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Le Capitan/XVI

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XVI. Le royaume des poisons
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Quelques jours se sont écoulés. Nous arrivons à cette date du 22 août que Violetta, la pauvre démente de la mystérieuse maison de Meudon avait indiquée à Capestang : simple imagination de folie, peut-être ! Ou peut-être date se raccrochant à quelque pensée confuse luisant vaguement dans les ténèbres de cet esprit.

Ce jour-là, vers les six heures du soir, Concini était dans sa chambre, aux mains de son valet Fiorello. Sombre, les sourcils froncés, les lèvres serrées, il songeait tandis que Fiorello, le peignait, frisait sa barbe et sa moustache, lui mettait du rouge et du blanc, et tous les fards habituels, le parfumait, l’habillait enfin d’un costume en satin cerise avec flots de rubans pourpres et aiguillettes d’or, feutre de forme haute encerclé d’une grande plume ébouriffée en touffe par-devant ; enfin long manteau de satin cramoisi à collet couvrant les épaules.

Concini s’était placé devant une immense glace. Il s’examina quelque temps en silence, puis se tournant vers un homme qui, à cheval sur une chaise, les jambes allongées avait assisté à cette scène :

"Qu’en dis-tu, Rinaldo ? Parle sans contrainte..."

Rinaldo, pour toute réponse, fit entendre ce sifflement qui exprime l’admiration portée à son plus haut degré.

"Oui, reprit Concini. Plus d’un grand seigneur me jalouse. Les femmes me trouvent beau. Je le suis en effet, et j’ai le droit de parler ainsi sans ridicule puisque je considère ma beauté comme une arme, non comme un mérite. Mais à quoi me sert tout cela, dis ! A quoi me sert de ressembler à l’Antinoüs que j’ai vu à Florence, et d’être plus riche qu’une galiote d’Espagne venue du Pérou, et d’être auréolé d’une puissance auprès de laquelle la puissance royale n’est qu’un lumignon fumeux ? A quoi bon tout cela, puisqu’elle me hait !

— Bah ! fit Rinaldo, elle vous aimera !

— Elle me hait, Rinaldo ! Elle me méprise ! J’ai vu dans son regard une telle exécration que j’en ai frissonné d’épouvante, un tel mépris que je m’en suis senti écrasé.

— Vengez-vous !

— Me venger ! Me venger ! Je ne rêve qu’à cela. Mais comment ! Elle aime quelqu’un ; et ce quelqu’un, vois-tu, j’en jure par l’enfer, c’est le damné Capitan ; c’est cet homme qui m’a souffleté de son gant, alors que je lui pardonnais, que je lui offrais fortune et honneur ! Cet homme que l’autre jour encore, j’ai trouvé sur ma route !"

Rinaldo grinça des dents.

"Ainsi, pas de nouvelles ? reprit Concini au bout d’un silence.

— Pas encore. Nous sommes fourbus. Chalabre et Pontraille visitent tous les cabarets et tavernes, depuis les plus riches jusqu’aux plus humbles. Bazorges et Louvignac ont reçu en partage les jeux de paume, les tripots, les salles d’armes. Montreval et moi, nous avons les places publiques, la rue.

— Et qu’en est-il résulté ?

— Que j’ai déjà tué deux chevaux et que Montreval ne tient plus debout. Que Louvignac et Bazorges ont ramassé je ne sais combien de querelles avec des imbéciles qui criaient : « Mort aux sbires de Concini ! » Et enfin, que Pontraille et Chalabre sont ivres nuit et jour. Mais du Capitan, pas l’ombre ! pas une trace ! Le lâche a fui Paris, monseigneur.

— Je ferai fouiller la France, je l’atteindrai vif ou mort... Qu’il aille, qu’il fuie, qu’il se réfugie dans une tombe, qu’il coure se cacher aux confins du monde, je l’aurai ! Adieu Rinaldo, je m’en vais au Louvre. Et tandis que je ferai ma cour à Maria, oh ! malheureux ! je chercherai comme un bonheur suprême, à entrevoir sa prisonnière !

— Un instant, monseigneur ! Il me semble que vous aviez à me parler de choses sérieuses. Capestang, c’est bien : son intervention sur la route de Meudon a peut-être changé le cours de l’histoire de France. Il mourra. C’est entendu. Mais il n’y a pas que Capestang, que diable !

— Que veux-tu dire ?" fit Concini avec impatience.

Rinaldo baissa la voix :

"Je veux dire, monseigneur, que si vous vous appeliez sire, la fille du duc d’Angoulême ne vous résisterait plus !

— Tu crois ?" haleta Concini.

Rinaldo garda un instant le silence ; puis, brusquement :

"Monseigneur, vous m’en avez trop dit l’autre jour pour que nous en restions là ! On ne fait pas entrevoir aux hommes une fortune inouïe, pour ensuite les planter là. Vous m’avez dit que je serai duc et gouverneur de l’Ile-de-France si je vous aidais dans cette entreprise qui étonnera le monde dans les siècles des siècles. J’y ai engagé ma tête, monseigneur. Prenez garde. Je ne suis plus Rinaldo, je suis votre complice !

— Que veux-tu ? balbutia Concini épouvanté.

— Que vous me mettiez au courant, que vous me disiez l’heure où il faudra agir, marcher sur le Louvre ! Et d’abord, la signora Léonora a-t-elle pu voir Angoulême ?"

Concini reprit tout son sang-froid. Il caressa de la main le manche de son poignard.

"Tu sauras tout en temps utile, mon bon Rinaldo, dit-il froidement. Sois tranquille. Oui, Léonora a vu le duc. Et c’est Giselle elle-même qui lui a procuré les moyens de le voir. Oui, le duc d’Angoulême est maintenant persuadé que je travaille pour lui, et par conséquent, il cesse d’être redoutable. Tiens-toi en repos. Au moment voulu, tu gagneras ton duché et ton gouvernement.

— Qu’aurai-je à faire ? haleta Rinaldo.

— T’emparer du duc d’Angoulême à l’heure où celui-ci croira qu’il n’a plus qu’à se rendre au Louvre pour y recevoir la couronne de mes mains. Est-ce que cela te va ?

— Si cela me va, trippe del papa ! rugit Rinaldo dans un rire terrible. Bataille ! Ah ! je donnerais cinq ans de ma vie pour que ce soit ce soir !"

Concini admira un instant le bravo, puis, lui frappant sur l’épaule :

"Patience, comme disait le grand Sixte ! Tu piaffes, pareil à un cheval impatient ! La lice va s’ouvrir, mon brave duc !

— Faites donc au plus tôt sonner les hérauts, sire !" répondit Rinaldo.

Concini ouvrit la porte près de laquelle il se trouvait, pour sortir, et cacher le trouble profond, la prodigieuse sensation que lui causait ce mot que pour la première fois on lui jetait à la face : « Sire !… »

"Un moment ! Je n’ai pas fini ! reprit vivement Rinaldo.

— Que veux-tu encore ?

— Monseigneur, dit Rinaldo, quand vous m’avez avoué avec cette haute franchise qui vous fait si grand, que la fille du duc d’Angoulême vous hait, je vous ai répondu : « Elle vous aimera ! »

— Eh bien ? murmura Concini en tressaillant d’un espoir insensé.

— Quand vous m’avez assuré qu’elle vous méprisait, je vous ai répondu : « Vengez-vous ! » Monseigneur, je vous apporte ce que je vous ai promis. Je vous apporte la vengeance et l’amour. Voici ce que j’ai pu obtenir de Lorenzo, le marchand d’herbes du Pont-au-Change."

Concini, d’une main tremblante, saisit le flacon que lui tendait Rinaldo et l’examina avec l’intense curiosité qu’un moribond peut mettre à étudier la potion qui va le sauver.

"Trois gouttes tous les soirs, continua Rinaldo. Dans l’eau, dans le vin, dans une tisane. Trois gouttes tous les soirs, pendant huit jours… et elle vous aimera. Lorenzo l’a dit. Lorenzo ne se trompe jamais. Lorenzo est l’héritier direct de Ruggieri. Lorenzo connaît les formules prodigieuses de la cabale. Monseigneur, je vous dis qu’elle vous aimera !

— Huit jours ! murmura Concini, le front brûlant de fièvre, le cœur battant à se rompre. Huit jours. Huit siècles ! N’importe ! J’ai pu gagner la servante que la reine a mise près d’elle. Dès ce soir, ce sera commencé !"

Et Concini s’élança, emportant le précieux flacon, vers la cour où l’attendait son carrosse.

"Au Louvre !" commanda-t-il.

Le lourd carrosse s’ébranla, escorté de douze gentilshommes armés jusqu’aux dents. Vers ce moment où le crépuscule commence à descendre sur Paris, une litière s’arrêta non loin du Pont-au-Change. Il en descendit une femme vêtue de noir et le visage couvert d’un voile épais, qui s’avança et s’arrêta devant l’une des maisons du côté d’aval, située presque au milieu du pont. La maison était triste, avec un de ces visages sournois et lépreux que le temps a rongé. Ses deux petites fenêtres étaient closes de solides volets. Close sa porte en chêne bardé de fer. La femme heurta d’une certaine manière. Bientôt, elle entendit le bruit d’une chaîne qu’on laisse tomber, de verrous que l’on tire et de clefs qui grincent dans des serrures. La porte s’entrouvrit juste assez pour livrer passage, puis se referma hermétiquement. La femme, alors, leva le voile qui la couvrait, et le visage pâle de Léonora Galigaï apparut, avec les deux diamants noirs de ses yeux. Un petit homme était devant elle, un tout petit homme, presque un nain, grêle, fluet, les yeux perçants, la physionomie ricanante, une barbe longue, soyeuse, fluviale, descendant jusqu’à sa ceinture, ce gnome, ce farfadet d’Écosse, c’était un savant d’un tempérament exceptionnel, c’était un de ces sombres génies pour qui la créature vivante n’est que matière à expériences. C’était un toxicologue, un manieur de poison, un créateur de mort, comme d’autres sont créateurs de vie. Il s’appelait Lorenzo. Il venait de Florence, éblouissante patrie des arts prestigieux, terrible patrie des grands génies du mal. Il vendait des herbes. C’est-à-dire qu’il vendait de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine ; la science aphrodisiaque n’avait pas de secrets pour lui ; tous les secrets de Paris venaient aboutir à cette humble boutique encombrée d’herbes desséchées et au-dessus de laquelle se trouvait le laboratoire où n’entra jamais une créature vivante.

Léonora Galigaï et Lorenzo se regardèrent un instant. La maréchale d’Ancre, pâle et grave, le nain, tout rose et souriant.

"Il est venu, fit tout à coup Lorenzo en se frottant les mains ; aujourd’hui même, il est venu. Hé ! Fié ! carissima signora, il paraît que votre noble époux veut en finir !"

Léonora frissonna. Les ongles de ses doigts s’incrustèrent dans se paumes ; elle souffrit affreusement pendant quelques secondes ; mais, surmontant sa faiblesse :

"Ainsi, Rinaldo est venu ? Et tu lui as remis… ce que voulait Concini ?

— Un flacon, oui, signora. Un petit flacon qui contient une cinquantaine de gouttes, pas plus, du précieux liquide... à moins... Seigneur Jésus ! ajouta le nain en se frappant tout à coup la poitrine, est-ce que je me serais trompé ? Malheur ! oui ! je me suis trompé ! Tenez, signora, voyez... là... sur cette étagère... il y avait deux flacons ! Ah ! malheur sur moi, je crois que j’ai donné celui qu’il ne fallait pas !"

Léonora palpitait. Le nain sauta sur un escabeau, atteignit l’étagère, saisit le flacon qu’il venait de signaler et s’écria :

"Courez, signora, courez ! Je me suis trompé ! Il n’y a plus de doute ! Ah ! maudite distraction ! Ah ! pauvre jeune fille qui...

— Assez de comédie, Lorenzo, interrompit Léonora. Dis-moi simplement l’effet que produira le poison."

Lorenzo, avec d’infinies précautions, déposa sur une table le flacon qu’il tenait à la main et qui était encore plus petit que celui qu’il avait remis à Rinaldo.

"Voici, fit-il froidement. La jeune fille devra absorber tous les soirs trois gouttes pendant huit jours. J’ai d’ailleurs donné les indications nécessaires à Rinaldo. Au bout des huit jours, le poison commencera à produire son effet ; il sera entré dans la circulation du sang, et la jeune fille n’en éprouvera aucun malaise. Seulement, un beau matin, vers le dixième ou le douzième jour, en se regardant à son miroir, elle apercevra sur le front ou les joues un minuscule bouton d’un rose vif auquel elle ne prêtera pas grande attention. Ce sera, signora, la première floraison du poison. Au bout de quelques jours elle verra se produire toute une éruption de petites cloques semblables à la première. Ces cloques se gonfleront, éclateront et deviendront des pustules, sur le front, sur le nez, sur les joues, autour des yeux, partout ! Les cils, les cheveux, les sourcils tomberont ; les gencives seront impuissantes à retenir les dents éblouissantes de cette bouche de corail... et, pourtant, elle ne souffrira pas, ou du moins pas beaucoup. Un peu de fièvre, voilà tout. Puis la fièvre s’en ira. Puis, l’une après l’autre, les pustules sécheront. Et ce sera fini. La jeune fille sera guérie. Elle sera aussi forte, aussi saine qu’avant le poison. Seulement, à la place de chaque pustule, sur son visage, la gorge, les seins, les bras, les mains, il y aura un trou, une cicatrice que rien ne pourra effacer. Et alors, signora,cette jeune fille, avec le trou noir de sa bouche sans dents, avec ses yeux à demi rongés, sa tête sans cheveux, sa peau couturée comme si elle avait été parcourue par une infinité de larves empoisonnées, aura l’aspect d’une vieille, très vieille femme qui va mourir... à moins qu’elle n’ait l’aspect d’un cadavre qui se serait levé de la pourriture de la tombe pour épouvanter les vivants !"

Léonora Galigaï avait avidement recueilli cette effroyable description. Lorsque le nain se tut, elle poussa un profond soupir et s’absorba dans la sinistre rêverie de l’affreuse vengeance entrevue. Lorenzo tenait ses petits yeux vifs obstinément fixés sur le minuscule flacon qu’il avait déposé sur la table.

"Lorenzo, dit enfin Léonora, ta composition est un chef-d’œuvre. Tu seras dignement récompensé."

Le marchand d’herbes sourit et haussa les épaules.

"La composition que j’ai remise à Rinaldo n’est qu’un jeu d’enfants, dit-il. Il n’y a pas une bohémienne d’Égypte qui ne la connaisse. Vous parlez de chef-d’œuvre... J’en ai un... Celui-là est vraiment une merveille ; c’est moi qui l’ai trouvé, moi seul !"

Léonora tressaillit. Une flamme mystérieuse jaillit de son regard noir.

"Voici mon chef-d’œuvre", continua Lorenzo en saisissant le flacon et en le faisant miroiter devant une lampe.

Il y avait dans son regard une sorte d’admiration passionnée. Il continua, comme se parlant à lui-même :

"Oui, l’aqua-tofana que j’ai d’ailleurs reconstituée et dont vous avez pu vous servir, cara signora, c’était très bien. L’aqua-tofana tue sans laisser de trace. Oui, il y a de merveilleux poisons. Les uns foudroient en un centième de seconde. Les autres assassinent en un mois, six mois, au gré de l’opérateur. Tout cela est très bien. Mais c’est de l’enfantillage auprès de celui-ci, qui est l’empereur des toxiques, le roi des liquides meurtriers, la formule sublime définitive que seul j’ai trouvée, et qui mourra avec moi."

Lorenzo reposa la petite fiole sur la table. Il ajouta froidement :

"Ce secret mourra avec moi. Je ne tiens ni à la gloire, ni à l’argent. Misérable avorton de la création, je pouvais me mettre à haïr l’humanité. Je pouvais avec la magnifique intelligence dont la nature m’a doué, conquérir à mon choix la fortune ou la puissance. Rien de tout cela ne m’a tenté. Seulement quand se réalise dans mes creusets ou dans mes cornues le rêve insaisissable que les chiffres m’avaient laissé entrevoir, alors, j’éprouve une minute d’orgueil. Alors, je me sens plus fort, plus grand que l’humanité tout entière. Ce secret mourra, et nul n’emploiera ce poison, qui m’a coûté dix ans d’efforts. Ce flacon, lorsque j’aurai fait une expérience, une seule, je le jetterai au feu. Sachez d’ailleurs qu’il me faudrait plus d’un an pour obtenir une nouvelle quantité semblable à celle-ci."

Il se tut. Léonora frissonnait. Son regard brillait. Elle posa sa main sur l’épaule du gnome :

"Lorenzo, dit-elle sourdement, tu as dit que tu ferais une expérience de ce poison...

— Une seule ! fit Lorenzo qui leva sur la Galigaï des yeux d’une étrange clarté. Seulement, il faut que l’expérience en vaille la peine, vous comprenez ? Écoutez, il y a dans ma pauvre vie un plaisir unique. Cela m’amuse de me pencher sur l’humanité comme on se penche sur un nid de fourmis. Ces insectes, qui vont, viennent, s’agitent en tous sens, ce sont des hommes. Alors, quelquefois, d’un geste, il me plaît de bouleverser la destinée de l’un de ces insectes, pour voir ce qui en résultera. Un jour, c’est un seigneur qui veut tuer sa femme ; quelquefois, un frère qui veut empoisonner son frère ; plus souvent, une femme qui veut détruire une rivale. Moi, j’écoute, et toujours, sans me lasser, avec la même indulgence, je distribue de la mort… et puis je regarde. Mais cette fois-ci, avec mon chef-d’œuvre, je voudrais agiter la fourmilière, frapper de stupeur le nid tout entier, voir l’effarement des insectes, leur course affolée, et me dire : « C’est moi qui suis cause de ces catastrophes ! » Allumer la guerre civile dans un royaume comme la France, précipiter des douzaines de prétendants vers le trône, assister à leurs efforts désespérés, voir les batailles, les armées qui se ruent, entendre le bruit des arquebusades, les cris de triomphe ou de désespoir, et me dire, au fond de mon trou : « C’est moi qui suis cause de ce grand bouleversement dans la fourmilière ! » Il n’a fallu pour cela que quelques gouttes de mon chef-d’œuvre dans le bouillon froid que tous les soirs prend le roi de France !"

Léonora jeta un cri et considéra Lorenzo avec une sorte d’épouvante. Le nain se redressait ; il semblait grandir ; il prenait dans l’imagination de Léonora Galigaï l’envergure et l’apparence des archanges de ténèbres qui, sur l’humanité, agitent leurs ailes immenses.

"Démon ! gronda-t-elle. Tu as lu dans ma pensée ! Tu sais ce que je rêve !

— Je vous ai devinée depuis longtemps, signora, dit gravement Lorenzo.

— Tu m’as devinée !" balbutia-t-elle, haletante.

Et ses yeux hagards cherchèrent autour d’elle si cette scène étrange n’avait pas eu quelque témoin qui courrait la dénoncer.

"Calmez-vous, dit Lorenzo, ou bien je ne reconnaîtrai plus en vous Léonora, la grande Léonora pour qui seule j’ai inventé cette formule. Tenez, prenez, signora !"

Léonora, en effet, soit qu’elle eût une confiance illimitée en cet homme, soit que son énergie exceptionnelle défiât tous les dangers, se calma rapidement, reprit sa physionomie impassible et glacée comme celle de la fatalité antique.

"En ce cas, dit-elle, explique-moi les vertus de ce poison."

Lorenzo sourit... Il parut méditer quelques minutes, la tête basse, les yeux perdus dans le vague. Et ce fut dans cette attitude qu’il parla :

" Les vertus ! oui, c’est bien le mot qui convient ici. Madame, lorsque vous avez administré à un homme un poison foudroyant, si, à ce moment même, la nécessité vous apparaît de le faire vivre une heure encore et que de là dépende la réussite de vos projets, vous êtes perdue. Car déjà l’homme a succombé. Si vous avez administré un poison lent qui ne doit agir... prenons un terme... qu’au bout de deux mois ; si, au bout d’un mois, vous vous apercevez qu’il y a une erreur dans vos calculs et qu’il vous est impossible d’attendre un mois encore la mort de cet homme, vous êtes perdue. En un mot, dès que vous administrez le poison, l’homme ne vous appartient plus : il appartient à la mort.

— C’est vrai, dit Léonora, et c’est là un des inconvénients graves de l’emploi du poison.

— Bien. Maintenant que je vous ai montré ce côté de l’abîme, est-il vrai, madame, que la manière la plus sûre et la moins dangereuse de tuer un homme, c’est de lui offrir une fleur empoisonnée ? Une rose, par exemple. L’homme respire le parfum : il a respiré la mort ; il tombe.

— Oui, dit Léonora avec la sérénité d’un élève discutant avec son maître, et cette sérénité était quelque chose d’effroyable ; oui, mais on a vu l’homme respirer la rose ; on saisit la fleur, on l’analyse, et l’empoisonneuse monte à l’échafaud. Il y a encore un danger plus grave : c’est que l’empoisonneuse ait elle-même respiré la rose. Cela est arrivé maintes fois."

Lorenzo sourit encore. Et cette fois il y eut une lueur infernale dans le pétillement de ses yeux.

"Madame, dit-il avec un accent de triomphe qui fit frissonner Léonora, quelle que fût sa puissance sur elle-même, vous empoisonnerez la rose comme je vais vous l’expliquer. Vous pourrez la respirer. Tout le monde pourra la respirer sans danger. On pourra analyser la rose on n’y trouvera que les sucs naturels de cette fleur. Or, cette rose, madame, cette rose inoffensive pour vous, cette rose que vingt personnes auront respirée devant le sujet à tuer, eh bien ! cette rose, madame, sera mortelle pour lui, POUR LUI SEUL !

— Chimère ! murmura sourdement Léonora en pressant à deux mains son front livide. Rêve impossible !"

Pour la troisième fois, Lorenzo sourit.

"Revenons à notre point de départ, madame ! dit-il froidement. Nous disions que, lorsque le poison a été versé à celui qui doit mourir, il y a danger à ne pas connaître exactement la minute de sa mort. Et même si on connaît cette minute, il y a danger à ne pouvoir la changer. L’inéluctable est accompli. Eh bien ! madame, vous, quand vous aurez empoisonné le roi, Louis XIII empoisonné continuera de vivre, entendez-vous bien ? Oh ! écoutez, car ceci est sublime ! Ceci, madame, dépasse les bornes de la puissance humaine ! Et pourtant, c’est une réalité radieuse et formidable qui m’écrase d’orgueil quand j’y songe ! Le roi, madame, le roi empoisonné vivra dix ans, vingt ans, jusqu’au terme normal de sa vie, si jamais vous ne venez lui dire : « Maintenant, il est temps de mourir ! » Le poison n’agira que sur votre ordre, entendez-vous ! Le poison que vous aurez versé ce soir le tuera quand vous voudrez qu’il meure, à ce moment-là, plutôt qu’à un autre ! Et cela, sans que vous ayez fixé d’avance la minute fatale !

— Illusion ! répéta Léonora haletante. Rêve de folie !"

Et elle ajouta :

"Oh ! si c’était possible ! Ce serait la réussite assurée, sans risques, sans dangers pour mon Concino !

— Tout est possible, madame, dit Lorenzo avec la fermeté du savant qui sait. Vous allez comprendre le mécanisme très simple de l’opération qui vous apparaît comme une chimère. J’ai trouvé un poison mortel et je l’ai dédoublé en deux poisons inoffensifs, voilà tout mon secret. Chacun d’eux est inoffensif, comprenez-vous ? Et, lorsque l’un vient compléter l’autre, la puissance destructive reparaît."

Pantelante, suspendue aux lèvres de l’homme qui lui révélait ces redoutables mystères, Léonora tremblait.

"Je vais de la synthèse à l’analyse, pour revenir à la synthèse. Voici un poison. Je l’ai dédoublé en deux poisons que j’appelle positif et négatif. Le négatif seul ne peut tuer. Le positif seul ne peut tuer. Tenez, madame, prenez ce flacon : il contient mon poison négatif Que quelqu’un l’absorbe ce soir, ce quelqu’un portera en lui un poison inoffensif, mais que cinquante ans de vie ne lui suffiront pas à éliminer. Cet homme, donc, vivra sans éprouver le moindre malaise. Si jamais mon poison positif ne l’atteint, il vivra son existence normale. Maintenant, supposez que dans dix jours ou dans dix ans vous ayez empoisonné une rose avec mon poison positif. Vous, moi, votre époux, mille personnes peuvent respirer la rose. Elle est inoffensive, parce qu’aucune de ces mille personnes ne porte en elle le poison négatif. Mais que la rose soit respirée par celui qui a jadis absorbé le contenu de ce flacon... alors, madame, se produit la synthèse ! Alors les deux poisons négatif et positif entrent en contact. Alors il se produit une combinaison chimique ; alors le poison initial est reconstitué dans toute sa vertu, et l’homme tombe foudroyé… Il tombe à la minute nécessaire ! Il tombe sans qu’on puisse incriminer la rose que vous avez respirée toute une soirée devant toute la cour, et que tout le monde peut respirer ! "

Lorenzo souriait. Léonora Galigaï tremblait convulsivement. Elle avait saisi la fiole minuscule et l’avait cachée dans son sein. Elle haleta :

"Quand me donnerez-vous... l’autre poison... celui qui complète... et qui foudroie ?

— Le positif, madame ? La rose, n’est-ce pas ? Quand vous voudrez ! Je vous en enverrai tout un bouquet."

Léonora se leva et se dirigea vers la porte que Lorenzo lui ouvrit. Au moment de la franchir, elle se retourna, saisit la main du marchand d’herbes et, les yeux dans les yeux, d’une voix sourde :

"Silence, oh ! silence, n’est-ce pas ? Ta part sera telle que si je te la disais, tu serais ébloui... Silence !"

Lorenzo haussa les épaules. Et elle s’enfuit, s’évanouit dans les ténèbres. Le nain, alors, cadenassa la porte et un large rire silencieux fendit sa bouche d’une oreille à l’autre.

"Silence ? murmura-t-il. Mais alors, je n’aurais travaillé que pour le Concini ? Mais alors, je ne verrais rien, moi, ou pas grand-chose ! Non, non. Je veux qu’on se batte, qu’on se tue, qu’on se déchire, que des fleuves de sang coulent en torrents rouges éclairés par la torche des incendies magnifiques ! Je veux... je veux... bégaya-t-il avec une rage désespérée, je veux me venger de l’humanité tout entière, moi, avorton d’humanité !"

Il s’assit à une table, et se mit à écrire :

Monseigneur, ce soir, Léonora Galigaï empoisonnera le roi de France qui, selon toute probabilité, mourra dans les huit jours. Si vous ne voulez que la couronne passe sur une tête indigne, tenez-vous sur vos gardes ! Veillez dès demain !

Il frappa au plafond avec un long bâton.

Le bruit d’un pas pesant se fit entendre. Puis, une sorte de colosse apparut au haut d’un escalier de bois qui commençait au fond de la boutique. Le géant descendit, s’approcha du nain, et se tint respectueusement immobile. Lorenzo lui remit la lettre qu’il venait de cacheter, et prononça :

"Pour le duc d’Angoulême. S’il te demande de quelle part tu viens, tu lui répondras que tu es envoyé par le nain qui, dans la maison de Meudon, lui a prédit la royauté."