Le Capitan/III

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III. Adhémar de Trémazenc de Capestang
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En la matinée de ce même jour où s’ébauche le drame qui bientôt nous ramènera à l’hôtel d’Ancre, un jeune cavalier d’une vingtaine d’années galopait nonchalamment d’un petit galop flâneur, à quelques lieues de Longjumeau.

Mince, de taille hardie, souple comme un roseau – mais un roseau d’acier – il avait une figure irrégulière et narquoise, belle à sa façon, d’une audace ingénue, d’une témérité qui s’ignore. Ses yeux disaient sa confiance illimitée en son étoile. Il portait avec une crâne élégance un costume en velours gris perle, quelque peu râpé : pourpoint, manteau, hautes bottes montantes, chapeau de feutre dont le bord se retroussait en bataille sur une longue plume ondoyante – sans compter une solide rapière à poignée de fer ciselé, forgée par Miranda, de Tolède.

Tout à coup, le cheval s’arrêta devant un large ruisseau : c’était la jolie rivière de Bièvre qui paressait au soleil. Elle longeait à cet endroit l’orée d’une forêt. La route qui franchissait la rivière sur un ponceau situé à une lieu en amont, pénétrait, là, dans la forêt où elle se perdait.

Sur cette route, à vingt pas du ruisseau, était arrêté un carrosse – invisible pour notre jeune cavalier, abrité qu’il se trouvait derrière un opaque rideau de jeunes ormes. Et du fond de la voiture, à travers les frondaisons, une femme guettait le jeune homme qui, à défaut d’autre interlocuteur, bavardait avec son cheval :

"Ça nous apprendra, mon digne compagnon, à nous appeler Fend-l’Air. A quoi servirait-il de s’appeler Fend-l’Air, s’il fallait passer les rivières sur des ponts, comme tout le monde ? Si nous tombons, nous rebondirons comme Antée ou Centaure. Et si nous nous défonçons quelque côte, du moins notre défaite n’aura-t-elle pour témoins que le soleil et ces fleurs. Hop, Fend-l’Air, hop, hop !..."

Le cavalier avait pris du champ. Le cheval s’avançait sur l’obstacle au galop de manège, ramassé, frémissant, secouant de l’écume, se tendant comme un ressort à chaque foulée. Brusquement, l’homme rendit les rênes ; l’animal se rua en tempête ; il eut deux ou trois envolées de poitrail ; puis, les quatre fers étincelèrent ; un bondissement prodigieux dans l’espace ; l’instant d’après, sur l’autre rive, un hennissement de triomphe – et Fend-l’Air, emporté par l’élan, fonça sur la route jusque sous bois, pour aller s’arrêter à quelques pas du carrosse invisible.

"Bravo ! Fend-l'Air ! cria le cavalier en accablant de flatteries l’encolure de la vaillante bête. Bravo ! Merveilleux !

— Merveilleux !" répondit une voix du fond des frondaisons.

Le jeune homme se redressa, effaré.

"Ouais ! fit-il. Serait-ce ici la demeure du seigneur Écho ?

— Vraiment merveilleux, reprit en se montrant alors la dame du carrosse. Mais à ne pas vouloir suivre la route banale, vous risquez de vous tuer, mon gentilhomme !"

"La petite de Longjumeau ! murmura le cavalier. Ce n'était pas la peine de quitter la route pour la fuir !... pour rêver à mon aise à ma belle amazone en velours bleu ! La reverrai-je jamais ! Son regard m’a pénétré jusqu’à l’âme, et..."

"Vous ne me répondez pas, monsieur ! fit l’inconnue interrompant cette rêverie.

— La peste soit de l'enragée, pour jolie qu'elle soit ! Excusez-moi, madame."

Et, tout en pestant, le cavalier gratifia celle qu'il appelait la petite d'un grand salut de son feutre. C'était presque une enfant. On lui eût donné quinze ans. Elle était d'une beauté capiteuse, éclatante,avec une physionomie d’étrange hardiesse, des yeux déjà pervers et encore timides.

"Ainsi, reprit-elle, comme vous me le disiez à Longjumeau, vous allez au hasard, c'est-à-dire nulle part ?

— Si fait, madame, fit vivement le jeune homme. Ce hasard, pour le moment, me conduit quelque part, et, s’il faut tout dire, je vais à Paris.

— Moi aussi ! s’écria l’étrange jeune fille en éclatant d’un rire nerveux et dépité. Et, dites-moi, mon cher compagnon de voyage, qu'allez-vous faire à Paris ?

— Mon Dieu, madame, je vais y faire fortune ! répondit le cavalier avec une belle naïveté.

— Tiens ! Toujours comme moi ! Voyons, faisons-nous route ensemble ? Je puis vous être utile. Je connais du monde à Paris ; par exemple, M. l'évêque de Luçon, qui est bien en cour et à qui je suis fort recommandée. Je lui parlerai de vous.

— Mille grâces, madame. Mais moi aussi je suis recommandé. Et savez-vous à qui ? A l’illustre maréchal d’Ancre en personne ! Et quant à faire route avec vous, ce me serait un précieux honneur que d’escorter votre chaise, mais, comme je vous l’ai dit..."

Elle eut un nouvel éclat de rire qui découvrit une double rangée de perles éblouissantes serties dans l’écrin de velours carmin de deux lèvres en fleur.

"Adieu donc ! reprit-elle. En tout cas, écoutez. Je descendrai rue de Tournon, en l'hôtellerie des Trois-Monarques. Si le hasard qui, paraît-il vous guide, et dirige vos actions, si ce hasard, donc, veut que vous ayez envie de me revoir, venez me demander là... Vous demanderez Mlle Marion Delorme."


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Notre jeune homme était demeuré à la même place, et déjà le carrosse qui emportait Marion Delorme avait disparu à ses yeux, lorsqu’une voix le tira de sa rêverie. Il releva vivement la tête et se vit en présence d’un tout jeune gentilhomme qui avait fort grand air et montait un superbe rouan pourvu d’un portemanteau. Et ce nouveau venu portait lui aussi, un costume en velours gris perle.

"Monsieur, dit-il, voici près de trois minutes que je tourne autour de vous.

— Trois minutes ! C'est bien long ou bien court.

— Ce que j'ai à vous dire sera plus court encore ! fit l’inconnu, qui semblait agité de fureur.

— Parlez donc ! dit notre jeune homme. Seulement, je vous préviens, si court que doive être votre discours, que ma patience sera encore plus courte. Qu’avez-vous à me dire ?

— Ceci : que, à l'auberge de Longjumeau, vous avez parlé à cette jeune fille qui vient de passer ici.

— Vous voulez dire qu'elle m'a parlé.

— L'un ou l'autre me déplaisent également. Et il me déplaît aussi que vous vous soyez arrêté en ce lieu pour lui parler encore.

— Est-ce tout ? grommela le maître de Fend-l’Air en se campant fièrement.

— Non, je veux vous dire encore que vos airs de capitan sont peut-être de mode à la Comédie-Italienne, mais que entre gentilshommes, ils sont d’un goût détestable.

— Monsieur, dit froidement notre aventurier, le capitan de la comédie n’a qu’une épée en bois, tandis que la mienne est en acier trempé, tout à fait capable de faire rentrer dans la gorge des amoureux transis les impertinences qu’ils débitent. Dégainez à l’instant, s’il vous plaît !

— Nous voici d’accord ! fit l’inconnu, qui reprit aussitôt un ton de parfaite politesse. Seulement, mon cher adversaire, j’oserai vous adresser une prière. Je suis fort pressé de courir après cette chaise de poste.

— Bon. Vous voulez du crédit, n'est-ce pas ?... Accordé !

— Vous êtes charmant. Soyez-le donc jusqu’au bout, et venez, dans trois jours me demander à déjeuner. Puis, nous irons nous couper la gorge.

— À merveille ? Et où devrai-je vous rejoindre pour vous donner une petite leçon d’escrime ?

— Votre dernière leçon. Mais à l'hôtellerie des Trois-Monarques, rue de Tournon, à Paris. C'est là que nous prendrons rendez-vous pour la petite saignée qui vous soulagera.

— Très bien. Maintenant, dites-moi : moi, je me nomme Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang. Et vous ?

— Monsieur, dit l'inconnu, je m'appelle Henri de Ruzé d'Effiat, marquis de Cinq-Mars."

Les deux jeunes gens, d’un seul geste, se découvrirent, laissant pendre très bas leurs chapeaux, et s’inclinèrent jusque sur l’encolure de leurs chevaux.

Puis, se redressant, chacun d’eux exécuta une demi-volte, et ils partirent : le marquis de Cinq-Mars sur la route qu’avait prise le carrosse, le chevalier sur un sentier qui tournait à gauche.

"Bon ! murmura celui qui portait ce nom excessif de Adhémar de Trémazenc de Capestang, me voici avec un duel sur les bras ! Ce n’est pas cela qui m’aidera à me retrouver !"

Et une sorte d’angoisse l’étreignit à la gorge.

Au bout d'une heure, il se trouva tout à fait égaré. Alors il s'arrêta au premier bouchon qu'il rencontra, et s’attabla sous une tonnelle, devant une jolie omelette et un cruchon de petit vin blanc.

Le soleil étant un peu tombé, il se remit en selle, et l’hôte, en venant lui verser le coup de l’étrier, lui indiqua son chemin : il n’avait qu’à suivre la route à travers bois pour arriver au village de Meudon, et de là à Paris.

Le chevalier de Capestang se remit donc en route, rêvant à son duel avec le marquis de Cinq-Mars, rêvant à Marion Delorme, rêvant surtout à l’amazone au costume bleu qui, la veille, à Longjumeau, avait produit sur lui une si profonde impression, enfin, rêvant aussi à cet illustre Concini, à ce maréchal d’Ancre, pour lequel il avait une lettre de recommandation.

Notre aventurier s’aperçut tout à coup que non seulement il se faisait tard, mais encore que sa monture, par caprice, avait pris un sentier qui s’écartait de plus en plus du grand chemin royal. Rassemblant alors ses rênes et faisant entendre un claquement de langue familier à son cheval, le jeune routier se dirigea droit vers le chemin de Paris.

Comme il allait l'atteindre, et qu'il n'en était plus séparé que par un taillis assez épais, il s'arrêta court : là, sur la route, à quelques pas de lui, il y avait un homme et une jeune fille qui, d’une voix basse, échangeaient des paroles violentes. Des paroles qu’il n’entendait pas... Mais à la vue de la jeune fille, Adhémar de Trémazenc chevalier de Capestang, éprouva comme un éblouissement ! Son cœur se mit à battre à grands coups sourds, et une sorte d’angoisse l’étreignit à la gorge.

"Elle ! Puissance du ciel ! C'est elle !"

L’homme et la jeune fille, tous deux à cheval, étaient arrêtés au milieu de la route, face à face, avec des physionomies violentes comme les paroles qu’ils échangeaient dans un murmure sourd et rapide : passion, cynisme et menace chez lui ; terreur, mépris, haine chez elle.

"Giselle, écoutez-moi, grondait l’homme d’un accent de menace. Écoutez-moi avant qu’il ne soit trop tard ! Et c’est demain matin, que dis-je ! ce soir même qu’il sera trop tard ! Je puis vous sauver d’un effroyable danger, vous et votre père ! et en échange de mon dévouement...

— Votre dévouement m'est odieux !

— En échange de l’humble amour d’un homme qui vous adore et vous a consacré sa vie...

— Chacune de vos paroles est une insulte !

— Giselle, en échange de ce dévouement et de cette adoration, je ne vous demande qu’un regard moins sévère, une parole... oh ! un seul mot d’espoir !

— Tout ce que je puis faire, c’est de ne pas mettre dans ce regard le mépris que vous m’inspirez ; la seule parole que je puisse vous accorder est celle-ci : « Passez votre chemin, monsieur ! »

Ces paroles se succédaient, se frappaient, se heurtaient, rapides comme les battements d’épée d’un duel à mort.

— Est-ce votre dernier mot ? rugit sourdement l’homme avec une rage concentrée.

— Allez, monsieur ! répondit la jeune fille d’une voix de souveraine dignité.

— Eh bien, donc, gronda l'homme, livide de fureur et de passion, ne t'en prends qu'à toi-même, si l'abîme s'ouvre sous tes pas, si ton père meurt dans le désespoir, et si toi-même tu péris misérablement... car, j'en jure Dieu..."

A ces mots, l’homme, comme s’il n’eût pu se contenir davantage, poussa son cheval sur celui de la jeune fille, blanche comme un lis. Et Concino Concini, maréchal d’Ancre leva la main, une main rude de sacripant, pour saisir la fille du duc d’Angoulême ! Elle se renversa en arrière avec un cri d’horreur.

A ce moment, quelque chose d’impétueux, d’irrésistible, quelque chose de semblable à un boulet sortit, jaillit de la forêt, dans un grand bruit de branches fracassées... le cheval de Concini recula dans un écart de terreur sous un choc terrible... une épée longue, large et solide, flamboya aux rayons du soleil couchant, et la voix du chevalier Capestang tonna :

"Arrière, monsieur le drôle ! Arrière, monsieur l'insulteur de femmes ! Arrière, monsieur l’infâme ! ou par le sang du Christ ta dernière heure est venue !"

Giselle, palpitante, eut la soudaine, rapide et prestigieuse vision d’un cavalier qui lui apparaissait comme dans une gloire, un flamboiement de beauté furieuse. Et ce cri de joie, d’espoir, d’orgueil retentit dans son être, au plus profond, au plus secret de son cœur :

"Lui ! Henri de Cinq-Mars !"

Blafard, balbutiant, une sueur froide au front, Concini vit à deux pouces de sa poitrine la pointe de la forte rapière. D’une violente saccade, il recula.

"Quel est ce truand de grande route ! bégaya-t-il.

— Va-t'en ! rugit Capestang.

— Sais-tu bien qui je suis ? l’échafaud ! la potence ! la torture, si...

— Va-t'en !" tonna Capestang.

Et cette fois, un si terrible éclair jaillit de ses yeux, une si mortelle décision parut sur son visage, que Concini, devant ce groupe fulgurant que formaient ce cavalier, ce cheval prêt à bondir, cette rapière prête à tuer, Concini sentit le froid de l’agonie pénétrer jusqu’à ses moelles.

"C'est bien !" balbutia-t-il de ses lèvres écumantes de rage, blanches de terreur.

Et il se recula de quelques pas. Le chevalier de Capestang volta, se trouva face à Giselle. Une seconde ils se regardèrent, tremblants tous deux de la même profonde et lointaine émotion dont ils ne connaissaient pas les sources mystérieuses. Il s’inclina devant la jeune fille immobile, pâle, semblable à quelque admirable statue qui se fût animée au souffle d’une pensée d’amour.

"Madame, dit-il avec une infinie douceur, tant que j'aurai l'honneur de me trouver près de vous en cette circonstance, je vous supplie de ne plus rien craindre..."

Elle secoua sa tête charmante, un reflet de fierté nimba son front.

"Je ne crains rien, monsieur, mais remercié soyez-vous du fond de mon cœur..."

En ce moment, Concini, saisissant un sifflet d’argent suspendu à son cou, gronda une imprécation furieuse. Dans le même instant, le coup de sifflet strident déchira le silence des bois. Et alors, le bruit d’une furieuse galopade se fit entendre.

"Saisissez cet homme !" hurla Concini.

Huit ou dix cavaliers se ruèrent sur le chevalier de Capestang. Et Concini lui-même, un rire terrible au coin des lèvres, marcha sur Giselle !... Et, dans un geste de triomphe, il leva la main sur elle.

Le jeune homme enveloppa les flancs de Fend-l'Air d'une puissante pression : l'animal se rua d'un bond furieux ; des cris, des hurlements, des malédictions retentirent ; Fend-l'Air, dans la vivante muraille des assaillants, faisait une trouée sanglante et passait.

Aussitôt, Capestang sautait à terre et, de sa ceinture, tirait un poignard solide. Et, dans le moment précis où Concini allait saisir Giselle, son cheval vacilla, frappé au poitrail, et s’abattit avec un hennissement de douleur. Et il vit Capestang, l’épée à la main, devant la monture de Giselle.

"Garde à vous, monseigneur ! vociférèrent les acolytes de Concini, qui, après le premier moment de stupeur, se jetaient en masse serrée sur le jeune homme.

— Sus ! sus ! Pas de quartier !

— Fuyez, mademoiselle, dit Capestang qui, d'un coup d'épée, écarta le plus avancé.

— Non ! répondit doucement Giselle.

— A mort ! A mort ! hurlèrent les forcenés, fous de rage.

— Vous allez me faire tuer, reprit Capestang, qui para un coup destiné à lui fendre le crâne.

— Prenez-le vivant ! rugit Concini, qui, excellent cavalier, était retombé sur ses pieds.

— Tandis que, seul, je puis m'en tirer, continua le jeune homme. À vous, monsieur ! Vous êtes mort."

Un homme tomba. Deux autres étaient blessés. Concini défaillait de fureur. Et dans ce tumulte, dans le choc et l’éclair des épées, parmi les jurons et les vociférations au centre de ces visages flamboyants, c’était étrange et sublime, c’était digne des épopées homériques, cet entretien paisible de Giselle et de Capestang. Giselle, pâle comme une morte, se pencha vers le jeune homme au moment où celui-ci déjà tout déchiré, tout sanglant, se redressait après un coup droit.

"Sangdieu ! Mordieu ! Corps du Christ ! – Il a le diable au corps ! – Mort de tous les diables, nous le pendrons ! – Nous l’écorcherons vif !

— Mademoiselle, râla Capestang, si vous restez une minute de plus, je suis mort !

— Adieu donc, murmura-t-elle, adieu. Peut-être ne vous reverrai-je jamais, mais vous vivrez, là, tant que je vivrai."

La jeune fille plaça la main sur son sein palpitant, et Capestang se sentit frémir jusqu’à l’âme. Dans le même instant, Concini jeta un hurlement. Giselle, piquant son cheval, disparaissait dans un galop effréné.

"Sus ! sus ! Arrêtez-la ! Rinaldo, mille écus, si tu la rattrapes !

— À nous deux, Fend-l'Air !" cria Capestang.

D'un bond il fut en selle. D'un autre bond il fut au milieu du chemin. Rinaldo et ses compagnons, enchantés peut-être de s’éloigner d’un si rude jouteur, se précipitaient à la poursuite de Giselle.

"On ne passe pas !" tonna Capestang.

Il n’avait plus qu’un tronçon d’épée à la main ; le sang lui coulait d’une épaule, et d’un bras, et d’une estafilade au cou ; il était déchiré, hagard, hérissé, flamboyant d’une sorte de folie ; les rayons du soleil filtrant à travers les feuillages le nimbaient d’or, et, dans ce nimbe fulgurant, son profil maigre se détachait en médaille, sa fine silhouette, campée sur la formidable silhouette de Fend-l’Air, prenait une attitude épique. Il fût mort, là, dans cette minute, sans s’apercevoir qu’on le tuait. Les blessures, il ne les sentait pas. Le sang, il ne le sentait pas. Il vivait un rêve fantastique et terrible.

"Place ! Place !" rugirent les cavaliers.

Et ce fut alors une de ces rapides visions comme en engendre la fièvre. Fend-l’Air, le gigantesque Fend-l’Air, l’apocalyptique Fend-l’Air, comme pris de vertige et de délire, tenait toute la route en ses bondissements prodigieux ; il était ici, il était là : il détachait de formidables ruades ; il pointait, plongeait, se dressant tout debout, voltait, virevoltait, face en avant, face en arrière, écumant, hennissant, se secouant, s’ébrouant… non, non ! pas moyen de passer... on ne passe pas ! Un cheval tomba, le poitrail fracassé d’une ruade... On ne passe pas ! Un autre s’abattit, le genou brisé... le soleil plongeait à l’horizon, des imprécations énormes fusaient, jaillissaient, bondissaient, et toute cette scène frénétique était dominée par la voix plus frénétique de Capestang : On ne passe pas !

Cela dura trois minutes. La plupart des hommes de Concini étaient démontés ; trois ou quatre gisaient sur la route ; les autres reculèrent... Capestang était vainqueur, Giselle avait disparu depuis longtemps. Concini prit sa tête à deux mains et pleura. Son regard de flamme un instant suivit le jeune aventurier, qui s’éloignait d’un bon trot.

"Ah ! murmura-t-il alors, dix ans de ma vie pour te tenir, te manger le cœur, te brûler à petit feu, et jeter tes restes aux chiens !

— Je m'en charge ! fit près de lui la voix de Rinaldo. Je vous retrouverai ce fou furieux, monseigneur, et, quant à la petite... tout n’est pas perdu ! Souvenez-vous de Meudon !"