Le Capital et les impôts sur le capital

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Le Capital et les impôts sur le capital
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 674-691).
LE CAPITAL
ET
LES IMPÔTS SUR LE CAPITAL


I

Voici un des mots les plus usités et les plus mal compris de la langue française. Que d’erreurs il a engendrées en créant, chez beaucoup de nos compatriotes, une conception fausse de ce qu’il représente ! Il a une grande part de responsabilité dans les malentendus qui se produisent trop souvent entre les divers membres de la société. Cherchons à le définir d’une façon claire et simple à la fois.

Avant d’y arriver, écartons l’image que fait naître cette appellation dans l’esprit de beaucoup de gens. Qu’est-ce que le capital selon l’imagination populaire ? C’est l’accumulation, dans les mains de certains, individus, de quantités considérables de monnaie, au moyen desquelles ils paraissent en mesure de se procurer le nécessaire, le superflu et même l’inutile. Ce qui, dans cette conception rudimentaire, caractérise le capitaliste, c’est la détention de la forme de capital le plus communément connue et comprise parce qu’elle est susceptible de se transformer le plus aisément et le plus rapidement en toute autre espèce de capitaux.

Des hommes qui possèdent des maisons, des terres, pour une valeur bien supérieure à celle des louis d’or, des écus ou des billets de banque accumulés dans le coffre-fort de leur voisin, ne seront pas réputés, par la foule, capitalistes au même titre que celui-ci. Et cependant ils sont en possession de capitaux féconds qui leur fournissent directement des revenus, tandis que le numéraire n’en produit pas par lui-même : nummus numum non parit, la monnaie n’engendre pas de monnaie, disaient les théologiens du moyen âge, qui partaient de cette vérité apparente pour condamner l’intérêt.

Etablissons maintenant notre définition. Toute richesse est susceptible de devenir un capital par la volonté de l’homme qui, la possédant, ne la consomme pas. Ainsi s’explique la formation des capitaux mobiliers. La même richesse sera revenu ou capital, selon qu’elle sera consommée immédiatement par son possesseur, ou au contraire mise de côté par lui, de façon à reproduire de la richesse. Un cultivateur récolte dix hectolitres de blé : il en mange neuf, c’est du revenu. Il en met un de côté pour servir à ses semailles de la saison prochaine : c’est du capital. Chaque grain de blé qu’il jettera dans le sillon en produira dix, quinze, vingt l’année suivante. Ceux-ci, à leur tour, seront du revenu ou du capital, selon l’usage qu’en fera le récoltant.

L’institution de la monnaie et celle du prêt à intérêt ont considérablement modifié non pas le fond des choses, mais la conception que les hommes s’en font. Toute richesse étant susceptible de se transformer en monnaie devient ainsi indirectement productive, alors même qu’elle ne l’est pas directement. Prenons des exemples. La terre est un capital, puisqu’elle fournit des céréales, des légumes, des fourrages, des fruits : cependant l’intervention du travail humain est indispensable pour mettre ce capital en état de produire. Une usine bien gérée est un capital, parce qu’il en sort des objets manufacturés d’une valeur supérieure à la somme dépensée pour les fabriquer, à condition bien entendu que le prix de vente soit plus élevé que le prix de revient. Une maison est un capital, parce qu’elle procure à son propriétaire un revenu annuel constitué par la rente de ses locataires. Si au contraire nous considérons des richesses improductives, telles que des perles, des pierres précieuses, des objets d’art, un domaine d’agrément qui coûte à son propriétaire des frais d’entretien, nous sommes tentés au premier abord de les exclure de la liste des capitaux. Mais comme ces pierres, ces perles, ces tableaux, ces châteaux ont une valeur vénale, peuvent s’échanger contre de la monnaie, et que cette monnaie est en elle-même, ou par l’intermédiaire des valeurs mobilières ou foncières qu’elle est susceptible d’acquérir, capable de procurer des revenus, nous rangerons au nombre des capitaux des objets qui, par eux-mêmes, sont inféconds. Dans le monde moderne, tout ce qui a été approprié par les hommes, c’est-à-dire tout ce qui est entré dans la fortune particulière de chacun d’eux, est susceptible d’être transformé en monnaie, et cette monnaie, à son tour, a la vertu de procurer à son détenteur n’importe lequel des objets matériels il désire : c’est cet état de choses qui amène, dans l’opinion vulgaire, la confusion à laquelle nous nous heurtons à chaque pas : elle identifie le capital avec le numéraire, ou les signes immédiatement représentatifs de ce numéraire, billets de banque, lettres de change, rentes, obligations, actions.

Et cependant cette facilité de transmutation du numéraire en valeurs mobilières fait courir au possesseur des dangers beaucoup plus grands que ceux qui sont inhérents à la détention des autres richesses. Les prix des terres, des maisons, varient beaucoup moins que ceux des fonds d’Etat ou des parts d’entreprises qui s’échangent quotidiennement aux Bourses des divers pays. Le capital représenté par les premières est infiniment plus stable que celui qui s’incorpore dans les seconds.

Voilà une vérité qui devrait être présente à l’esprit de ceux qui se déclarent les ennemis du capital et qui regardent les propriétaires de certaines formes de la richesse comme des privilégiés, n’ayant d’autre peine à prendre que celle de détacher leurs coupons à l’échéance.

Un autre point de vue n’est pas moins important à considérer, c’est l’origine du capital. Il ne peut se constituer que par l’effort humain, par la privation que s’impose l’homme ayant à sa disposition une richesse qu’il pourrait être tenté de consommer sur le champ, et qu’il met de côté pour en tirer plus tard un avantage. Est-il juste dès lors de le priver du fruit de son économie ? Qu’arrivera-t-il, si on prétend lui enlever tout ou partie de ce qu’il a épargné ? Il cessera d’agir dans ce sens, il dépensera tous ses revenus, et les richesses disparaîtront au fur et à mesure de leur création.

Tout l’effort de la civilisation tend à multiplier la production des objets nécessaires ou agréables à l’humanité. Cette production agricole et industrielle ne peut se développer et se maintenir qu’à l’aide d’installations de plus en plus perfectionnées, de plus en plus coûteuses. Que l’on réfléchisse aux milliards qui s’emploient chaque année à ériger des bâtiments, à ouvrir des routes de terre et de fer, à armer des navires, à construire des machines, à mettre des engrais dans le sol, et l’on se rendra compte des prélèvements que les générations successives ont dû opérer sur leurs revenus annuels pour constituer de nouveaux organes de production, c’est-à-dire des capitaux. A l’origine des sociétés, il n’en existait pas d’autre que le sol lui-même. Le travail des hommes, s’appliquant à un certain nombre d’éléments naturels, parvenait tout au plus à satisfaire les besoins rudimentaires et immédiats des peuplades primitives. Les boltcheviks russes, qui ont mené leur pays où l’on sait, n’ont pas cessé de vouer le capital à l’extermination. Si cela était en leur pouvoir, ils nous ramèneraient à l’âge de la cueillette, de la chasse et de la pêche.

Le capital a été et reste le principal facteur du progrès. Sans lui l’humanité serait restée au régime des productions spontanées du sol, précaires, inégales et limitées. Pour s’affranchir de cette incertitude, l’homme a constitué des approvisionnements et créé des outils. C’est par la prévoyance et l’esprit d’invention qu’il s’est préparé à satisfaire ses besoins à naître, et qu’il a appliqué son travail à la fabrication d’objets devant faciliter la production future. La formation du capital est due au fait que certains hommes préfèrent aux jouissances immédiates la sécurité de l’avenir. L’abstinence crée le capital sous forme d’approvisionnements et sous forme d’installations. Le capital ne se maintient d’ailleurs que par une reproduction incessante. C’est du travail accumulé méthodiquement et continûment en vue d’une production ultérieure. Une maison qui n’est pas entretenue en bon état de réparations ne tarde pas à tomber en ruines ; une usine dont l’outillage n’est pas renouvelé de façon à être toujours à la hauteur du progrès cesse bientôt de pouvoir lutter avec ses concurrents. L’homme qui ne met pas de côté une fraction de son revenu pour faire face aux dépenses imprévues sera obligé, à un moment donné, d’entamer son capital, peut-être de le consommer entièrement.

Nous pouvons nous faire une idée de cette destruction possible, en contemplant les ruines accumulées par les Huns dans la portion de notre territoire qu’ils ont envahie, et où ils ont anéanti un nombre incalculable de bâtiments et d’installations industrielles. Il faudra que d’immenses capitaux soient mobilisés dans le reste de la France et peut-être chez nos alliés, pour réédifier ces constructions, pour y rapporter des machines, des instruments, des stocks de matières premières, des approvisionnements de toute sorte. Si ces malheureuses régions étaient abandonnées à elles-mêmes, elles ne pourraient vraisemblablement jamais se relever du désastre qui les a frappées ; ou, si elles le pouvaient, ce ne serait que grâce au capital épargné et mis de côté en lieu sûr. par un certain nombre de leurs habitants, et qui serait sans doute encore insuffisant à réparer le mal. Il faudra que le reste du pays et d’autres parties du monde concourent à cette œuvre de rénovation.

Qui donc, en présence de cette situation, pourrait mettre en doute l’utilité du capital et ne pas reconnaître les bienfaits dont il est la source ? Quelle éloquente réponse à ceux qui en contestent la nécessité ! Deux ou trois millions de Français cesseraient demain de vivre s’il n’existait pas !

Il est de coutume, dans certains milieux, de déblatérer contre lui, de l’accuser d’être l’auteur d’une foule de maux dont il est parfaitement innocent et de prétendre trouver le remède dans un bouleversement de l’ordre existant. Nous avons en ce moment une idée de ce que pourrait être une société soumise à ce régime en voyant ce que les bolcheviks essaient de faire de la Russie. Nous disons « pourrait être » : car en réalité, une société ne saurait exister sans capital. Celui-ci est la condition même de toute organisation. Aussi longtemps qu’il n’est pas formé, les hommes vivent à l’état primitif, c’est-à-dire en cherchant à s’assurer au jour le jour la satisfaction de leurs besoins élémentaires, sans être jamais certains d’y parvenir. Et encore peut-on ajouter que cela n’était possible qu’aux époques antiques, où une faune et une flore abondantes suffisaient aux appétits du petit nombre d’hommes qui existaient à la surface du globe. Comment concevoir seulement l’alimentation de centaines de millions d’êtres humains, au XXe siècle de notre ère, sans l’accumulation préalable des installations de tout genre, des instruments de travail, sans les réserves de semences qui procurent les récoltes annuelles ? Comment les vêtir, les loger, les chauffer, sans l’existence préalable des moyens de production des étoffes, des maisons, du combustible ? Une partie de la Russie, qui est pourtant un des greniers du globe, est en ce moment menacée de famine, parce que les théoriciens ennemis du capital sont au pouvoir.

Si l’ouvrier comprenait que l’outil dont il se sert pour effectuer sa tâche, la maison qu’il acquiert en versant un certain nombre d’annuités, les provisions de vivres ou de vêtements qu’il a réunies dans ses armoires sont du capital, il serait sans doute moins hostile à celui-ci. S’il réfléchissait que le risque de voir ces réserves détruites augmente en raison de leur nombre et de leur variété, il regarderait d’un autre œil les hommes qui ont consacré leur existence à les édifier. S’il se rendait compte qu’elles ne sont autre chose, que du travail emmagasiné, il respecterait ses chefs au lieu de leur être hostile.

Le capital, c’est l’ensemble des utilités qui existent à la surface du globe et qui ne sont pas immédiatement consommées. Les objets de consommation eux-mêmes, aussi longtemps qu’ils sont détenus par les marchands qui les gardent en attendant les demandes de leur clientèle, ou par les consommateurs qui les ont mis en réserve, sont du capital. Comment l’humanité se révolterait-elle contre les choses dont elle a le plus pressant besoin, sans lesquelles elle ne pourrait exister ? Pourquoi, dans un accès de fureur aveugle, détruirait-elle les sources mêmes de sa vie ? Plus il y aura de capitaux chez une nation et plus les individus qui la composent seront heureux, plus ils auront de facilités d’existence. On prétend parfois que l’évolution contemporaine tend à une concentration du capital dans un petit nombre de mains. Rien n’est plus faux. Quelques patrimoines, dans l’essor rapide de l’industrie moderne, ont pu, à de certains moments, grossir rapidement. Cela n’empêche pas que, dans l’ensemble, l’humanité est de mieux en mieux partagée. Les salaires des ouvriers vont en grandissant ; ils représentent déjà, pour beaucoup d’entre eux, un revenu annuel bien plus élevé que les arrérages de petits rentiers qui vivent, sur leurs vieux jours, des coupons de valeurs mobilières acquises par eux au prix de longues années de labeur et aussi de privations, que les ouvriers ne se sont guère imposées.

Il y a une sorte de contraste entre les deux existences. Le travailleur manuel a une vie relativement aisée jusqu’à la vieillesse. S’il n’a pas été économe, il n’a alors qu’une retraite dont les éléments, en majeure partie, n’ont pas été fournis par lui. Son sort devient moins assuré que celui du petit commerçant ou de l’artisan ; d’autant plus tranquilles qu’ils recueillent alors le fruit de leurs efforts passés et des sacrifices qu’ils se sont imposés, pour amasser un capital, ou de l’agriculteur qui peut travailler en général jusqu’à un âge avancé et dont le séjour à la campagne simplifie les besoins.

D’ailleurs les richesses sont de plus en plus possédées par des sociétés, dont le développement a été rapide depuis un siècle. Des patrimoines considérables se trouvent ainsi fractionnés et répartis entre une infinité d’intéressés : chaque action ne représente qu’une part infime de cette opulence collective, qui offusque ceux-là seulement qui n’ont pas réfléchi au morcellement déterminé par la constitution même des entreprises.

Une dernière observation est de nature à faire s’écrouler tous les sophismes qui depuis trop longtemps s’échafaudent dans cet ordre d’idées. Quel est le plus précieux de tous les capitaux, et celui qui en même temps est à la portée de chacun de nous ? C’est le capital humain, c’est la valeur physique, intellectuelle, morale, de chaque individu, qui possède en soi, grâce aux forces du corps et de l’esprit, l’instrument susceptible de lui procurer, en échange de son travail, des revenus souvent élevés. Représentons-nous un fils de famille qui a reçu un petit héritage et qui vit du revenu de ce pécule. On connaît les impôts de toute nature qui amputent de plus en plus la somme annuelle qui lui revient. On sait quels dangers court cette fortune si elle est représentée par des valeurs mobilières, à quels risques elle est exposée. Qu’on demande aux porteurs de fonds russes dans quelles angoisses ils vivent, en redoutant la répudiation dont les menacent Lénine, Trotsky et consorts. Envisageons même la fortune placée en biens-fonds : qu’ont touché les propriétaires français depuis le 1er août 1914 ? On en cite qui mouraient presque de faim, tandis que leurs locataires vivaient dans l’abondance et les narguaient, à l’abri du moratoire qui les dispensait de rien payer. Des ruraux sont plus heureux, nous dit-on. Oui, mais à la condition d’avoir des bras pour cultiver leurs champs ; et nul n’ignore quelle est la rareté actuelle de la main-d’œuvre agricole.

En face de ces « propriétaires, » considérons le jeune homme qui n’a recueilli aucune succession, mais qui, sain de corps et d’âme, est prêt à travailler. S’il s’adonne à un métier manuel, il gagnera les hauts salaires qui sont aujourd’hui la règle. Pour peu qu’il manifeste d’heureuses dispositions, il sera encouragé, aidé, appuyé, de façon à obtenir rapidement un revenu suffisant. S’il a choisi une profession dite libérale, il sera vite à l’abri du besoin et verra s’ouvrir devant lui les perspectives des belles situations qui, dans le monde moderne, sont l’apanage de tout homme de valeur. Combien de fils d’ouvriers, de paysans, avons-nous vus parvenir aux postes les plus élevés dans les emplois publics, dans l’industrie, dans le commerce, dans la finance ! On affirmait jadis à nos conscrits que chacun d’eux avait dans sa giberne le bâton de maréchal de France. On peut dire aujourd’hui à chaque élève de nos écoles que son ambition a le droit de s’étendre à la carrière qu’il choisira et que, par son travail, il s’élèvera aussi haut qu’il le voudra.

Les ennemis du capital oublient que le premier, le plus assuré, le plus fécond de tous les capitaux, c’est l’homme lui-même, dont les bras et le cerveau enfantent des richesses. La plupart de celles dont la nature met certains éléments à notre disposition ne donnent leurs fruits que si elles sont exploitées par la main de l’homme, mise elle-même en mouvement par son cerveau.

Il serait temps de faire disparaître une bonne fois de nos discussions politiques et économiques, les attaques contre ce qui est le principe même de toute existence collective et individuelle. Il faut éclairer l’opinion publique et faire comprendre à chacun que sa vie dépend du maintien, au sein de la nation, des capitaux qui y existent sous des formes multiples, et que cette vie sera d’autant plus facile que des capitaux plus nombreux et plus considérables se formeront. Le jour où les masses populaires seront convaincues de cette vérité élémentaire, un pas immense aura été fait dans la voie de la paix sociale, de l’entente entre tous les citoyens. Leur collaboration harmonieuse résoudra alors bien des problèmes qui nous effraient. aujourd’hui, et dont nous ne trouvons pas la solution, parce que, nous n’avons pas le courage de dire au peuple la vérité, parce que, au lieu de louer ceux qui épargnent, nous semblons les blâmer, et qu’au lieu de les pousser dans cette voie par une législation intelligente, nous paraissons prendre plaisir à les en détourner.

On sait quelles plaintes retentissent partout au sujet du renchérissement de la vie. Celui-ci est dû à la destruction d’une très grande quantité de capitaux. Beaucoup des usines qui fabriquent tout ce dont nous avons besoin ont été anéanties ; des dizaines de millions d’hommes qui, en temps normal, travaillent à produire des objets de consommation, sont uniquement occupés à détruire ; à chaque minute, les instruments de mort fauchent des existences humaines, c’est-à-dire suppriment des forces créatrices. Quoi d’étonnant dès lors à ce que tout devienne plus rare et coûte davantage ?


II

Ce qui précède nous conduit à condamner les projets d’impôt sur le capital qui ont, a diverses reprises, été présentés, et à écarter, d’une façon générale, l’idée de demander, pour notre budget, des ressources à ce mode de taxation. Il y a deux façons de le concevoir : ou bien un prélèvement opéré en une seule fois, ou bien la perception d’une taxe annuelle. Ce second mode, on le conçoit aisément, ne peut s’appliquer qu’à des capitaux productifs de revenus : autrement, il détruirait, en un temps donné, la matière imposable, puisqu’il en confisquerait chaque année une fraction, sans qu’aucun élément de reconstitution intervînt. C’est de cette considération qu’est née l’idée d’une troisième forme de l’impôt sur le capital qui frapperait, à des intervalles déterminés, non pas le patrimoine possédé par les contribuables, mais la fraction dont ce patrimoine se serait accru dans la période déterminée.

Le seul capital qui puisse supporter un impôt annuel, sans être par cela même progressivement diminué et condamné par conséquent à disparaître à plus ou moins brève échéance, est donc celui qui rapporte un intérêt : en ce cas, l’impôt sur le capital se confond avec l’impôt sur le revenu, mais en l’obscurcissant et en empêchant la nation de se rendre compte de la charge réelle supportée par les contribuables. Il est dès lors infiniment plus simple et loyal de fixer l’impôt sur le revenu au niveau qu’exigent les besoins de l’État. On nous objectera que les citoyens désireux d’échapper à l’impôt convertiront une partie de leur fortune en capitaux improductifs. Nous ne sachons pas que ce procédé ait chance de se généraliser : la plupart des hommes ont besoin de leur revenu pour vivre, et recherchent les occasions de l’augmenter plutôt que celles de l’amoindrir. Que si des particuliers consacrent certaines sommes à l’acquisition d’objets d’art ou de bijoux, ils paieront tout d’abord l’impôt nouveau du dixième qui frappe les achats d’articles de luxe. La catégorie en est d’ailleurs peu nombreuse, et le chiffre des placements de cet ordre est faible en comparaison du capital productif de la nation. Personne ne contestera, au surplus, qu’il est bon que certains membres d’une communauté soient capables de faire des dépenses qui ont pour effet d’encourager la production artistique. N’oublions pas que les locaux d’habitation servant à l’usage du propriétaire, parcs d’agrément, châteaux, villas, bien qu’étant pour leurs possesseurs une source de dépenses et non pas de recettes, sont considérés par le fisc comme produisant une rente et grossissent par conséquent la somme qu’atteint l’impôt sur le revenu.

Il a été récemment question en Angleterre de la taxation du capital. Le 29 janvier 1918, à la Chambre des Communes, M. Bonar Law, chancelier de l’Échiquier, a déclaré qu’il envisageait la question comme étant de l’ordre platonique. M. Asquith, de son côté, considère comme insurmontables les difficultés qu’il y aurait à établir une taxe de ce genre.

Chez nous, le 28 février 1918, M. Albert Métin et un certain nombre de députés, ses collègues, ont présenté une proposition de loi tendant à l’institution d’un « impôt sur la richesse acquise, complémentaire à l’impôt sur le revenu, avec exemption à la base et déduction pour charges de famille. » L’exposé des motifs exprime le regret des auteurs de la proposition qu’elle n’ait pas été votée avant la guerre : ils invoquent, comme on le fait trop souvent en matière fiscale, l’exemple de l’Empire allemand. Celui-ci avait demandé en 1913 un milliard de marks environ, une fois payés, à une taxe sur la fortune.

M. Métin déclare que « nous ne connaissons pas le capital de la France, pas plus que nous ne connaissions son revenu avant l’impôt global. » Nous croyons que, même aujourd’hui, nous continuons à ignorer ce revenu. Aussi longtemps que l’impôt n’atteindra pas la majorité des salariés, il ne nous révélera que la plus faible partie du revenu national, celle que nous pouvons déterminer d’après d’autres données. N’est-il pas étrange d’ailleurs d’établir un impôt pour faire de la statistique ? On nous assuré qu’il nous aidera à élaborer « le grand programme de production qui est pour la France d’une nécessité absolue. » Nous affirmons que les capitaux nécessaires à la production s’offriront avec d’autant plus d’empressement et d’abondance qu’on les persécutera moins.

L’impôt proposé est qualifié, par ses parrains, de droit d’enregistrement : il serait établi sur la valeur en capital des biens meubles et immeubles. Seraient redevables de l’impôt toutes les personnes, de nationalité française ou étrangère, dont les biens meubles et immeubles sont soumis aux droits de mutation à titre gratuit en vertu des lois existantes. Le total de ces biens constituerait la matière imposable : il serait fixé par la valeur vénale ou, quand il serait impossible de l’établir, suivant les règles usitées en matière de droits de mutation à titre gratuit. On connaît, soit dit en passant, les pratiques fiscales à cet égard : elles sont souvent empreintes d’une injustice criante vis-à-vis des contribuables.

Le tarif proposé est un des plus formidablement progressifs qui se puissent concevoir. Partant d’un taux modéré de 20 francs pour 100 000 francs, il s’élève à 1 525 francs pour une fortune d’un million et s’accroît alors de 5 centimes par 100 francs pour chaque tranche successive de 500 000 francs, de telle sorte qu’une fortune de dix millions paierait 62 325 francs et une fortune de vingt millions 204 025 francs. Observons qu’il s’agit d’une taxe annuelle, et essayons de nous rendre compte de la charge que cela représenterait. Rappelons d’abord que l’impôt frapperait le capital improductif aussi bien que le capital productif, que par conséquent les immeubles de plaisance, le mobilier, les livres, les tableaux, les bijoux, les vêtemens même devraient figurer dans l’inventaire qui servirait de base à l’évaluation de la matière imposable. Est-il exagéré de considérer que cette portion de la fortune en représente aisément le quart ? Ne mettons qu’un cinquième. A celui qui possède un million, il restera donc 800 000 francs productifs d’intérêts. Supposons-les placés à 5 pour 100. Les impôts cédulaire et global sur le revenu ramènent ce taux à un maximum de 4 pour 100, plus vraisemblablement à 3 et demi. Admettons 4 pour 100 ; sur 800 000 francs, cela fait 32 000 francs de rente, dont l’impôt nouveau retrancherait environ un vingtième, ramenant ainsi le revenu réel aux environs de 30 000 francs, c’est-à-dire 3 pour 100 du capital possédé. L’amputation par rapport au rendement normal de 5 pour 100 sur un million de francs serait des deux cinquièmes. Pour une fortune de dix millions, l’impôt s’élèverait à 62 325 francs. Appliqué à un revenu de 400 000 francs, il représenterait une charge additionnelle de près de 16 pour 100, c’est-à-dire qu’il porterait l’impôt global sur le revenu, dont le taux prévu pour l’année courante est de 20 pour 100, à 36 pour 100. A l’échelon de vingt millions rapportant 800 000 francs de rente, l’impôt Métin réclamerait 204 025 francs, qui s’ajouteraient à 160 000 francs d’impôt global sur le revenu. La somme des deux impôts atteindrait alors 364 000 francs, c’est-à-dire 46 pour 100 du revenu.

N’oublions pas que ces 46 pour 100 seraient loin de représenter la totalité des prélèvements fiscaux. L’impôt cédulaire fait son œuvre. Les valeurs mobilières au porteur qui, de nos jours, constituent une partie importante des patrimoines, supportent un ensemble de droits qui, pour les actions et les obligations, s’élèvent à quelque chose comme 12 ou 14 pour 100 du revenu. C’est donc près des trois cinquièmes du revenu, et davantage, qui seraient absorbés dans certains cas. Nous ne craignons pas d’affirmer que c’est là une conception inadmissible, destructive de tout ordre économique et de nature à avoir des conséquences désastreuses pour le pays. Qui ne voit que des hommes ainsi menacés perdront le goût du travail, de l’économie, et songeront plutôt à dépenser leur capital, condamné à une amputation périodique, qu’à le conserver ou à l’accroître ? Or, rien n’est plus nécessaire que l’esprit d’épargne dans un pays à budget énorme comme le nôtre et qui doit pouvoir compter sur une matière imposable se développant sans cesse. La seule façon d’y aider, c’est de ne pas toucher au capital existant et d’encourager par tous les moyens possibles la formation de capitaux nouveaux.

L’impôt sur le revenu est une nécessité. Accepté aujourd’hui par beaucoup de ceux-là même qui le combattaient avant la guerre, il a seulement besoin d’être amélioré dans son assiette et contenu dans de justes limites. On nous cite sans cesse l’exemple de l’Angleterre et on fait miroiter aux yeux de nos parlementaires éblouis les taux extrêmes auxquels il est porté pour les grosses fortunes qui, soit dit en passant, sont beaucoup plus nombreuses dans le Royaume-Uni que chez nous. Mais on oublie d’ajouter qu’en dehors de l’impôt sur le revenu et des droits de succession, il n’existe pour ainsi dire pas de taxes directes en Angleterre, et que là-bas il n’y a jamais superposition ; tandis qu’à notre impôt global sur le revenu, qui s’est élevé par bonds de 2 à 12 et demi pour 100 et menace de passer à 20 pour 100, s’ajoutent une série d’impôts cédulaires sur les revenus. Le taux véritable acquitté par ceux-ci est dissimulé par cette variété. Si l’on additionnait toutes ces taxes et qu’on y ajoutât la charge moyenne annuelle qui résulte des droits de mutation, on serait surpris de constater qu’à l’heure actuelle, en plus d’un cas, le taux de l’impôt prélevé en France sur le revenu dépasse celui de la Grande-Bretagne.

Il vaudrait mieux fondre toutes ces taxes en une seule, qui démontrerait alors la véritable contribution apportée par chacun de nous au budget et qui, du coup, ferait taire les clameurs de ceux qui prétendent que la richesse « acquise » ne fournit pas sa part des recettes publiques. Voilà une épithète dont on a singulièrement abusé ! Comme si toute richesse n’était pas acquise ou en voie de l’être ! Le jour où les réformateurs impatients apprendraient dans quelle proportion les revenus sont déjà amputés, ils seraient moins prompts à nous citer l’exemple de l’étranger. N’oublions pas enfin l’impôt sur les successions, qui vient régulièrement prélever une fraction grandissante des patrimoines. C’est ce droit d’héritage qui est en réalité le seul impôt sur le capital admissible, et encore convient-il de le contenir dans de certaines limites, sous peine d’enlever au père de famille l’une des plus puissantes incitations à l’épargne : 1e souci de ses descendants.

D’après la loi du 31 décembre 1917, les droits de succession, majorés d’une surtaxe sur les héritages qui se partagent entre moins de quatre enfants, peuvent atteindre, même en ligne directe, jusqu’à 36 pour 100. Il semble difficile d’aller plus loin. Que l’on réfléchisse à la rapidité avec laquelle les générations passent et à la fréquence des transmissions d’un même bien. On serait étonné de constater la brièveté du délai qui suffit au fisc, dans bien des circonstances, pour absorber le plus clair de l’actif d’une succession. Dans l’exemple que nous venons de citer, alors même qu’il n’y aurait eu que trois mutations en un siècle, ce qui correspond à la moyenne actuelle de la vie humaine en France, le Trésor, ayant perçu trois fois 36 pour 100, aurait dévoré la majeure partie de la fortune initiale.

L’impôt sur l’enrichissement, qui est appliqué par les Allemands, présente infiniment plus d’inconvénients que d’avantages. Il a été institué chez nos ennemis par la loi du 3 juillet 1913 et s’élève, par degrés, de 0,75 à 1,50 pour 100. Une surtaxe, allant, de 1 /10e à 1 pour 100, frappe les patrimoines supérieurs à 100 000 marcs. Le taux maximum est donc de 2 et demi pour 100. A cet impôt, établi sur des bases modérées, la loi impériale du 21 juin 1916[1] a ajouté une surtaxe de guerre ; celle-ci atteint tous les patrimoines qui, au 31 décembre 1916, présentaient un accroissement par rapport au 31 décembre 1913 et même ceux qui, dans cet intervalle, n’avaient pas subi une diminution de plus de 10 pour 100. Le point de départ est l’évaluation qui avait été faite pour l’assiette de la contribution d’armement de 1913.

L’impôt sur l’enrichissement décourage les efforts et l’esprit d’économie. A quoi bon épargner, si le fisc doit prélever une part qui est destinée sans doute à devenir celle du lion ? Nos législateurs commenceraient sans doute, comme ils l’avaient fait pour l’impôt global sur le revenu, par instituer un taux modéré. On a vu avec quelle rapidité vertigineuse, en deux ans, ils ont décuplé l’impôt sur le revenu. Ils agiraient évidemment de même avec la taxe sur l’enrichissement ; elle détruirait une proportion croissante des capitaux ajoutés à leur patrimoine par les pères de famille travailleurs, sobres, prévoyants, qui se refusent à dépenser la totalité de leurs revenus, afin de parer aux mauvais jours et de développer les entreprises auxquelles ils participent. Le premier effet de la législation dont on nous menace serait de ralentir ou même d’arrêter cette formation de capitaux nouveaux, qui est indispensable au relèvement de la France.

Au point de vue de l’application, il entraînerait des difficultés extrêmes et créerait un état d’hostilité permanent entre le fisc et les contribuables. Si l’assiette de l’impôt sur le revenu est déjà délicate, elle ne donne pas lieu à la millième partie des contestations que ferait naître l’évaluation des capitaux immobiliers et mobiliers. Le prix d’un immeuble n’est réellement connu que le jour où il est mis en vente. Ce prix varie non seulement selon les époques, mais d’après les dispositions individuelles, les goûts, la convenance des acheteurs. Aujourd’hui peut se présenter une demande qui aura disparu demain et qui ne serait remplacée que par une offre bien inférieure. La moindre complication politique, à plus forte raison une crise comme celle que le monde traverse en ce moment, bouleversent l’échelle des prix. Quant aux valeurs mobilières, on sait à quelles fluctuations elles sont exposées. Les écarts sont violents ; pour beaucoup d’entre elles, les échanges sont rares, les cours incertains ou même inconnus. Pour celles-là même qui sont cotées à la Bourse, il est souvent difficile d’obtenir un cours sincère : en tout cas, ce cours n’a de signification que pour le jour où il est inscrit ; il ne tarde pas à disparaître et à être remplacé par une cote plus basse ou plus élevée.

La difficulté est encore bien plus grave lorsqu’il s’agit de meubles corporels, d’objets d’art, de bijoux. Ici les experts les plus habiles se trompent parfois grossièrement dans leurs évaluations. En tout cas, les conditions spéciales du marché de chaque catégorie d’objets, l’état général des affaires, la situation politique non seulement de notre pays mais du reste du monde, ont une action considérable sur les prix. Rien ne serait plus capricieux et plus arbitraire que l’estimation de cette partie du patrimoine. Elle est cependant importante en France, où le goût artistique est si développé, où tant d’hommes cultivés se plaisent à acquérir et à conserver des livres, des tableaux, des estampes, des gravures, des objets de toute sorte, dont la valeur, si on les considère séparément, n’est pas toujours très grande, qui en acquièrent une bien supérieure par le fait de leur réunion en collection. Le prix de celle-ci peut être hors de proportion avec la fortune du possesseur, qui a consacré à ce labeur des années de patience et de sagacité. En le frappant d’une taxe annuelle qui dépassera ses moyens, on le forcerait à vendre son trésor, qui représente pour lui une jouissance artistique, une satisfaction de tous les instants, souvent la consolation de ses vieux jours. Ce serait, du même coup, décourager tous ceux qui seraient tentés d’agir de même. Or, c’est dans cette classe d’hommes que se trouvent les bienfaiteurs de nos Musées : nombreux sont les amateurs qui leur lèguent des objets qui servent ensuite à l’éducation artistique et à l’instruction générale des citoyens.

L’impôt sur le capital serait profondément immoral. Il mettrait les contribuables honnêtes, qui se soumettent exactement à la loi, en état d’infériorité vis-à-vis de ceux qui, exaspérés par l’inquisition et l’excès de la taxation, chercheraient à dissimuler une partie de leur fortune.

Quel serait, d’autre part, le résultat de l’établissement de l’impôt sur l’enrichissement ? Beaucoup d’hommes emploieraient l’excédent de leurs revenus sur leurs besoins immédiats à l’achat d’objets qui, sous un très faible volume, représentent une valeur considérable. On ferait rétrograder notre état social vers celui des tribus hindoues, dont les rajahs accumulent des trésors sous forme de métaux monétaires, de diamants, de perles ou de pierres précieuses.

De tels impôts ne peuvent être assis sur des bases rationnelles. Une foule de revenus ne proviennent pas du capital, ou du moins ne proviennent pas d’un capital que le lise puisse saisir. Tels sont ceux qu’engendre le travail sous toutes ses formes, depuis celui du manœuvre ou du terrassier jusqu’à celui de l’artiste, du médecin, de l’écrivain, du professeur. D’ailleurs, à la base même de la conception de l’impôt sur le capital, se trouve un autre vice fondamental, c’est l’extrême difficulté de la perception.

L’amputation d’une partie d’un patrimoine n’est aisée que s’il est représenté par des espèces. Dans la réalité des choses, c’est une fraction presque toujours négligeable de sa fortune que chaque particulier possède sous cette forme. La quasi-totalité consiste en valeurs mobilières, en marchandises ou en immeubles. Parmi les premières, beaucoup sont d’une réalisation difficile, surtout à l’époque actuelle, ou ne pourraient être vendues qu’au prix d’un sacrifice énorme qui équivaudrait, dans bien des cas, à la ruine du possesseur. Pour les immeubles, la difficulté est encore plus grande. Voici un propriétaire qui vit strictement du loyer des appartements qu’il donne à bail. Ne parlons pas de la période de guerre, pendant laquelle il n’a peut-être rien touché, tout en étant obligé à des dépenses d’entretien et autres. Supposons-nous replacés dans l’état normal. Comment le contribuable va-t-il payer le fisc ? Si absurdes que paraissent certaines hypothèses, elles doivent cependant être envisagées, car enfin la loi ne peut pas obliger un citoyen qui ne possède pas de numéraire à en verser au receveur des finances, ni à réaliser un bien pour lequel il ne trouve pas d’acquéreur. Le contribuable va donc remettre en nature au fisc une partie de son capital ? Abandonnera-t-il chaque année une perte du collier de sa femme ? Amputera-t-il un ou deux étages de sa maison qu’il offrira au percepteur ? Verra-t-on, comme dans certaines villes, la propriété d’un bâtiment se diviser en tranches horizontales superposées ? Ce serait un spectacle original que celui de cette copropriété entre Les particuliers et l’Etat. Ce dernier créera des dizaines de mille de fonctionnaires nouveaux chargés de gérer sa fortune foncière, de discuter les termes des baux, de percevoir les loyers. Voilà une perspective plus réjouissante peut-être pour les locataires que pour le budget. L’électeur qui ne pourra ou ne voudra pas payer son terme sera-t-il régulièrement poursuivi ? Sur quelles rentrées de ce chef le ministre des Finances pourra-t-il compter ? Et à la campagne ? Voit-on les champs, les prés, les bois, les vignobles, diminués chaque année des hectares, des ares, des centiares correspondant à l’impôt que le propriétaire n’aura pu acquitter en monnaie et qu’il paiera en nature ? Le fisc exploitera-t-il, et avec quel succès, les millions de parcelles qu’il aura saisies ? Ou bien les mettra-t-il en vente au fur et à mesure de la remise qui lui en sera faite ? Quel trouble, quel désordre jeté dans la vie du pays ! quelle insécurité du lendemain ! quelle perversion de toutes les idées de la famille française, vouée à un morcellement incessant de ce qui a constitué jusqu’à ce jour une de ses plus solides assises, la propriété foncière !

Le revenu est une base plus équitable et plus facile à atteindre que le capital. D’autre part, l’ensemble des revenus constitue une somme bien autrement importante que celle des seuls revenus provenant directement des capitaux. La richesse de la France était évaluée, avant 1914, à 250 milliards de francs. Au taux de 4 pour 100 ce total rapportait 10 milliards, c’est-à-dire beaucoup moins que le montant de notre budget d’après-guerre. D’autre part, les revenus des Français, en y comprenant les salaires, les produits du travail sous toutes ses formes, peuvent être évalués à une trentaine de milliards. On voit que la matière imposable est trois fois plus considérable dans le second cas que dans le premier. De l’examen même des conditions sociales, il ressort avec évidence qu’une foule de gens ont des revenus, sans posséder aucun capital au sens courant du mot. Ils échapperaient donc à l’impôt qui prendrait ce dernier comme base.

Résumons-nous. Dans la complexité de l’organisation moderne, l’évaluation de beaucoup de capitaux est très difficile, souvent impossible. Ceux-là même qui semblent le plus aisés à supputer présentent des incertitudes. Que l’on songe aux écarts entre les valeurs assignées par le fisc aux immeubles en cas de mutation et celles que déclarent les propriétaires. Et cependant, quel est le capital qui, à première vue, paraît plus stable qu’une maison ou un champ ? Quant aux fortunes mobilières, il est superflu d’insister sur l’énormité des fluctuations auxquelles elles sont soumises. Comme le dit Leroy-Beaulieu, les revenus fournissent la matière contributive universelle, large, accessible, tandis que l’impôt sur le capital constitue une base étroite, fuyante, et qui laisse en dehors d’elle de nombreux citoyens. Toutes les raisons théoriques et pratiques se réunissent pour le condamner. Nous espérons que le bon sens de nos législateurs nous épargnera une expérience, qui présenterait le double danger de ne fournir au budget que des rentrées bien inférieures à ce que l’on imagine et de tarir dans leur source les éléments de la prospérité nationale.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. Voir notre article sur les Finances de l’Allemagne, dans la Revue du 15 juin 1917.