Le Capitan/LXIII

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LXIII. Le Capitan
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Il était environ dix heures du matin, Louis XIII, pâle de ses pensées, pâle des émotions de la veille, de cette journée où, sans Capestang il eût perdu à la fois le trône et la vie, pâle enfin de cette nuit blanche tout entière passée à attendre le signe que parfois la fatalité fait aux hommes pour leur indiquer leur chemin, Louis XIII, donc, posté à une fenêtre, tenait ses yeux obstinément fixés sur la cour et sur la porte du Louvre. Richelieu était là, guettant lui aussi, les lèvres serrées, laissant errer son œil pâle sur les gens qui l’entouraient, et se demandant :

"Qui va remplacer Concini ? Est-ce Luynes ? Est-ce moi, enfin !"

Luynes était là qui faisait mille gasconnades pour amuser le roi. Ornano était là qui attendait avec la sérénité du capitaine prêt à tout. Une foule de courtisans anxieux, prêts à crier « Vive le roi », si Louis XIII avait le courage d’arrêter Concini, prêts à crier « Vive Concini », si les rumeurs qui couraient venaient à se réaliser, cette foule emplissait de son bruissement la salle de trône ou le roi l’avait reléguée.

On savait que de graves événements se préparaient. On savait que le jeune Cinq-Mars, arrêté dans la nuit, était dans une salle voisine avec le duc et la duchesse d’Angoulême, arrêtés dans la matinée. On savait que vers trois heures, Vitry était revenu de l’hôtel d’Ancre, porteur de nouvelles inconnues, que le roi et ses conseillers intimes s’étaient alors réunis en une longue conférence dont rien n’avait transpiré - et que, depuis ce moment, Vitry attendait dans la cour avec vingt gardes. Qu’attendait le capitaine ? On l’ignorait. Que s’était-il passé à l’hôtel d’Ancre ? On l’ignorait, et nul ne pouvait y aller voir, vu qu’il était défendu d’essayer de sortir du Louvre sous peine de Bastille. Une morne inquiétude pesait sur le Louvre.

Enfin, il faut ajouter qu’à la grande inquiétude de Richelieu et de Luynes, Louis XIII avait accordé une audience particulière à sa prisonnière, la duchesse d’Angoulême, et que cette audience avait duré près d’une heure. Après quoi la duchesse avait rejoint le duc dans la salle où il était gardé à vue avec le marquis de Cinq-Mars, et le roi, tout pensif, avait repris son poste près de la fenêtre.

Au moment où nous entrons au Louvre, il était, comme nous l’avons dit, à peu près dix heures.

Le roi, dans sa rêverie muette, le front appuyé sur sa main pâle, songeait :

"Ainsi donc, il voulait me tuer ! Ainsi donc, Concini voulait mon trône ! C’est lui... c’est Léonora qui a enivré le cheval qui devait me tuer sur la route de Meudon. C’est lui, c’est elle qui a versé le poison dans mon verre la nuit où Capestang est entrée au Louvre... la nuit des camions ! ajouta-t-il avec un sourire..."

À ce moment, un tumulte éclata à la porte du Louvre. Le roi tressaillit et porta avidement ses regards de ce côté. Luynes, Ornano, Richelieu, les quelques courtisans admis à rester près du roi se rapprochèrent vivement.

"Que se passe-t-il ? demanda le jeune roi.

— Il y a un carrosse arrêté devant le pont-levis, fit Ornano.

— Une jeune fille traverse le pont avec un homme. Oh ! quelle tenue pour entrer au Louvre ! D’où sort ce malheureux ?

— Sire, dit Richelieu, je vais, s’il plaît à Votre Majesté...

— Que personne ne bouge !" interrompit le roi.

Là-bas, le tumulte augmentait. Des gardes barraient le passage à l’homme signalé. Et cet homme, c’était Capestang. Cette jeune fille, c’était Giselle.

"Arrière ! criait le chef de poste.

— Allons donc ! fit Capestang. Appelez M. de Vitry et dites-lui que je viens de Meudon !"

À ce moment, il aperçut Vitry dans la cour, immobile à la tête de ses vingt gardes.

"Meudon !" cria Capestang d’une voix éclatante.

Le capitaine tressaillit, et, sans bouger, cria à son tour :

"Laissez passer !"

Capestang et Giselle entrèrent dans la cour du Louvre et se dirigèrent aussitôt vers la porte qui conduisait aux appartements du roi. Dans le même moment, derrière eux, un bruit de chevaux au grand trot ! Toute une cavalcade entrait dans la cour. Capestang se retourna, tressaillit et gronda :

"Concini !"

Giselle se retourna, vit Concini et devint très pâle. Elle posa sa main sur le bras de Capestang et lui dit :

"C’est cet homme, dit-elle, qui a voulu me déshonorer. C’est cet homme qui a jeté une telle épouvante dans l’esprit de ma mère que, pendant deux ans, elle a été folle !..."

Capestang s’avança vers Concini ! Il comprit que ceci était la suite de la bataille de Meudon. De lui ou de Concini l’un des deux devaient succomber. Machinalement, il porta sa main à sa rapière et gronda une imprécation. Sa rapière ! Il l’avait jetée lorsqu’il avait soulevé Giselle dans ses bras. Mais Capestang, sans épée, continua de s’avancer !


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C’était Concini, en effet. Il venait de mettre pied à terre. Aussitôt une rumeur s’abattit sur le Louvre. Le Louvre tout entier comprit que le grand événement allait s’accomplir. Vitry s’avança vers le maréchal à la tête de ses gardes. Il était pâle et semblait hésiter. Là-haut, à la fenêtre, le roi, Richelieu, Luynes, tous regardaient, la respiration suspendue.

Tout à coup, on vit marcher sur Concini cet inconnu tout déchiré, tout noir, tout sanglant. Concini, dans le même instant, aperçut à la fois Capestang et Vitry qui venaient à peu près à la même hauteur.

"Capestang ! rugit Concini. L’infernal Capestang !

— Capestang ! grinça Richelieu.

— Capestang ! répéta le roi haletant.

— Capitaine ! hurla Concini, je vous somme d’arrêter cet homme ! Ou plutôt..."

En même temps, il tira son pistolet de sa ceinture. Un silence terrible pesa sur cette scène. On eût entendu le bruit des respirations. Capestang regarda autour de lui, vit un pistolet à la ceinture de Vitry et, d’un geste prompt comme la foudre, s’en empara.

"Capitan ! Misérable Capitan ! Tu vas mourir !" rugit Concini.

Les deux hommes étaient à dix pas l’un de l’autre. Concini immobile, pétrifié, le visage convulsé de haine, Capestang continuant à s’avancer avec un calme effrayant. Giselle regardait. Pas un instant, elle ne détourna les yeux. Concini visa soigneusement et fit feu. Presque en même temps, mais un peu après, Capestang, sans viser, tira. Les deux détonations se confondirent. Lorsqu’on regarda, on vit Capestang qui continuait à marcher, et Concini qui, étendu sur le dos, talonnait le pavé.

"Concini, dit gravement le chevalier en se découvrant, au nom de Violetta, au nom de Giselle et en mon nom, je te pardonne le mal que tu nous as fait... Meurs en paix, justice est faite !

— Lorenzo l’avait prédit !" murmura Concini qui, en même temps, vomit un flot de sang, puis se tint à jamais immobile.


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Cette scène avait duré en tout trois ou quatre secondes. Lorsqu’on vit Concini tomber, un tumulte éclata dans le Louvre. Alors, Vitry, prenant un deuxième pistolet, cria :

"Pour la justice du roi !"

Et il tira ! Alors, cinq ou six gardes tirèrent à leur tour. La cour s’emplit de monde. De toutes parts accoururent gardes, officiers, courtisans. La rumeur grandit, s’enfla, se déchaîna, tandis que quelques hommes, soulevant le cadavre, allaient le déposer au corps de garde. Là-haut, à la fenêtre, Ornano saisit le jeune roi dans ses bras musculeux, l’enleva, le montra à la foule et, d’une voix formidable, cria : « Vive le roi ! »

Une immense acclamation monta de la cour : « Vive le roi ! Vive le roi ! »... Louis XIII, tout pâle, se tourna vers ses conseillers et dit :

"Maintenant, vous pouvez crier : « Vive le roi ! » Car maintenant je suis roi !

— Vive le roi ! Vive le roi !" éclata la claironnante acclamation des courtisans accourus de la salle du trône.


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Lorsqu’une heure plus tard, la joie, les félicitations, les acclamations, le tumulte se furent un peu apaisés, Richelieu s’approcha du roi, s’inclina, et avec ce sourire qui devait faire trembler tant de monde, de cette voix sifflante, prononça :

"Sire, j’ai fait mettre le sire de Capestang en état d’arrestation. Dois-je le faire conduire de suite à la Bastille ?

— Non. Pas tout de suite, répondit le jeune roi. Je veux d’abord l’interroger moi-même. Monsieur l’évêque, et vous, Luynes, Ornano, et vous tous, messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à la foule des courtisans, veuillez m’attendre dans la salle du trône où je vais faire mon premier acte de roi puisque enfin, je suis roi ! Vitry, conduisez-moi jusqu’au prisonnier."

Vitry s’empressa au-devant du roi et le conduisit dans une salle où étaient réunis Capestang, Giselle, Cinq-Mars, le duc d’Angoulême et Violetta. À l’entrée du roi, tous ces personnages se levèrent, Angoulême et Cinq-Mars très pâles et inclinés, Giselle fière et intrépide, Capestang nerveux. Violetta seule semblait paisible. Le jeune roi s’avança jusqu’à Capestang et s’arrêta... Alors, Angoulême, Cinq-Mars, Giselle virent une chose inouïe : le roi s’inclinait devant Capestang et le saluait :

"Sire ! balbutia le chevalier éperdu.

— Capestang, dit le roi, j’ai une faveur à vous demander...

— Sire !

— Me l’accordez-vous ?

— Sire ! Sire !

— C’est de vous serrer dans mes bras, tout plein de fumée et de sang que vous êtes. Mon chevalier, embrassez votre roi et donnez-lui l’accolade que Bayard sans peur et sans reproche donna à François Ier."

Une double larme jaillit des yeux du chevalier. Il hésita un instant. Puis brusquement, il haussa les épaules, saisit l’adolescent dans ses bras et le tint un moment serré sur sa noble poitrine.

"Maintenant, reprit alors Louis XIII, à vous de demander.

— Sire, dit Capestang, je demanderai donc deux choses, deux faveurs dont je serai reconnaissant à Votre Majesté.

— La première ? fit Louis.

— La grâce de mon ami, de mon frère, M. le marquis de Cinq-Mars ici présent.

— Accordée sans condition. Marquis, ne conspirez plus.

— Vive le roi ! cria Cinq-Mars en tombant à genoux.

— Bon. Maintenant, la deuxième faveur, mon chevalier ? reprit Louis XIII.

— Sire, dit Capestang, et cette fois sa voix tremblait de crainte, la grâce de Mgr le duc d’Angoulême, ici présent.

— Accordée ! répondit le roi. Mais à une condition..."

Et s’approchant d’Angoulême, courbé en deux :

"Duc, vous soumettez-vous à la condition ?

— Oui, sire. Car une condition imposée par Votre Majesté ne peut être qu’honorable et digne d’un gentilhomme.

— Voici donc ma condition", dit le roi.

Il alla à Giselle, se pencha et lui baisa la main. Puis cette main, il la mit dans celle de Capestang éperdu, frémissant, affolé de bonheur.

"Mes enfants ! Mes chers enfants ! murmura Violetta.

— Sire, dit le duc d’Angoulême avec une poignante émotion. Votre Majesté vient de me rappeler une chose que j’ai sue dans ma première jeunesse et que je n’oublierai plus jamais. C’est que L’AMOUR est plus fort que l’ambition, plus auguste que la royauté, plus grand que la divinité... Mon fils, dans mes bras", ajouta-t-il en se tournant vers Capestang.

Le jeune roi assista avec une avide et charmante curiosité à ces effusions. Puis il emmena Capestang en promettant de le renvoyer bientôt à sa fiancée. Il entra dans la salle du trône pleine de courtisans. Et, donnant le bras au chevalier tout déchiré, il marcha jusqu’à son trône.

"Messieurs, cria-t-il d’une voix claire au milieu de ce murmure de stupéfaction et d’envie qui saluait la fortune de Capestang, je vous présente le Capitan ! Je vous présente le chevalier du roi ! Je vous présente l’homme qui m’a sauvé la vie deux fois et a sauvé mon trône trois fois. Messieurs, je veux ici user de mon privilège royal qui est de parler le premier, qui est de saluer le premier l’homme qui vient de prouver au monde que LA BRAVOURE, LA FORCE D’ÂME et LA NOBLESSE DE CŒUR sont encore les armes les plus terribles qui aient été mises au service de l’humanité. Messieurs, le roi de France crie : « Vive le Capitan ! »"

Et le roi descendit de son trône, donna la main à Capestang et le reconduisit en traversant la salle dans toute sa longueur, tandis que les chapeaux s’agitaient en l’air, tandis qu’une vingtaine de gentilshommes tirant leurs épées présentaient les armes, tandis enfin qu’une immense acclamation montait, grondait, franchissait les fenêtres et se répandait sur Paris :

"VIVE LE CAPITAN !..."


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Il nous reste à parler de Cogolin. Le matin où il vit son maître partir comme un ouragan, Cogolin fit le geste de s’arracher les cheveux en constatant que le chevalier, loin de courir vers quelque honnête tripot, comme il l’avait un instant espéré, tournait le dos à Paris. Il se consola néanmoins, en comptant les pistoles qui restaient au fond de la bourse que Cinq-Mars lui avait octroyée. Malheureusement pour lui, la journée s’étant écoulée sans que le chevalier de Capestang eût reparu à la Bonne-Encontre, Cogolin, vers la nuit tombante, se mit en quête de son maître et, comme il arrivait à l’encoignure de la rue Dauphine, d’instinct, il fut assailli par une bande de détrousseurs qui lui ôtèrent sa bourse et, en échange, le gratifièrent de nombre de coups de bâton.

Le lendemain matin, le pauvre Cogolin se prépara à quitter pour toujours l’auberge qu’il appelait à bon droit la « Mauvaise-Encontre », lorsque Garo lui offrit le poste de laveur de vaisselle dans son auberge. Cogolin accepta aussitôt en se disant que, de par son emploi même, il habiterait au moins une cuisine, ce qui avait toujours hanté ses rêves. Cogolin, donc, vers midi, lavait mélancoliquement la vaisselle dans l’arrière-cuisine. Garo le vint tout à coup prévenir qu’un cavalier voulait lui parler. Cogolin s’avança, timide et méfiant, vers un officier royal qui venait de mettre pied à terre dans la cour.

"C’est vous qui vous appelez Cogolin ? demanda rudement l’officier.

— Oui, monseigneur, bégaya Cogolin qui pâlit. La guigne, songea-t-il, voilà la guigne finale qui me vient assommer. M. le chevalier aura fait quelque esclandre. Je suis sans doute accusé de complicité. Je vais être pendu.

— Suivez-moi chez M. le chevalier du roi ! reprit l’officier.

— C’est bien cela ! poursuivit en lui-même Cogolin. Ah ! pauvre Laguigne !"

Il suivit bravement l’officier. Il arriva ainsi, à son grand étonnement, jusqu’à la rue des Barrés, où on le fit pénétrer dans cet hôtel dont il avait ravi la clef à Lanterne. Tout à coup, il se sentit saisi par une oreille, tandis que quelqu’un lui criait :

"Comment se fait-il, monsieur le drôle, que je ne vous aie pas vu depuis trois jours ? Vous serez donc toujours le même, corbacque ! bayant aux corneilles et vous livrant à vos songes creux, au lieu de brosser mes vêtements et d’empiler vos écus.

— Monsieur le chevalier ! cria Cogolin qui, du désespoir, passa instantanément à la joie.

— Eh bien ! oui, mon pauvre Cogolin ! fit Capestang. Allons, hâte-toi d’empiler dans ce coffre ces écus qui t’appartiennent et d’accrocher le coffre derrière la voiture qui est dans la cour de l’hôtel, car nous partons dans une heure pour Orléans.

— Des écus ! Un coffre ! bégaya Cogolin.

— Une fortune royale ! dit Capestang en éventrant un sac placé sur une table.

— Oh ! oh ! rugit Cogolin à la vue des écus qui roulaient en cascade, c’est la prière à Mercure qui vous a fait gagner !

— Oui, dit Capestang très gravement. Et voici ta part.

— Vive la chance !" hurla Cogolin.

Et il se mit à compter. Il trouva que sa part montait à vingt-cinq mille livres. Si Cogolin ne devint pas fou de joie, c’est qu’il possédait au fond une certaine dose de cette philosophie qui est le meilleur préservatif contre la bonne et la mauvaise fortune, contre la chance et contre la guigne...

Escorté de son fidèle écuyer, le héros de ce récit prit le chemin d’Orléans, où il retrouva en leur hôtel le duc d’Angoulême, Violetta et Giselle.

Un mois plus tard, Capestang épousa Giselle.

FIN