, avec le « hui » sinistre du vent, le battement de ses propres artères, quand la lune, dont la seule lumière dirigeait encore les pas de la jeune fille, disparut dans les nuages.

Le noir et l’inconnu enveloppaient Mariora de tous côtés.

— Mitica ! Ioan ! cria-t-elle, et la terreur prêtait un accent de profond désespoir à la voix de la pauvre égarée. Mais le frère et le fiancé étaient loin : ils ne pouvaient entendre.

Elle reprit sa course dans les ténèbres, bondissant sur les cailloux, se heurtant aux troncs des arbres ; les feux follets sortaient à chaque instant du sol marécageux et leur petite flamme bleuâtre semblait narguer la pauvre fille affolée.

Pour avoir désobéi ! sifflait le vent. Pour avoir désobéi ! criaient les chênes.

Alors toutes les superstitions, toutes les légendes de la veillée lui revinrent à la mémoire, elle rassembla ses forces épuisées :

Tata ! muma ! [6] appela-t-elle en se tordant les bras.

Mais le père et la mère étaient morts et ne pouvaient répondre.

Mariora s’évanouit.

Quand elle reprit ses sens, la lune brillait de tout son éclat.

Mariora poussa un cri terrible et referma les yeux : entre elle et la lune se dressait la forme spectrale de Boris Liatoukine !

  1. Au revoir, bon voyage, demeure en bonne santé.
  2. Monnaie d’or ottomane.
  3. Ducats, littéralement jaunets.
  4. Cent francs.
  5. 50 centimes.
  6. Papa, maman