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Le Capitan/VI

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VI. L'aventurier
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Pendant ce temps, le chevalier de Capestang dormait sur son mauvais lit que lui avait valu le désordre de ses vêtements lorsqu’il était arrivé à la Pie-Voleuse. Quoi qu’il en soit et si dur que fût le matelas sur lequel reposait notre héros, Capestang dormait comme il faisait toutes choses, c’est-à-dire de bon cœur. Il avait profité du départ des conjurés quittant leur salle pour se glisser vers sa chambre, et, l’imagination exaspérée, la pensée bourdonnante de pensées entrechoquées, s’était jeté sur le lit en murmurant :

"Le roi est mort... vive le roi... ils ont donc condamné le petit roitelet ! Ils vont donc le tuer ! Pauvre petit qu’on dit si triste, si abandonné au fond de son Louvre ! Oh ! mais est-ce que je vais froidement laisser s’accomplir ce crime ? Que faire ? Dénoncer ce complot que j’ai surpris ! Dénoncer ! ajouta-t-il en tressaillant. Jeter le nom de ces hommes aux juges et leurs têtes aux bourreaux ! Moi, dénonciateur ! Plutôt m’arracher la langue et la jeter aux chiens !... Mais comment faire pour empêcher ce comte d'Auvergne... Ah ! il me semble que je le hais, celui-là ! L'empêcher de tuer le pauvre roitelet... le roi... le..."

Tout se fondit dans le sommeil pesant qui suit les grandes fatigues de l'esprit plus encore que celles du corps.

Le lendemain matin, ou plutôt quatre ou cinq heures après les scènes que nous venons de raconter, Capestang était sur pied. Il commença par examiner avec une attention méticuleuse les trois ou quatre blessures qu’il avait reçues la veille au cours de sa furieuse bataille contre les spadassins du noble inconnu, de l’illustre sacripant... c’est ainsi qu’il qualifiait Concini, ne sachant pas à qui il avait eu affaire. Il trouva que toutes ces blessures, qu’il lava et pansa, le faisaient à la vérité souffrir, mais que pas une n’était de nature à l’empêcher de monter à cheval.

Satisfait de cet examen, il revêtit le costume que, dans la nuit, il avait acquis de si fantastique manière. Il appela l’hôtesse qui, en le voyant si magnifique après l’avoir vu la veille si mal en point, ne put retenir un cri de surprise et douta d’abord que ce fût le même personnage. Mais elle dut se rendre à l’évidence.

"Je vois votre étonnement, fit le chevalier. Un mot vous expliquera tout. J’ai vu cette nuit la dame blanche dont vous me fîtes si grand-peur. Or, cette dame blanche est tout uniment une fée qui n’a eu qu’à me toucher de sa baguette pour me transformer comme vous voyez. Combien vous dois-je ?" reprit-il en sortant négligemment une poignée de pistoles.

L'hôtesse demeura suffoquée.

"Monseigneur, balbutia-t-elle, daignera me pardonner ma réception d'hier."

Capestang regarda autour de lui avec stupeur.

"C’est moi le monseigneur ! murmura-t-il. Peste ! parlez-moi d’une bonne poignée de pièces d’or pour vous faire monter un homme en grade. Si je sors tout, elle va m’appeler altesse !"

"Mais, continuait l’hôtesse, je ne pouvais deviner... monseigneur nous reste quelques jours sans doute ? La première hôtellerie du pays. Demandez partout ce qu'on pense de Nicolette, la patronne de la Pie-Voleuse... c’est moi qui suis Nicolette.

― Nom suave, nom harmonieux, hôtellerie princière, mais je m'en vais, ma chère madame Nicolette.

— Quoi ? Sans même goûter à notre saumur pétillant et mousseux !

— Eh ! vous me donnez soif ! Mais je boirai ailleurs, à votre santé.

― Quoi ! sans même tâter de cette friture de goujons de Seine qui est la renommée du pays en général et de cette auberge en particulier !

― Vous me tentez ! La friture de goujons, c'est mon faible !" fit en riant le chevalier, dont toutes les rancunes se fondirent devant la mine inquiète de dame Nicolette.

Dame Nicolette, se voyant pardonnée, esquissa la plus belle révérence de ses grands jours et se rua en cuisine. Il en résulta qu'avant de se mettre en selle, le chevalier s'attabla dans la grande salle déserte du rez-de-chaussée, et se mit à déjeuner de friture qu'il arrosa de saumur, tout en repassant dans sa tête la série d’événements qui lui étaient arrivés.

De tous ces événements, ce qui lui semblait surnager, c’était plus que jamais la nécessité urgente de se mettre sous la sauvegarde d’un tout-puissant protecteur comme Concini, maréchal d’Ancre. Et sa pensée errait de la dame blanche à Charles d’Angoulême. Entre ces deux êtres il devinait qu’il y avait un mystérieux lien. Lequel ? C’est à peine si les quelques paroles échappées à la folle pouvaient le lui faire pressentir. Des conspirateurs, il passait naturellement au roi Louis XIII, et du roi, il revenait à ce grand seigneur inconnu, dont il avait si brusquement et si heureusement interrompu le rapt de grand chemin.

Capestang se forçait à arrêter son esprit sur ces différents sujets. Mais ils n’étaient que la broderie de sa pensée. Le fond demeurait de même et, comme un motif de musique, revenait, quoi qu’il fît.

"Qui est-elle ? Qui est cette jeune fille que j’ai pu aider à fuir ? Comme elle est belle ! La reverrai-je jamais ? Et pourquoi chercherais-je à la revoir, alors que c’est sans nul doute, quelque haute demoiselle sur qui, moi, chétif et humble chevalier, je ne dois pas lever les yeux. N’y songeons plus !"

Et plus il se recommandait à lui-même de n’y plus songer, plus il se désobéissait.

"Je ne sais rien d'elle, reprenait en sourdine le chevalier. Qui elle est, son nom, sa famille, voilà ce que je ne saurai sans doute jamais. Une image plus profondément gravée dans mon cœur... un souvenir ! Voilà donc tout ce qui me reste de cette rencontre..."

Un soupir ponctuait cette constatation faite sans amertume.

Vers les neuf heures du matin, Capestang se remit en route et, au pas de Fend-l'Air, se dirigea vers Paris, à travers les beaux bois pleins d'ombrages et de senteurs enivrantes. Il n’était ni d’humeur sombre, ni d’esprit mélancolique, il prenait de l’heure présente ce qu’elle pouvait contenir de charme, et avec délices, il respirait les mille parfums qui se balançaient dans l’air frais du matin. Et il ne voyait pas un cavalier qui marchant sous le couvert des bois, le suivait à distance, le couvait des yeux, le poignardait pour ainsi dire dans le dos de la méchanceté aiguë de son sourire. Et ce cavalier, c’était Rinaldo, l’âme damnée de Concino Concini !

"Va, murmurait Rinaldo, va démon, je te suis, je ne te lâche plus. Quelle vengeance, tout à l’heure, quelle vengeance !"

Non, Capestang ne le voyait pas ! Et l'eût-il même vu qu'il ne l'aurait pas reconnu, l'ayant à peine entrevu dans la bagarre de la veille. Il était loin de songer qu'on pouvait le suivre. Son imagination, à ce moment, les rênes libres comme celles de Fend-l’Air, lui retraçait à grands traits son bref passé, toute sa jeune existence.

Il avait eu la plus heureuse des enfances que puisse rêver non pas l’enfant mais l’homme mûr quand, jetant les yeux en arrière, il regrette le temps qui n’est plus. Là-bas, dans le vieux castel aux pierres branlantes, il n’avait eu pour souci que de vivre, se laisser vivre, absorber de la vie à pleins poumons. Il est vrai que sa mère l’avait forcé à écouter les leçons qu’elle s’ingéniait à lui rendre supportables, et Capestang avait pu ainsi apprendre à lire, à écrire, et puis il s’était initié à l’étude de l’histoire, puis il était devenu un lecteur passionné des vieux livres qui racontaient les exploits de l’ancienne chevalerie.

Mme de Trémazenc de Capestang possédait une vingtaine de vieux volumes à couvercles de bois, ornés de ciselures de cuivre ; ils retraçaient la vie glorieuse des anciens chevaliers errants toujours au service du faible contre le fort. Les héros des « Chansons et gestes » figuraient là : ils furent les modèles du jeune Capestang. C’est dans ces livres qu’il prit le goût de l’épopée.

À quinze ans, il perdit sa mère. M. de Trémazenc, vieux gentilhomme couvert de blessures, qui s’était retiré au castel vers l’an 1608, oublié du roi Henri IV qu’il avait aidé à monter sur le trône, le père de Capestang, donc, pauvre, n’ayant pour toute fortune que le faible bien qui entourait la maison des ancêtres, aigri d’ailleurs, ne voulut apprendre à son fils qu’à manier le cheval et l’épée. Il faut avouer d’ailleurs, qu’il réussit à faire de l’unique héritier de son nom un cavalier accompli et un redoutable escrimeur.

Mais là s'était arrêtée l'éducation du jeune homme. De principes larges, peu scrupuleux, le vieux soldat avait, pour toute morale, enseigné à son fils qu’un jeune chevalier doit faire son chemin, sa trouée à force de courage, et, en attendant l’heure de la fortune, heure qui ne saura manquer de sonner pour vous, ajouta-t-il, prendre son bien où on le trouve. Nous devons ajouter, à la décharge du vieux châtelain de Trémazenc, qu’il ne faisait guère que suivre les coutumes de son temps et de sa caste. Le temps n’était pas encore venu où les jeunes gentilshommes apprenaient autre chose que l’art de tuer galamment son semblable. C’était déjà beau de savoir lire et écrire.

On a vu que le jeune aventurier s'était approprié un costume, un souper, plus un certain nombre de pistoles, représentant exactement la somme qu'il avait perdue dans la bagarre du bois de Meudon, et avec laquelle il devait faire son entrée dans le monde. Sans doute, plus d’un de nos lecteurs l’aura blâmé de cette facilité à prendre son bien où il le trouvait. Mais nous ferons observer qu’il avait, avec une naïve bonne foi, signé une reconnaissance de dette et qu’en outre les circonstances pouvaient passer pour atténuantes.

Ainsi élevé par un père qui se trouvait revenu de bien des idées, désabusé de bien des sentiments, le jeune chevalier était devenu un fieffé coureur de routes, entreprenant, hardi, batailleur, querelleur, redoutable aux maris, toujours un peu débraillé, et conservant néanmoins une élégance, une dignité instinctive qui frappait ceux qui savaient regarder.

Peut-être, eût-on pu lui reprocher une exubérance de geste qui n’était pas du meilleur goût. Il avait une façon de se camper qui sentait son matamore ; quand il tirait l’épée – et il la tirait souvent – il eût pu prêter à sourire à quelque gentilhomme plus au fait des bonnes manières. Il vous avait de ces airs féroces, de ces attitudes de fier-à-bras qui étonnaient. A force de vouloir absolument se modeler sur les héros dont il avait lu l’histoire dans les vieux livres de sa mère, il en était arrivé à une sorte d’emphase qui pouvait faire rire, à une exagération d’attitudes physiques et morales qui souvent le faisaient regarder de travers, comme un vulgaire pourfendeur.

Nous devons ajouter qu’il était rebelle à toute discipline, mais avide d’action héroïque, qu’il employait sa force musculaire au service des plus faibles. Tel qu’il était, il pouvait passer pour une mauvaise tête et un bon cœur lorsque M. de Trémazenc mourut, emporté en quelques jours par une « mauvaise » fièvre, comme on disait alors.

Si rapide qu'eût été l'agonie de M. de Trémazenc, il n'en eut pas moins le temps de lui dire entre deux syncopes :

"Chevalier, vous trouverez là, dans ce coffret, la liste de nos dettes. Je mourrai tranquille si vous me promettez de les payer dès que vous aurez fait fortune."

Le jeune homme jura en pleurant, et M. de Trémazenc mourut en souriant. Dès lors, une révolution s’accomplit dans l’esprit et les mœurs du jeune chevalier. Il conçut une sorte de fierté à se trouver le chef de la maison des Trémazenc, et il commença à éprouver la poussée intérieure d’une âme héroïque. Après avoir convenablement et suffisamment pleuré son digne père, il ouvrit un jour le fameux coffret, et trouva qu’il héritait exactement de vingt-huit mille cinq cents livres de dettes – à payer, avait-il juré, quand il aurait fait fortune.

Le jeune homme médita un mois sur sa situation, sur l’avenir qui l’attendait dans un pays pauvre, loin de tout centre d’activité. Et il résolut alors d'entreprendre une grande chose : faire fortune.

Comment ? Par quels moyens ? Il ne savait pas. Seulement, il convint avec lui-même que Paris était le seul endroit du monde où l'on pût faire fortune. Renonçant donc à l’existence quelque peu débraillée qu’il avait menée jusque-là, il passa une année dans le castel paternel à se perfectionner dans l’escrime et l’équitation et tous les exercices du corps, à lire tous les vieux livres de sa mère, à se fortifier enfin l’âme, l’esprit et le corps.

Au bout de cette année, il rassembla toute la domesticité du castel, qui consistait en un unique vieux serviteur, et lui annonça son intention de le licencier.

"Laissez-moi mourir ici, dit le serviteur.

― Mais, malheureux, comment vivras-tu, qui payera tes gages ?

― Des gages ? fit l'homme étonné. Voilà seize ans que je n'en reçois plus. Vous voulez partir, monsieur : je garderai le castel en votre absence. Il y a assez de lapins et de perdrix dans les champs, assez de poules dans la basse-cour, une bonne vache laitière à l’étable, c’est tout ce qu’il me faut comme gages."

Le chevalier, enchanté de pouvoir laisser la maison sous la garde d’un fidèle ami, embrassa le serviteur qui, à cette marque d’affection, pleura de bonheur.

"Ah ! monsieur, dit-il, voilà certes un honneur qui passe les plus beaux gages !"

Capestang, alors, se mit à rassembler les plus beaux meubles du castel, les plus belles tapisseries et enfin quelques diamants qu'avait portés madame de Trémazenc. Il fit venir un marchand et le pria d'estimer le tout. Il y en avait bien pour une cinquantaine de mille livres. Le marchand étala trente-deux mille livres sur la table, et le chevalier fut enthousiasmé. Trois jours plus tard, toutes les vieilles dettes de la maison, y compris l'arriéré des gages du serviteur, étaient payées jusqu'au dernier denier : il restait quatorze cents livres au chevalier.

"Et pourtant, songea-t-il, je n'ai pas encore fait fortune. Dormez content, mon père !"

Capestang paya huit cents livres encore pour avoir un cheval que tout de suite il surnomma Fend-l’Air. Le cheval méritait ce nom. Lorsque le chevalier l’eut essayé en le faisant passer par des obstacles où tout autre se serait rompu les os, il murmura :

"Il lui manque des ailes, c’est vrai, mais il s’en passe !"

Puis il acheva de s'équiper, étudia deux mois les qualités et défauts de Fend-l'Air, et enfin, un beau matin, s’éloigna du castel, non sans un battement de cœur. Et même nous devons avouer que, lorsqu’il se retourna une dernière fois pour dire adieu du regard à la vieille tour branlante, il ne put retenir quelques larmes.

Sa première étape le conduisit au castel d’un vieil ami de son père, lequel le garda quelques jours, lui remit une lettre pour le maréchal d’Ancre, à qui il avait eu occasion de rendre quelques services.

Capestang continua donc sa route vers Paris. Monté sur le gigantesque Fend-l’Air, la rapière battant les flancs du cheval, le poing sur la hanche, fier comme Artaban ou comme Galaor, il parcourut les contrées, traversa la France et parvint jusqu’à Longjumeau sans incident, sauf un duel qu’il eut avec un gentilhomme qu’il mit au lit pour six mois, deux ou trois autres querelles de moindre importance qui se terminèrent par de légers coups d’épée, cinq ou six attaques de voleurs de grands chemins qu’il rossa ; sauf, disons-nous, ces quelques rencontres, il arriva sans incident jusqu’au point où nous l’avons trouvé, c’est-à-dire à cette journée étrange où débutait réellement la vie extraordinaire de ce héros dont nous avons assumé la tâche difficile de raconter les faits et gestes, la prodigieuse existence et les aventures presque fabuleuses.

Maintenant, donc, après cette étrange journée, après cette nuit plus étrange encore, le chevalier de Capestang arrivait enfin à Paris. Le cavalier qui, depuis Meudon, l’avait suivi pas à pas, sans le perdre un seul instant de vue, y entra en même temps que lui. Le chevalier de Capestang ne l’avait nullement remarqué.

Sa première idée, lorsqu’il eut franchi la barrière, fut de s’enquérir au premier passant du logis de monseigneur le maréchal d’Ancre ; il voulait, en effet se loger le plus près possible de celui qu’il avait résolu d’adopter pour protecteur. Aussitôt, autour de ce beau cavalier de si fière mine, il se fit un rassemblement : de tout temps, les Parisiens ont été fort badauds. Et comme Capestang, au lieu d’un renseignement qu’il demandait en trouvait aussitôt vingt, comme il ne savait auquel entendre, un cavalier s’approcha de lui et lui dit en saluant :

"Si vous le permettez, monsieur, je vais vous conduire à l'hôtel du maréchal."

Ce cavalier, c'était Rinaldo !

Le chevalier jeta un coup d’œil sur l'inconnu : sourire faux, regard sournois, l'homme lui déplut. Et si l’offre était honnête, elle avait été faite avec une si visible ironie, l’attitude révélait une insolence si mal contenue que le sang monta à la tête du jeune homme.

"Mille grâces, dit-il, tout hérissé de politesse aiguë. Il est des honneurs honorables. Mais rien qu’à vous voir, monsieur, je devine que celui d’être guidé par vous serait une véritable extravagance.

Per bacco ! gronda Rinaldo.

― Corbacque !" fit Capestang.

Les deux exclamations cliquetèrent comme deux épées qui se croisent. Mais Rinaldo, dans le même instant, se radoucit.

"Une querelle, songea-t-il. Je suis fou. Vainqueur ou vaincu, le sacripant m'échapperait. Allons, Rinaldo, de la souplesse, que diable !"

"Monsieur, reprit-il, tout l'honneur sera pour moi. Je ne vous quitte plus que je ne vous aie mis en lieu sûr, tant vous me plaisez dès l’abord.

― Oh ! mais vous m'accablez, fit Capestang d’un air d’admiration ébahie.

― Peuh ! nous autres, Parisiens, sommes charitables au provincial...

― Et quel bonheur, dit Capestang le chapeau à la main, quelle chance pour le pauvre provincial de se heurter à quelque généreux Parisien de Sicile, de Calabre, ou des Pouilles !"

"Per la madona ! gronda Rinaldo, tu me paieras chacun de tes coups de langue d'une pinte de sang. Patience, patience !"

Il éclata de rire, et d’un ton enjoué, d’un ton de franche belle humeur, il s’écria :

"Maudit accent qui me trahit toujours ! C'est vrai, j'arrive d'Italie. Mais je connais Paris. Et il ne sera pas dit que j'aurais laissé un charmant compagnon comme vous dans l'embarras. D'autant que je me dirige tout droit à l'hôtel de M. le maréchal d'Ancre..."

De sourdes huées montèrent du rassemblement. Capestang tressaillit.

"Venez donc, acheva Rinaldo, oubliez les propos aigres-doux que nous venons d'échanger, et me suivez malgré l'accent.

― Eh ! monsieur, fit le chevalier enchanté au fond de trouver un guide, gardons chacun notre accent. L’accent ! Mais c’est la physionomie de la parole ! Vous avez votre manière de dire : « Per bacco. » J’ai ma manière de dire : « Corbacque. » Et c’est fort bien. Et qu’est-ce qu’une langue sans accent ? Un visage sans nez, une prononciation eunuque, un verbe sans domicile. Laissez-moi donc être provincial tout mon soûl ; et, vous, monsieur, soyez Parisien, je veux dire étrusque ou lucquois, soyez-le comme vous l’êtes, de la plume aux éperons, de la parole au geste, de l’esprit au cœur.

Briccone !" grommela Rinaldo, tout étourdi de ce babil exubérant ponctué d’une grêle de gestes.

Cependant, il eut un dernier geste d'invitation, et les deux cavaliers, botte à botte, se mirent en chemin, poursuivis de loin par des cris dont notre aventurier ne pouvait comprendre le sens, mais que le familier de Concini entendait de la bonne oreille, car il passa au trot.

La traversée de Paris se fit rapidement. Rinaldo frémissait et souriait. Ce sourire eût paru sinistre au chevalier si celui-ci, oubliant presque son compagnon, n’eût été très occupé à adopter un maintien capable de donner aux badauds une haute opinion de sa personne. Car notre héros, étant jeune, brave et bien fait, ne laissait pas que d’être assez glorieux. Il exagérait donc la fierté naturelle de son attitude, et trottait, la plume au vent, le poing droit sur la hanche, regardant Paris en homme qui en a vu bien d’autres, et se disant :

"Tiens-toi, Capestang. Paris te regarde."

Telle fut l’entrée d'Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang, dans la bonne ville de Paris.

Or, comme ils débouchaient dans la rue de Tournon, un groupe de peuple la descendait, avec des figures menaçantes, des murmures semblables à ceux des vents précurseurs d’orage. Dans ce groupe farouche, à la vue de Rinaldo, il y eut un brusque silence, puis, tout à coup, un grondement.

"Mort aux affameurs !

― Poussons ! fit Rinaldo en pâlissant.

― C'est plus facile à dire qu'à faire, à moins d'écraser chacun notre demi-douzaine de ces pauvres diables. Mais à qui en ont-ils ?

Corpo di Cristo ! On écrase, mais on passe ! rugit Rinaldo. Place, place !"

Devant le poitrail furieux, la bande hésita, oscilla, reflua, puis s’ouvrit comme le flot devant une proue, puis se referma en un sillage bouillonnant. Cela n’avait duré que quelques secondes. Capestang, étonné de ce qu’il voyait et de ce qu’il entrevoyait, rejoignit son guide, qui essuyait à son front quelques-unes de ces gouttelettes glacées que distille la peur.

"Pardieu ! fit-il, mais c'est à vous qu'ils en voulaient."

Rinaldo ne répondit pas, il sautait sur la chaussée et, courant à un homme qu'il avait cru remarquer dans la bande, il le saisissait à la gorge et le secouait en grondant :

"Tu en étais, toi ! Puisque tu es resté en arrière, tu vas payer pour tous !

― Vous vous trompez, hurla l’homme, tandis que les passants terrifiés s’enfuyaient. Miséricorde, à moi ! Au feu ! A la rescousse !"

Le malheureux, à demi étranglé, ne put en dire plus ; mais il leva les yeux au ciel, soit pour protester encore à la muette, soit pour recommander son âme à son saint préféré ; en effet, ivre de rage, Rinaldo venait de tirer son poignard… A ce moment, une violente bourrade le repoussa et il vit devant lui Capestang qui, l’ayant rejoint d’un bond, lui disait :

"Fi ! monsieur, gourmer ainsi un pauvre hère sans défense.

― Vive la plume rouge !" les passants attroupés à distance respectueuse.

Rinaldo tourna vers eux un regard sanglant que tout chargé de haine il ramena sur le chevalier. Mais, tout à coup, sa physionomie se modifia, s’éclaira.

"Ce serait stupide, grinça-t-il en lui-même. Le perdre à cent pas de l’hôtel... du piège d’où il ne sortira pas vivant... où il laissera plume, bec et ongles. Oh ! je veux lui rendre ce qu’il m’a fait souffrir... je veux le souffleter, l’insulter, et puis l’étriper de mes mains ! Patience !"

Et pendant qu’il ruminait pour sa haine une effroyable satisfaction, Rinaldo souriait de plus en plus : il se frappait le front, il bredouillait avec volubilité :

"Per bacco ! vous avez mille fois raison ! Diantre soit de moi, qui suis tout de premier mouvement ! Povero ! Incapable de modérer sympathie ou colère ! Va, manant, va, je te fais grâce, mais ne recommence pas.

― Comment t'appelles-tu ? fit le chevalier en s’approchant du pauvre diable qui respira coup sur coup comme pour s’assurer que cette fonction vitale s’accomplissait.

― Ouf ! répondit l'homme.

― Comment, ouf ? C'est là ton nom ?

― Oui, fit l'homme en coulant un regard vers Rinaldo qui l'écoutait ; c’est-à-dire, non, enfin, je m’appelle Laguigne, à votre service.

― Merci ! fit en riant le chevalier. Si encore tu t'appelais Lachance !

— Tiens ! Vous savez mon autre nom ?

— Ton autre nom ? Tu as donc plusieurs noms ?

― Oui. Il y a des jours où je m’appelle Lachance. Mais aujourd’hui je m’appelle Laguigne.

― Bon ! Eh bien, mon brave Laguigne, si tu veux un bon conseil, file prestement. "

Et il lui mit un écu dans la main.

"Merci, mon prince ! cria l’homme qui s’élança. A votre service, à la vie, à la mort !"

Vingt pas plus loin, celui, qui, pour le moment, répondait au nom mélancolique et peu harmonieux de Laguigne, s’arrêta court, se retourna, et suivit des yeux celui qui l’avait voulu trucider et celui qui l’avait sauvé. Dans ce même moment, le chevalier, les sourcils froncés, songeait à quitter son guide qui, décidément, ne lui disait rien qui vaille. Comme s’il eût deviné cette pensée, Rinaldo s’arrêta :

" Monsieur, dit-il, nous voici devant l’hôtel de M. le maréchal d’Ancre. Je vais d’un mot éclairer notre situation : j’appartiens à l’illustre maréchal, et si je vous ai proposé de vous guider, c’est qu’il m’a semblé démêler à votre air et à vos paroles que vous cherchiez un protecteur puissant. Si j’ai subi les criailleries de quelques Parisiens de méchante humeur à cause de quelques pauvres impôts, c’est qu’on me connaît pour le plus fidèle serviteur du grand homme. Si j’ai pris en bonne part vos agréables plaisanteries, c’est que le maréchal aime les gens de cœur et d’esprit, c’est que votre air m’a touché, c’est enfin que je veux vous présenter sur l’heure au maître de la France.

― Quoi ! balbutia Capestang qui tressaillit de joie, tout poussiéreux et botté que je suis ?

― Qu'importe, jeune homme. Voici la fortune qui passe... Saisissez-la. Dans une heure, il sera trop tard : le maréchal va partir pour un long voyage. Seulement je vous en préviens, si vous êtes d’humeur paisible, passez votre chemin ! Mais si vous aimez le danger, les expéditions hasardeuses, la lutte au bout de laquelle se trouvent l’honneur et les honneurs, suivez-moi, entrez avec moi dans ce logis plus somptueux que le Louvre, où affluent princes, diplomates, cardinaux, où vous allez coudoyer tout ce qu’il y a d’illustre au monde.

― Est-ce vraiment la chance que j'ai rencontrée ? murmura l'aventurier ébloui. Le danger ! Les beaux coups d’estoc et de taille ! Les périlleuses équipées ! Et, au bout, la fortune ! Mais c’est cela que je suis venu chercher à Paris, moi !"

L'instant d'après, les deux cavaliers mettaient pied à terre dans la cour de l'hôtel, où deux valets à splendide livrée s'emparaient de leurs chevaux ; et Capestang enivré, le cœur battant, la tête en feu, Capestang porté sur les ailes éblouissantes de l’illusion, Capestang qui n’eût pas cédé sa place au roi de France, montait derrière Rinaldo le grand escalier de marbre.

Seulement, Rinaldo avait fait un signe. Et à ce signe, la grande et lourde porte de l'hôtel venait d'être fermée !

Capestang ne vit rien de cette manœuvre, qui le faisait prisonnier, rien de la sinistre expression qui venait de convulser les traits de Rinaldo. Il montait derrière son guide le monumental escalier de marbre, il traversait avec lui les vastes et somptueuses antichambres où s’agitait la foule des courtisans, des solliciteurs, des valets, des hommes d’argent et des hommes d’épée. Il passait enfin dans une salle déserte puis dans une dernière, où les murmures n’arrivaient plus, et où Rinaldo s’arrêta.

"Maintenant, fit-il, votre nom, s'il vous plaît ?"

Capestang déclina ses noms et titres. Rinaldo lui fit de la main un geste gracieux, lui adressa son plus charmant sourire et disparut. Le chevalier se vit seul dans une pièce nue, froide, aux murailles lisses, au plancher composé de larges dalles. En regardant bien, il crut reconnaître sur ces murailles des éraflures comme eussent pu en faire des pointes d’épée. Sur les dalles lavées, il crut reconnaître des éclaboussures noirâtres.

"Oh ! murmura-t-il en frissonnant, qu’est-ce que cela ? Du sang ? Oui, du sang ! Oh ! mais, on égorge donc, ici ?"

Il courut à la porte par où il était entré : fermée ! Il se rua vers la porte par où Rinaldo était sorti : fermée ! Il bondit vers une troisième porte au fond : fermée !

L’aventurier se sentit pâlir. D’étranges pensées tourbillonnèrent dans sa tête. Avec l’incalculable rapidité de l’imagination créatrice de fantômes et messagère de soupçons, il analysa ses sensations, et haleta :

"J’ai peur ? Moi ! Peur de quoi ? Qu’ils y viennent, morbleu ! Ils... Qui ça ? Oh ! mais, j’ai la cervelle troublée, moi ! Et pourtant cette solitude, ce silence, ce..."

À ce moment, la deuxième de ces trois portes que nous venons de signaler s'ouvrit, un huissier parut et prononça :

"Monseigneur le maréchal marquis d'Ancre attend M. Adhémar de Trémazenc, chevalier de Capestang !"