Le Capitan/LX

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LX. « Pour être belle »
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Léonora Galigaï avait quitté le Louvre de la manière qu’on a vue, c’est-à-dire en obligeant Marie de Médicis à venir en personne lui faire ouvrir l’un de ces guichets que la consigne royale fermait à tout le monde. Elle gagna rapidement l’hôtel d’Ancre, entra par la petite porte et courut à sa chambre. Là, elle écarta d’un panneau un immense portrait en pied qui représentait Concini en costume de cour ; ce tableau, en se déplaçant au moyen d’un mécanisme, laissa béer la porte d’un cabinet où elle entra porteuse d’une lampe. Dans ce cabinet, il y avait une table, un fauteuil et une cheminée où du bois tout préparé attendait. Léonora mit le feu au fagot et, un instant, réchauffa ses mains à la flamme. Puis elle ouvrit un placard dissimulé sous des tentures ; le placard lui-même ne contenait que des objets de toilette, mais il avait un double fond parfaitement invisible, et ce fut de ce double fond que Léonora tira une épaisse liasse de papier qu’elle déposa sur la table. Elle prit place dans le fauteuil.

Une minute, elle demeura les yeux fermés ; une de ses mains crispées étreignait son front ; sa bouche prenait le pli de l’amertume ; et, ainsi posée dans cette attitude, drapée dans ses vêtements noirs, elle eût pu figurer aux yeux d’un peintre ou d’un poète le génie de l’angoisse.

Lorenzo avait trahi, c’était sûr. Le roi savait quelque chose, c’était sûr. L’arrestation de Concini était imminente, c’était sûr. Léonora regarda en face la tourmente et la défia. Sa courte et terrible méditation se résuma dans ces mots :

"Il faut agir plus vite que Louis XIII, voilà tout ! Avant qu’il ne frappe, il faut le frapper ! Un jour ! Je ne demande qu’un jour - et mon Concino est le maître !"

D’un dernier geste de menace et de défi, elle parut écarter les pensées inutiles, et calme, froide, rapide, sans fièvre, méthodique, se mit à brûler l’un après l’autre les papiers qu’elle prenait dans la liasse et sur chacun desquels elle jetait un simple coup d’œil. La plupart de ces papiers portaient des signatures. Des noms illustres... Il y avait de quoi faire faucher la noblesse de France.

"Jamais ils ne sauront que tout cela est brûlé, songeait Léonora. Or, on tient les hommes non seulement lorsqu’on a une arme contre eux, mais encore lorsqu’ils croient qu’on a cette arme - même si on ne l’a plus."

Ces papiers, c’étaient des actes formels, des contrats ; le signataire s’y engageait, contre telle récompense spécifiée, à aider Concini dans telle entreprise qu’on ne disait pas. Non ! L’entreprise ! Il était impossible de ne pas la voir surgir de ces lignes !

Léonora Galigaï arriva promptement au bout de sa besogne ; il ne lui restait plus que trois papiers. Tous les trois étaient de la main du marchand d’herbes du Pont-au-Change. Le premier contenait une recette et commençait par ces mots :

"Pour être belle..."

Le deuxième parchemin était couvert de signes et de figures géométriques ; en marge, des mots jetés, des phrases inachevées - des explications incomplètes. C’était l’horoscope de Concini ! Et de ce parchemin surgissait la preuve, la terrible preuve. Il y était nettement déclaré que Concini serait roi et qu’il remplacerait sur le trône un Bourbon mort de mort violente. Le dernier parchemin était aussi de l’écriture de Lorenzo. C’était une théorie complète du poison. Le chimiste y développait ce procédé de dédoublement signalé au chapitre XVI de ce récit.

Ainsi donc, dans cette liasse de papiers que Léonora venait de tirer du double fond du placard, trois idées palpitaient en attendant de se muer en événements historiques :

1° L’horoscope indiquant la future royauté de Concini ;

2° l’empoisonnement de Louis XIII ;

3° la complicité de tous les seigneurs nécessaires à l’entreprise.

Les parchemins établissant cette vaste complicité, dénonçant ce réseau, ce large filet d’appétits jeté sur le trône, ces papiers, donc, achevaient de se consumer dans le feu. Il n’y avait plus que l’horoscope : la royauté de Concini.

Et la théorie du poison : la mort de Louis XIII.

Deux formidables accusations.


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Et maintenant, pénétrons dans cet étroit réduit où nul, pas même Concini, n’est jamais entré.

Léonora, dont le front est lourd de pensées mortelles, se penche sur ces papiers. Cette femme adore son mari d’un amour frénétique, surhumain. Jalouse, jusqu’à la souffrance hyperaiguë, elle a fait taire sa jalousie. Sachant que Concini au pinacle la répudiera, elle a bouleversé ciel et terre pour le pousser au pinacle. Elle est d’ailleurs résolue à mourir, mais elle veut mourir avec cette suprême vision de la splendeur de l’homme adoré. Les incidents de la journée et de la soirée, Léonora les a réunis en faisceau : elle SAIT que le roi veut faire arrêter Concini ; elle SAIT qu’on va perquisitionner dans l’hôtel d’Ancre ; elle SAIT que la perquisition va avoir lieu cette nuit, dans quelques instants. Elle est donc venue uniquement pour sauver l’homme aimé, en détruisant ces papiers qui sont là, sous ses yeux. L’opération est presque terminée : le feu a détruit près de trois cents parchemins. Elle n’a qu’un dernier geste à faire, le bras à allonger vers la cheminée - et Concini est sauvé.

Or, Léonora Galigaï, dans cette effroyable minute, s’hypnotise dans la lecture d’un de ces papiers. Lequel ? La théorie du poison ? Non. L’horoscope ? Non.

Léonora Galigaï dévore, lit, relit en pleurant des lignes mille fois lues, des lignes qu’elle sait par cœur, Léonora Galigaï relit la recette POUR ÊTRE BELLE !

"Être belle ! bégaya dans sa pensée, Léonora Galigaï. Je suis laide, contrefaite, les épaules mal d’aplomb. Mes mains, mes pauvres mains sont trop maigres et sèches. Cette bouche, je n’ose la regarder au miroir. Je n’ose me regarder, sinon pour me maudire d’être laide... Oh ! pourquoi suis-je laide ! Et pourquoi étant laide, me suis-je mise à aimer !"

Elle laissa tomber son front dans ses deux mains, et un sanglot souleva son sein maigre. L’horoscope, elle l’avait oublié. Le papier des poisons, elle l’avait oublié. Les incidents de la journée, la marche de Lorenzo s’approchant du roi, ses déductions, la nécessité d’anéantir les parchemins accusateurs, tout, elle oubliait tout, et elle murmura :

"Pour être belle..."

À ce moment, un bras s’allongea par-dessus son épaule, une main saisit l’horoscope du poison !


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Léonora poussa un cri sauvage, saisit la main et la mordit. Le sang gicla. Il y eut une seconde féroce de lutte, horrible de silence pendant laquelle Léonora tenta d’arracher les parchemins. L’un d’eux fut déchiré. La main, brusquement, se retira de dessus l’épaule de Léonora. La main était victorieuse. La main tenait les papiers accusateurs !

Léonora, d’un violent mouvement, se dressa, se retourna, convulsée, hérissée, l’œil sanglant ; confusément, elle vit un homme derrière lequel sept ou huit autres s’étaient massés ; elle ne vit qu’une chose, c’est que cet homme, dont la main saignait, tenait les parchemins. Elle se rua, mais elle trébucha contre le fauteuil. Dans le même instant, elle fut saisie, réduite à l’impuissance. Et alors, jetant sur ces gens un regard désespéré, elle reconnut l’uniforme des gardes du roi ! Elle reconnut Vitry ! Coup sur coup, elle poussa trois clameurs farouches, trois cris prolongés de bête qu’on égorge. Puis, un silence tragique s’abattit sur cette scène.

Vitry était livide. La sueur coulait de son front. Il tremblait. Il avoua plus tard que jamais il n’avait entendu cri humain ou hurlement d’animal plus terrible - et que le souvenir seul de la figure de Léonora en cette minute le faisait toujours frissonner.

"Madame, balbutia-t-il, Dieu m’est témoin que j’eusse voulu éviter toute violence envers votre personne. Je vous pardonne la morsure que vous m’avez faite. J’agis au nom du roi, madame, et j’ai l’ordre de perquisitionner ici."

Dans cet instant, Léonora eut sur elle-même cette incroyable puissance de paraître se calmer. Elle ferma une seconde les yeux, puis les fixant sur le capitaine avec une indéfinissable expression d’autorité :

"Vitry, dit-elle, vous devez à mon mari votre grade de capitaine.

— C’est vrai, madame.

— Vitry, accordez-moi une grâce, une seule.

— Parlez, madame.

— Eh bien, je veux vous entretenir seul une minute."

Sans hésitation, le capitaine, d’un geste, renvoya ses gens. Puis il mit en sûreté sous son buffle les précieux papiers que Léonora avait voulu lui arracher. Puis il l’aida, la porta plutôt jusqu’à un fauteuil, où il l’assit, car les gardes avaient entravé les pieds et les mains de la prisonnière.

"Parlez, madame", répéta alors Vitry.

Un râle gronda sourdement dans la gorge de Léonora. Une minute, la bouche écumante, les yeux convulsés, elle se débattit contre une crise atroce. Et ce fut seulement en voyant le capitaine se diriger vers la porte pour appeler du secours qu’elle parvint à se dompter. Elle râla :

"Vitry... grâce ! grâce pour lui ! Vitry, tuez-moi, mais grâce pour Concino !"

Le capitaine fut secoué d’un tressaillement qui le redressa, violent, dur, implacable.

"Madame, dit-il, le maréchal m’a frappé à l’épaule comme d’un soufflet. Le maréchal m’a frappé au visage d’un mot qui fut plus qu’un soufflet. Madame, je tuerai le maréchal, ou le maréchal me tuera."

Une minute s’écoula dans un silence funèbre. Tout à coup, Léonora redressa la tête et dit :

"Vitry, j’ai dix millions à moi. Cinq millions pour chacun de ces papiers. Veux-tu ?"

Le capitaine chancela. La somme était fabuleuse. Il n’y avait à douter ni sur son existence ni sur la sincérité de Léonora. Elle vit cette hésitation. Un rugissement de joie folle monta du fond de son cœur et expira sur ses lèvres. Rapidement, à voix basse, elle dit :

"Vitry, jette ces papiers dans le feu et les dix millions sont à toi. Tu perquisitionneras après. Tu emporteras tous les papiers que tu trouveras. Un parchemin de plus ou de moins... tes gens ne s’apercevront de rien..."

Le capitaine essuya la sueur qui coulait sur son front.

"Madame, bégaya-t-il, je vais réfléchir une minute à votre proposition.

— Sauvé !" hurla Léonora au fond d’elle-même.

Elle vit le capitaine sortir vivement et l’accompagna des yeux comme elle eût accompagné quelque céleste apparition.

"Une minute ! songea-t-elle. Dans une minute, il va revenir et me dire qu’il accepte ! Une minute ! Jamais cela ne finira ! Sait-on la longueur effrayante d’une minute !"

Elle avait les dents serrées. Ses yeux étaient rivés à la porte. Une minute ! Non, jamais elle ne verrait la fin de cette minute ! Brusquement, la porte s’ouvrit ! Huit gardes entrèrent. Non pas Vitry ! Mais huit gardes ! Huit hommes se placèrent à toutes les issues de la chambre.

"Vitry ! Vitry ! Vitry ! hurla Léonora dans une triple et déchirante clameur.

— Madame, dit l’un des hommes, M. le capitaine vient de partir pour le Louvre."

Malgré les liens, Léonora se dressa toute droite. Sa bouche s’ouvrit toute grande comme pour jeter quelque formidable malédiction. Mais cette bouche demeurée grande ouverte ne proféra aucun son. Léonora s’abattit tout d’une pièce, raidie comme une planche qui tombe, et demeura immobile, le front entrouvert par la blessure qu’elle venait de se faire, le visage plein de sang.